Chapitres1 à 5 Marcel, sans doute d’origine espagnole, est né à Aubagne, près de la colline du Garlaban. Son grand-père était tailleur de pierres, installé près de Marseille et son père,
Chateaubriand 1. - 2. Naissance de mes frères et soeurs. - Je viens au monde. - 3 Plancouët. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon père pour mon éducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais écolier que je suis. - 4. Vie de ma grand-mère maternelle et de sa soeur, à Plancouët. - Mon oncle le comte de Bedée, à Monchoix. - Relèvement du voeu de ma nourrice. - 5. Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses. - 6. Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon éducation. - Printemps en Bretagne. - Forêt historique. - Campagnes pélagiennes. - Coucher de la lune sur la mer. - 7. Départ pour Combourg. - Description du château. La Vallée-aux-Loups, près d'Aulnay, ce 4 octobre 1811. Il y a quatre ans qu'à mon retour de la Terre-Sainte j'achetai près du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cachée parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n'était qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats où j'ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions. Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon héritage la lisière des bois qui l'environnent l'ambition m'est venue ; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents tout chevalier errant que je suis, j'ai les goûts sédentaires d'un moine depuis que j'habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu'ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Chatenay, le 20 février 1694 quel était l'aspect du coteau où se devait retirer, en 1807 l'auteur du Génie du Christianisme ? Ce lieu me plaît ; il a remplacé pour moi les champs paternels ; je l'ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles ; c'est au grand désert d' Atala que je dois le petit désert d'Aulnay ; et pour me créer ce refuge, je n'ai pas, comme le colon américain, dépouillé l'Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres ; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soigné de mes propres mains, que je n'aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espère mourir au milieu d'elle. Ici, j'ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l' Itinéraire et Moïse ; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne ? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem, me tente à commencer l'histoire de ma vie. L'homme qui ne donne aujourd'hui l'empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j'admire le génie et dont j'abhorre le despotisme, cet homme m'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude ; mais s'il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire. La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs. De la naissance de mon père et des épreuves de sa première position, se forma en lui un des caractères les plus sombres qui aient été. Or ce caractère a influé sur mes idées en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et décidant du genre de mon éducation. Je suis né gentilhomme. Selon moi, j'ai profité du hasard de mon berceau, j'ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l'aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L'aristocratie a trois âges successifs l'âge des supériorités, l'âge des privilèges, l'âge des vanités sortie du premier, elle dégénère dans le second et s'éteint dans le dernier. On peut s'enquérir de ma famille, si l'envie en prend jamais, dans le dictionnaire de Moréri, dans les diverses histoires de Bretagne de d'Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l' Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Dupaz, dans Toussaint Saint-Luc, Le Borgne et enfin dans l' Histoire des grands officiers de la Couronne du P. Anselme [Cette généalogie est résumée dans l' Histoire généalogique et héraldique des Pairs de France, des grands dignitaires de la Couronne , par M. le chevalier le Courcelles.] . Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Chérin, pour l'admission de ma soeur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l'Argentière, d'où elle devait passer à celui de Remiremont ; elles furent reproduites pour ma présentation à Louis XVI, reproduites pour mon affiliation à l'ordre de Malte, et reproduites, une dernière fois, quand mon frère fut présenté au même infortuné Louis XVI. Mon nom s'est d'abord écrit Brien, ensuite Briant et Briand, par l'invasion de l'orthographe française. Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n'y a pas un nom en France qui ne présente ces variations de lettres. Quelle est l'orthographe de du Guesclin ? Les Brien vers le commencement du onzième siècle communiquèrent leur nom à un château considérable de Bretagne, et ce château devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes des Chateaubriand étaient d'abord des pommes de pin avec la devise Je sème l ' or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prisonnier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sybille mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui concéda à lui et à ses héritiers, en échange de ses anciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lys d'or Cui et ejus haeredibus, atteste un cartulaire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit. Les Chateaubriand se partagèrent dès leur origine en trois branches la première, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commença l'an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d'Alain III, comte ou chef de Bretagne ; la seconde, surnommée seigneurs des Roches Baritaut, ou du Lion d ' Angers ; la troisième paraissant sous le titre de sires de Beaufort. Lorsque la lignée des sires de Beaufort vint à s'éteindre dans la personne de dame Renée, un Christophe II, branche collatérale de cette lignée, eut en partage la terre de la Guérande en Morbihan. A cette époque, vers le milieu du dix-septième siècle, une grande confusion s'était répandue dans l'ordre de la noblesse ; des titres et des noms avaient été usurpés. Louis XIV prescrivit une enquête, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d'ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrêt de la Chambre établie à Rennes pour la réformation de la noblesse de Bretagne. Cet arrêt fut rendu le 16 septembre 1669 ; en voici le texte " Arrêt de la Chambre établie par le Roi Louis XIV pour la réformation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669 Entre le procureur général du Roi et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de la Guérande ; lequel déclare ledit Christophe issu d'ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualité de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules semé de fleurs de lys d'or sans nombre, et ce après production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit Arrêt signé Malescot. " Cet arrêt constate que Christophe de Chateaubriand de la Guérande descendait directement des Chateaubriand sires de Beaufort ; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg étaient cadets des Chateaubriand de la Guérande, comme il est prouvé par la descendance d'Amaury, frère de Michel, lequel Michel était fils de ce Christophe de la Guérande maintenu dans son extraction par l'arrêt ci-dessus rapporté de la réformation de la noblesse, du 16 septembre 1669. Après ma présentation à Louis XVI, mon frère songea à augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces bénéfices appelés bénéfices simples. Il n'y avait qu'un seul moyen praticable à cet effet, puisque j'étais laïque et militaire, c'était de m'agréger à l'ordre de Malte. Mon frère envoya mes preuves à Malte, et bientôt après il présenta requête en mon nom, au chapitre du grand-prieuré d'Aquitaine, tenu à Poitiers, aux fins qu'il fût nommé des commissaires pour prononcer d'urgence. M. Pontois était alors archiviste, vice-chancelier et généalogiste de l'ordre de Malte, au Prieuré. Le président du chapitre était Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d'Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de La Laurencie, le chevalier de Murat, le chevalier de Lanjamet, le chevalier de La Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du Bouëtiez. La requête fut admise les 9, 10 et 11 septembre 1789. Il est dit, dans les termes d'admission du Mémorial, que je méritais à plus d ' un titre la grâce que je sollicitais et que des considérations du plus grand poids me rendaient digne de la satisfaction que je réclamais. Et tout cela avait lieu après la prise de la Bastille à la veille des scènes du 6 octobre 1789 et de la translation de la famille royale à Paris ! Et, dans la séance du 7 août de cette année 1789, l'Assemblée nationale avait aboli les titres de noblesse ! Comment les chevaliers et les examinateurs de mes preuves trouvaient-ils aussi que je méritais à plus d ' un titre la grâce que je sollicitais, etc., moi qui n'étais qu'un chétif sous-lieutenant d'infanterie inconnu, sans crédit, sans faveur et sans fortune ? Le fils aîné de mon frère j'ajoute ceci en 1831 à mon texte primitif écrit en 1811, le comte Louis de Chateaubriand, a épousé mademoiselle d'Orglandes, dont il a eu cinq filles et un garçon, celui-ci nommé Geoffroy. Christian, frère cadet de Louis, arrière-petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressemblant d'une manière frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s'est fait jésuite à Rome. Les jésuites suppléent à la solitude à mesure que celle-ci s'efface de la terre. Christian vient de mourir à Chieri, près Turin vieux et malade, je le devais devancer ; mais ses vertus l'appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes à pleurer. Dans la division du patrimoine de la famille, Christian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian ne regardant pas le partage égal comme légitime, voulut, en quittant le monde, se dépouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre à son frère aîné. A la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu'à moi, si j'héritais de l'infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d'Alain III. Ces dits Chateaubriand auraient mêlé deux fois leur sang au sang des souverains d'Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant épousé en secondes noces Agnès de Laval, petite-fille du comte d'Anjou et de Mathilde, fille de Henri Ier ; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d'Angleterre et petite-fille de Louis-le-Gros, s'étant mariée à Geoffroy V, douzième baron de Chateaubriand. Sur la race royale d'Espagne, on trouverait Brien, frère puîné du neuvième baron de Chateaubriand, qui se serait uni à Jeanne, fille d'Alphonse, roi d'Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu'Edouard de Rohan prit à femme Marguerite de Chateaubriand ; il faudrait croire encore qu'un Croï épousa Charlotte de Chateaubriand. Tinténiac, vainqueur au combat des Trente, du Guesclin le connétable, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine du Guesclin, petite-fille du frère de Bertrand, céda à Brien de Chateaubriand, son cousin et son héritier, la propriété du Plessis-Bertrand. Dans les traités, des Chateaubriand sont donnés pour caution de la paix aux rois de France, à Clisson, au baron de Vitré. Les ducs de Bretagne envoient à des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes. Ils reçoivent des commissions pour veiller à la sûreté de leur province contre les Anglais. Brien Ier se trouve à la bataille d'Hastings il était fils d'Eudon, comte de Penthièvre. Guy de Chateaubriand est du nombre des seigneurs qu'Arthur de Bretagne donna à son fils pour l'accompagner dans son ambassade de Rome, en 1309. Je ne finirais pas si j'achevais ce dont je n'ai voulu faire qu'un court résumé la note [Voyez cette {noteC M 1 N001} à la fin de ces Mémoires .] à laquelle je me suis enfin résolu, en considération de mes deux neveux, qui ne font pas sans doute aussi bon marché que moi de ces vieilles misères, remplacera ce que j'omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd'hui un peu la borne ; il devient d'usage de déclarer que l'on est de race corvéable, qu'on a l'honneur d'être fils d'un homme attaché à la glèbe. Ces déclarations sont-elles aussi fières que philosophiques ? N'est-ce pas se ranger du parti du plus fort ? Les marquis, les comtes, les barons de maintenant, n'ayant ni privilèges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se dénigrant les uns les autres, ne voulant pas se reconnaître, se contestant mutuellement leur naissance ; ces nobles, à qui l'on nie leur propre nom, ou à qui on ne l'accorde que sous bénéfice d'inventaire, peuvent-ils inspirer quelque crainte ? Au reste, qu'on me pardonne d'avoir été contraint de m'abaisser à ces puériles récitations, afin de rendre compte de la passion dominante de mon père, passion qui fit le noeud du drame de ma jeunesse. Quant à moi, je ne me glorifie ni ne me plains de l'ancienne ou de la nouvelle société. Si, dans la première, j'étais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand ; je préfère mon nom à mon titre. Monsieur mon père aurait volontiers, comme un grand terrien du moyen-âge, appelé Dieu le Gentilhomme de là-haut, et surnommé Nicodème le Nicodème de l'Evangile un saint gentilhomme. Maintenant, en passant par mon géniteur, arrivons de Christophe, seigneur suzerain de la Guérande, et descendant en ligne directe des barons de Chateaubriand, jusqu'à moi, François, seigneur sans vassaux et sans argent de la Vallée-aux-Loups. En remontant la lignée des Chateaubriand, composée de trois branches, les deux premières étant faillies, la troisième, celle des sires de Beaufort, prolongée par un rameau les Chateaubriand de la Guérande, s'appauvrit, effet inévitable de la loi du pays les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne ; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l'héritage paternel. La décomposition du chétif estoc de ceux-ci s'opérait avec d'autant plus de rapidité, qu'ils se mariaient ; et comme la même distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d'un pigeon, d'un lapin, d'une canardière et d'un chien de chasse, bien qu'ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d'un colombier, d'une crapaudière et d'une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantité de cadets ; on les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus. Le chef de nom et d'armes de ma famille était, vers le commencement du dix-huitième siècle, Alexis de Chateaubriand, seigneur de la Guérande, fils de Michel, lequel Michel avait un frère, Amaury. Michel était fils de ce Christophe maintenu dans son extraction des sires de Beaufort et des barons de Chateaubriand par l'arrêt ci-dessus rappelé. Alexis de la Guérande était veuf ; ivrogne décidé, il passait ses jours à boire, vivait dans le désordre avec ses servantes, et mettait les plus beaux titres de sa maison à couvrir des pots de beurre. En même temps que ce chef de nom et d'armes existait son cousin François, fils d'Amaury, puîné de Michel. François, né le 19 février 1683, possédait les petites seigneuries des Touches et de la Villeneuve. Il avait épousé, le 27 août 1713, Pétronille-Claude Lamour, dame de Lanjegu, dont il eut quatre fils François-Henri, René mon père, Pierre, seigneur du Plessis, et Joseph, seigneur du Parc. Mon grand-père, François, mourut le 28 mars 1722 ; ma grand-mère, je l'ai connue dans mon enfance, avait encore un beau regard qui souriait dans l'ombre de ses belles années. Elle habitait, au décès de son mari, le manoir de la Villeneuve, dans les environs de Dinan. Toute la fortune de mon aïeule ne dépassait pas livres de rente, dont l'aîné de ses fils emportait les deux tiers, livres ; restaient livres de rente pour les trois cadets, sur laquelle somme l'aîné prélevait encore le préciput. Pour comble de malheur, ma grand-mère fut contrariée dans ses desseins par le caractère de ses fils l'aîné François-Henri, à qui le magnifique héritage de la seigneurie de la Villeneuve était dévolu, refusa de se marier et se fit prêtre ; mais au lieu de quêter les bénéfices que son nom lui aurait pu procurer, et avec lesquels il aurait soutenu ses frères, il ne sollicita rien par fierté et par insouciance. Il s'ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac, dans le diocèse de Saint-Malo. Il avait la passion de la poésie ; j'ai vu bon nombre de ses vers. Le caractère joyeux de cette espèce de noble Rabelais, le culte que ce prêtre chrétien avait voué aux Muses dans un presbytère, excitaient la curiosité. Il donnait tout ce qu'il avait et mourut insolvable. Le quatrième frère de mon père, Joseph, se rendit à Paris et s'enferma dans une bibliothèque. On lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres ; il s'occupait de recherches historiques. Pendant sa vie qui fut courte, il écrivait chaque premier de janvier à sa mère, seul signe d'existence qu'il ait jamais donné. Singulière destinée ! Voilà mes deux oncles, l'un érudit et l'autre poète ; mon frère aîné faisait agréablement des vers ; une de mes soeurs madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poésie ; une autre de mes soeurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait être connue par quelques pages admirables ; moi j'ai barbouillé force papier. Mon frère a péri sur l'échafaud, mes deux soeurs ont quitté une vie de douleur après avoir langui dans les prisons ; mes deux oncles ne laissèrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil ; les lettres ont causé mes joies et mes peines, et je ne désespère pas, Dieu aidant, de mourir à l'hôpital. Ma grand-mère s'étant épuisée pour faire quelque chose de son fils aîné et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, René, mon père, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semé l'or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommière les riches abbayes qu'elle avait fondées et qui entombaient ses aïeux. Elle avait présidé les états de Bretagne, comme possédant une des neuf baronnies ; elle avait signé au traité des souverains, servi de caution à Clisson, et elle n'aurait pas eu le crédit d'obtenir une sous-lieutenance pour l'héritier de son nom. Il restait à la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale on essaya d'en profiter pour mon père ; mais il fallait d'abord se rendre à Brest, y vivre, payer les maîtres, acheter l'uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathématiques comment subvenir à tous ces frais ? Le brevet demandé au ministre de la marine n'arriva point, faute de protecteur pour en solliciter l'expédition la châtelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin. Alors mon père donna la première marque du caractère décidé que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans s'étant aperçu des inquiétudes de sa mère, il approcha du lit où elle était couchée et lui dit " Je ne veux plus être un fardeau pour vous. " Sur ce, ma grand-mère se prit à pleurer j'ai vingt fois entendu mon père raconter cette scène. " René, " répondit-elle, " que veux-tu faire ? Laboure ton champ. - Il ne peut pas nous nourrir ; laissez-moi partir. - Eh bien, " dit la mère, " va donc où Dieu veut que tu ailles. " Elle embrassa l'enfant en sanglotant. Le soir même mon père quitta la ferme maternelle, arriva à Dinan, où une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L'aventurier orphelin fut embarqué, comme volontaire, sur une goélette armée, qui mit à la voile quelques jours après. La petite république malouine soutenait seule alors sur la mer l'honneur du pavillon français. La goélette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assiégé dans Dantzick par les Russes. Mon père mit pied à terre et se trouva au mémorable combat que quinze cents Français, commandés par le brave Breton, de Bréhan comte de Plélo, livrèrent le 29 mai 1734, à quarante mille Moscovites, commandés par Munich. De Bréhan, diplomate, guerrier et poète, fut tué et mon père blessé deux fois. Il revint en France et se rembarqua. Naufragé sur les côtes de l'Espagne des voleurs l'attaquèrent et le dépouillèrent dans les Galices ; il prit passage à Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d'ordre l'avaient fait connaître. Il passa aux Iles ; il s'enrichit dans la colonie et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille. Ma grand-mère confia à son fils René, son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis, dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusillé, par ordre de Bonaparte, le Vendredi-Saint de l'année 1810. Ce fut un des derniers gentilshommes français morts pour la cause de la monarchie [Ceci était écrit en 1811 . Mon père se chargea du sort de son frère, quoiqu'il eût contracté par l'habitude de souffrir, une rigueur de caractère qu'il conserva toute sa vie ; le Non ignara mali n'est pas toujours vrai le malheur a ses duretés comme ses tendresses. M. de Chateaubriand était grand et sec ; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles, les yeux enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n'ai jamais vu un pareil regard quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle. Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l'âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l'espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux états de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu'on sentait en le voyant était la crainte. S'il eût vécu jusqu'à la Révolution et s'il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait fait massacrer dans son château. Il avait certainement du génie je ne doute pas qu'à la tête des administrations ou des armées, il n'eût été un homme extraordinaire. Ce fut en revenant d'Amérique qu'il songea à se marier. Né le 23 septembre 1718, il épousa à trente-cinq ans, le 3 juillet 1753, Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, née le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de Bedée, chevalier, seigneur de La Bouëtardais. Il s'établit avec elle à Saint-Malo, dont l'un et l'autre étaient nés à sept ou huit lieues, de sorte qu'ils apercevaient de leur demeure l'horizon sous lequel ils étaient venus au monde. Mon aïeule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de Bedée, née à Rennes, le 16 octobre 1698, avait été élevée à Saint-Cyr dans les dernières années de madame de Maintenon son éducation s'était répandue sur ses filles. Ma mère, douée de beaucoup d'esprit et d'une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénelon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV ; elle savait tout Cyrus par coeur. Apolline de Bedée, avec de grands traits, était noire, petite et laide ; l'élégance de ses manières, l'allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu'il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu'il était immobile et froid, elle n'avait pas un goût qui ne fût opposé à ceux de son mari. La contrariété qu'elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu'elle était, obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s'en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante entrecoupée de soupirs, qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange. La Vallée-aux-Loups, le 31 décembre 1811. Naissance de mes frères et soeurs. - Je viens au monde. Ma mère accoucha à Saint-Malo d'un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommé Geoffroy, comme presque tous les aînés de ma famille. Ce fils fut suivi d'un autre et de deux filles qui ne vécurent que quelques mois. Ces quatre enfants périrent d'un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère mit au monde un troisième garçon qu'on appela Jean-Baptiste c'est lui qui, dans la suite, devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. Après Jean-Baptiste naquirent quatre filles Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre d'une rare beauté, et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la Révolution. La beauté, frivolité sérieuse, reste quand toutes les autres sont passées. Je fus le dernier de ces dix enfants. Il est probable que mes quatre soeurs durent leur existence au désir de mon père d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un second garçon ; je résistais, j'avais aversion pour la vie. Voici mon extrait de baptême " Extrait des registres de l'état civil de la commune de Saint-Malo pour l'année 1768. " François-René de Chateaubriand, fils de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous, Pierre-Henry Nouail, grand-vicaire de l'évêque de Saint-Malo. A été parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine Françoise-Gertrude de Contades, qui signent et le père. Ainsi signé au registre Contades de Plouër, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire-général. " On voit que je m'étais trompé dans mes ouvrages je me fais naître le 4 octobre et non le 4 septembre ; mes prénoms sont François-René, et non pas François-Auguste [Vingt jours avant moi, le 15 août 1768, naissait dans une autre île, à l'autre extrémité de la France, l'homme qui a mis fin à l'ancienne société, Bonaparte.] . La maison qu'habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs cette maison est aujourd'hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s'étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J'eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades. J'étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris on m'a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s'est jamais effacée de ma mémoire. Il n'y a pas de jour où, rêvant à ce que j'ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j'ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées. Vallée-aux-Loups, janvier 1812. Plancouët. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon père pour mon éducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais écolier que je suis. En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier exil ; on me relégua à Plancouët, joli village situé entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L'unique frère de ma mère, le comte de Bedée, avait bâti près de ce village le château de Monchoix. Les biens de mon aïeule maternelle s'étendaient dans les environs jusqu'au bourg de Corseul, les Curiosolites des Commentaires de César. Ma grand-mère veuve depuis longtemps, habitait avec sa soeur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau séparé de Plancouët par un pont, et qu'on appelait l'Abbaye à cause d'une abbaye de Bénédictins, consacrée à Notre-Dame de Nazareth. Ma nourrice se trouva stérile ; une autre pauvre chrétienne me prit à son sein. Elle me voua à la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur, le bleu et le blanc jusqu'à l'âge de sept ans. Je n'avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. Que ne me laissait-on mourir ? Il entrait dans les conseils de Dieu d'accorder au voeu de l'obscurité et de l'innocence la conservation des jours qu'une vaine renommée menaçait d'atteindre. Ce voeu de la paysanne bretonne n'est plus de ce siècle c'était toutefois une chose touchante que l'intervention d'une Mère divine placée entre l'enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mère terrestre. Au bout de trois ans on me ramena à Saint-Malo ; il y en avait déjà sept que mon père avait recouvré la terre de Combourg. Il désirait rentrer dans les biens où ses ancêtres avaient passé ; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, échue à la famille de Goyon ni pour la baronnie de Chateaubriand, tombée dans la maison de Condé, il tourna les yeux sur Combourg que Froissart écrit Combour plusieurs branches de ma famille l'avaient possédé par des mariages avec les Coëtquen. Combourg défendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise Junken, évêque de Dol, le bâtit en 1016 ; la grande tour date de 1100. Le maréchal de Duras, qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Coëtquen, née d'une Chateaubriand, s'arrangea avec mon père. Le marquis du Hallay, officier aux grenadiers à cheval de la garde royale, peut-être trop connu par sa bravoure, est le dernier des Coëtquen-Chateaubriand M. du Hallay a un frère. Le même maréchal en qualité de notre allié, nous présenta dans la suite à Louis XVI mon frère et moi. Je fus destiné à la marine royale l'éloignement pour la cour était naturel à tout Breton, et particulièrement à mon père. L'aristocratie de nos Etats fortifiait en lui ce sentiment. Quand je fus rapporté à Saint-Malo, mon père était à Combourg, mon frère au collège de Saint-Brieuc, mes quatre soeurs vivaient auprès de ma mère. Toutes les affections de celle-ci s'étaient concentrées dans son fils aîné ; non qu'elle ne chérit ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J'avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier ainsi m'appelait-on, quelques privilèges sur mes soeurs ; mais en définitive, j'étais abandonné aux mains des gens. Ma mère d'ailleurs, pleine d'esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. La comtesse de Plouër, ma marraine, était son intime amie ; elle voyait aussi les parents de Maupertuis et de l'abbé Trublet. Elle aimait la politique, le bruit, le monde car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans la ravine de Cédron ; elle se jeta avec ardeur dans l'affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d'abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l'ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre ; avec de la générosité, elle avait l'apparence de l'avarice ; avec de la douceur d'âme, elle grondait toujours mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau. De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m'attachais à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j'écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu'elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m'embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours " C'est celui-là, qui ne sera pas fier ! qui a bon coeur ! qui ne rebute point les pauvres gens ! Tiens, petit garçon. " et elle me bourrait de vin et de sucre. Mes sympathies d'enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne. Lucile, la quatrième de mes soeurs, avait deux ans plus que moi. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses soeurs. Qu'on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre ; qu'on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne ; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés ; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun ; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d'étoffe noire ; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n'aurait soupçonné dans la chétive Lucile, les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle. Elle me fut livrée comme un jouet, je n'abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre à mes volontés je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les soeurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal ; je lisais encore plus mal. On la grondait ; je griffais les soeurs grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j'étais, le propos de mon père me révoltait ; quand ma mère couronnait ses remontrances par l'éloge de mon frère qu'elle appelait un Caton, un héros, je me sentais disposé à faire tout le mal qu'on semblait attendre de moi. Mon maître d'écriture, M. Després, à perruque de matelot, n'était pas plus content de moi que mes parents ; il me faisait copier éternellement, d'après un exemple de sa façon, ces deux vers que j'ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s'y trouve C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler Vous avez des défauts que je ne puis celer. Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu'il me donnait dans le cou, en m'appelant tête d ' achôcre ; voulait-il dire achore [Acwr, gourme. ] ? Je ne sais pas ce que c'est qu'une tête d' achôcre, mais je la tiens pour effroyable. Saint-Malo n'est qu'un rocher. S'élevant autrefois au milieu d'un marais salant, il devint une île par l'irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd'hui, le rocher de Saint-Malo ne tient à la terre ferme que par une chaussée appelée poétiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d'un côté par la pleine mer, de l'autre est lavé par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempête le détruisit presque entièrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste à sec, et à la bordure est et nord de la mer, se découvre une grève du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Auprès et au loin, sont semés des rochers, des forts, des îlots inhabités ; le Fort-Royal, la Conchée, Cézembre et le Grand-Bé, où sera mon tombeau ; j'avais bien choisi sans le savoir be, en breton, signifie tombe. Au bout du Sillon, planté d'un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s'appelle la Hoguette ; elle est surmontée-d'un vieux gibet les piliers nous servaient à jouer aux quatre coins ; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n'était cependant pas sans une sorte de terreur que nous nous arrêtions dans ce lieu. Là, se rencontrent aussi les Miels, dunes où pâturaient les moutons ; à droite sont des prairies au bas de Paramé, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimetière neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s'élèvent sur le tombeau d'Achille à l'entrée de l'Hellespont. Vie de ma grand-mère maternelle et de sa soeur, à Plancouët. - Mon oncle le comte de Bedée, à Monchoix. - Relèvement du voeu de ma nourrice. Je touchais à ma septième année ; ma mère me conduisit à Plancouët, afin d'être relevé du voeu de ma nourrice, nous descendîmes chez ma grand-mère. Si j'ai vu le bonheur, c'était certainement dans cette maison. Ma grand-mère occupait, dans la rue du Hameau de l'Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Madame de Bedée ne marchait plus, mais à cela près, elle n'avait aucun des inconvénients de son âge c'était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l'air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l'antique et une coiffe noire de dentelle, nouée sous le menton. Elle avait l'esprit orné, la conversation grave, l'humeur sérieuse. Elle était soignée par sa soeur mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémigon, lequel comte ayant dû l'épouser, avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s'était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de lui avoir souvent entendu chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu'elle brodait pour sa soeur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi Un épervier aimait une fauvette Et, ce dit-on, il en était aimé. ce qui m'a paru toujours singulier pour un épervier. La chanson finissait par ce refrain Ah ! Trémigon, la fable est-elle obscure ? Ture lure. Que de choses dans le monde finissent comme les amours de ma tante, ture lure ! Ma grand-mère se reposait sur sa soeur des soins de la maison. Elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste ; à une heure elle se réveillait ; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, où elle tricotait, entourée de sa soeur, de ses enfants et petits-enfants. En ce temps-là, la vieillesse était une dignité ; aujourd'hui elle est une charge. A quatre heures, on reportait ma grand-mère dans son salon ; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu ; mademoiselle de Boisteilleul frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après, on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l'appel de ma tante. Ces trois soeurs se nommaient les demoiselles Vildéneux ; filles d'un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s'étaient jamais quittées, n'étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand-mère, elles logeaient à sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait ; les bonnes dames se querellaient c'était le seul événement de leur vie, le seul moment où l'égalité de leur humeur fût altérée. A huit heures le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bedée avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l'aïeule. Celle-ci faisait mille récits du vieux temps ; mon oncle à son tour, racontait la bataille de Fontenoy, où il s'était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches qui faisaient pâmer de rire les honnêtes demoiselles. A neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient ; on se mettait à genoux, et mademoiselle de Boisteilleul disait à haute voix la prière. A dix heures, tout dormait dans la maison, excepté ma grand-mère, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu'à une heure du matin. Cette société, que j'ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J'ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'ai vu ma grand-mère forcée de renoncer à sa quadrille, faute des partners accoutumés ; j'ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa soeur s'étaient promis de s'entre-appeler aussitôt que l'une aurait devancé l'autre ; elles se tinrent parole, et madame de Bedée ne survécut que peu de mois à mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j'ai fait la même observation ; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l'isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah ! qu'elle ne nous soit pas trop chère ! car comment abandonner sans désespoir la main que l'on a couverte de baisers et que l'on voudrait tenir éternellement sur son coeur ? Le château du comte de Bedée était situé à une lieue de Plancouët, dans une position élevée et riante. Tout y respirait la joie ; l'hilarité de mon oncle était inépuisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de La Bouëtardais, conseiller au Parlement, qui partageaient son épanouissement de coeur. Monchoix était rempli des cousins du voisinage ; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on était en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de Bedée, qui voyait mon oncle manger gaiement son fonds et son revenu, se fâchait assez justement ; mais on ne l'écoutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille ; d'autant que ma tante était elle-même sujette à bien des manies elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couché dans son giron, et à sa suite un sanglier privé qui remplissait le château de ses grognements. Quand j'arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, à cette maison de fêtes et de bruit, je me trouvais dans un véritable paradis. Ce contraste devint plus frappant, lorsque ma famille fut fixée à la campagne passer de Combourg à Monchoix, c'était passer du désert dans le monde, du donjon d'un baron du moyen âge à la villa d'un prince romain. Le jour de l'Ascension de l'année 1775, je partis de chez ma grand-mère, avec ma mère, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J'avais une lévite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blanc, et une ceinture de soie bleue. Nous montâmes à l'Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s'envieillissait d'un quinconce d'ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce on entrait dans le cimetière le chrétien ne parvenait à l'église qu'à travers la région des sépulcres c'est par la mort qu'on arrive à la présence de Dieu. Déjà les religieux occupaient les stalles ; l'autel était illuminé d'une multitude de cierges ; des lampes descendaient des différentes voûtes il y a dans les édifices gothiques des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers [Officier qui porte une masse dans certaines cérémonies. Les massiers de l'université.] me vinrent prendre à la porte, en cérémonie, et me conduisirent dans le choeur. On y avait préparé trois sièges je me plaçai dans celui du milieu ; ma nourrice se mit à ma gauche ; mon frère de lait à ma droite. La messe commença à l'offertoire, le célébrant se tourna vers moi et lut des prières ; après quoi on m'ôta mes habits blancs, qui furent attachés en ex-voto au dessous d'une image de la Vierge. On me revêtit d'un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l'efficacité des voeux ; il rappela l'histoire du baron de Chateaubriand, passé dans l'orient avec saint Louis ; il me dit que je visiterais peut-être aussi, dans la Palestine cette Vierge de Nazareth, à qui je devais la vie par l'intercession des prières du pauvre, toujours puissantes auprès de Dieu. Ce moine, qui me racontait l'histoire de ma famille, comme le grand-père de Dante lui faisait l'histoire de ses aïeux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida y joindre la prédiction de mon exil. Tu proverai si come sa de sale Il pane altrui, e com' è duro calle Lo scendere e'l salir per l'altrui scale. E quel che piu ti gravera le spalle, Sarà la compagnie malvagia e scempia, Con la qual tu cadrai in questa valle ; Che tutta ingrata, tutta matta ed empia Si farà contra te. .............................................. Di sua bestialitate il suo processo Sarà la pruova si ch'a te sia bello Averti fatta parte, per te stesso. " Tu sauras combien le pain d'autrui a le goût du sel, combien est dur le degré du monter et du descendre de l'escalier d'autrui. Et ce qui pèsera encore davantage sur tes épaules, sera la compagnie mauvaise et hérétique avec laquelle tu tomberas et qui toute ingrate, toute folle, toute impie, se tournera contre toi. " ... De sa stupidité sa conduite fera preuve ; tant qu'à toi il sera beau de t'être fait un parti de toi-même. " Depuis l'exhortation du Bénédictin, j'ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j'ai fini par l'accomplir. J'ai été consacré à la religion, la dépouille de mon innocence a reposé sur ses autels ce ne sont pas mes vêtements qu'il faudrait suspendre aujourd'hui à ses temples, ce sont mes misères. On me ramena à Saint-Malo. Saint-Malo [Voir le texte sur Saint-Malo dans les {pièces retranchéesC M 1 569}] n'est point l'Aleth de la Notitia imperii Aleth était mieux placée par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelé Solidor, à l'embouchure de la Rance. En face d'Aleth, était un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l'ermite Aaron, qui, l'an 507, établit dans cette île sa demeure ; c'est la date de la victoire de Clovis sur Alaric ; l'un fonda un petit couvent, l'autre une grande monarchie, édifices également tombés. Malo en latin Malclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 évêque d'Aleth, attiré qu'il fut par la renommée d'Aaron, le visita. Chapelain de l'oratoire de cet ermite, après la mort du saint, il éleva une église cénobiale, in praedio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua à l'île, et ensuite à la ville, Malclovium, Maclopolis. De saint Malo, premier évêque d'Aleth, au bienheureux Jean surnommé de la Grille, sacré en 1140 et qui fit élever la cathédrale, on compte quarante-cinq évêques. Aleth ayant été presque entièrement détruit en 1172, Jean de la Grille transféra le siège épiscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d'Aaron. Saint-Malo eut beaucoup à souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d'Angleterre. Le comte de Richement, depuis Henri VII d'Angleterre, en qui se terminèrent les démêlés de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit à Saint-Malo. Livré par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l'emmenaient à Londres pour le faire mourir. Echappé à ses gardes, il se réfugia dans la cathédrale, Asylum quod in ea urbe est inviolatissimum ce droit d'asile Minihi remontait aux Druides, premiers prêtres de l'île d'Aaron. Un évêque de Saint-Malo fut l'un des trois favoris les deux autres étaient Arthur de Montauban et Jean Hingaut qui perdirent l'infortuné Gilles de Bretagne c'est ce qu'on voit dans l' Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantocé, prince du sang de France et de Bretagne, étranglé en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450. Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo la ville traite de puissance à puissance, protège ceux qui se sont réfugiés dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de La Guiche, grand-maître de l'artillerie de France, de faire fondre cent pièces de canon. Rien ne ressemblait davantage à Venise au soleil et aux arts près que cette petite république malouine par sa religion, ses richesses et sa chevalerie de mer. Elle appuya l'expédition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant La Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pondichéry, et une compagnie formée dans son sein explorait la mer du Sud. A compter du règne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dévouement et sa fidélité à la France. Les Anglais la bombardèrent en 1693 ; ils y lancèrent, le 29 novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j'ai souvent joué avec mes camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en 1758. Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1701 en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes ; il voulut que l'équipage du premier vaisseau de la marine royale fût exclusivement composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire. En 1771, les Malouins renouvelèrent leur sacrifice et prêtèrent trente millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson descendit à Cancale, en 1758, et brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Chalotais écrivit sur du linge, avec un cure-dents, de l'eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient. Les événements effacent les événements ; inscriptions gravées sur d'autres inscriptions, ils font des pages de l'histoire des palimpsestes [Parchemin, maroquin que l'on fait gratter pour y écrire de nouveau] . Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine ; on peut en voir le rôle général dans le volume in-fol. publié en 1682, sous ce titre Rôle général des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles à l'histoire et au droit maritime. Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier, le Christophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l'autre extrémité de l'Amérique les îles qui portent leur nom les Iles Malouines. Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin, l'un des plus grands hommes de mer qui aient paru ; et de nos jours elle a donné à la France Surcouf. Le célèbre Mahé de La Bourdonnais, gouverneur de l'Ile-de-France, naquit à Saint-Malo, de même que Lamettrie, Maupertuis, l'abbé Trublet, dont Voltaire a ri tout cela n'est pas trop mal pour une enceinte qui n'égale pas celle du jardin des Tuileries. L'abbé de Lamennais a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie. Broussais est également né à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays. Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Albert le Grand, religieux de l'ordre de saint Dominique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu'à Saint-Malo " la garde d'une place si importante était commise toutes les nuits à la fidélité de certains dogues qui faisaient bonne et sûre patrouille ". Ils furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d'un gentilhomme ; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels ; l'un d'eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait ; le noble animal se laissa mourir de faim les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même que ma Délos, gardé par des chiens, lesquels n'aboyaient pas lorsque Scipion l'Africain venait à l'aube faire sa prière. Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promène, Saint-Malo est encore défendu par le château dont j'ai parlé, et qu'augmenta de tours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insulaire ressemble à une citadelle de granit. C'est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort Royal, que se rassemblent les enfants ; c'est là que j'ai été élevé, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j'aie goûtés était de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire, avec l'arène de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette époque, j'ai souvent cru bâtir pour l'éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable. Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d'hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes à l'éducation d'un garçonnet destiné d'avance à la rude vie d'un marin. Je croissais sans étude dans ma famille ; nous n'habitions plus la maison où j'étais né ma mère occupait un hôtel, place Saint-Vincent, presque en face de la porte de la ville qui communique au Sillon. Les polissons de la ville étaient devenus mes plus chers amis j'en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout ; je parlais leur langage ; j'avais leur façon et leur allure ; j'étais vêtu comme eux, déboutonné et débraillé comme eux ; mes chemises tombaient en loques ; je n'avais jamais une paire de bas qui ne fût largement trouée ; je traînais de méchants soutiers éculés, qui sortaient à chaque pas de mes pieds ; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J'avais le visage barbouillé, égratigné, meurtri, les mains noires. Ma figure était si étrange, que ma mère, au milieu de sa colère, ne se pouvait empêcher de rire et de s'écrier " Qu'il est laid ! " J'aimais pourtant et j'ai toujours aimé la propreté, même l'élégance. La nuit, j'essayais de raccommoder mes lambeaux ; la bonne Villeneuve et ma Lucile m'aidaient à réparer ma toilette, afin de m'épargner des pénitences et des gronderies ; mais leur rapiécetage ne servait qu'à rendre mon accoutrement plus bizarre. J'étais surtout désolé, quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie. Mes compatriotes avaient quelque chose d'étranger, qui rappelait l'Espagne. Des familles malouines étaient établies à Cadix ; des familles de Cadix résidaient à Saint-Malo. La position insulaire, la chaussée, l'architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix quand j'ai vu la dernière ville, je me suis souvenu de la première. Enfermés le soir sous la même clef dans leur cité, les Malouins ne composaient qu'une famille. Les moeurs étaient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchées se séparaient. Une faiblesse était une chose inouïe une comtesse d'Abbeville ayant été soupçonnée, il en résulta une complainte que l'on chantait en se signant. Cependant le poète, fidèle, malgré lui, aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu'il appelait un monstre barbare. Certains jours de l'année, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient à des foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo ; ils s'y rendaient à pied quand la mer était basse, en bateau lorsqu'elle était haute. La multitude de matelots et de paysans ; les charrettes entoilées ; les caravanes de chevaux, d'ânes et de mulets ; le concours des marchands ; les tentes plantées sur le rivage ; les processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule ; les chaloupes allant et venant à la rame ou à la voile ; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade ; les salves d'artillerie le branle des cloches, tout contribuait à répandre dans ces réunions le bruit, le mouvement et la variété. J'étais le seul témoin de ces fêtes qui n'en partageât pas la joie. J'y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gâteaux. Evitant le mépris qui s'attache à la mauvaise fortune, je m'asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d'eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m'amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. Le soir au logis, je n'étais guère plus heureux ; j'avais une répugnance pour certains mets on me forçait d'en manger. J'implorais les yeux de La France qui m'enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tête. Pour le feu même rigueur il ne m'était pas permis d'approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d'aujourd'hui. Mais si j'avais des peines qui sont inconnues de l'enfance nouvelle, j'avais aussi quelques plaisirs qu'elle ignore. On ne sait plus ce que c'est que ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l'air de se réjouir ; Noël, le premier de l'an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean étaient pour moi-même des jours de prospérité. Peut-être l'influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes études. Dès l'année 1015, les Malouins firent voeu d'aller aider à bâtir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathédrale de Chartres n'ai-je pas aussi travaillé de mes mains à relever la flèche abattue de la vieille basilique chrétienne ? " Le soleil, " dit le père Maunoir, " n'a jamais éclairé canton où ait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi, que la Bretagne. Il y a treize siècles, qu'aucune infidélité n'a souillé la langue qui a servi d'organe pour prêcher Jésus-Christ, et il est à naître qui ait vu Breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique. " Durant les jours de fête que je viens de rappeler, j'étais conduit en station avec mes soeurs aux divers sanctuaires de la ville, à la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire ; mon oreille était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles l'harmonie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots. Lorsque, dans l'hiver, à l'heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule ; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies dans leurs Heures ; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en choeur le Tantum ergo ; que dans l'intervalle de ces chants, les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique, ébranlaient les voûtes de cette nef que fit résonner la mâle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j'éprouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n'avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mère m'avait appris ; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos voeux, je courbais mon front il n'était point encore chargé de ces ennuis qui pèsent si horriblement sur nous, qu'on est tenté de ne plus relever la tête lorsqu'on l'a inclinée au pied des autels. Tel marin, au sortir de ces pompes, s'embarquait tout fortifié contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le dôme éclairé de l'église ainsi la religion et les périls étaient continuellement en présence, et leurs images se présentaient inséparables à ma pensée. A peine étais-je né, que j'ouïs parler de mourir le soir, un homme allait avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chrétiens de prier pour un de leurs frères décédé. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux, et, lorsque je m'ébattais le long des grèves, la mer roulait à mes pieds les cadavres d'hommes étrangers, expirés loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait comme sainte Monique disait à son fils Nihil longe est a Deo " Rien n'est loin de Dieu. " On avait confié mon éducation à la Providence elle ne m'épargnait pas les leçons. Voué à la Vierge, je connaissais et j'aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien son image, qui avait coûté un demi-sou à la bonne Villeneuve, était attachée, avec quatre épingles, à la tête de mon lit. J'aurais dû vivre dans ces temps où l'on disait à Marie " Doulce Dame du ciel et de la terre, mère de pitié, fontaine de tous biens, qui portastes Jésus-Christ en vos prétieulx flancz, belle très-doulce Dame, je vous mercye et vous prye. " La première chose que j'ai sue par coeur est un cantique de matelot commençant ainsi Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours ; Servez-moi de défense Prenez soin de mes jours ; Et quand ma dernière heure Viendra finir mon sort, Obtenez que je meure De la plus sainte mort. J'ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je répète encore aujourd'hui ces méchantes rimes avec autant de plaisir que des vers d'Homère ; une madone coiffée d'une couronne gothique vêtue d'une robe de soie bleue, garnie d'une frange d'argent m'inspire plus de dévotion qu'une Vierge de Raphaël. Du moins, si cette pacifique Etoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie ! Mais je devais être agité, même dans mon enfance ; comme le dattier de l'Arabe, à peine ma tige était sortie du rocher qu'elle fut battue du vent. La Vallée-aux-Loups, juin 1812. Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses. J'ai dit que ma révolte prématurée contre les maîtresses de Lucile commença ma mauvaise renommée ; un camarade l'acheva. Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, établi à Saint-Malo comme son frère, avait, comme lui, quatre filles et deux garçons. De mes deux cousins Pierre et Armand, qui formaient d'abord ma société, Pierre devint page de la Reine, Armand fut envoyé au collège comme destiné à l'état ecclésiastique. Pierre au sortir des pages, entra dans la marine et se noya à la côte d'Afrique. Armand, longtemps enfermé au collège, quitta la France en 1790, servit pendant toute l'émigration, fit intrépidement dans une chaloupe vingt voyages à la côte de Bretagne, et vint enfin mourir pour le Roi à la plaine de Grenelle, le vendredi saint de l'année 1810, ainsi que je l'ai déjà dit, et que je le répéterai encore en racontant sa catastrophe [Il a laissé un fils, Frédéric, que je plaçai d'abord dans les gardes de Monsieur, et qui entra depuis dans un régiment de cuirassiers. Il a épousé, à Nancy, mademoiselle de Gastaldi, dont il a deux fils, et s'est retiré du service. La soeur aînée d'Armand, ma cousine, est, depuis longues années, supérieure des religieuses Trappistes. Note de 1831, Genève.] . Privé de la société de mes deux cousins, je la remplaçai par une liaison nouvelle. Au second étage de l'hôtel que nous habitions, demeurait un gentilhomme nommé Gesril il avait un fils et deux filles. Ce fils était élevé autrement que moi ; enfant gâté, ce qu'il faisait était trouvé charmant il ne se plaisait qu'à se battre, et surtout qu'à exciter des querelles dont il s'établissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants il n'était bruit que de ses espiègleries que l'on transformait en crimes noirs. Le père riait de tout, et Joson n'en était que plus chéri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable je profitai sous un tel maître quoique mon caractère fût entièrement l'opposé du sien. J'aimais les jeux solitaires, je ne cherchais querelle à personne Gesril était fou des plaisirs de cohue et jubilait au milieu des bagarres d'enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait " Tu le souffres ? " A ce mot je croyais mon honneur compromis et je sautais aux yeux du téméraire ; la taille et l'âge n'y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait à mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armée de tous les sautereaux qu'il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage à coups de pierres. Un autre jeu, inventé par Gesril, paraissait encore plus dangereux lorsque la mer était haute et qu'il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château, du côté de la grande grève, jaillissait jusqu'aux grandes tours. A vingt pieds d'élévation au-dessus de la base d'une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit, glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fossé il s'agissait de saisir l'instant entre deux vagues, de franchir l'endroit périlleux avant que le flot se brisât et couvrît la tour. Voici venir une montagne d'eau qui s'avançait en mugissant et qui, si vous tardiez d'une minute, pouvait, ou vous entraîner, ou vous écraser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait à l'aventure, mais j'ai vu des enfants pâlir avant de la tenter. Ce penchant à pousser les autres à des rencontres dont il restait spectateur, induirait à penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caractère fort généreux c'est lui néanmoins qui, sur un plus petit théâtre, a peut-être effacé l'héroïsme de Régulus ; il n'a manqué à sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine il fut pris à l'affaire de Quiberon ; l'action finie et les Anglais continuant de canonner l'armée républicaine, Gesril se jette à la nage, s'approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser le feu, leur annonce le malheur et la capitulation des émigrés. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter à bord " Je suis prisonnier sur parole ", s'écrie-t-il du milieu des flots et il retourne à terre à la nage il fut fusillé avec Sombreuil et ses compagnons. Gesril a été mon premier ami ; tous deux mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l'instinct de ce que nous pouvions valoir un jour. Deux aventures mirent fin à cette première partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le système de mon éducation. Nous étions un dimanche sur la grève, à l' éventail de la porte Saint-Thomas à l'heure de la marée. Au pied du château et le long du Sillon, de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume ; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J'étais le plus en pointe vers la mer, n'ayant devant moi qu'une jolie mignonne, Hervine Magon qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l'autre bout du côté de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent ; déjà les bonnes et les domestiques criaient " Descendez, Mademoiselle ! descendez, Monsieur ! " Gesril attend une grosse lame lorsqu'elle s'engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfant assis auprès de lui ; celui-là se renverse sur un autre ; celui-ci sur un autre toute la file s'abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin ; il n'y eut que la petite fille de l'extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai qui, n'étant appuyée par personne, tomba. Le jusant l'entraîne ; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son magot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée ; mais elle déclara que François l'avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi ; je leur échappe ; je cours me barricader dans la cave de la maison l'armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve défend vaillamment la porte et soufflette l'avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours il monte chez lui, et avec ses deux soeurs jette par les fenêtres des potées d'eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l'entrée de la nuit ; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher. Voici l'autre aventure J'allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient, étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l'extrémité d'un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre ; Gesril me dit " Laisserons-nous passer ces gueux-là ? " et aussitôt il leur crie " A l'eau, canards ! " Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent ; Gesril recule ; nous nous plaçons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s'arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu'à notre corps de réserve, c'est-à-dire jusqu'à nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, frappé à l'oeil, mais à l'oreille une pierre m'atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule. Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un oeil poché un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé ; en pareil cas, j'étais mis en pénitence. Le coup que j'avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j'étais effrayé. Je m'allai cacher au second étage de la maison, chez Gesril qui m'entortilla la tête d'une serviette. Cette serviette le mit en train elle lui représenta une mitre ; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand-messe avec lui et ses soeurs jusqu'à l'heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre le coeur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot ; ma mère poussa un cri ; La France conta mon cas piteux, en m'excusant ; je n'en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible [J'avais déjà parlé de Gesril dans mes ouvrages. Une de ses soeurs, Angélique Gesril de La Trochardais, m'écrivit en 1818 pour me prier d'obtenir que le nom de Gesril fût joint à ceux de son mari et du mari de sa soeur j'échouai dans ma négociation. 1831.] . Je ne sais si ce ne fut point cette année que le comte d'Artois vint à Saint-Malo on lui donna le spectacle d'un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer ; dans son éclat et dans mon obscurité, que de destinées inconnues ! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n'aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X. Voilà le tableau de ma première enfance. J'ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptée de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu'il y a de sûr c'est qu'elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes ; ce qu'il y a de plus sûr encore, c'est qu'elle a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née chez moi de l'habitude de souffrir à l'âge de la faiblesse, de l'imprévoyance et de la joie. Dira-t-on que cette manière de m'élever m'aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours ? Nullement. le souvenir de leur rigueur m'est presque agréable ; j'estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régiment de Navarre furent témoins de mes regrets. C'est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c'est d'elle que je tiens ma religion ; je recueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de la lampe qui brûlait devant le Saint-Sacrement. Aurait-on mieux développé mon intelligence en me jetant plus tôt dans l'étude ? J'en doute ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j'aurais ignorées. La vérité est qu'aucun système d'éducation n'est en soi préférable à un autre système les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd'hui qu'ils les tutoient et ne les craignent plus ? Gesril était gâté dans la maison où j'étais gourmandé nous avons été tous deux d'honnêtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne, étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu'il fait c'est la Providence qui nous dirige, lorsqu'elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde. Dieppe, septembre 1812. Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon éducation. - Printemps en Bretagne. - Forêt historique. - Campagnes pélagiennes. - Coucher de la lune sur la mer. Le 4 septembre 1812, j'ai reçu ce billet de M. Pasquier, préfet de police " Cabinet du préfet. " M. le préfet de police invite M. de Chateaubriand à prendre la peine de passer à son cabinet, soit aujourd'hui sur les quatre heures de l'après-midi, soit demain à neuf heures du matin. " C'était un ordre de m'éloigner de Paris que M. le préfet de police voulait me signifier. Je me suis retiré à Dieppe, qui porta d'abord le nom de Bertheville, et fut ensuite appelé Dieppe, il y a déjà plus de quatre cents ans, du mot anglais deep, profond mouillage. En 1788, je tins garnison ici avec le second bataillon de mon régiment habiter cette ville, de brique dans ses maisons, d'ivoire dans ses boutiques, cette ville à rues propres et à belle lumière, c'était me réfugier auprès de ma jeunesse. Quand je me promenais, je rencontrais les ruines du château d'Arques, que mille débris accompagnent. On n'a point oublié que Dieppe fut la patrie de Duquesne. Lorsque je restais chez moi, j'avais pour spectacle la mer ; de la table où j'étais assis, je contemplais cette mer qui m'a vu naître, et qui baigne les côtes de la Grande-Bretagne, où j'ai subi un si long exil mes regards parcouraient les vagues qui me portèrent en Amérique, me rejetèrent en Europe et me reportèrent aux rivages de l'Afrique et de l'Asie. Salut, ô mer, mon berceau et mon image ! Je te veux raconter la suite de mon histoire si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours, m'accuseront d'imposture chez les hommes à venir. Ma mère n'avait cessé de désirer qu'on me donnât une éducation classique. L'état de marin auquel on me destinait " ne serait peut-être pas de mon goût ", disait-elle ; il lui semblait bon à tout événement de me rendre capable de suivre une autre carrière. Sa piété la portait à souhaiter que je me décidasse pour l'Eglise. Elle proposa donc de me mettre dans un collège où j'apprendrais les mathématiques, le dessin, les armes et la langue anglaise ; elle ne parla point du grec et du latin, de peur d'effaroucher mon père ; mais elle me les comptait faire enseigner, d'abord en secret, ensuite à découvert lorsque j'aurais fait des progrès. Mon père agréa la proposition il fut convenu que j'entrerais ad collège de Dol. Cette ville eut la préférence parce qu'elle se trouvait sur la route de Saint-Malo à Combourg. Pendant l'hiver très froid qui précéda ma réclusion scolaire, le feu prit à l'hôtel où nous demeurions je fus sauvé par ma soeur aînée, qui m'emporta à travers les flammes. M. de Chateaubriand, retiré dans son château, appela sa femme auprès de lui il le fallut rejoindre au printemps. Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu'aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l'annoncent, l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d'hyacinthes, de renoncules, d'anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d'élégantes et hautes fougères ; des champs de genêts et d'ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu'on prendrait pour des papillons d'or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d'aubépines, de chèvrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d'abeilles et d'oiseaux. les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Grèce ; la figue mûrit comme en Provence ; chaque pommier, avec ses fleurs carminées ressemble à un gros bouquet de fiancée de village. Au douzième siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Brécheliant ; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la Dommonée. Wace raconte qu'on y voyait l'homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d'or. Un document historique du quinzième siècle, les Usemens et coutumes de la forêt de Brécilien, confirme le roman de Rou elle est, disent les Usemens, de grande et spacieuse étendue. " Il y a quatre châteaux, fort grand nombre de beaux étangs, belles chasses où n'habitent aucunes bêtes vénéneuses, ni nulles mouches, deux cents futaies, autant de fontaines, nommément la fontaine de Belenton , auprès de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes ". Aujourd'hui, le pays conserve des traits de son origine entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l'air d'une forêt et rappelle l'Angleterre c'était le séjour des fées, et vous allez voir qu'en effet j'y ai rencontré ma sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les côtes, se succèdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de châteaux du moyen-âge, clochers de la renaissance la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne Péninsule spectatrice de l ' Océan. Entre la mer et la terre s'étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments l'alouette de champ y vole avec l'alouette marine ; la charrue et la barque à un jet de pierre l'une de l'autre sillonnent la terre et l'eau. Le navigateur et le berger s'empruntent mutuellement leur langue le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d'une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerranée, j'ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès. Mais ce qu'il faut admirer en Bretagne, c'est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer. Etablie par Dieu gouvernante de l'abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil ; mais comme lui, elle ne se retire pas solitaire ; un cortège d'étoiles l'accompagne. A mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu'elle communique à la mer ; bientôt elle tombe à l'horizon, l'intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s'assoupit, s'incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s'arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n'est pas plus tôt couchée, qu'un souffle venant du large brise l'image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité. Départ pour Combourg. - Description du château. Je devais suivre mes soeurs jusqu'à Combourg nous nous mîmes en route dans la première quinzaine de mai. Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre soeurs et moi, dans une énorme berline à l'antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l'impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient. Tandis que ma mère soupirait, mes soeurs parlaient à perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j'écoutais de mes deux oreilles, je m'émerveillais à chaque tour de roue premier pas d'un Juif errant qui ne se devait plus arrêter. Encore si l'homme ne faisait que changer de lieux ! mais ses jours et son coeur changent. Nos chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grève de Cancale. Nous traversâmes ensuite les marais et la fiévreuse ville de Dol passant devant la porte du collège où j'allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l'intérieur du pays. Durant quatre mortelles lieues, nous n'aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d'indigentes avénières. Des charbonniers conduisaient des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée ; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des boeufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d'une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s'élevait, non loin d'un étang, la flèche de l'église d'une bourgade. A l'extrémité occidentale de cette bourgade, les tours d'un château féodal montaient dans les arbres d'une futaie éclairée par le soleil couchant. J'ai été obligé de m'arrêter mon coeur battait au point de repousser la table sur laquelle j'écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m'accablent de leur force et de leur multitude et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde ? Descendus de la colline, nous guéâmes un ruisseau ; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d'un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cimes s'entrelaçaient au-dessus de nos têtes je me souviens encore du moment où j'entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j'éprouvai. En sortant de l'obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur ; de là nous débouchâmes par une porte bâtie dans une cour de gazon, appelée la Cour Verte. A droite étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers ; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s'élevait insensiblement, le château se montrait entre deux groupes d'arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés d'un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique. Quelques fenêtres grillées apparaissaient çà et là sur la nudité des murs. Un large perron, raide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossés comblés l'ancien pont-levis ; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis. La voiture s'arrêta au pied du perron ; mon père vint au-devant de nous. La réunion de la famille adoucit si fort son humeur pour le moment, qu'il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous montâmes le perron ; nous pénétrâmes dans un vestibule sonore, à voûte ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intérieure. De cette cour, nous entrâmes dans le bâtiment regardant au midi sur l'étang, et jointif des deux petites tours. Le château entier avait la figure d'un char à quatre roues. Nous nous trouvâmes de plain-pied dans une salle jadis appelée la salle des Gardes. Une fenêtre s'ouvrait à chacune de ses extrémités, deux autres coupaient la ligne latérale. Pour agrandir ces quatre fenêtres, il avait fallu excaver des murs de huit à dix pieds d'épaisseur. Deux corridors à plan incliné, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extérieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l'une de ces tours, établissait des relations entre la salle des Gardes et l'étage supérieur tel était ce corps de logis. Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du côté de la Cour Verte, se composait d'une espèce de dortoir carré et sombre, qui servait de cuisine ; il s'accroissait du vestibule, du perron et d'une chapelle. Au-dessus de ces pièces était le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nommé d'un plafond semé d'écussons coloriés et d'oiseaux peints. Les embrasures des fenêtres étroites et trèflées étaient si profondes, qu'elles formaient des cabinets autour desquels régnait un banc de granit. Mêlez à cela, dans les diverses parties de l'édifice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés dont les ramifications étaient inconnues ; partout silence, obscurité et visage de pierre voilà le château de Combourg. Un souper servi dans la salle des Gardes, et où je mangeai sans contrainte, termina pour moi la première journée heureuse de ma vie. Le vrai bonheur coûte peu ; s'il est cher, il n'est pas d'une bonne espèce. A peine fus-je réveillé le lendemain que j'allais visiter les dehors du château, et célébrer mon avènement à la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on était assis sur le diazome de ce perron, on avait devant soi la Cour Verte, et au delà de cette cour, un potager étendu entre deux futaies l'une, à droite le quinconce par lequel nous étions arrivés, s'appelait le petit Mail ; l'autre, à gauche, le grand Mail. Celle-ci était un bois de chênes, de hêtres, de sycomores, d'ormes et de châtaigniers. Madame de Sévigné vantait de son temps ces vieux ombrages ; depuis cette époque, cent quarante années avaient été ajoutées à leur beauté. Du côté opposé, au midi et à l'est, le paysage offrait un tout autre tableau par les fenêtres de la grand-salle on apercevait les maisons de Combourg, un étang, la chaussée de cet étang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin à eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et séparée de l'étang par la chaussée. Au bord de cette prairie s'allongeait un hameau dépendant d'un prieuré fondé en 1149 par Rivallon, seigneur de Combourg, et où l'on voyait sa statue mortuaire couchée sur le dos en armure de chevalier. Depuis l'étang, le terrain s'élevant par degrés, formait un amphithéâtre d'arbres, d'où sortaient des campaniles de villages et des tourelles de gentilhommières. Sur un dernier plan de l'horizon, entre l'occident et le midi, se profilaient les hauteurs de Bécherel. Une terrasse bordée de grands buis taillés circulait au pied du château de ce côté, passait derrière les écuries et allait, à divers replis, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail. Si, d'après cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblant au château ? Je ne le crois pas ; et cependant ma mémoire voit l'objet comme s'il était sous mes yeux ; telle est dans les choses matérielles l'impuissance de la parole et la puissance du souvenir ! En commencant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d'une complainte qui ne charmera que moi ; demandez au pâtre du Tyrol pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu'il répète à ses chèvres, notes de montagne, jetées d'écho en écho pour retentir du bord d'un torrent au bord opposé ? Ma première apparition à Combourg fut de courte durée. Quinze jours s'étaient à peine écoulés que je vis arriver l'abbé Porcher, principal du collège de Dol ; on me remit entre ses mains et je le suivis malgré mes pleurs. 1. Collège de Dol. - Mathématiques et langues. - Traits de ma mémoire. - 2. Vacances à Combourg. - Vie de château en province. - Moeurs féodales. - Habitants de Combourg. - 3. Secondes vacances à Combourg. - Régiment de Conti. - Camp à Saint-Malo. - Une abbaye. - Théâtre. - Mariage de mes deux soeurs aînées. - Retour au collège. - Révolution commencée dans mes idées. - 4. Aventure de la pie. - Troisièmes vacances à Combourg. - Le charlatan. - Rentrée au collège. - 5. Invasion de la France. - Jeux. - L'abbé de Chateaubriand. - 6. Première communion. - Je quitte le collège de Dol. - 7. Mission à Combourg. - Collège de Rennes. - Je retrouve Gesril. - Moreau, Limoëlan. - Mariage de ma troisième soeur. - 8. Je suis envoyé à Brest pour subir l'examen de garde de marine. - Le port de Brest. - Je retrouve encore Gesril. - La Pérouse. - Je reviens à Combourg. Dieppe, septembre 1812. Revu en juin 1846. Collège de Dol. - Mathématiques et langues. - Traits de ma mémoire. Je n'étais pas tout à fait étranger à Dol ; mon père en était chanoine, comme descendant et représentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d'une première stalle, dans le choeur de la cathédrale. L'évêque de Dol était M. de Hercé, ami de ma famille, prélat d'une grande modération politique, qui, à genoux, le crucifix à la main, fut fusillé avec son frère l'abbé de Hercé, à Quiberon, dans le Champ du martyre. En arrivant au collège, je fus confié aux soins particuliers de M. l'abbé Leprince, qui professait la rhétorique et possédait à fond la géométrie c'était un homme d'esprit, d'une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m'apprendre mon Bezout ; l'abbé Egault régent de troisième, devint mon maître de latin ; j'étudiais les mathématiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune. Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s'accoutumer à la cage d'un collège et régler sa volée au son d'une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n'y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n'avait pas même d'argent de semaine ; je ne m'enrôlai point non plus dans une clientèle car je hais les protecteurs. Dans les jeux je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené je n'étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré. Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion ; j'exerçai dans la suite, à mon régiment, la même puissance simple sous-lieutenant que j'étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d'où cela venait, n'était peut-être de ma facilité à entrer dans l'esprit et à prendre les moeurs des autres. J'aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m'est encore indifférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés. Très-peu sensible à l'esprit, il m'est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j'ai grand-peine à ne pas morguer ; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j'en suis tout embarrassé. Des qualités que ma première éducation avait laissées dormir s'éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je fis des progrès rapides en mathématiques où j'apportai une clarté de conception qui étonnait l'abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre ; j'attendais l'heure des leçons de latin avec une sorte d'impatience, comme un délassement de mes chiffres et de mes figures de géométrie. En moins d'un an, je devins fort cinquième. Par une singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l'abbé Egault m'appelait l' Elégiaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades. Quant à ma mémoire en voici deux traits. J'appris par coeur mes tables de logarithmes c'est-à-dire qu'un nombre étant donné dans la proportion géométrique, je trouvais de mémoire son exposant dans la proportion arithmétique, et vice versa. Après la prière du soir que l'on disait en commun à la chapelle du collège, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, était obligé d'en rendre compte. Nous arrivions fatigués de jouer et mourant de sommeil à la prière ; nous nous jetions sur les bancs, tâchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n'être pas aperçus et conséquemment interrogés. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurée. Un soir, j'avais eu le bonheur de gagner ce port et je m'y croyais en sûreté contre le principal ; malheureusement, il signala ma manoeuvre et résolut de faire un exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d'un sermon ; chacun s'endormit. Je ne sais par quel hasard je restai éveillé dans mon confessionnal. Le principal qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout à coup m'apostrophant, il me demanda ce qu'il avait lu. Le second point du sermon contenait une énumération des diverses manières dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et répétai presque mot à mot plusieurs pages d'une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d'applaudissement s'éleva dans la chapelle le principal m'appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en récompense, de ne me lever le lendemain qu'à l'heure du déjeuner. Je me dérobai modestement à l'admiration de mes camarades et je profitai bien de la grâce accordée. Cette mémoire des mots, qui ne m'est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j'aurai peut-être occasion de parler. Une chose m'humilie la mémoire est souvent la qualité de la sottise ; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu'elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous ? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le génie ne pourrait rassembler ses idées ; le coeur le plus affectueux perdrait sa tendresse, s'il ne s'en souvenait plus ; notre existence se réduirait aux moments successifs d'un présent qui s'écoule sans cesse ; il n'y aurait plus de passé. O misère de nous ! notre vie est si vaine qu'elle n'est qu'un reflet de notre mémoire. Dieppe, octobre 1812. Vacances à Combourg. - Vie de château en province. - Habitants de Combourg. J'allai passer le temps des vacances à Combourg. La vie de château aux environs de Paris ne peut donner une idée de la vie de château dans une province reculée. La terre de Combourg n'avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forêts, Bourgouët et Tanoërn, dans un pays où le bois est presque sans valeur. Mais Combourg était riche en droits féodaux ; ces droits étaient de diverses sortes les uns déterminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages nés de l'ancien ordre politique ; les autres ne semblaient avoir été dans l'origine que des divertissements. Mon père avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de prévenir la prescription. Lorsque toute la famille était réunie, nous prenions part à ces amusements gothiques les trois principaux étaient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appelée l' Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d'une France qui n'est plus, regardaient ces jeux d'une France qui n'était plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu. La Quintaine conservait la tradition des tournois elle avait sans doute quelque rapport avec l'ancien service militaire des fiefs. Elle est très-bien décrite dans du Cange Voce Quintana. On devait payer les amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu'à la valeur de deux moutons d ' or à la couronne de 25 sols parisis chacun. La foire appelée l' Angevine se tenait dans la prairie de l'étang, le 4 septembre de chaque année, le jour de ma naissance. Les vassaux étaient obligés de prendre les armes, ils venaient au château lever la bannière du seigneur ; de là ils se rendaient à la foire pour établir l'ordre, et prêter force à la perception d'un péage dû aux comtes de Combourg par chaque tête de bétail, espèce de droit régalien. A cette époque, mon père tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours les maîtres, dans la grand-salle, au raclement d'un violon ; les vassaux, dans la Cour Verte, au nasillement d'une musette. On chantait, on poussait des huzzas on tirait des arquebusades. Ces bruits se mêlaient aux mugissements des troupeaux de la foire ; la foule vaguait dans les jardins et les bois et du moins une fois l'an, on voyait à Combourg quelque chose qui ressemblait à de la joie. Ainsi, j'ai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quintaine et à la proclamation des Droits de l ' Homme ; pour avoir vu la milice bourgeoise d'un village de Bretagne et la garde nationale de France, la bannière des seigneurs de Combourg et le drapeau de la Révolution. Je suis comme le dernier témoin des moeurs féodales. Les visiteurs que l'on recevait au château se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue ces honnêtes gens furent mes premiers amis. Notre vanité met trop d'importance au rôle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d'une petite ville ; le noble de cour se moque du noble de province ; l'homme connu dédaigne l'homme ignoré, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions et qu'ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent. Le premier habitant du lieu était un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, qui redisait de grandes histoires de Pondichéry. Comme il les racontait les coudes appuyés sur la table, mon père avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l'entreposeur des tabacs, M. Launay de La Billardiète, père de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, était mon camarade de jeux [J'ai retrouvé mon ami David je dirai quand et comment. Note de Genève, 1832.] . Le bonhomme s'avisa de vouloir être noble en 1789 il prenait bien son temps ! Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le sénéchal Gébert, le procureur fiscal Petit, le receveur Corvaisier, le chapelain l'abbé Charmel, formaient la société de Combourg. Je n'ai pas rencontré à Athènes des personnages plus célèbres. MM. du Petit-Bois, de Château-d'Assie, de Tinténiac un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe à la paroisse, et dîner ensuite chez le châtelain. Nous étions plus particulièrement liés avec la famille Trémaudan, composée du mari, de la femme extrêmement belle, d'une soeur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une métairie, qui n'attestait sa noblesse que par un colombier. Les Trémaudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n'ont point perdu de vue les tours du château que j'ai quitté depuis trente ans ; ils font encore ce qu'ils faisaient lorsque j'allais manger le pain bis à leur table ; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-être parlent-ils de moi au moment même où j'écris cette page je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurité. Ils ont douté longtemps que l'homme dont ils entendaient parler fût le petit chevalier. Le recteur ou curé de Combourg l'abbé Sévin, celui-là même dont j'écoutais le prône, a montré la même incrédulité ; il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fût le défenseur de la religion ; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, après m'avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlent à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j'étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd'hui sous les travestissements du temps ? Je serais obligé de leur dire mon nom, avant qu'ils me voulussent presser dans leurs bras. Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s'était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice humain ! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l'homme ? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l'idée de la vengeance ; je m'aurais voulu battre contre l'assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né dans le premier moment d'une offense je la sens à peine ; mais elle se grave dans ma mémoire. son souvenir, au lieu de décroître, s'augmente avec le temps ; il dort dans mon coeur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais aucun mal ; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j'en perds l'envie ; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m'ont cru faire céder en m'opprimant se sont trompés ; l'adversité est pour moi ce qu'était la terre pour Antée ; je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m'avait enlevé dans ses bras, il m'eût étouffé. Dieppe, octobre 1812. Secondes vacances à Combourg. - Régiment de Conti. - Camp à Saint-Malo. - Une abbaye. - Théâtre. - Mariage de mes deux soeurs aînées. - Retour au collège. - Révolution commencée dans mes idées. Je retournai à Dol, à mon grand regret. L'année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, et un camp s'établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg. M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des régiments de Touraine et de Conti l'un était le duc de Saint-Simon, et l'autre le marquis de Causans [J'ai éprouvé un sensible plaisir en retrouvant, depuis la Restauration, ce galant homme, distingué par sa fidélité et ses vertus chrétiennes. Note de Genève, 1831.] . Vingt officiers étaient tous les jours invités à la table de mon père. Les plaisanteries de ces étrangers me déplaisaient ; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C'est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wignacourt, galoper sous des arbres, que des idées de voyage me passèrent pour la première fois par la tête. Quand j'entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste ; je cherchais à deviner ce que c'était que la société je découvrais quelque chose de confus et de lointain ; mais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l'innocence, en jetant les yeux sur le monde, j'avais des vertiges, comme lorsqu'on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel. Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et musique en tête, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la côte mon père y consentit. Je fus conduit à Saint-Malo par M. de La Morandais, très-bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait réduit à être régisseur de la terre de Combourg. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d'argent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à califourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit j'étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, " on les portait tous les deux sur un même âne, dans des paniers, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, et l'on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu'il était plus léger que son camarade, pour faire le contre-poids ". Mémoires du président de Lamoignon. M. de La Morandais prit des chemins de traverse Moult volontiers, de grand'manière, Alloit en bois et en rivière ; Car nulles gens ne vont en bois Moult volontiers comme François. Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de Bénédictins, qui, faute d'un nombre suffisant de moines, venait d'être réunie à un chef-lieu de l'ordre. Nous n'y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens-meubles et de l'exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l'ancienne bibliothèque du prieur nous mangeâmes quantité d'oeufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. A travers l'arcade d'un cloître, je voyais de grands sycomores, qui bordaient un étang. La cognée les frappaient au pied, leur cime tremblait dans l'air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon coeur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m'a rappelé depuis le dépouillement de l'abbaye qui en fut pour moi le pronostic. Arrivé à Saint-Malo, j'y trouvai le marquis de Causans ; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d'armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, épousa la fille de M. de Boisgarin, un peu boiteuse, mais charmante cela fit grand bruit, et donna matière à un procès que plaide encore aujourd'hui M. Lacretelle l'aîné. Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie ? " A mesure que la mémoire de mes privés amis ", dit Montaigne, " leur fournit la chose entière, ils reculent si arrière leur narration, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté ; s'il ne l'est pas, vous êtes à maudire ou l'heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J'ai vu des récits bien plaisants devenir très-ennuyeux en la bouche d'un seigneur. " J'ai peur d'être ce seigneur. Mon frère était à Saint-Malo, lorsque M. de La Morandais m'y déposa. Il me dit un soir " Je te mène au spectacle prends ton chapeau. " Je perds la tête ; je descends droit à la cave pour chercher mon chapeau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J'avais rencontré des marionnettes ; je supposais qu'on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue. J'arrive, le coeur palpitant, à une salle bâtie en bois dans une rue déserte de la ville. J'entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine. Le rideau était levé, la pièce commencée on jouait le Père de famille. J'aperçois deux hommes qui se promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l'arrivée du public j'étais seulement étonné qu'ils parlassent si haut de leurs affaires et qu'on les écoutât en silence. Mon ébahissement redoubla lorsque d'autres personnages, arrivant sur la scène, se mirent à faire de grands bras, à larmoyer, et lorsque chacun se prit à pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j'eusse rien compris à tout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j'aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l'art de Sophocle et de Molière. La troisième année de mon séjour à Dol fut marquée par le mariage de mes deux soeurs aînées Marianne épousa le comte de Marigny, et Bénigne le comte de Québriac. Elles suivirent leurs maris à Fougères signal de la dispersion d'une famille dont les membres devaient bientôt se séparer. Mes soeurs reçurent la bénédiction nuptiale à Combourg le même jour, à la même heure, au même autel, dans la chapelle du château. Elles pleuraient, ma mère pleurait ; je fus étonné de cette douleur je la comprends aujourd'hui. Je n'assiste pas à un baptême ou à un mariage sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de coeur. Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme. Cette même année commença une révolution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non châtié et une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversement d'idées que ces deux livres me causèrent est incroyable un monde étrange s'éleva autour de moi. D'un côté, je soupçonnai des secrets incompréhensibles à mon âge, une existence différente de la mienne, des plaisirs au delà de mes jeux, des charmes d'une nature ignorée dans un sexe où je n'avais vu qu'une mère et des soeurs ; d'un autre côté, des spectres traînant des chaînes et vomissant des flammes m'annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. Je perdis le sommeil, la nuit, je croyais voir tour à tour des mains noires et des mains blanches passer à travers mes rideaux je vins à me figurer que ces dernières mains étaient maudites par la religion, et cette idée accrut mon épouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l'enfer l'explication d'un double mystère. Frappé à la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d'une passion prématurée et les terreurs de la superstition. Dès lors je sentis s'échapper quelques étincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J'expliquais le quatrième livre de 1' Enéide et lisais le Télémaque tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent ; je devins sensible à l'harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert l' Aeneadum genitrix, hominum divumque voluptas de Lucrèce avec tant de vivacité, que M. Egault m'arracha le poème et me jeta dans les racines grecques. Je dérobai un Tibulle quand j'arrivai au Quam iuvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la Pécheresse et de l' Enfant prodigue ne me quittaient plus ; on me les laissait feuilleter car on ne se doutait guère de ce que j'y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions séduisantes des désordres de l'âme. Je m'endormais en balbutiant des phrases incohérentes, où je tâchais de mettre la douceur, le nombre et la grâce de l'écrivain qui a le mieux transporté dans la prose l'euphonie racinienne. Si j'ai, dans la suite, peint avec quelque vérité les entraînements du coeur mêlés aux syndérèses chrétiennes, je suis persuadé que j'ai dû ce succès au hasard qui me fit connaître au même moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre, eurent leur correctif dans les frayeurs qu'un autre livre m'inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pensées que m'avaient laissées des tableaux sans voile. Dieppe, fin d'octobre 1812. Aventure de la pie. - Rentrée au collège. Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi l'honneur ; exaltation de l'âme, qui maintient le coeur incorruptible au milieu de la corruption, sorte de principe réparateur placé auprès d'un principe dévorant, comme la source inépuisable des prodiges que l'amour demande à la jeunesse et des sacrifices qu'il impose. Lorsque le temps était beau les pensionnaires du collège sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au Mont-Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines du haut de ce tertre isolé, l'oeil plane sur la mer et sur des marais où voltigent pendant la nuit des feux follets, lumière des sorciers qui brûle aujourd'hui dans nos lampes. Un autre but de nos promenades était les prés qui environnaient un séminaire d' Eudistes, d'Eudes, frère de l'historien Mézerai, fondateur de leur congrégation. Un jour du mois de mai, l'abbé Egault, préfet de semaine, nous avait conduits à ce séminaire on nous laissait une grande liberté de jeux, mais il était expressément défendu de monter sur les arbres. Le régent après nous avoir établis dans un chemin herbu, s'éloigna pour dire son bréviaire. Des ormes bordaient le chemin tout à la cime du plus grand, brillait un nid de pie nous voilà en admiration, nous montrant mutuellement la mère assise sur ses oeufs, et pressés du plus vif désir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l'aventure ? L'ordre était si sévère, le régent si près, l'arbre si haut ! Toutes les espérances se tournent vers moi ; je grimpais comme un chat. J'hésite, puis la gloire l'emporte je me dépouille de mon habit, j'embrasse l'orme et je commence à monter. Le tronc était sans branches, excepté aux deux tiers de sa crue, où se formait une fourche dont une des pointes portait le nid. Mes camarades, assemblés sous l'arbre, applaudissent à mes efforts, me regardant, regardant l'endroit d'où pouvait venir le préfet, trépignant de joie dans l'espoir des oeufs, mourant de peur dans l'attente du châtiment. J'aborde au nid ; la pie s'envole ; je ravis les oeufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j'y reste à califourchon. L'arbre étant élagué, je ne pouvais appuyer mes pieds ni à droite ni à gauche pour me soulever et reprendre le limbe extérieur je demeure suspendu en l'air à cinquante pieds. Tout à coup un cri " Voici le préfet ! " et je me vois incontinent abandonné de mes amis, comme c'est l'usage. Un seul, appelé Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut tôt obligé de renoncer à sa généreuse entreprise. Il n'y avait qu'un moyen de sortir de ma fâcheuse position, c'était de me suspendre en dehors par les mains à l'une des deux dents de la fourche, et de tâcher de saisir avec mes pieds le tronc de l'arbre au-dessous de sa bifurcation. J'exécutai cette manoeuvre au péril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n'avais pas lâché mon trésor ; j'aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j'en ai jeté tant d'autres. En dévalant le tronc, je m'écorchai les mains, je m'éraillai les jambes et la poitrine, et j'écrasai les oeufs ce fut ce qui me perdit. Le préfet ne m'avait point vu sur l'orme ; je lui cachai assez bien mon sang, mais il n'y eut pas moyen de lui dérober l'éclatante couleur d'or dont j'étais barbouillé. " Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet. " Si cet homme m'eût annoncé qu'il commuait cette peine dans celle de mort, j'aurais éprouvé un mouvement de joie. L'idée de la honte n'avait point approché de mon éducation sauvage à tous les âges de ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse préféré à l'horreur d'avoir à rougir devant une créature vivante. L'indignation s'éleva dans mon coeur, je répondis à l'abbé Egault, avec l'accent non d'un enfant, mais d'un homme que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l'anima ; il m'appela rebelle et promit de faire un exemple. " Nous verrons ", répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit. Nous retournâmes au collège ; le régent me fit entrer chez lui et m'ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l'abbé Egault qu'il m'avait appris le latin ; que j'étais son écolier, son disciple, son enfant ; qu'il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable, qu'il pouvait me mettre en prison, au pain et à l'eau, me priver de mes récréations, me charger de pensums ; que je lui saurais gré de cette clémence et l'en aimerais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par Jésus-Christ de m'épargner il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage, et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu'il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et revient sur moi. Je me retranche derrière son lit, il m'allonge à travers le lit des coups de férule. Je m'entortille dans la couverture, et, m'animant au combat, je m'écrie Macte animo, generose puer ! Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi ; il parla d'armistice nous conclûmes un traité ; je convins de m'en rapporter à l'arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j'avais repoussée. Quand l'excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de coeur et de reconnaissance, qu'il ne se put empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat que me fit rendre cet honneur devenu l'idole de ma vie et auquel j'ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune. Les vacances où j'entrai dans ma douzième année furent tristes ; l'abbé Leprince m'accompagna à Combourg. Je ne sortais qu'avec mon précepteur ; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine, il était mélancolique et silencieux ; je n'étais guère plus gai. Nous marchions des heures entières à la suite l'un de l'autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous égarâmes dans les bois ; M. Leprince se tourna vers moi et me dit " Quel chemin faut-il prendre ? " je répondis sans hésiter " Le soleil se couche ; il frappe à présent la fenêtre de la grosse tour marchons par là. " M. Leprince raconta le soir la chose à mon père le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forêts de l'Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg mes souvenirs se font écho. L'abbé Leprince désirait que l'on me donnât un cheval, mais dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J'étais réduit à monter à la dérobée deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n'était pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommés par les Romains desultorios equos, et façonnés à secourir leur maître ; c'était un Pégase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j'aie mené la vie d'un Tartare, et contre l'effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d'élégance que de solidité. La fièvre tierce, dont j'avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d'orviétan passa dans le village ; mon père, qui ne croyait point aux médecins, croyait aux charlatans il envoya chercher l'empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonné d'or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d'un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucles énormes. Il ouvre mes rideaux, me tâte le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nécessité de me purger, et me donne à manger un petit morceau de caramel. Mon père approuvait l'affaire, car il prétendait que toute maladie venait d'indigestion, et que pour toute espèce de maux, il fallait purger son homme jusqu'au sang. Une demi-heure après avoir avalé le caramel, je fus pris de vomissements effroyables ; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenêtre de la tour. Celui-ci, épouvanté, met habit bas retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. A chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens ; il répétait mes cris et ajoutait après Che ? monsou Lavandier ? Ce monsieur Lavandier était le pharmacien du village, qu'on avait appelé au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des éclats de rire qu'il m'arrachait. On arrêta les effets de cette trop forte dose d'émétique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe à errer autour de notre tombe ; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j'aie vu, était un chanoine de Saint-Malo ; il gisait expiré sur son lit, le visage distors par les dernières convulsions. La mort est belle, elle est notre amie néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu'elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante. On me renvoya au collège à la fin de l'automne. Vallée-aux-Loups, décembre 1813. Invasion de la France. - Jeux. - L'abbé de Chateaubriand. De Dieppe où l'injonction de la police m'avait obligé de me réfugier, on m'a permis de revenir à la Vallée-aux-Loups, où je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat étranger, qui dans ce moment même envahit ma patrie ; j'écris comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour [ De Bonaparte et des Bourbons. Note de Genève, 1831.] ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe, à la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passé d'un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense ! Les mathématiques, le grec et le latin occupèrent tout mon hiver au collège. Ce qui n'était pas consacré à l'étude était donné à ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lancent la balle. Frères d'une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu'en perdant l'innocence, la même partout. Alors les passions modifiées par les climats, les gouvernements et les moeurs font les nations diverses ; le genre humain cesse de s'entendre et de parler le même langage c'est la société qui est la véritable tour de Babel. Un matin, j'étais très animé à une partie de barres dans la grande cour du collège ; on me vint dire qu'on me demandait. Je suivis le domestique à la porte extérieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les manières brusques et impatientes, le ton farouche ; ayant un bâton à la main, portant une perruque noire mal frisée, une soutane déchirée retroussée dans ses poches, des souliers poudreux des bas percés au talon " Petit polisson, " me dit-il, " n'êtes-vous pas le chevalier de Chateaubriand de Combourg ? - Oui, monsieur ", répondis-je tout étourdi de l'apostrophe. " - Et moi, " reprit-il presque écumant, " je suis le dernier aîné de votre famille, je suis l'abbé de Chateaubriand de la Guérande regardez-moi bien. " Le fier abbé met la main dans le gousset d'une vieille culotte de panne, prend un écu de six francs moisi, enveloppé dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue à pied son voyage en marmottant ses matines d'un air furibond. J'ai su depuis que le prince de Condé avait fait offrir à ce hobereau-vicaire le préceptorat du duc de Bourbon. Le prêtre outrecuidé répondit que le prince, possesseur de la baronnie de Chateaubriand, devait savoir que les héritiers de cette baronnie pouvaient avoir des précepteurs, mais n'étaient les précepteurs de personne. Cette hauteur était le défaut de ma famille ; elle était odieuse dans mon père ; mon frère la poussait jusqu'au ridicule ; elle a un peu passé à son fils aîné. - Je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines de m'en être complètement affranchi, bien que je l'aie soigneusement cachée. Première communion. - Je quitte le collège de Dol. L'époque de ma première communion approchait, moment où l'on décidait dans la famille de l'état futur de l'enfant. Cette cérémonie religieuse remplaçait parmi les jeunes chrétiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand était venue assister à la première communion d'un fils qui, après s'être uni à son Dieu, allait se séparer de sa mère. Ma piété paraissait sincère ; j'édifiais tout le collège mes regards étaient ardents ; mes abstinences répétées allaient jusqu'à donner de l'inquiétude à mes maîtres ; on craignait l'excès de ma dévotion ; une religion éclairée cherchait à tempérer ma ferveur. J'avais pour confesseur le supérieur du séminaire des Eudistes homme de cinquante ans, d'un aspect rigide. Toutes les fois que je me présentais au tribunal de la pénitence, il m'interrogeait avec anxiété. Surpris de la légèreté de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d'importance des secrets que je déposais dans son sein. Plus le jour de Pâques s'avoisinait, plus les questions du religieux étaient pressantes. " Ne me cachez-vous rien ? " me disait-il. Je répondais " Non, mon père. - N'avez-vous pas fait telle faute ? - Non, mon père. " Et toujours " Non, mon père. " Il me renvoyait en doutant, en soupirant, en me regardant jusqu'au fond de l'âme, et moi, je sortais de sa présence, pâle et défiguré comme un criminel. Je devais recevoir l'absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en prières, et à lire avec terreur, le livre des Confessions mal faites. Le mercredi, à trois heures de l'après-midi, nous partîmes pour le séminaire ; nos parents nous accompagnaient. Tout le vain bruit qui s'est depuis attaché à mon nom, n'aurait pas donné à madame de Chateaubriand un seul instant de l'orgueil qu'elle éprouvait comme chrétienne et comme mère, en voyant son fils prêt à participer au grand mystère de la religion. En arrivant à l'église, je me prosternai devant le sanctuaire et j'y restai comme anéanti. Lorsque je me levai pour me rendre à la sacristie où m'attendait le supérieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prêtre ; ce ne fut que de la voix la plus altérée que je parvins à prononcer mon Confiteor. " Eh bien, n'avez-vous rien oublié ? " me dit l'homme de Jésus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommencèrent, et le fatal non, mon père, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils à Celui qui conféra aux apôtres le pouvoir de lier et de délier les âmes. Alors, faisant un effort, il se prépare à me donner l'absolution. La foudre que le ciel eût lancée sur moi, m'aurait causé moins d'épouvante je m'écriai " Je n'ai pas tout dit ! " Ce redoutable juge, ce délégué du souverain Arbitre, dont le visage m'inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre ; il m'embrasse et fond en larmes " Allons, me dit-il mon cher fils, du courage ! " Je n'aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si l'on m'avait débarrassé du poids d'une montagne, on ne m'eût pas plus soulagé je sanglotais de bonheur. J'ose dire que c'est de ce jour que j'ai été créé honnête homme ; je sentis que je ne survivrais jamais à un remords quel doit donc être celui du crime, si j'ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d'un enfant ! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultés ! Quels préceptes de morale suppléeront jamais à ces institutions chrétiennes ? Le premier aveu fait, rien ne me coûta plus mes puérilités cachées, et qui auraient fait rire le monde, furent pesées au poids de la religion. Le supérieur se trouva fort embarrassé ; il aurait voulu retarder ma communion, mais j'allais quitter le collège de Dol et bientôt entrer au service dans la marine. Il découvrit avec une grande sagacité, dans le caractère même de mes juvéniles, tout insignifiantes qu'elles étaient, la nature de mes penchants ; c'est le premier homme qui ait pénétré le secret de ce que je pouvais être. Il devina mes futures passions ; il ne me cacha pas ce qu'il croyait voir de bon en moi, mais il me prédit aussi mes maux à venir. " Enfin, " ajouta-t-il " le temps manque à votre pénitence ; mais vous êtes lavé de vos péchés par un aveu courageux, quoique tardif. " Il prononça, en levant la main, la formule de l'absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit descendre sur ma tête que la rosée céleste ; j'inclinai mon front pour la recevoir ; ce que je sentais participait de la félicité des anges. Je m'allai précipiter dans le sein de ma mère qui m'attendait au pied de l'autel. Je ne parus plus le même à mes maîtres et à mes camarades ; je marchais d'un pas léger, la tête haute, l'air radieux, dans tout le triomphe du repentir. Le lendemain, Jeudi-Saint, je fus admis à cette cérémonie touchante et sublime dont j'ai vainement essayé de tracer le tableau dans le Génie du Christianisme . J'y aurais pu retrouver mes petites humiliations accoutumées mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons ; mais ce jour-là, tout fut à Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c'est que la Foi la présence réelle de la victime dans le saint sacrement de l'autel m'était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l'hostie fut déposée sur mes lèvres je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je tremblais de respect, et la seule chose matérielle qui m'occupât était la crainte de profaner le pain sacré. Le pain que je vous propose Sert aux anges d'aliment, Dieu lui-même le compose De la fleur de son froment. Racine. Je conçus encore le courage des martyrs ; j'aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions. J'aime à rappeler ces félicités qui précédèrent de peu d'instants dans mon âme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre ; en voyant le même coeur éprouver dans l'intervalle de trois ou quatre années, tout ce que l'innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus séduisant et de plus funeste on choisira des deux joies ; on verra de quel côté il faut chercher le bonheur et surtout le repos. Trois semaines après ma première communion, je quittai le collège de Dol. Il me reste de cette maison un agréable souvenir notre enfance laisse quelque chose d'elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique son parfum aux objets qu'elle a touchés. Je m'attendris encore aujourd'hui en songeant à la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maîtres. L'abbé Leprince, nommé à un bénéfice auprès de Rouen, vécut peu ; l'abbé Egault obtint une cure dans le diocèse de Rennes, et j'ai vu mourir le bon principal, l'abbé Porcher, au commencement de la Révolution il était instruit, doux et simple de coeur. La mémoire de cet obscur Rollin me sera toujours chère et vénérable. Vallée-aux-Loups, fin de décembre 1813. Mission à Combourg. - Collège de Rennes. - Je retrouve Gesril. - Moreau, Limoëlan. - Mariage de ma troisième soeur. Je trouvai à Combourg de quoi nourrir ma piété, une mission ; j'en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l'évêque de Saint-Malo. Après cela, on érigea une croix ; j'aidai à la soutenir, tandis qu'on la fixait sur sa base. Elle existe encore elle s'élève devant la tour où est mort mon père. Depuis trente années elle n'a vu paraître personne aux fenêtres de cette tour ; elle n'est plus saluée des enfants du château ; chaque printemps elle les attend en vain ; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidèles à leur nid que l'homme à sa maison. Heureux si ma vie s'était écoulée au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n'eussent été blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix ! Je ne tardai pas à partir pour Rennes j'y devais continuer mes études et clore mon cours de mathématiques, afin de subir ensuite à Brest l'examen de garde-marine. M. de Fayolle était principal du collège de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingués, l'abbé de Chateaugiron pour la seconde, l'abbé Germé pour la rhétorique, l'abbé Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes étaient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy et Ginguené, sortis de ce collège, auraient fait honneur à Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny avait aussi étudié à Rennes ; j'héritai de son lit dans la chambre qui me fut assignée. Rennes me semblait une Babylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées je m'y habituai cependant. A la fête du Principal, nous avions des jours de congé ; nous chantions à tue-tête à sa louange de superbes couplets de notre façon, où nous disions O Terpsichore, ô Polymnie, Venez, venez remplir nos voeux ; La raison même vous convie. Je pris sur mes nouveaux camarades l'ascendant que j'avais eu à Dol sur mes anciens compagnons il m'en coûta quelques horions. Les babouins bretons sont d'une humeur hargneuse ; on s'envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor nous nous servions de compas de mathématiques attachés au bout d'une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félonne ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s'il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s'avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulait être mon second dans une affaire que j'eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la Révolution. Je tombai sous mon adversaire, refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest allant à l'échafaud " Je ne crie merci qu'à Dieu. " Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus depuis différemment célèbres Moreau le général, et Limoëlan, auteur de la machine infernale, aujourd'hui prêtre en Amérique. Il n'existe qu'un portrait de Lucile, et cette méchante miniature a été faite par Limoëlan, devenu peintre pendant les détresses révolutionnaires. Moreau était externe, Limoëlan pensionnaire. On a rarement trouvé à la même époque, dans une même province, dans une même petite ville, dans une même maison d'éducation, des destinées aussi singulières. Je ne puis m'empêcher de raconter un tour d'écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan. Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre D'animaux malfaisants c'était un fort bon plat. Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le trou avec du papier ; le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises. Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l'entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d'heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s'arrête à notre porte, écoute, regarde, n'aperçoit point de lumière... " Qui est-ce qui a fait cela ? " s'écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d'étouffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard " Qu'est-ce donc, monsieur le préfet ? " Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Limoëlan et à nous cacher sous nos couvertures. On ne put rien tirer de nous nous fûmes héroïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour ; il engagea sa tête dans cette taupinière, un porc accourut et lui pensa manger la cervelle ; Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin. Limoëlan démolit un mur et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j'ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell barbouillant d'encre la figure d'un autre régicide, qui signait après lui l'arrêt de mort de Charles Ier. Quoique l'éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit le grand nombre de mes maîtres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J'avançai dans l'étude des langues ; je devins fort en mathématiques, pour lesquelles j'ai toujours eu un penchant décidé j'aurais fait un bon officier de marine ou de génie. En tout j'étais né avec des dispositions faciles sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j'ai commencé par la poésie, avant d'en venir à la prose, les arts me transportaient ; j'ai passionnément aimé la musique et l'architecture. Quoique prompt à m'ennuyer de tout, j'étais capable des plus petits détails ; étant doué d'une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l'objet qui m'occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n'ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d'être achevée ; il y a telle chose que j'ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d'ardeur le dernier jour que le premier. Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J'étais habile aux échecs, adroit au billard à la chasse, au maniement des armes ; je dessinais passablement ; j'aurais bien chanté, si l'on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n'ai point senti mon pédant, que je n'ai jamais eu l'air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d'autrefois, encore moins la morgue et l'assurance, l'envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs. Je passai deux ans au collège de Rennes ; Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisième soeur, se maria dans le cours de ces deux années elle épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé, et s'établit avec son mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux soeurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j'assistai à la noce. J'y rencontrai cette comtesse de Tronjoli qui se fit remarquer par son intrépidité à l'échafaud cousine et intime amie du marquis de La Rouërie, elle fut mêlée à sa conspiration. Je n'avais encore vu la beauté qu'au milieu de ma famille ; je restai confondu en l'apercevant sur le visage d'une femme étrangère. Chaque pas dans la vie m'ouvrait une nouvelle perspective ; j'entendais la voix lointaine et séduisante des passions qui venaient à moi ; je me précipitais au-devant de ces sirènes, attiré par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand prêtre d'Eleusis, j'avais des encens divers pour chaque divinité. Mais les hymnes que je chantais, en brûlant ces encens pouvaient-ils s'appeler baumes, ainsi que les poésies de l'hiérophante ? La Vallée-aux-Loups, janvier 1814. Je suis envoyé à Brest pour subir l'examen de garde de marine. - Le port de Brest. - Je retrouve encore Gesril. - La Pérouse. - Je reviens à Combourg. Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j'éprouvai en sortant du petit collège de Dol ; peut-être n'avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout ma jeunesse n'était plus enveloppée dans sa fleur, le temps commençait à la déclore. J'eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d'escadre, dont un des fils, officier très distingué d'artillerie dans les armées Bonaparte, a épousé la fille unique de ma soeur la comtesse de Farcy. Arrivé à Brest, je ne trouvai point mon brevet d'aspirant ; je ne sais quel accident l'avait retardé. Je restai ce qu'on appelait soupirant, et comme tel, exempt d'études régulières. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, à une table d'hôte d'aspirants, et me présenta au commandant de la marine, le comte Hector. Abandonné à moi-même pour la première fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma société habituelle se réduisit à mes maîtres d'escrime, de dessin et de mathématiques. Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait à Brest l'extrémité de la péninsule Armoricaine après ce cap avancé, il n'y avait plus rien qu'un océan sans bornes et des mondes inconnus ; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule constructeurs, matelots militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s'embarquaient, des pilotes commandaient la manoeuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d'où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d'artillerie. Ici des charrettes s'avançaient dans l'eau à reculons pour recevoir des chargements ; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins. Mon esprit se remplissait d'idées vagues sur la société, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait. Je quittais le mât sur lequel j'étais assis ; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port ; j'arrivais à un coude où ce port disparaissait. Là, ne voyant plus rien qu'une vallée tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivière. Tantôt regardant couler l'eau, tantôt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prêtant l'oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rêverie. Au milieu de cette rêverie, si le vent m'apportait le son du canon d'un vaisseau qui mettait à la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux. Un jour, j'avais dirigé ma promenade vers l'extrémité extérieure du port du côté de la mer il faisait chaud, je m'étendis sur la grève et m'endormis. Tout à coup, je suis réveillé par un bruit magnifique ; j'ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trirèmes dans les mouillages de la Sicile, après la victoire sur Sextus Pompée ; les détonations de l'artillerie se succédaient ; la rade était semée de navires la grande escadre française rentrait après la signature de la paix. Les vaisseaux manoeuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, présentaient la poupe, la proue, le flanc, s'arrêtaient en jetant l'ancre au milieu de leur course, ou continuaient à voltiger sur les flots. Rien ne m'a jamais donné une plus haute idée de l'esprit humain ; l'homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit à la mer " Tu n'iras pas plus loin. Non procedes amplius. " Tout Brest accourut. Des chaloupes se détachent de la flotte et abordent au Môle. Les officiers dont elles étaient remplies, le visage brûlé par le soleil, avaient cet air étranger qu'on apporte d'une autre hémisphère, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rétablir l'honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si méritant, si illustre ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Couëdic, des d'Estaing, échappés aux coups de l'ennemi, devaient tomber sous ceux des Français ! Je regardais défiler la valeureuse troupe, lorsqu'un des officiers se détache de ses camarades et me saute au cou c'était Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d'un coup d'épée qu'il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir même pour se rendre dans sa famille. Je ne l'ai vu qu'une fois depuis, peu de temps avant sa mort héroïque ; je dirai plus tard en quelle occasion. L'apparition et le départ subit de Gesril, me firent prendre une résolution qui a changé le cours de ma vie il était écrit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinée. On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières atteintes de mon génie, car j'en puis parler comme d'un mal quel qu'ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d'un autre mot pour mieux m'exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j'eusse été plus heureux celui qui, sans m'ôter l'esprit, fût parvenu à tuer ce qu'on appelle mon talent, m'aurait traité en ami. Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. Hector, j'entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes, et causer des pays qu'ils avaient parcourus l'un arrivait de l'Inde, l'autre de l'Amérique ; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J'écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole ; mais la nuit suivante, plus de sommeil je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues. Quoi qu'il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m'empêchait d'aller rejoindre les miens. J'aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d'indépendance ne m'eût éloigné de tous les genres de service j'ai en moi une impossibilité d'obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. Enfin, donnant la première preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans écrire à mes parents, sans en demander permission à personne, sans attendre mon brevet d'aspirant, je partis un matin pour Combourg où je tombai comme des nues. Je m'étonne encore aujourd'hui qu'avec la frayeur que m'inspirait mon père, j'eusse osé prendre une pareille résolution, et ce qu'il y a d'aussi étonnant, c'est la manière dont je fus reçu. Je devais m'attendre aux transports de la plus vive colère, je fus accueilli doucement. Mon père se contenta de secouer la tête comme pour dire " Voilà une belle équipée ! " Ma mère m'embrassa de tout son coeur en grognant, et ma Lucile, avec un ravissement de joie. 1. Promenade. - Apparition de Combourg. - 2. Collège de Dinan. - Broussais. - Je reviens chez mes parents. - 3. Vie à Combourg. - Journées et soirées. - 4. Mon donjon. - 5. Passage de l'enfant à l'homme. - 6. Lucile. - 7. Premier souffle de la muse. - 8. Manuscrit de Lucile. - 9. Dernières lignes écrites à la Vallée-aux-Loups. - Révélation sur le mystère de ma vie. - 10. Fantôme d'amour. - 11. Deux années de délire. - Occupations et chimères. - 12. Mes joies de l'automne. - 13. Incantation. - 14. Tentation. - 15. Maladie. - Je crains et refuse de m'engager dans l'état ecclésiastique. - Projet de passage aux Indes. - 16. Un moment dans ma ville natale. - Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. - Je suis rappelé à Combourg. - Dernière entrevue avec mon père. - J'entre au service. - Adieux à Combourg. Montboissier, juillet 1817. Promenade. - Apparition de Combourg. Depuis la dernière date de ces Mémoires, Vallée-aux-Loups, janvier 1814, jusqu'à la date d'aujourd'hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et six mois se sont passés. Avez-vous entendu tomber l'empire ? Non rien n'a troublé le repos de ces lieux. L'empire s'est abîmé pourtant ; l'immense ruine s'est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d'un ruisseau ignoré. Mais à qui ne les compte pas peu importent les événements quelques années échappées des mains de l'Eternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin. Le livre précédent fut écrit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et à la lueur des derniers éclairs de sa gloire je commence le livre actuel sous le règne de Louis XVIII. J'ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies, comme ces chimères plus douces dont je continue le récit. Disons d'abord ce qui me fait reprendre la plume le coeur humain est le jouet de tout, et l'on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l'a remarqué " Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre âme une resverie sans cause et sans subject la régente et l'agite. " Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche. Le château de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Montboissier, a été vendu et démoli pendant la Révolution ; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l'anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux ; il plaît comme une ruine. Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil il s'enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés. Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui. Mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent ; je n'ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire, et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Mettons à profit le peu d'instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloigne et qui va bientôt disparaître. Collège de Dinan. - Broussais. - Je reviens chez mes parents. J'ai dit mon retour à Combourg, et comment je fus accueilli par mon père, ma mère et ma soeur Lucile. On n'a peut-être pas oublié que mes trois autres soeurs s'étaient mariées, et qu'elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Fougères. Mon frère, dont l'ambition commençait à se développer, était plus souvent à Paris qu'à Rennes. Il acheta d'abord une charge de maître des requêtes qu'il revendit afin d'entrer dans la carrière militaire. Il entra dans le régiment de Royal-Cavalerie ; il s'attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne à Londres où il se rencontra avec André Chénier il était sur le point d'obtenir l'ambassade de Vienne, lorsque nos troubles éclatèrent. Il sollicita celle de Constantinople ; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, à qui cette ambassade fut promise pour prix de sa réunion au parti de la cour. Mon frère avait donc à peu près quitté Combourg au moment où je vins l'habiter. Cantonné dans sa seigneurie, mon père n'en sortait plus, pas même pendant la tenue des Etats. Ma mère allait tous les ans passer six semaines à Saint-Malo, au temps de Pâques ; elle attendait ce moment comme celui de sa délivrance, car elle détestait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d'une entreprise hasardeuse ; on faisait des préparatifs ; on laissait reposer les chevaux. La veille du départ, on se couchait à sept heures du soir, pour se lever à deux heures du matin. Ma mère, à sa grande satisfaction, se mettait en route à trois heures, et employait toute la journée pour faire douze lieues. Lucile, reçue chanoinesse au chapitre de l'Argentière, devait passer dans celui de Remiremont en attendant ce changement, elle restait ensevelie à la campagne. Pour moi, je déclarai, après mon escapade de Brest, ma volonté ferme d'embrasser l'état ecclésiastique la vérité est que je ne cherchais qu'à gagner du temps, car j'ignorais ce que je voulais. On m'envoya au collège de Dinan achever mes humanités. Je savais mieux le latin que mes maîtres ; mais je commençai à apprendre l'hébreu. L'abbé de Rouillac était principal du collège, et l'abbé Duhamel mon professeur. Dinan, orné de vieux arbres, remparé de vieilles tours, est bâti dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que remonte la mer ; il domine des vallées à pentes agréablement boisées. Les eaux minérales de Dinan ont quelque renom. Cette ville toute historique, et qui a donné le jour à Duclos, montrait parmi ses antiquités le coeur de du Guesclin poussière héroïque qui, dérobée pendant la Révolution, fut au moment d'être broyée par un vitrier pour servir à faire de la peinture ; la destinait-on aux tableaux des victoires remportées sur les ennemis de la patrie ? M. Broussais, mon compatriote, étudiait avec moi à Dinan. On menait les écoliers baigner tous les jeudis comme les clercs sous le pape Adrien Ier, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l'empereur Honorius. Une fois, je pensai me noyer ; une autre fois M. Broussais fut mordu par d'ingrates sangsues, imprévoyantes de l'avenir. Dinan était à égale distance de Combourg et de Plancouët. J'allais tour à tour voir mon onde de Bedée à Monchoix, et ma famille à Combourg. M. de Chateaubriand, qui trouvait économie à me garder, ma mère qui désirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n'insistèrent plus sur ma résidence au collège, et je me trouvai insensiblement fixé au foyer paternel. Je me complairais encore à rappeler les moeurs de mes parents, ne me fussent-elles qu'un touchant souvenir ; mais j'en reproduirai d'autant plus volontiers le tableau qu'il semblera calqué sur les vignettes des manuscrits du moyen âge du temps présent au temps que je vais peindre, il y a des siècles. Montboissier, juillet 1817. Revu en décembre 1846. Vie à Combourg. - Journées et soirées. A mon retour de Brest, quatre maîtres mon père, ma mère, ma soeur et moi habitaient le château de Combourg. Une cuisinière, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique un chien de chasse et deux vieilles juments étaient retranchés dans un coin de l'écurie. Ces douze êtres vivants disparaissaient dans un manoir où l'on aurait à peine aperçu cent chevaliers, leurs dames, leurs écuyers, leurs varlets [Nom donné dans la hiérarchie féodale au jeune noble placé en service auprès d'un seigneur pour faire un apprentissage de la chevalerie.] , les destriers et la meute du roi Dagobert. Dans tout le cours de l'année aucun étranger ne se présentait au château, hormis quelques gentilshommes, le marquis de Monlouet, le comte de Goyon-Beaufort qui demandaient l'hospitalité en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l'hiver, à cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au côté, et suivis d'un valet également à cheval, ayant en croupe un gros porte-manteau de livrée. Mon père, toujours très cérémonieux, les recevait tête nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l'histoire de leurs procès. Le soir, on les conduisait dans la tour du nord, à l'appartement de la reine Christine, chambre d'honneur occupée par un lit de sept pieds en tout sens, à doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dorés. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand'salle, et qu'à travers les fenêtres je regardais la campagne inondée ou couverte de frimas, je n'apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussée solitaire de l'étang c'étaient nos hôtes chevauchant vers Rennes. Ces étrangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie ; cependant notre vue s'étendait par eux à quelques lieues au-delà de l'horizon de nos bois. Aussitôt qu'ils étaient partis, nous étions réduits, les jours ouvrables au tête-à-tête de famille, le dimanche à la société des bourgeois du village et des gentilshommes voisins. Le dimanche, quand il faisait beau, ma mère, Lucile et moi, nous nous rendions à la paroisse à travers le petit Mail, le long d'un chemin champêtre ; lorsqu'il pleuvait, nous suivions l'abominable rue de Combourg. Nous n'étions pas traînés, comme l'abbé de Marolles, dans un chariot léger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie. Mon père ne descendait qu'une fois l'an à la paroisse pour faire ses Pâques ; le reste de l'année, il entendait la messe à la chapelle du château. Placés dans le banc du seigneur, nous recevions l'encens et les prières en face du sépulcre de marbre noir de Renée de Rohan, attenant à l'autel image des honneurs de l'homme ; quelques grains d'encens devant un cercueil ! Les distractions du dimanche expiraient avec la journée ; elles n'étaient pas même régulières. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s'écoulaient sans qu'aucune créature humaine frappât à la porte de notre forteresse. Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande au château on éprouvait, en pénétrant sous ses voûtes, la même sensation qu'en entrant à la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un désert, lequel allait toujours croissant ; je crus qu'il se terminerait au monastère ; mais on me montra, dans les murs mêmes du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonnés que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai enveloppé dans les replis de toutes ces solitudes, l'ancien cimetière des cénobites ; sanctuaire d'où le silence éternel, divinité du lieu, étendait sa puissance sur les montagnes et dans les forêts d'alentour. Le calme morne du château de Combourg était augmenté par l'humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersés à toutes les aires de vent de l'édifice. Sa chambre à coucher était placée dans la petite tour de l'est, et son cabinet dans la petite tour de l'ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée, et dans l'embrasure d'une fenêtre on voyait toutes sortes d'armes depuis le pistolet jusqu'à l'espingole. L'appartement de ma mère régnait au-dessus de la grand'salle, entre les deux petites tours il était parqueté et orné de glaces de Venise à facettes. Ma soeur habitait un cabinet dépendant de l'appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j'étais niché dans une espèce de cellule isolée, au haut de la tourelle de l'escalier qui communiquait de la cour intérieure aux diverses parties du château. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domestique gisaient dans des caveaux voûtés, et la cuisinière tenait garnison dans la grosse tour de l'ouest. Mon père se levait à quatre heures du matin, hiver comme été il venait dans la cour intérieure appeler et éveiller son valet de chambre, à l'entrée de l'escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de café à cinq heures ; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'à midi. Ma mère et ma soeur déjeunaient chacune dans leur chambre, à huit heures du matin. Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeuner ; j'étais censé étudier jusqu'à midi la plupart du temps je ne faisais rien. A onze heures et demie, on sonnait le dîner que l'on servait à midi. La grand'salle était à la fois salle à manger et salon on dînait et l'on soupait à l'une de ses extrémités du côté de l'est ; après les repas, on se venait placer à l'autre extrémité du côté de l'ouest, devant une énorme cheminée. La grand'salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux portraits depuis le règne de François Ier jusqu'à celui de Louis XIV ; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Condé et de Turenne un tableau représentant Hector tué par Achille sous les murs de Troie, était suspendu au-dessus de la cheminée. Le dîner fait, on restait ensemble jusqu'à deux heures. Alors, si l'été, mon père prenait le divertissement de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l'étendue du vol du chapon ; si l'automne et l'hiver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle, où elle passait quelques heures en prières. Cette chapelle était un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands maîtres, qu'on se s'attendait guère à trouver dans un château féodal, au fond de la Bretagne. J'ai aujourd'hui, en ma possession, une Sainte Famille de l'Albane, peinte sur cuivre, tirée de cette chapelle c'est tout ce qui me reste de Combourg. Mon père parti et ma mère en prières, Lucile s'enfermait dans sa chambre ; je regagnais ma cellule, ou j'allais courir les champs. A huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s'asseyait sur le perron. Mon père, armé de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à l'entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premières étoiles. A dix heures, on rentrait et l'on se couchait. Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant " De quoi parliez-vous ? " Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent. Dix heures sonnaient à l'horloge du château mon père s'arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui. Le talisman était brisé ; ma mère, ma soeur et moi transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher. Ce torrent de paroles écoulé, j'appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma mère et ma soeur à leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu'on l'avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle ; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir. [ Voir aussi dans les textes retranchés Le Revenant[C M 1 570] .] Montboissier, août 1817. Mon donjon. Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma soeur elles se mettaient au lit mourantes de peur ; je me retirais au haut de ma tourelle ; la cuisinière rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain. La fenêtre de mon donjon s'ouvrait sur la cour intérieure ; le jour, j'avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, où végétaient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets qui, durant l'été, s'enfonçaient en criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau du ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abaissait à l'occident, j'en étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de la fenêtre. Des chouettes, voletant d'une tour à l'autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans l'endroit le plus désert, à l'ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des ténèbres. Quelquefois, le vent semblait courir à pas légers ; quelquefois il laissait échapper des plaintes ; tout à coup, ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. A quatre heures du matin, la voix du maître du château, appelant le valet de chambre à l'entrée des voûtes séculaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fantôme de la nuit. Cette voix remplaçait pour moi la douce harmonie au son de laquelle le père de Montaigne éveillait son fils. L'entêtement du comte de Chateaubriand à faire coucher un enfant seul au haut d'une tour pouvait avoir quelque inconvénient ; mais il tourna à mon avantage. Cette manière violente de me traiter me laissa le courage d'un homme, sans m'ôter cette sensibilité d'imagination dont on voudrait aujourd'hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher à me convaincre qu'il n'y avait point de revenants, on me força de les braver. Lorsque mon père me disait avec un sourire ironique " Monsieur le chevalier aurait-il peur ? " il m'eût fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente mère me disait " Mon enfant, tout n'arrive que par la permission de Dieu ; vous n'avez rien à craindre des mauvais esprits, tant que vous serez bon chrétien " ; j'étais mieux rassuré que par tous les arguments de la philosophie. Mon succès fut si complet que les vents de la nuit, dans ma tour déshabitée, ne servaient que de jouets à mes caprices et d'ailes à mes songes. Mon imagination allumée, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourriture et aurait dévoré la terre et le ciel. C'est cet état moral qu'il faut maintenant décrire. Replongé dans ma jeunesse, je vais essayer de me saisir dans le passé, de me montrer tel que j'étais, tel peut-être que je regrette de n'être plus, malgré les tourments que j'ai endurés. Passage de l'enfant à l'homme. A peine étais-je revenu de Brest à Combourg, qu'il se fit dans mon existence une révolution. L'enfant disparut et l'homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent. D'abord tout devint passion chez moi, en attendant les passions mêmes. Lorsque après un dîner silencieux où je n'avais osé ni parler ni manger, je parvenais à m'échapper, mes transports étaient incroyables ; je ne pouvais descendre le perron d'une seule traite je me serais précipité. J'étais obligé de m'asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation ; mais aussitôt que j'avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais à courir, à sauter, à bondir, à fringuer, à m'éjouir jusqu'à ce que je tombasse épuisé de forces palpitant, enivré de folâtreries et de liberté. Mon père me menait quant à lui à la chasse. Le goût de la chasse me saisit et je le portai jusqu'à la fureur ; je vois encore le champ où j'ai tué mon premier lièvre. Il m'est souvent arrivé en automne de demeurer quatre ou cinq heures dans l'eau jusqu'à la ceinture, pour attendre au bord d'un étang des canards sauvages ; même aujourd'hui, je ne suis pas de sang-froid lorsqu'un chien tombe en arrêt. Toutefois, dans ma première ardeur pour la chasse, il entrait un fond d'indépendance ; franchir les fossés, arpenter les champs, les marais, les bruyères, me trouver avec un fusil dans un lieu désert, ayant puissance et solitude, c'était ma façon d'être naturelle. Dans mes courses, je pointais si loin que, ne pouvant plus marcher, les gardes étaient obligés de me rapporter sur des branches entrelacées. Cependant le plaisir de la chasse ne me suffisait plus ; j'étais agité d'un désir de bonheur que je ne pouvais ni régler, ni comprendre ; mon esprit et mon coeur s'achevaient de former comme deux temples vides, sans autels et sans sacrifices ; on ne savait encore quel Dieu y serait adoré. Je croissais auprès de ma soeur Lucile, notre amitié était toute notre vie. Lucile. Lucile était grande et d'une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs ; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant. Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'était de celui que nous portions au dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j'avais peine à dissiper à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années ; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure une expression qu'elle cherchait, une chimère qu'elle s'était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l'ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée ; retirée vers son coeur, sa vie cessait de paraître au dehors ; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre. J'essayais alors de la consoler, et l'instant d'après je m'abîmais dans des désespoirs inexplicables. Lucile aimait à faire seule vers le soir, quelque lecture pieuse son oratoire de prédilection était l'embranchement de deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style [Nom que les grecs donnaient à une colonne, et par métaphore, à un poinçon ou forte aiguille qui servait à tracer les lettres sur des tablettes de cire.] s'élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Eglise, priant à ces stations appelées Laures . De la concentration de l'âme naissaient chez ma soeur des effets d'esprit extraordinaires endormie, elle avait des songes prophétiques ; éveillée, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour battait une pendule qui sonnait le temps au silence ; Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir sur une marche, en face de cette pendule elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles unies à minuit enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres soeurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace pousse un cri et dit " Je viens de voir entrer la mort. " Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue ; dans les bruyères armoricaines, elle n'était qu'une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur. Premier souffle de la muse. La vie que nous menions à Combourg, ma soeur et moi, augmentait l'exaltation de notre âge et de notre caractère. Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des écureuils et des hermines. Jeunes comme les primevères, tristes comme la feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos récréations et nous. Ce fut dans une de ces promenades, que Lucile, m'entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit " Tu devrais peindre tout cela. " Ce mot me révéla la muse, un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c'eût été ma langue naturelle ; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c'est-à-dire mes bois et mes vallons ; je composais une foule de petites idylles ou tableaux de la nature. J'ai écrit longtemps en vers avant d'écrire en prose M. de Fontanes prétendait que j'avais reçu les deux instruments. Ce talent que me promettait l'amitié s'est-il jamais levé pour moi ? Que de choses j'ai vainement attendues ! Un esclave, dans l' Agamemnon d'Eschyle, est placé en sentinelle au haut du palais d'Argos ; ses yeux cherchent à découvrir le signal convenu du retour des vaisseaux ; il chante pour solacier ses veilles, mais les heures s'envolent et les astres se couchent, et le flambeau ne brille pas. Lorsque, après maintes années, sa lumière tardive apparaît sur les flots, l'esclave est courbé sous le poids du temps ; il ne lui reste plus qu'à recueillir des malheurs, et le choeur lui dit " qu'un vieillard est une ombre " errante à la clarté du jour. Onar hmerojanton alainei . Manuscrit de Lucile. Dans les premiers enchantements de l'inspiration, j'invitai Lucile à m'imiter. Nous passions des jours à nous consulter mutuellement, à nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous entreprenions des ouvrages en commun ; guidés par notre instinct, nous traduisîmes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de Lucrèce sur la vie le Taedet animam meam vitae meae , l' Homo natus de muliere , le Tum porro puer, ut saevis projectus ab undis navita , etc. Les pensées de Lucile n'étaient que des sentiments ; elles sortaient avec difficulté de son âme ; mais quand elle parvenait à les exprimer, il n'y avait rien au-dessus. Elle a laissé une trentaine de pages manuscrites ; il est impossible de les lire sans être profondément ému. L'élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité passionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec et du génie germanique. L'aurore. " Quelle douce clarté vient éclairer l'Orient ! Est-ce la jeune aurore qui entrouvre au monde ses beaux yeux chargés des langueurs du sommeil ? Déesse charmante, hâte-toi ! quitte la couche nuptiale, prends la robe de pourpre ; qu'une ceinture moelleuse la retienne dans ses noeuds ; que nulle chaussure ne presse tes pieds délicats ; qu'aucun ornement ne profane tes belles mains faites pour entrouvrir les portes du jour. Mais tu te lèves déjà sur la colline ombreuse. Tes cheveux d'or tombent en boucles humides sur ton col de rose. " De ta bouche s'exhale un souffle pur et parfumé. Tendre déité, toute la nature sourit à ta présence ; toi seule verses des larmes, et les fleurs naissent. " A la lune. " Chaste déesse ! déesse si pure, que jamais même les roses de la pudeur ne se mêlent à tes tendres clartés, j'ose te prendre pour confidente de mes sentiments. Je n'ai point, non plus que toi, à rougir de mon propre coeur Mais quelquefois le souvenir du jugement injuste et aveugle des hommes couvre mon front de nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs et les misères de ce monde inspirent mes rêveries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne des cieux, tu conserves toujours la sérénité ; les tempêtes et les orages qui s'élèvent de notre globe glissent sur ton disque paisible. Déesse aimable à ma tristesse, verse ton froid repos dans mon âme. " L'innocence. " Fille du ciel, aimable innocence, si j'osais de quelques-uns de tes traits essayer une faible peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu à l'enfance, de sagesse au printemps de la vie, de beauté à la vieillesse et de bonheur à l'infortune ; qu'étrangère à nos erreurs, tu ne verses que des larmes pures, et que ton sourire n'a rien que de céleste. Belle innocence ! mais quoi, les dangers t'environnent, l'envie t'adresse tous ses traits trembleras-tu, modeste innocence ? chercheras-tu à te dérober aux périls qui te menacent ? Non, je te vois debout, endormie, la tête appuyée sur un autel. " Mon frère accordait quelquefois de courts instants aux ermites de Combourg il avait coutume d'amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne, M. de Malfilâtre, cousin de l'infortuné poète de ce nom. Je crois que Lucile, à son insu, avait ressenti une passion secrète pour cet ami de mon frère et que cette passion étouffée était au fond de la mélancolie de ma soeur. Elle avait d'ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l'orgueil elle croyait que tout le monde était conjuré contre elle. Elle vint à Paris en 1789, accompagnée de cette soeur Julie dont elle a déploré la perte avec une tendresse empreinte de sublime. Quiconque la connut, l'admira depuis M. de Malesherbes jusqu'à Chamfort. Jetée clans les cryptes révolutionnaires à Rennes, elle fut au moment d'être renfermée au château de Combourg devenu cachot pendant la Terreur. Délivrée de prison, elle se maria à M. de Caud, qui la laissa veuve au bout d'un an. Au retour de mon émigration, je revis l'amie de mon enfance je dirai comment elle disparut, quand il plut à Dieu de m'affliger. Vallée-aux-Loups, novembre 1817. Dernières lignes écrites à la Vallée-aux-Loups. Révélation sur le mystère de la vie. Revenu de Montboissier, voici les dernières lignes que je trace dans mon ermitage ; il le faut abandonner tout rempli des beaux adolescents qui déjà dans leurs rangs pressés cachaient et couronnaient leur père. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose à la tombe de ma Floridienne, le pin de Jérusalem et le cèdre du Liban consacrés à la mémoire de Jérôme, le laurier de Grenade, le platane de la Grèce, le chêne de l'Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai Cymodocée, inventai Velléda. Ces arbres naquirent et crûrent avec mes rêveries ; elles en étaient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire leur nouveau maître les aimera-t-il comme je les aimais ? Il les laissera dépérir, il les abattra peut-être je ne dois rien conserver sur la terre. C'est en disant adieu aux bois d'Aulnay que je vais rappeler l'adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg tous mes jours sont des adieux. Le goût que Lucile m'avait inspiré pour la poésie, fut de l'huile jetée sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degré de force ; il me passa par l'esprit des vanités de renommée ; je crus un moment à mon talent, mais bientôt, revenu à une juste défiance de moi-même, je me mis à douter de ce talent, ainsi que j'en ai toujours douté. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation ; j'en voulus à Lucile d'avoir fait naître en moi un penchant malheureux je cessai d'écrire, et je me pris à pleurer ma gloire à venir, comme on pleurerait sa gloire passée. Rentré dans ma première oisiveté, je sentis davantage ce qui manquait à ma jeunesse je m'étais un mystère. Je ne pouvais voir une femme sans être troublé ; je rougissais si elle m'adressait la parole. Ma timidité déjà excessive avec tout le monde, était si grande avec une femme que j'aurais préféré je ne sais quel tourment à celui de demeurer seul avec cette femme elle n'était pas plus tôt partie, que je la rappelais de tous mes voeux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon, se présentaient bien à ma mémoire mais l'image de ma mère et de ma soeur, couvrant tout de sa pureté, épaississait les voiles que la nature cherchait à soulever ; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins désintéressée. Quand on m'aurait livré les plus belles esclaves du sérail, je n'aurais su que leur demander le hasard m'éclaira. Un voisin de la terre de Combourg était venu passer quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village ; on courut à l'une des fenêtres de la grand'salle pour regarder. J'y arrivai le premier, l'étrangère se précipitait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle ; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi. Dès ce moment, j'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une manière qui m'était inconnue, devait être la félicité suprême. Si j'avais fait ce que font les autres hommes, j'aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe ; mais tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L'ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu'au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d'objet réel, j'évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoire du coeur humain offre un autre exemple de cette nature. Fantôme d'amour. Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l'étrangère qui m'avait pressé contre son sein ; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m'avaient fourni d'autres traits, et j'avais dérobé des grâces jusqu'aux tableaux des Vierges suspendues dans les églises. Cette charmeresse me suivait partout invisible ; je m'entretenais avec elle, comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie Aphrodite sans voile, Diane vêtue d'azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse, je retouchais ma toile ; j'enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j'en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis, quand j'avais fait un chef-d'oeuvre, j'éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs ; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes, dans lesquelles j'idolâtrais séparément les charmes que j'avais adorés réunis. Pygmalion fut moins amoureux de sa statue mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu'il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval comme Castor et Pollux ; je jouais de la lyre comme Apollon ; Mars maniait ses armes avec moins de force et d'adresse héros de roman ou d'histoire, que d'aventures fictives j'entassais sur des fictions ! Les ombres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les châtelaines des vieux manoirs ; bains, parfums, danses, délices de l'Asie, tout m'était approprié par une baguette magique. Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs c'était toujours ma sylphide ; elle me cherche à minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amour que l'astre d'Endymion pénètre de sa lumière ; elle s'avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune le bruit léger de sa course sur les mosaïques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d'Enna ; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front lorsqu'elle penche sur mon visage sa tête de seize années, et que ses mains s'appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté. Au sortir de ces rêves, quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n'attirerait les regards de personne, qui passerait ignoré, qu'aucune femme n'aimerait jamais, le désespoir s'emparait de moi je n'osais plus lever les yeux sur l'image brillante que j'avais attachée à mes pas. Deux années de délire. - Occupations et chimères. Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus ; j'étudiais encore, je jetai là les livres ; mon goût pour là solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais ; je ne dormais plus ; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleins de délices. Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques ; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour, je lui donnais ma beauté à conduire afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité je reprenais le chemin du manoir, le coeur serré, le visage abattu. Les jours d'orage en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais la foudre ; j'espérais qu'elle m'apporterait Armide. Le ciel était-il serein ? je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules là isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe était à mes côtés. J'associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises. D'autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires ; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés ; je prêtais l'oreille à chaque arbre. Je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois je voulais redire ces plaisirs et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d'un cor ou d'un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amour ; comment main en main nous visitions les ruines célèbres, Venise, Rome, Athènes Jérusalem, Memphis, Carthage ; comment nous franchissions les mers ; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahiti, aux bosquets embaumés d'Amboine et de Tidor. Comment au sommet de l'Himalaya nous allions réveiller l'aurore ; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourent les pagodes aux boules d'or ; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur le mât d'une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne. La terre et le ciel ne m'étaient plus rien ; j'oubliais surtout le dernier mais si je ne lui adressais plus mes voeux, il écoutait la voix de ma secrète misère car je souffrais, et les souffrances prient. Mes joies de l'automne. Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes on se sent mieux à l'abri des hommes. Un caractère moral s'attache aux scènes de l'automne ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang, et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guéret ? je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone ? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines. Le soir je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus. Incantation. La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d'eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois j'échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. A peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l'espace descendant du trône de Dieu aux portes de l'abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l'aquilon ne m'apportaient que les soupirs de la volupté ; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Les paroles que j'adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse, et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tombée, l'enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions je la plaçais sur un autel et je l'adorais. L'orgueil d'être aimé d'elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle ? Je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire ; je tremblais au son de sa voix ; je frémissais de désir, si je touchais ce qu'elle avait touché. L'air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang. Un seul de ses regards m'eût fait voler au bout de la terre, quel désert ne m'eût suffi avec elle ! A ses côtés, l'antre des lions se fût changé en palais, et des millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé. A cette fureur se joignait une idolâtrie morale par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m'enlaçait dans ses bras, était aussi pour moi la gloire et surtout l'honneur, la vertu, lorsqu'elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie, lorsqu'il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices [charmes, séductions] des sens et toutes les jouissances de l'âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence ; j'étais homme et n'étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j'étais un pur esprit, un être aérien, chantant la souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l'amour et l'objet de l'amour. Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche, je me roulais dans ma douleur ; j'arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient misérables, pour un néant. Tentation. Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais à travers les ténèbres, j'ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier et j'allais errer dans le grand bois. Après avoir marché à l'aventure, agitant mes mains embrassant les vents qui m'échappaient ainsi que l'ombre objets de mes poursuites, je m'appuyais contre le tronc d'un hêtre ; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d'un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traînant sur la cime dépouillée de la futaie j'aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l'humidité de la nuit ; l'haleine glaciale de l'aube ne m'aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne s'était fait entendre. Dans la plupart des villages de la Bretagne, c'est ordinairement à la pointe du jour que l'on sonne pour les trépassés. Cette sonnerie compose, de trois notes répétées, un petit air monotone, mélancolique et champêtre. Rien ne convenait mieux à mon âme malade et blessée, que d'être rendue aux tribulations de l'existence par la cloche qui en annonçait la fin. Je me représentais le pâtre expiré dans sa cabane inconnue, ensuite déposé dans un cimetière non moins ignoré. Qu'était-il venu faire sur la terre ? moi-même, que faisais-je dans ce monde ? Puisqu'enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure que d'achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour ? Le rouge du désir me montait au visage. l'idée de n'être plus me saisissait le coeur à la façon d'une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j'ai souvent souhaité ne pas survivre au bonheur il y avait dans le premier succès un degré de félicité qui me faisait aspirer à la destruction. De plus en plus garrotté à mon fantôme, ne pouvant jouir de ce qui n'existait pas, j'étais comme ces hommes mutilés qui rêvent des béatitudes pour eux insaisissables, et qui se créent un songe dont les plaisirs égalent les tortures de l'enfer. J'avais en outre le pressentiment des misères de mes futures destinées ingénieux à me forger des souffrances, je m'étais placé entre deux désespoirs ; quelquefois je ne me croyais qu'un être nul, incapable de s'élever au-dessus du vulgaire ; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais appréciées. Un secret instinct m'avertissait qu'en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais. Tout nourrissait l'amertume de mes dégoûts Lucile était malheureuse ; ma mère ne me consolait pas ; mon père me faisait éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l'âge ; la vieillesse raidissait son âme comme son corps ; il m'épiait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l'apercevais assis sur le perron, on m'aurait plutôt tué que de me faire rentrer au château. Ce n'était néanmoins que différer mon supplice obligé de paraître au souper, je m'asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front la dernière lueur de la raison m'échappa. Me voici arrivé à un moment où j'ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L'homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature. Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J'armai le fusil, j'introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre ; je réitérai plusieurs fois l'épreuve le coup ne partit pas ; l'apparition d'un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n'était pas arrivée, et je remis à un autre jour l'exécution de mon projet. Si je m'étais tué, tout ce que j'ai été s'ensevelissait avec moi ; on ne saurait rien de l'histoire qui m'aurait conduit à ma catastrophe ; j'aurais grossi la foule des infortunés sans nom, je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes chagrins comme un blessé à la trace de son sang. Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d'imiter ces folies, ceux qui s'attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu'ils n'entendent que la voix d'un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais, rien n'est demeuré il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m'a jugé. Maladie. - Je crains et refuse de m'engager dans l'état ecclésiastique. - Projet de passage aux Indes. Une maladie, fruit de cette vie désordonnée, mit fin aux tourments par qui m'arrivèrent les premières inspirations de la muse et les premières attaques des passions. Ces passions dont mon âme était surmenée, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempêtes de mer qui affluent de tous les points de l'horizon pilote sans expérience, je ne savais de quel côté présenter la voile à des vents indécis. Ma poitrine se gonfla, la fièvre me saisit ; on envoya chercher à Bazouches petite ville éloignée de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent médecin nommé Cheftel, dont le fils a joué un rôle dans l'affaire du marquis de La Rouërie [A mesure que j'avance dans la vie, je retrouve des personnages de mes Mémoires la veuve du fils du médecin Cheftel vient d'être reçue à l'infirmerie de Marie-Thérèse, c'est un témoin de plus de ma véracité. 1834.] . Il m'examina attentivement, ordonna des remèdes et déclara qu'il était surtout nécessaire de m'arracher à mon genre de vie. Je fus six semaines en péril. Ma mère vint un matin s'asseoir au bord de mon lit, et me dit " Il est temps de vous décider ; votre frère est à même de vous obtenir un bénéfice ; mais avant d'entrer au séminaire, il faut vous bien consulter, car si je désire que vous embrassiez l'état ecclésiastique, j'aime encore mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux. " D'après ce qu'on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mère tombait à propos. Dans les événements majeurs de ma vie, j'ai toujours su promptement ce que je devais éviter ; un mouvement d'honneur me pousse. Abbé ? je me parus ridicule. Evêque ? la majesté du sacerdoce m'imposait et je reculais avec respect devant l'autel. Ferais-je comme évêque des efforts afin d'acquérir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes vices ? Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d'hypocrite et d'ambitieux me connaissent peu je ne réussirai jamais dans le monde, précisément parce qu'il me manque une passion et un vice, l'ambition et l'hypocrisie. La première serait tout au plus chez moi de l'amour-propre piqué ; je pourrais désirer quelquefois être ministre ou roi pour me rire de mes ennemis, mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fenêtre. Je dis donc à ma mère que je n'étais pas assez fortement appelé à l'état ecclésiastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets je n'avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus être prêtre. Restait la carrière militaire ; je l'aimais mais comment supporter la perte de mon indépendance et la contrainte de la discipline européenne ? Je m'avisai d'une chose saugrenue je déclarai que j'irais au Canada défricher des forêts ou aux Indes chercher du service dans les armées des princes de ce pays. Par un de ces contrastes qu'on remarque chez tous les hommes, mon père, si raisonnable d'ailleurs, n'était jamais trop choqué d'un projet aventureux. Il gronda ma mère de mes tergiversations, mais il se décida à me faire passer aux Indes. On m'envoya à Saint-Malo ; on y préparait un armement pour Pondichéry. Un moment dans ma ville natale. - Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. - Je suis rappelé à Combourg. - Dernière entrevue avec mon père. - J'entre au service. - Adieux à Combourg. Deux mois s'écoulèrent je me retrouvai seul dans mon île maternelle ; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le coeur de tendresse, de regrets et de reconnaissance. Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je me jouais ; ils étaient partis ou dépecés ; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écoulé. Etranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étais, par l'unique raison que ma tête s'élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère ! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent ; nos liaisons varient il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère. Désormais sans compagnon, j'explorais l'arène qui vit mes châteaux de sable campos ubi Troja fuit . Je marchais sur la plage désertée de la mer. Les grèves abandonnées du flux m'offraient l'image de ces espaces désolés que les illusions laissent autour de nous lorsqu'elles se retirent. Mon compatriote Abailard regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son Héloïse ; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau ad horizontis undas , et son oreille était bercée ainsi que la mienne de l'unisonance des vagues. Je m'exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j'avais apportées des bois de Combourg. Un cap, nommé Lavarde, servait de terme à mes courses assis sur la pointe de ce cap, dans les pensées les plus amères, je me souvenais que ces mêmes rochers servaient à me cacher dans mon enfance, à l'époque des fêtes ; j'y dévorais mes larmes, et mes camarades s'enivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimé, ni plus heureux. Bientôt j'allais quitter ma patrie pour émietter mes jours en divers climats. Ces réflexions me navraient à mort et j'étais tenté de me laisser tomber dans les flots. Une lettre me rappelle à Combourg j'arrive, je soupe avec ma famille ; monsieur mon père ne me dit pas un mot, ma mère soupire, Lucile paraît consternée ; à dix heures on se retire. J'interroge ma soeur ; elle ne savait rien. Le lendemain à huit heures du matin on m'envoie chercher. Je descends mon père m'attendait dans son cabinet. " Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer à vos folies. Votre frère a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de là pour Cambrai. Voilà cent louis ; ménagez-les. Je suis vieux et malade ; je n'ai pas longtemps à vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom. " Il m'embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien c'était pour moi le dernier embrassement paternel. Le comte de Chateaubriand, homme si redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment que le père le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai. Il commençait d'être attaqué d'une paralysie, elle le conduisit au tombeau, son bras gauche avait un mouvement convulsif qu'il était obligé de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et après m'avoir remis sa vieille épée, que sans me donner le temps de me reconnaître, il me conduisit au cabriolet qui m'attendait dans la Cour Verte. Il m'y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma mère et ma soeur qui fondaient en larmes sur le perron. Je remontai la chaussée de l'étang ; je vis les roseaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie ; je jetai un regard sur le château. Alors, comme Adam après son péché, je m'avançai sur la terre inconnue le monde était tout devant moi and the world was all before him. Depuis cette époque, je n'ai revu Combourg que trois fois après la mort de mon père, nous nous y trouvâmes en deuil, pour partager notre héritage et nous dire adieu. Une autre fois j'accompagnai ma mère à Combourg elle s'occupait de l'ameublement du château ; elle attendait mon frère, qui devait amener ma belle-soeur en Bretagne. Mon frère ne vint point ; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller préparé des mains de ma mère. Enfin, je traversai une troisième fois Combourg, en allant m'embarquer à Saint-Malo pour l'Amérique. Le château était abandonné, je fus obligé de descendre chez le régisseur. Lorsque, en errant dans le grand Mail j'aperçus du fond d'une allée obscure le perron désert, la porte et les enêtres fermées, je me trouvai mal. Je regagnai avec peine le village ; j'envoyai chercher mes chevaux et je partis au milieu de la nuit. Après quinze années d'absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre-Sainte, je courus embrasser à Fougères ce qui me restait de ma famille. Je n'eus pas le courage d'entreprendre le pèlerinage des champs où la plus vive partie de mon existence fut attachée. C'est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j'ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. Là, j'ai cherché un coeur qui pût entendre le mien ; là, j'ai vu se réunir, puis se disperser ma famille. Mon père y rêva son nom rétabli, la fortune de sa maison renouvelée autre chimère que le temps et les révolutions ont dissipée. De six enfants que nous étions, nous ne restons plus que trois mon frère, Julie et Lucile ne sont plus, ma mère est morte de douleur, les cendres de mon père ont été arrachées de son tombeau. Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires , quelque voyageur viendra visiter les lieux que j'ai peints. Il pourra reconnaître le château ; mais il cherchera vainement le grand bois le berceau de mes songes a disparu comme les songes. Demeuré seul debout sur son rocher l'antique donjon pleure les chênes, vieux compagnons qui l'environnaient et le protégeaient contre la tempête. Isolé comme lui, j'ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me prêtait son abri heureusement ma vie n'est pas bâtie sur la terre aussi solidement que les tours où j'ai passé ma jeunesse et l'homme résiste moins aux orages que les monuments élevés par ses mains. 1. Berlin. - Potsdam. - Frédéric. - 2. Mon frère. - Mon cousin Moreau. - Ma soeur la comtesse de Farcy. - 3. Julie mondaine. - Dîner. - Pommereul. - Madame de Chastenay. - 4. Cambrai. - Le régiment de Navarre. - La Martinière. - 5. Mort de mon père. - 6. Regrets. - Mon père m'eût-il apprécié ? - 7. Retour en Bretagne. - Séjour chez ma soeur aînée. - Mon frère m'appelle à Paris. - 8. Ma vie solitaire à Paris. - 9. Présentation à Versailles. - Chasse avec le Roi. - 10. Passage en Bretagne. - Garnison de Dieppe. - Retour à Paris avec Lucile et Julie. - 11. Delisle de Sales. - Flins. - Vie d'un homme de lettres. - 12. Gens de lettres. - Portraits. - 13. Famille Rosambo. - M. de Malesherbes sa prédilection pour Lucile. - Apparition et changement de ma sylphide. Berlin, mars 1821. Revu en juillet 1846. Berlin. - Potsdam. - Frédéric. Il y a loin de Combourg à Berlin, d'un jeune rêveur à un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui précède ces paroles " Dans combien de lieux ai-je commencé à écrire ces Mémoires , et dans quel lieu les finirai-je ? " Près de quatre ans ont passé entre la date des faits que je viens de raconter et celle où je reprends ces Mémoires . Mille choses sont survenues ; un second homme s'est trouvé en moi, l'homme politique j'y suis fort peu attaché. J'ai défendu les libertés de la France, qui seules peuvent faire durer le trône légitime. Avec le Conservateur j'ai mis M. de Villèle au pouvoir ; j'ai vu mourir le duc de Berry et j'ai honoré sa mémoire. Afin de tout concilier, je me suis éloigné ; j'ai accepté l'ambassade de Berlin. J'étais hier à Potsdam, caserne ornée, aujourd'hui sans soldats j'étudiais le faux Julien dans sa fausse Athènes. On m'a montré à Sans-souci la table où un grand monarque allemand mettait en petits vers français les maximes encyclopédiques ; la chambre de Voltaire, décorée de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fit un jeu de respecter celui qui ravageait des provinces, le tombeau du cheval César et des levrettes Diane , Amourette , Biche , Superbe et Pax . Le royal impie se plut à profaner même la religion des tombeaux, en élevant des mausolées à ses chiens ; il avait marqué sa sépulture auprès d'eux, moins par mépris des hommes que par ostentation du néant. On m'a conduit au nouveau palais, déjà tombant. On respecte dans l'ancien château de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils déchirés et souillés, enfin toutes les traces de la malpropreté du prince renégat. Ces lieux immortalisent à la fois la saleté du cynique, l'impudence de l'athée, la tyrannie du despote et la gloire du soldat. Une seule chose a attiré mon attention l'aiguille d'une pendule fixée sur la minute où Frédéric expira ; j'étais trompé par l'immobilité de l'image les heures ne suspendent point leur fuite ; ce n'est pas l'homme qui arrête le temps, c'est le temps qui arrête l'homme. Au surplus, peu importe le rôle que nous avons joué dans la vie ; l'éclat ou l'obscurité de nos doctrines, nos richesses ou nos misères, nos joies ou nos douleurs ne changent rien à la mesure de nos jours. Que l'aiguille circule sur un cadran d'or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d'une bague ou la rosace d'une basilique, l'heure n'a que la même durée. Dans un caveau de l'église protestante, immédiatement au-dessous de la chaire du schismatique défroqué, j'ai vu le cercueil du sophiste à couronne. Ce cercueil est de bronze ; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d'airain, ne serait pas même arraché à son sommeil par le bruit de sa renommée ; il ne se réveillera qu'au son de la trompette, lorsqu'elle l'appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armées. J'avais un tel besoin de changer d'impression que j'ai trouvé du soulagement à visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m'adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son armée. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes ; vulgaire comme eux, il se réfugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd'hui de la différence qui fut entre eux jadis lorsque l'un était le grand Frédéric et l'autre Frédéric-Guillaume ? Sans-Souci et la Maison-de-Marbre sont également des ruines sans maître. A tout prendre, bien que l'énormité des événements de nos jours ait rapetissé les événements passés, bien que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc., ne soient plus que des escarmouches auprès des batailles de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de la Moskowa, Frédéric souffre moins que d'autres personnages de la comparaison avec le géant enchaîné à Sainte-Hélène. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupées qui vivront le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume. Les soirées sont longues à Berlin. J'habite un hôtel appartenant à madame la duchesse de Dino. Dès l'entrée de la nuit, mes secrétaires m'abandonnent. Quand il n'y a pas de fête à la cour pour le mariage du grand-duc et de la grande-duchesse Nicolas [Aujourd'hui l'empereur et l'impératrice de Russie. Paris, 1832.] , je reste chez moi. Enfermé seul auprès d'un poêle à figure morne, je n'entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l'homme qui siffle les heures. A quoi passerai-je mon temps ? Des livres ? je n'en ai guère si je continuais mes Mémoires ? Vous m'avez laissé sur le chemin de Combourg à Rennes je débarquai dans cette dernière ville chez un de mes parents. Il m'annonça tout joyeux, qu'une dame de sa connaissance, allant à Paris, avait une place à donner dans sa voiture, et qu'il se faisait fort de déterminer cette dame à me prendre avec elle. J'acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l'affaire et me présenta bientôt à ma compagne de voyage, marchande de modes, leste et désinvolte, qui se prit à rire en me regardant. A minuit les chevaux arrivèrent et nous partîmes. Me voilà dans une chaise de poste, seul avec une femme, au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n'avais regardé une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité ? Je ne savais où j'étais ; je me collais dans l'angle de la voiture de peur de toucher la robe de madame Rose. Lorsqu'elle me parlait, je balbutiais sans lui pouvoir répondre. Elle fut obligée de payer le postillon, de se charger de tout, car je n'étais capable de rien. Au lever du jour, elle regarda avec un nouvel ébahissement ce nigaud dont elle regrettait de s'être emberloquée. Dès que l'aspect du paysage commença de changer et que je ne reconnus plus l'habillement et l'accent des paysans bretons, je tombai dans un abattement profond ce qui augmenta le mépris que madame Rose avait de moi. Je m'aperçus du sentiment que j'inspirais, et je reçus de ce premier essai du monde une impression que le temps n'a pas complètement effacée. J'étais né sauvage et non vergogneux ; j'avais la modestie de mes années je n'en avais pas l'embarras. Quand je devinai que j'étais ridicule par mon bon côté, ma sauvagerie se changea en une timidité insurmontable. Je ne pouvais plus dire un mot je sentais que j'avais quelque chose à cacher, et que ce quelque chose était une vertu ; je pris le parti de me cacher moi-même pour porter en paix mon innocence. Nous avancions vers Paris. A la descente de Saint-Cyr, je fus frappé de la grandeur des chemins et de la régularité des plantations. Bientôt nous atteignîmes Versailles l'orangerie et ses escaliers de marbre m'émerveillèrent. Les succès de la guerre d'Amérique avaient ramené des triomphes au château de Louis XIV ; la Reine y régnait dans l'éclat de la jeunesse et de la beauté ; le trône, si près de sa chute, semblait n'avoir jamais été plus solide. Et moi, passant obscur, je devais survivre à cette pompe, je devais demeurer pour voir les bois de Trianon aussi déserts que ceux dont je sortais alors. Enfin, nous entrâmes dans Paris. Je trouvais à tous les visages un air goguenard comme le gentilhomme périgourdin, je croyais qu'on me regardait pour se moquer de moi. Madame Rose se fit conduire rue du Mail à l' Hôtel de l ' Europe , et s'empressa de se débarrasser de son imbécile. A peine étais-je descendu de voiture qu'elle dit au portier " Donnez une chambre à ce monsieur. - Votre servante ", ajouta-t-elle, en me faisant une révérence courte. Je n'ai de mes jours revu madame Rose. Berlin, mars 1821. Mon frère. - Mon cousin Moreau. - Ma soeur la comtesse de Farcy. Une femme monta devant moi un escalier noir et raide, tenant une clef étiquetée à la main ; un Savoyard me suivit portant ma petite malle. Arrivée au troisième étage, la servante ouvrit une chambre ; le Savoyard posa la malle en travers sur les bras d'un fauteuil. La servante me dit " Monsieur veut-il quelque chose ? " - Je répondis " Non. " Trois coups de sifflet partirent ; la servante cria " on y va ! ", sortit brusquement, ferma la porte et dégringola l'escalier avec le Savoyard. Quand je me vis seul enfermé, mon coeur se serra d'une si étrange sorte qu'il s'en fallut peu que je ne reprisse le chemin de la Bretagne. Tout ce que j'avais entendu dire de Paris me revenait dans l'esprit ; j'étais embarrassé de cent manières. Je m'aurais voulu coucher et le lit n'était point fait ; j'avais faim et je ne savais comment dîner. Je craignais de manquer aux usages fallait-il appeler les gens de l'hôtel ? fallait-il descendre ? à qui m'adresser ? Je me hasardai à mettre la tête à la fenêtre je n'aperçus qu'une petite cour intérieure profonde comme un puits, où passaient et repassaient des gens qui ne songeraient de leur vie au prisonnier du troisième étage. Je vins me rasseoir auprès de la sale alcôve ou je me devais coucher, réduit à contempler les personnages du papier peint qui en tapissait l'intérieur. Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche ; ma porte s'ouvre entrent mon frère et un de mes cousins, fils d'une soeur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage. Madame Rose avait pourtant eu pitié du benêt, elle avait fait dire à mon frère, dont elle avait su l'adresse à Rennes, que j'étais arrivé à Paris. Mon frère m'embrassa. Mon cousin Moreau était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entrouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons. " Allons, chevalier, s'écria-il, vous voilà à Paris ; je vais vous mener chez madame de Chastenay ? " Qu'était-ce que cette femme dont j'entendais prononcer le nom pour la première fois ? Cette proposition me révolta contre mon cousin Moreau. " Le chevalier a sans doute besoin de repos, " dit mon frère ; " nous irons voir madame de Farcy, puis il reviendra dîner et se coucher. " Un sentiment de joie entra dans mon coeur le souvenir de ma famille au milieu d'un monde indifférent me fut un baume. Nous sortîmes. Le cousin Moreau tempêta au sujet de ma mauvaise chambre, et enjoignit à mon hôte de me faire descendre au moins d'un étage. Nous montâmes dans la voiture de mon frère, et nous nous rendîmes au couvent qu'habitait madame de Farcy. Julie se trouvait depuis quelque temps à Paris pour consulter les médecins. Sa charmante figure, son élégance et son esprit l'avaient bientôt fait rechercher. J'ai déjà dit qu'elle était née avec un vrai talent pour la poésie. Elle est devenue une sainte, après avoir été une des femmes les plus agréables de son siècle l'abbé Carron a écrit sa vie [J'ai placé la vie de ma soeur Julie au {supplémentC M 1 567} de ces Mémoires . Ces apôtres qui vont partout à la recherche des âmes, ressentent pour elles l'amour qu'un Père de l'Eglise attribue au Créateur " Quand une âme arrive au ciel ", dit ce Père, avec la simplicité de coeur d'un chrétien primitif, et la naïveté du génie grec, " Dieu la prend sur ses genoux et l'appelle sa fille. " Lucile a laissé une poignante lamentation A la soeur que je n ' ai plus . L'admiration de l'abbé Carron pour Julie explique et justifie les paroles de Lucile. Le récit du saint prêtre montre aussi que j'ai dit vrai dans la préface du Génie du Christianisme , et sert de preuve à quelques parties de mes Mémoires . Julie innocente se livra aux mains du repentir ; elle consacra les trésors de ses austérités au rachat de ses frères ; et à l'exemple de l'illustre Africaine sa patronne, elle se fit martyre. L'abbé Carron, l'auteur de la Vie des Justes , est cet ecclésiastique mon compatriote, le François de Paule de l'exil, dont la renommée, révélée par les affligés, perça même à travers la renommée de Bonaparte. La voix d'un pauvre vicaire proscrit n'a point été étouffée par les retentissements d'une révolution qui bouleversait la société ; il parut être revenu tout exprès de la terre étrangère pour écrire les vertus de ma soeur il a cherché parmi nos ruines, il a découvert une victime et une tombe oubliées. Lorsque le nouvel hagiographe fait la peinture des religieuses cruautés de Julie, on croit entendre Bossuet dans le sermon sur la profession de foi de mademoiselle de La Vallière " osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé ? N'aura-t-on point pitié de cette complexion délicate ? Au contraire ! c'est à lui principalement que l'âme s'en prend comme à son plus dangereux séducteur ; elle se met des bornes ; resserrée de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du côté du Ciel. " Je ne puis me défendre d'une certaine confusion en retrouvant mon nom dans les dernières lignes tracées par la main du vénérable historien de Julie. Qu'ai-je à faire avec mes faiblesses auprès de si hautes perfections ? Ai-je tenu tout ce que le billet de ma soeur m'avait fait promettre, lorsque je le reçus pendant mon émigration à Londres ? Un livre suffit-il à Dieu ? n'est-ce pas ma vie que je devrais lui présenter ? or, cette vie est-elle conforme au Génie du Christianisme ? Qu'importe que j'aie tracé des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi ! Je n'ai pas été jusqu'au bout ; je n'ai pas endossé le cilice cette tunique de mon viatique aurait bu et séché mes sueurs. Mais, voyageur lassé, je me suis assis au bord du chemin fatigué ou non, il faudra bien que je me relève, que j'arrive où ma soeur est arrivée. Il ne manque rien à la gloire de Julie l'abbé Carron a écrit sa vie ; Lucile a pleuré sa mort. Berlin, 30 mars 1821. Julie mondaine. - Dîner. - Pommereul. - Madame de Chastenay. Quand je retrouvai Julie à Paris, elle était dans la pompe de la mondanité ; elle se montrait couverte de ces fleurs, parce de ces colliers, voilée de ces tissus parfumés que saint Clément défend aux premières chrétiennes. Saint Basile veut que le milieu de la nuit soit pour le solitaire, ce que le matin est pour les autres afin de profiter du silence de la nature. Ce milieu de la nuit était l'heure où Julie allait à des fêtes dont ses vers, accentués par elle avec une merveilleuse euphonie, faisaient la principale séduction. Julie était infiniment plus jolie que Lucile ; elle avait des yeux bleus caressants et des cheveux bruns à gaufrures ou à grandes ondes. Ses mains et ses bras, modèles de blancheur et de forme, ajoutaient par leurs mouvements gracieux quelque chose de plus charmant encore à sa taille charmante. Elle était brillante, animée, riait beaucoup sans affectation, et montrait en riant des dents perlées. Une foule de portraits de femmes du temps de Louis XIV ressemblaient à Julie, entre autres ceux des trois Mortemart ; mais elle avait plus d'élégance que madame de Montespan. Julie me reçut avec cette tendresse qui n'appartient qu'à une soeur. Je me sentis protégé en étant serré dans ses bras, ses rubans, son bouquet de roses et ses dentelles. Rien ne remplace l'attachement, la délicatesse et le dévouement d'une femme ; on est oublié de ses frères et de ses amis ; on est méconnu de ses compagnons on ne l'est jamais de sa mère, de sa soeur ou de sa femme. Quand Harold fut tué à la bataille d'Hastings, personne ne le pouvait indiquer dans la foule des morts ; il fallut avoir recours à une jeune fille, sa bien-aimée. Elle vint, et l'infortuné prince fut retrouvé par Edith au cou de cygne Editha swanes-hales, quod sonat collum cycni . Mon frère me ramena à mon hôtel ; il donna des ordres pour mon dîner et me quitta. Je dînai solitaire, je me couchai triste. Je passai ma première nuit à Paris à regretter mes bruyères et à trembler devant l'obscurité de mon avenir. A huit heures, le lendemain matin, mon gros cousin arriva. Il était déjà à sa cinquième ou sixième course. " Eh bien ! chevalier, nous allions déjeuner ; nous dînerons avec Pommereul, et ce soir, je vous mène chez madame de Chastenay. " Ceci me parut un sort, et je me résignai. Tout se passa comme le cousin l'avait voulu. Après déjeuner, il prétendit me montrer Paris, et me traîna dans les rues les plus sales des environs du Palais Royal, me racontant les dangers auxquels était exposé un jeune homme. Nous fûmes ponctuels au rendez-vous du dîner, chez le restaurateur. Tout ce qu'on servit me parut mauvais. La conversation et les convives me montrèrent un autre monde. Il fut question de la cour, des projets de finances, des séances de l'Académie, des femmes et des intrigues du jour, de la pièce nouvelle, des succès des acteurs, des actrices et des auteurs. Plusieurs Bretons étaient au nombre des convives entre autres le chevalier de Guer et Pommereul. Celui-ci était un beau parleur, lequel a écrit quelques campagnes de Bonaparte, et que j'étais destiné à retrouver à la tête de la librairie. Pommereul, sous l'empire, a joui d'une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s'était fait chambellan, il s'écriait plein de joie " Encore un pot de chambre sur la tête de ces nobles ! " Et pourtant Pommereul prétendait, et avec raison, être gentilhomme. Il signait Pommereux , se faisant descendre de la famille Pommereux des lettres de madame de Sévigné. Mon frère, après le dîner, voulut me mener au spectacle, mais mon cousin me réclama pour madame de Chastenay, et j'allai avec lui chez ma destinée. Je vis une belle femme qui n'était plus de la première jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me reçut bien, tâcha de me mettre à l'aise, me questionna sur ma province et sur mon régiment. Je fus gauche et embarrassé ; je faisais des signes à mon cousin pour abréger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes mérites, affirmant que j'avais fait des vers dans le sein de ma mère, et m'invitant à célébrer madame de Chastenay. Elle me débarrassa de cette situation pénible, me demanda pardon d'être obligée de sortir, et m'invita à revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d'obéir. Je revins le lendemain seul chez elle je la trouvai couchée dans une chambre élégamment arrangée. Elle me dit qu'elle était un peu souffrante, et qu'elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la première fois au bord du lit d'une femme qui n'était ni ma mère ni ma soeur. Elle avait remarqué la veille ma timidité elle la vainquit au point que j'osai m'exprimer avec une sorte d'abandon. J'ai oublié ce que je lui dis ; mais il me semble que je vois encore son air étonné. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde en me disant avec un sourire " Nous vous apprivoiserons. " Je ne baisai pas même cette belle main. je me retirai tout troublé. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui était cette dame de Chastenay ? Je n'en sais rien elle a passé comme une ombre charmante dans ma vie. Berlin, mars 1821. Cambrai. - Le régiment de Navarre. - La Martinière. Le courrier de la malle me conduisit à ma garnison. Un de mes beaux-frères, le vicomte de Châteaubourg il avait épousé ma soeur Bénigne, restée veuve du comte de Québriac m'avait donné des lettres de recommandation pour des officiers de mon régiment. Le chevalier de Guénan, homme de fort bonne compagnie, me fit admettre à une table où mangeaient des officiers distingués par leurs talents, MM. Achard, des Mahis, La Martinière. Le marquis de Mortemart était colonel du régiment, le comte d'Andrezel, major j'étais particulièrement placé sous la tutelle de celui-ci. Je les ai retrouvés tous deux dans la suite l'un est devenu mon collègue à la chambre des pairs, l'autre s'est adressé à moi pour quelques services que j'ai été heureux de lui rendre. Il y a un plaisir triste à rencontrer des personnes que l'on a connues à diverses époques de la vie, et à considérer le changement opéré dans leur existence et dans la nôtre. Comme des jalons laissés en arrière, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans le désert du passé. Arrivé en habit bourgeois au régiment, vingt-quatre heures après j'avais pris l'habit de soldat ; il me semblait l'avoir toujours porté. Mon uniforme était bleu et blanc comme jadis la jaquette de mes voeux j'ai marché sous les mêmes couleurs, jeune homme et enfant. Je ne subis aucune des épreuves à travers lesquelles les sous-lieutenants étaient dans l'usage de faire passer un nouveau venu ; je ne sais pourquoi on n'osa se livrer avec moi à ces enfantillages militaires. Il n'y avait pas quinze jours que j'étais au corps qu'on me traitait comme un ancien . J'appris facilement le maniement des armes et la théorie ; je franchis mes grades de caporal et de sergent aux applaudissements de mes instructeurs. Ma chambre devint le rendez-vous des vieux capitaines comme des jeunes sous-lieutenants les premiers me faisaient faire leurs campagnes, les autres me confiaient leurs amours. La Martinière me venait chercher pour passer avec lui devant la porte d'une belle Cambrésienne qu'il adorait ; cela nous arrivait cinq à six fois le jour. Il était très laid et avait le visage labouré par la petite-vérole. Il me racontait sa passion en buvant de grands verres d'eau de groseille, que je payais quelquefois. Tout aurait été à merveille sans ma folle ardeur pour la toilette ; on affectait alors le rigorisme de la tenue prussienne petit chapeau, petites boucles serrées à la tête, queue attachée raide, habit strictement agrafé. Cela me déplaisait fort ; je me soumettais le matin à ces entraves, mais le soir, quand j'espérais n'être pas vu des chefs, je m'affublais d'un plus grand chapeau ; le barbier descendait les boucles de mes cheveux et desserrait ma queue ; je déboutonnais et croisais les revers de mon habit ; dans ce tendre négligé, j'allais faire ma cour pour La Martinière, sous la fenêtre de sa cruelle Flamande. Voilà qu'un jour je me rencontre nez à nez avec M. d'Andrezel " Qu'est-ce cela, monsieur ? " me dit le terrible major " vous garderez trois jours les arrêts. " Je fus un peu humilié ; mais je reconnus la vérité du proverbe, qu'à quelque chose malheur est bon ; il me délivra des amours de mon camarade. Auprès du tombeau de Fénelon, je relus Télémaque je n'étais pas trop en train de l'historiette philanthropique de la vache et du prélat. Le début de ma carrière amuse mes ressouvenirs. En traversant Cambrai avec le Roi, après les Cent-Jours, je cherchai la maison que j'avais habitée et le café que je fréquentais je ne les pus retrouver ; tout avait disparu, hommes et monuments. Mort de mon père. L'année même où je faisais à Cambrai mes premières armes, on apprit la mort de Frédéric II je suis ambassadeur auprès du neveu de ce grand roi, et j'écris à Berlin cette partie de mes Mémoires . A cette nouvelle importante pour le public, succéda une autre nouvelle, douloureuse pour moi Lucile m'annonça que mon père avait été emporté d'une attaque d'apoplexie, le surlendemain de cette fête de l'Angevine, une des joies de mon enfance. Parmi les pièces authentiques qui me servent de guide, je trouve les actes de décès de mes parents. Ces actes marquant aussi d'une façon particulière le décès du siècle , je les consigne ici comme une page d'histoire. " Extrait du registre de décès de la paroisse de Combourg, pour 1786, où est écrit ce qui suit, folio 8, verso " Le corps de haut et puissant messire René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, seigneur de Gaugres, le Plessis-l'Epine, Boulet, Malestroit en Dol et autres lieux, époux de haute et puissante dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée de La Bouëtardais, dame comtesse de Combourg, âgé de soixante-neuf ans environ, mort en son château de Combourg, le six septembre, environ les huit heures du soir, a été inhumé le huit, dans le caveau de ladite seigneurie placé dans le chasseau de notre église de Combourg, en présence de messieurs les gentilshommes, de messieurs les officiers de la juridiction et autres notables bourgeois soussignants. Signé au registre le comte du Petitbois de Monlouët, de Chateaudassy, Delaunay, Morault, Noury de Mauny, avocat ; Hermer, procureur ; Petit, avocat et procureur fiscal ; Robiou, Portal, Le Douarin de Trevelec, recteur doyen de Dingé ; Sévin, recteur. " Dans le collationné délivré en 1812 par M. Lodin, maire de Combourg, les dix-neuf mots portant titres haut et puissant messire , etc., sont biffés. " Extrait du registre des décès de la ville de Saint-Servan, premier arrondissement du département d'Ille-et-Vilaine, pour l'an VI de la République, folio 35, recto, où est écrit ce qui suit " Le douze prairial, an six de la République française devant moi, Jacques Bourdasse, officier municipal de la commune de Saint-Servan élu officier public le quatre floréal dernier, sont comparus Jean Baslé, jardinier, et Joseph Boulin, journalier, lesquels m'ont déclaré qu'Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, veuve de René-Auguste de Chateaubriand, est décédée au domicile de la citoyenne Gouyon, situé à La Ballue, en cette commune, ce jour, à une heure après midi. D'après cette déclaration, dont je me suis assuré de la vérité, j'ai rédigé le présent acte, que Jean Baslé a seul signé avec moi, Joseph Boulin ayant déclaré ne le savoir faire, de ce interpellé. " Fait en la maison commune lesdits jour et an. Signé Jean Baslé et Bourdasse. " Dans le premier extrait, l'ancienne société subsiste M. de Chateaubriand est un haut et puissant seigneur , etc. etc. ; les témoins sont des gentilshommes et de notables bourgeois ; je rencontre parmi les signataires ce marquis de Monlouët qui s'arrêtait l'hiver au château de Combourg, le curé Sévin, qui eut tant de peine à me croire l'auteur du Génie du Christianisme , hôtes fidèles de mon père jusqu'à sa dernière demeure. Mais mon père ne coucha pas longtemps dans son linceul il en fut jeté hors quand on jeta la vieille France à la voirie. Dans l'extrait mortuaire de ma mère, la terre roule sur d'autres pôles nouveau monde, nouvelle ère ; le comput des années et les noms mêmes des mois sont changés. Madame de Chateaubriand n'est plus qu'une pauvre femme qui obite au domicile de la citoyenne Gouyon ; un jardinier, et un journalier qui ne sait pas signer, attestent seuls la mort de ma mère de parents et d'amis, point ; nulle pompe funèbre ; pour tout assistant, la Révolution [Mon neveu à la mode de Bretagne, Frédéric de Chateaubriand, fils de mon cousin Armand, a acheté La Ballue, où mourut ma mère.] . Berlin, mars 1821. Regrets. - Mon père m'eut-il apprécié ? Je pleurai M. de Chateaubriand sa mort me montra mieux ce qu'il valait ; je ne me souvins ni de ses rigueurs ni de ses faiblesses. Je croyais encore le voir se promener le soir dans la salle de Combourg ; je m'attendrissais à la pensée de ces scènes de famille. Si l'affection de mon père pour moi se ressentait de la sévérité du caractère, au fond elle n'en était pas moins vive. Le farouche maréchal de Montluc qui, rendu camard par des blessures effrayantes, était réduit à cacher, sous un morceau de suaire, l'horreur de sa gloire, cet homme de carnage se reproche sa dureté envers un fils qu'il venait de perdre. " Ce pauvre garçon, disait-il, n'a rien veu de moy qu'une contenance refroignée et pleine de mespris ; il a emporté cette créance, que je n'ay sceu n'y l'aymer n'y l'estimer selon son mérite. A qui garday-je à descouvrir cette singulière affection que je luy portay dans mon âme ? Estait-ce pas luy qui en devait avoir tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque, et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté, quant et quant, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais receu de moy que rudesse, n'y senti qu'une façon tyrannique. " Ma volonté ne fut point portée bien froide envers mon père, et je ne doute point que, malgré sa façon tyrannique , il ne m'aimât tendrement il m'eût j'en suis sûr, regretté, la Providence m'appelant avant lui. Mais lui, restant sur la terre avec moi, eût-il été sensible au bruit qui s'est élevé de ma vie ? Une renommée littéraire aurait blessé sa gentilhommerie ; il n'aurait vu dans les aptitudes de son fils qu'une dégénération ; l'ambassade même de Berlin, conquête de la plume, non de l'épée, l'eût médiocrement satisfait. Son sang breton le rendait d'ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. Il lisait la Gazette de Leyde , le Journal de Francfort , le Mercure de France et l' Histoire philosophique des deux Indes , dont les déclamations le charmaient, il appelait l'abbé Raynal un maître homme . En diplomatie il était anti-musulman ; il affirmait que quarante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon père avait nonobstant rancune au coeur contre les polissons russes , à cause de ses rencontres à Dantzick. Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les réputations littéraires ou autres, mais par des raisons différentes des siennes. Je ne sache pas dans l'histoire une renommée qui me tente fallût-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m'en donnerais pas la fatigue. Si j'avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d'elles ; ou si je m'étais fait homme, je me serais octroyé d'abord la beauté ; ensuite, par précaution contre l'ennui mon ennemi acharné, il m'eût assez convenu d'être un artiste supérieur, mais inconnu, et n'usant de mon talent qu'au bénéfice de ma solitude. Dans la vie pesée à son poids léger, aunée à sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n'est que deux choses vraies la religion avec l'intelligence, l'amour avec la jeunesse, c'est-à-dire l'avenir et le présent le reste n'en vaut pas la peine. Avec mon père finissait le premier acte de ma vie les foyers paternels devenaient vides ; je les plaignais, comme s'ils eussent été capables de sentir l'abandon et la solitude. Désormais j'étais sans maître et jouissant de ma fortune cette liberté m'effraya. Qu'en allais-je faire ? A qui la donnerais-je ? Je me défiais de ma force ; je reculais devant moi. Berlin, mars 1821. Retour en Bretagne. - Séjour chez ma soeur aînée. - Mon frère m'appelle à Paris. J'obtins, un congé. M. d'Andrezel, nommé lieutenant-colonel du régiment de Picardie, quittait Cambrai je lui servis de courrier. Je traversai Paris, où je ne voulus pas m'arrêter un quart d'heure. Je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu'un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma famille se rassembla à Combourg ; on régla les partages ; cela fait, nous nous dispersâmes, comme des oiseaux s'envolent du nid paternel. Mon frère arrivé de Paris y retourna ; ma mère se fixa à Saint-Malo. Lucile suivit Julie ; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de Châteaubourg et de Farcy. Marigny, château de ma soeur aînée, à trois lieues de Fougères, était agréablement situé entre deux étangs parmi des bois des rochers et des prairies. J'y demeurai quelques mois tranquille ; une lettre de Paris vint troubler mon repos. Au moment d'entrer au service et d'épouser mademoiselle de Rosambo, mon frère n'avait pourtant point encore quitté la robe ; par cette raison il ne pouvait monter dans les carrosses. Son ambition pressée lui suggéra l'idée de me faire jouir des honneurs de la cour afin de mieux préparer les voies à son élévation. Les preuves de noblesse avaient été faites pour Lucile lorsqu'elle fut reçue au chapitre de l'Argentière ; de sorte que tout était prêt le maréchal de Duras devait être mon patron. Mon frère m'annonçait que j'entrais dans la route de la fortune ; que déjà j'obtenais le rang de capitaine de cavalerie, rang honorifique et de courtoisie ; qu'il serait ensuite aisé de m'attacher à l'ordre de Malte, au moyen de quoi je jouirais de gros bénéfices. Cette lettre me frappa comme un coup de foudre retourner à Paris, être présenté à la cour, - et je me trouvais presque mal quand je rencontrais trois ou quatre personnes inconnues dans un salon ! Me faire comprendre l'ambition, à moi qui ne rêvais que de vivre oublié ! Mon premier mouvement fut de répondre à mon frère qu'étant l'aîné, c'était à lui de soutenir son nom ; que, quant à moi, obscur cadet de Bretagne, je ne me retirerais pas du service, parce qu'il y avait des chances de guerre, mais que si le Roi avait besoin d'un soldat dans son armée, il n'avait pas besoin d'un pauvre gentilhomme à sa cour. Je m'empressai de lire cette réponse romanesque à madame de Marigny, qui jeta les hauts cris ; on appela madame de Farcy, qui se moqua de moi ; Lucile m'aurait bien voulu soutenir, mais elle n'osait combattre ses soeurs. On m'arracha ma lettre, et toujours faible quand il s'agit de moi, je mandai à mon frère que j'allais partir. Je partis en effet ; je partis pour être présenté à la première cour de l'Europe, pour débuter dans la vie de la manière la plus brillante, et j'avais l'air d'un homme que l'on traîne aux galères, ou sur lequel on va prononcer une sentence de mort. Berlin, mars 1821. Ma vie solitaire. J'entrai dans Paris par le chemin que j'avais suivi la première fois ; j'allai descendre au même hôtel, rue du Mail je ne connaissais que cela. Je fus logé à la porte de mon ancienne chambre, mais dans un appartement un peu plus grand et donnant sur la rue. Mon frère, soit qu'il fût embarrassé de mes manières, soit qu'il eût pitié de ma timidité, ne me mena point dans le monde et ne me fit faire connaissance avec personne. Il demeurait rue des Fossés-Montmartre ; j'allais tous les jours dîner chez lui à trois heures ; nous nous quittions ensuite, et nous ne nous revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n'était plus à Paris. Je passai deux ou trois fois devant l'hôtel de madame de Chastenay, sans oser demander au suisse ce qu'elle était devenue. L'automne commençait. Je me levais à six heures ; je passais au manège ; je déjeunais. J'avais heureusement alors la rage du grec je traduisais l' Odyssée et la Cyropédie jusqu'à deux heures, en entremêlant mon travail d'études historiques. A deux heures je m'habillais, je me rendais chez mon frère ; il me demandait ce que j'avais fait, ce que j'avais vu ; je répondais " Rien. " Il haussait les épaules et me tournait le dos. Un jour, on entend du bruit au dehors ; mon frère court à la fenêtre et m'appelle je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j'étais étendu au fond de la chambre. Mon pauvre frère me prédit que je mourrais inconnu, inutile à moi et à ma famille. A quatre heures, je rentrais chez moi ; je m'asseyais derrière ma croisée. Deux jeunes personnes de quinze ou seize ans, venaient à cette heure dessiner à la fenêtre d'un hôtel bâti en face, de l'autre côté de la rue. Elles s'étaient aperçues de ma régularité, comme moi de la leur. De temps en temps, elles levaient la tête pour regarder leur voisin ; je leur savais un gré infini de cette marque d'attention elles étaient ma seule société à Paris. Quand la nuit approchait, j'allais à quelque spectacle ; le désert de la foule me plaisait, quoiqu'il m'en coûtât toujours un peu de prendre mon billet à la porte et de me mêler aux hommes. Je rectifiai les idées que je m'étais formées du théâtre à Saint-Malo. Je vis madame Saint-Hubert dans le rôle d'Amide ; je sentis qu'il avait manqué quelque chose à la magicienne de ma création. Lorsque je ne m'emprisonnais pas dans la salle de l'opéra ou des Français, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu'à dix et onze heures du soir. Je n'aperçois pas encore aujourd'hui la file des réverbères de la place Louis XV à la barrière des Bons-Hommes, sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j'étais, quand je suivis cette route pour me rendre à Versailles lors de ma présentation. Rentré au logis, je demeurais une partie de la nuit la tête penchée sur mon feu qui ne me disait rien je n'avais pas, comme les Persans, l'imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait à l'anémone, et la braise à la grenade. J'écoutais les voitures allant, venant, se croisant. Leur roulement lointain imitait le murmure de la mer sur les grèves de ma Bretagne, ou du vent dans mes bois de Combourg. Ces bruits du monde qui rappelaient ceux de la solitude réveillaient mes regrets ; j'évoquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventait l'histoire des personnages que ces chars emportaient j'apercevais des salons radieux, des bals, des amours, des conquêtes. Bientôt, retombé sur moi-même, je me retrouvais, délaissé dans une hôtellerie, voyant le monde par la fenêtre et l'entendant aux échos de mon foyer. Rousseau croit devoir à sa sincérité, comme à l'enseignement des hommes, la confession des voluptés suspectes de sa vie ; il suppose même qu'on l'interroge gravement et qu'on lui demande compte de ses péchés avec les donne pericolanti de Venise. Si je m'étais prostitué aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligé d'en instruire la postérité ; mais j'étais trop timide d'un côté, trop exalté de l'autre, pour me laisser séduire à des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser à leurs entresols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j'étais saisi de dégoût et d'horreur. Les plaisirs d'aventure ne m'auraient convenu qu'aux temps passés. Dans les XIVe, XVe, XVIe et XVIIe siècles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le roman partout les caractères étaient forts, l'imagination puissante, l'existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des couvents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés, des marchés, à l'orée des quartiers clos, dans les rues étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l'épaisseur des ténèbres, c'était au péril de sa tête qu'on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement ; pour violer les moeurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non-seulement il s'agissait d'affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l'empire des habitudes régulières, l'autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l'opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l'énergie des passions. Je n'aurais pas suivi en 1788 une misérable affamée qui m'eût entraîné dans son bouge sous la surveillance de la police ; mais il est probable que j'eusse mis à fin, en 1606, une aventure du genre de celle qu'a si bien racontée Bassompierre. " Il y avait cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passais sur le Petit-Pont car en ce temps-là le Pont-Neuf n'était point bâti, une belle femme, lingère à l'enseigne des Deux-Anges , me faisait de grandes révérences et m'accompagnait de la vue tant qu'elle pouvait ; et comme j'eus pris garde à son action je la regardais aussi et la saluais avec plus de soin. Il advint que lorsque j'arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu'elle m'aperçut venir, elle se mit sur l'entrée de sa boutique et me dit comme je passais - Monsieur, je suis votre servante. Je lui rendis son salut, et me retournant de temps en temps, je vis qu'elle me suivait de la vue aussi longtemps qu'elle pouvait. " Bassompierre obtient un rendez-vous " Je trouvai, dit-il, une très belle femme, âgée de vingt ans, qui était coiffée de nuit, n'ayant qu'une très fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrais pas la voir encore une autre fois. - Si vous voulez me voir une autre fois, me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l'Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin ; je vous y attendrai depuis dix heures jusques à minuit, et plus tard encore ; je laisserai la porte ouverte. A l'entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. Je vins à dix heures, et trouvai la porte qu'elle m'avait marquée, et de la lumière bien grande, non seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore ; mais la porte était fermée. Je frappai pour avertir de ma venue ; mais j'ouïs une voix d'homme qui me demanda qui j'étais. Je m'en retournai à la rue aux ours, et étant retourné pour la deuxième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j'entrai jusques au second étage, où je trouvai que cette lumière était la paille du lit que l'on y brûlait, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien étonné et en sortant je rencontrai des corbeaux enterreurs de morts qui me demandèrent ce que je cherchais ; et moi, pour les faire écarter, mis l'épée à la main et passai outre, m'en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné. " Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l'adresse donnée, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre. J'ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu'à la rue aux ours, à main droite ; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux ours, est la rue Bourg-l'Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m'a donné bonne espérance. J'ai retrouvé la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l'historien sont fidèles. Là, malheureusement, les deux siècles et demi que j'avais cru d'abord restés dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne ; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l'attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucines et de pois de senteur ; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres. Tout déconvenu, je suis entré dans ce musée des Eponine depuis la conquête des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes à des fronts moins parés ; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore à certains jours de foire, et troquent le voile naturel de leur tête pour un mouchoir des Indes. M'adressant à un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer " Monsieur, n'auriez-vous pas acheté les cheveux d'une jeune lingère, qui demeurait à l'enseigne des Deux-Anges , près du Petit-Pont ? " Il est resté sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrinthe de toupets. J'ai ensuite erré de porte en porte point de lingère de vingt ans, me faisant de grandes révérences ; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coiffée de nuit, n ' ayant qu ' une très fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle . Une vieille grognon, prête à rejoindre ses dents dans la tombe, m'a pensé battre avec sa béquille c'était peut-être la tante du rendez-vous. Quelle belle histoire que cette histoire de Bassompierre ! Il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait été si résolument aimé. A cette époque, les Français se séparaient encore en deux classes distinctes, l'une dominante, l'autre demi-serve. La lingère pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d'une esclave il lui faisait l'illusion de la gloire, et les Françaises, seules de toutes les femmes, sont capables de s'enivrer de cette illusion. Mais qui nous révélera les causes inconnues de la catastrophe ? Etait-ce la gentille grisette des Deux-Anges dont le corps gisait sur la table avec un autre corps ? Quel était l'autre corps ? Celui du mari, ou de l'homme dont Bassompierre entendit la voix ? La peste car il y avait peste à Paris ou la jalousie étaient-elles accourues dans la rue Bourg-l'Abbé avant l'amour ? L'imagination se peut exercer à l'aise sur un tel sujet. Mêlez aux inventions du poète le choeur populaire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l'épée de Bassompierre, un superbe mélodrame sortira de l'aventure. Vous admirerez aussi la chasteté et la retenue de ma jeunesse à Paris dans cette capitale, il m'était loisible de me livrer à tous mes caprices, comme dans l'abbaye de Thélème où chacun agissait à sa volonté ; je n'abusai pas néanmoins de mon indépendance je n'avais de commerce qu'avec une courtisane âgée de deux cent seize ans, jadis éprise d'un maréchal de France rival du Béarnais auprès de mademoiselle de Montmorency, et amant de mademoiselle d'Entragues, soeur de la marquise de Verneuil, qui parle si mal de Henri IV. Louis XVI, que j'allais voir, ne se doutait pas de mes rapports secrets avec sa famille. Berlin, mars 1821. Présentation à Versailles. - Chasse avec le Roi. Le jour fatal arriva ; il fallut partir pour Versailles plus mort que vif. Mon frère m'y conduisit la veille de ma présentation et me mena chez le maréchal de Duras, galant homme dont l'esprit était si commun qu'il réfléchissait quelque chose de bourgeois sur ses belles manières ce bon maréchal me fit pourtant une peur horrible. Le lendemain matin, je me rendis seul au château. On n'a rien vu quand on n'a pas vu la pompe de Versailles, même après le licenciement de l'ancienne maison du Roi Louis XIV était toujours là. La chose alla bien tant que je n'eus qu'à traverser les salles des gardes l'appareil militaire m'a toujours plu et ne m'a jamais imposé. Mais quand j'entrai dans l'oeil-de-boeuf et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commença ma détresse. On me regardait ; j'entendais demander qui j'étais. Il se faut souvenir de l'ancien prestige de la royauté pour se pénétrer de l'importance dont était alors une Présentation. Une destinée mystérieuse s'attachait au débutant ; on lui épargnait l'air protecteur méprisant qui composait, avec l'extrême politesse, les manières inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce débutant ne deviendra pas le favori du maître ? on respectait en lui la domesticité future dont il pouvait être honoré. Aujourd'hui, nous nous précipitons dans le palais avec encore plus d'empressement qu'autrefois et, ce qu'il y a d'étrange, sans illusion un courtisan réduit à se nourrir de vérités est bien près de mourir de faim. Lorsqu'on annonça le lever du Roi, les personnes non présentées se retirèrent ; je sentis un mouvement de vanité je n'étais pas fier de rester, j'aurais été humilié de sortir. La chambre à coucher du Roi s'ouvrit je vis le Roi, selon l'usage achever sa toilette, c'est-à-dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le Roi s'avança allant à la messe ; je m'inclinai ; le maréchal de Duras me nomma " Sire, le chevalier de Chateaubriand. " Le Roi me regarda, me rendit mon salut, hésita, eut l'air de vouloir s'arrêter pour m'adresser la parole. J'aurais répondu d'une contenance assurée ma timidité s'était évanouie. Parler au général de l'armée au chef de l'Etat, me paraissait tout simple sans que je me rendisse compte de ce que j'éprouvais. Le Roi plus embarrassé que moi, ne trouvant rien à me dire, passa outre. Vanité des destinées humaines ! ce souverain que je voyais pour la première fois ; ce monarque si puissant était Louis XVI à six ans de son échafaud ! Et ce nouveau courtisan qu'il regardait à peine, chargé de démêler les ossements parmi des ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuves de fidélité ! double tribut de respect à la double royauté du sceptre et de la palme ! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs " Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes oeuvres ; pour laquelle me lapidez-vous ? " Nous courûmes à la galerie pour nous trouver sur le passage de la Reine lorsqu'elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientôt entourée d'un radieux et nombreux cortège ; elle nous fit une noble révérence ; elle semblait enchantée de la vie. Et ces belles mains qui soutenaient alors avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d'être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonnière à la Conciergerie ! Si mon frère avait obtenu de moi un sacrifice, il ne dépendait pas de lui de me le faire pousser plus loin. Vainement il me supplia de rester à Versailles, afin d'assister le soir au jeu de la Reine " Tu seras, me disait-il, nommé à la Reine, et le Roi te parlera. " Il ne me pouvait pas donner de meilleures raisons pour m'enfuir. Je me hâtai de venir cacher ma gloire dans mon hôtel garni, heureux d'être échappé à la Cour, mais voyant encore devant moi la terrible journée des carrosses, du 19 février 1787. Le duc de Coigny me fit prévenir que je chasserais avec le Roi dans la forêt de Saint-Germain. Je m'acheminai de grand matin vers mon supplice, en uniforme de débutant , habit gris, veste et culotte rouges, manchettes de bottes, bottes à l'écuyère, couteau de chasse au côté, petit chapeau français à galon d'or. Nous nous trouvâmes quatre débutants au château de Versailles, moi, les deux messieurs de Saint-Marsault et le comte d'Hautefeuille [J'ai retrouvé M. le comte d'Hautefeuille ; il s'occupe de la traduction de morceaux choisis de Byron ; madame la comtesse d'Hautefeuille est l'auteur, plein de talent, de l' Ame exilée , etc., etc. . Le duc de Coigny nous donna nos instructions il nous avisa de ne pas couper la chasse, le Roi s'emportant lorsqu'on passait entre lui et la bête. Le duc de Coigny portait un nom fatal à la Reine. Le rendez-vous était au Val, dans la forêt de Saint-Germain, domaine engagé par la couronne au maréchal de Beauvau. L'usage voulait que les chevaux de la première chasse à laquelle assistaient les hommes présentés fussent fournis des écuries du Roi [Dans la Gazette le France , du mardi 27 février 1787, on lit ce qui suit " Le comte Charles d'Hautefeuille, le baron de Saint-Marsault, le baron de Saint-Marsault-Chatelaillon et le chevalier de Chateaubriand, qui précédemment avaient eu l'honneur d'être présentés au Roi, ont eu, le 19, celui de monter dans les voitures de sa Majesté, et de la suivre à la chasse. "] . On bat aux champs mouvement d'armes, voix de commandement. On crie le Roi ! Le Roi sort, monte dans son carrosse nous roulons dans les carrosses à la suite. Il y avait loin de cette course et de cette chasse avec le roi de France à mes courses et à mes chasses dans les landes de la Bretagne ; et plus loin encore, à mes courses et à mes chasses avec les sauvages de l'Amérique ma vie devait être remplie de ces contrastes. Nous arrivâmes au point de ralliement où de nombreux chevaux de selle tenus en main sous les arbres, témoignaient leur impatience. Les carrosses arrêtés dans la forêt avec les gardes ; les groupes d'hommes et de femmes ; les meutes à peine contenues par les piqueurs ; les aboiements des chiens, le hennissement des chevaux, le bruit des cors, formaient une scène très animée. Les chasses de nos rois rappelaient à la fois les anciennes et les nouvelles moeurs de la monarchie, les rudes passe-temps de Clodion, de Chilpéric, de Dagobert, la galanterie de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV. J'étais trop plein de mes lectures pour ne pas voir partout des comtesses de Chateaubriand, des duchesses d'Etampes, des Gabrielle d'Estrées, des La Vallière, des Montespan. Mon imagination prit cette chasse historiquement, et je me sentis à l'aise j'étais d'ailleurs dans une forêt, j'étais chez moi. Au descendu des carrosses, je présentai mon billet aux piqueurs. On m'avait destiné une jument appelée l ' Heureuse, bête légère, mais sans bouche, ombrageuse et pleine de caprices ; assez vive image de ma fortune, qui chauvit sans cesse des oreilles. Le Roi mis en selle partit ; la chasse le suivit, prenant diverses routes. Je restai derrière à me débattre avec l ' Heureuse , qui ne voulait pas se laisser enfourcher par son nouveau maître ; je finis cependant par m'élancer sur son dos la chasse était déjà loin. Je maîtrisai d'abord assez bien l ' Heureuse ; forcée de raccourcir son galop, elle baissait le cou, secouait le mors blanchi d'écume, s'avançait de travers à petits bonds ; mais lorsqu'elle approcha du lieu de l'action, il n'y eut plus moyen de la retenir. Elle allonge le chanfrein, m'abat la main sur le garrot, vient au grand galop donner dans une troupe de chasseurs, écartant tout sur son passage, ne s'arrêtant qu'au heurt du cheval d'une femme qu'elle faillit culbuter, au milieu des éclats de rire des uns, des cris de frayeur des autres. Je fais aujourd'hui d'inutiles efforts pour me rappeler le nom de cette femme, qui reçut poliment mes excuses. Il ne fut plus question que de l' aventure du débutant. Je n'étais pas au bout de mes épreuves. Environ une demi-heure après ma déconvenue, je chevauchais dans une longue percée à travers des parties de bois désertes ; un pavillon s'élevait au bout voilà que je me mis à songer à ces palais répandus dans les forêts de la couronne, en souvenir de l'origine des rois chevelus et de leurs mystérieux plaisirs un coup de fusil part ; l ' Heureuse tourne court, brosse tête baissée dans le fourré et me porte juste à l'endroit où le chevreuil venait d'être abattu le Roi paraît. Je me souvins alors, mais trop tard, des injonctions du duc de Coigny la maudite l' Heureuse avait tout fait. Je saute à terre, d'une main poussant en arrière ma cavale de l'autre tenant mon chapeau bas. Le Roi regarde, et ne voit qu'un débutant arrivé avant lui aux fus de la bête ; il avait besoin de parler ; au lieu de s'emporter, il me dit avec un ton de bonhomie et un gros rire " Il n'a pas tenu longtemps. " C'est le seul mot que j'aie jamais obtenu de Louis XVI. On vint de toutes parts ; on fut étonné de me trouver causant avec le Roi. Le débutant Chateaubriand fit du bruit par ses deux aventures ; mais, comme il lui est toujours arrivé depuis, il ne sut profiter ni de la bonne ni de la mauvaise fortune. Le Roi força trois autres chevreuils. Les débutants ne pouvant courre que la première bête, j'allai attendre au Val avec mes compagnons le retour de la chasse. Le Roi revint au Val ; il était gai et contait les accidents de la chasse. On reprit le chemin de Versailles. Nouveau désappointement pour mon frère au lieu d'aller m'habiller pour me trouver au débotté, moment de triomphe et de faveur, je me jetai au fond de ma voiture et rentrai dans Paris plein de joie d'être délivré de mes honneurs et de mes maux. Je déclarai à mon frère que j'étais déterminé à retourner en Bretagne. Content d'avoir fait connaître son nom, espérant amener un jour à maturité, par sa présentation, ce qu'il y avait d'avorté dans la mienne, il ne s'opposa pas au départ d'un frère d'un esprit aussi biscornu [Le Mémorial historique de la Noblesse a publié un document inédit annoté de la main du Roi, tiré des Archives du royaume, section historique, registre M 813 et carton M 814 ; il contient les Entrées . On y voit mon nom et celui de mon frère il prouve que ma mémoire m'avait bien servi pour les dates. 1840.] . Telle fut ma première vue de la ville et de la cour. La société me parut plus odieuse encore que je ne l'avais imaginé ; mais si elle m'effraya, elle ne me découragea pas ; je sentis confusément que j'étais supérieur à ce que j'avais aperçu. Je pris pour la cour un dégoût invincible ; ce dégoût, ou plutôt ce mépris que je n'ai pu cacher, m'empêchera de réussir, ou me fera tomber du plus haut point de ma carrière. Au reste, si je jugeais le monde sans le connaître, le monde, à son tour, m'ignorait. Personne ne devina à mon début ce que je pouvais valoir, et quand je revins à Paris, on ne le devina pas davantage. Depuis ma triste célébrité, beaucoup de personnes m'ont dit " Comme nous vous eussions remarqué, si nous vous avions rencontré dans votre jeunesse ! " Cette obligeante prétention n'est que l'illusion d'une renommée déjà faite. Les hommes se ressemblent à l'extérieur en vain Rousseau nous dit qu'il possédait deux petits yeux tout charmants il n'en est pas moins certain, témoin ses portraits, qu'il avait l'air d'un maître d'école ou d'un cordonnier grognon. Pour en finir avec la cour, je dirai qu'après avoir revu la Bretagne et m'être venu fixer à Paris avec mes soeurs cadettes, Lucile et Julie, je m'enfonçai plus que jamais dans mes habitudes solitaires. On me demandera ce que devint l'histoire de ma présentation. Elle resta là. - Vous ne chassâtes donc plus avec le Roi ? - Pas plus qu'avec l'empereur de la Chine. - Vous ne retournâtes donc plus à Versailles ? - J'allai deux fois jusqu'à Sèvres ; le coeur me faillit, et je revins à Paris. - Vous ne tirâtes donc aucun parti de votre position ? - Aucun. - Que faisiez-vous donc ? - Je m'ennuyais. - Ainsi, vous ne vous sentiez aucune ambition ? - Si fait à force d'intrigues et de soucis, j'arrivai à la gloire d'insérer dans 1' Almanach des Muses une idylle dont l'apparition me pensa tuer d'espérance et de crainte. J'aurais donné tous les carrosses du Roi pour avoir composé la romance O ma tendre musette ! ou De mon berger volage . Propre à tout pour les autres, bon à rien pour moi me voilà. Paris, juin 1821. Passage en Bretagne. - Garnison de Dieppe. - Retour à Paris avec Lucile et Julie. Tout ce qu'on vient de lire de ce livre quatrième a été écrit à Berlin. Je suis revenu à Paris pour le baptême du duc de Bordeaux, et j'ai donné la démission de mon ambassade par fidélité politique à M. de Villèle sorti du ministère. Rendu à mes loisirs, écrivons. A mesure que ces Mémoires se remplissent de mes années écoulées, ils me représentent le globe inférieur d'un sablier constatant ce qu'il y a de poussière tombée de ma vie quand tout le sable sera passé, je ne retournerais pas mon horloge de verre, Dieu m'en eût-il donné la puissance. La nouvelle solitude dans laquelle j'entrai en Bretagne après ma présentation, n'était plus celle de Combourg ; elle n'était ni aussi entière, ni aussi sérieuse, et pour tout dire, ni aussi forcée il m'était loisible de la quitter ; elle perdait de sa valeur. Une vieille châtelaine armoriée, un vieux baron blasonné gardant dans un manoir féodal leur dernière fille et leur dernier fils, offraient ce que les Anglais appellent des caractères rien de provincial, de rétréci dans cette vie, parce qu'elle n'était pas la vie commune. Chez mes soeurs, la province se retrouvait au milieu des champs on allait dansant de voisins en voisins, jouant la comédie dont j'étais quelquefois un mauvais acteur. L'hiver, il fallait subir à Fougères la société d'une petite ville, les bals, les assemblées, les dîners, et je ne pouvais pas, comme à Paris, être oublié. D'un autre côté, je n'avais pas vu l'armée, la cour, sans qu'un changement se fût opéré dans mes idées en dépit de mes goûts naturels, je ne sais quoi se débattant en moi contre l'obscurité me demandait de sortir de l'ombre. Julie avait la province en détestation ; l'instinct du génie et de la beauté poussait Lucile sur un plus grand théâtre. Je sentais donc dans mon existence un malaise par qui j'étais averti que cette existence n'était pas ma destinée. Cependant, j'aimais toujours la campagne, et celle de Marigny était charmante [Marigny a beaucoup changé depuis l'époque où ma soeur l'habitait. Il a été vendu, et appartient aujourd'hui à MM. de Pommereul, qui l'ont fait rebâtir et l'ont fort embelli.] . Mon régiment avait changé de résidence le premier bataillon tenait garnison au Havre, le second à Dieppe ; je rejoignis celui-ci ma présentation faisait de moi un personnage. Je pris goût à mon métier ; je travaillais à la manoeuvre ; on me confia des recrues que j'exerçais sur les galets au bord de la mer cette mer a formé le fond du tableau dans presque toutes les scènes de ma vie. La Martinière ne s'occupait à Dieppe ni de son homonyme Lamartinière , ni du P. Simon, lequel écrivait contre Bossuet, Port-Royal et les Bénédictins, ni de l'anatomiste Pecquet, que madame de Sévigné appelle le petit Pecquet ; mais La Martinière était amoureux à Dieppe comme à Cambrai il dépérissait aux pieds d'une forte Cauchoise, dont la coiffe et le toupet avaient une demi-toise de haut. Elle n'était pas jeune par un singulier hasard, elle s'appelait Cauchie, petite-fille apparemment de cette Dieppoise, Anne Cauchie, qui en 1645 était âgée de cent cinquante ans. C'était en 1647 qu'Anne d'Autriche, voyant comme moi la mer par les fenêtres de sa chambre, s'amusait à regarder les brûlots se consumer pour la divertir. Elle laissait les peuples qui avaient été fidèles à Henri IV garder le jeune Louis XIV ; elle donnait à ces peuples des bénédictions infinies, malgré leur vilain langage normand . On retrouvait à Dieppe quelques redevances féodales que j'avais vu payer à Combourg il était dû au bourgeois Vauquelin trois têtes de porcs ayant chacun une orange entre les dents, et trois sous marqués de la plus ancienne monnaie connue. Je revins passer un semestre à Fougères. Là régnait une fille noble, appelée mademoiselle de La Belinaye, tante de cette comtesse de Tronjoli, dont j'ai déjà parlé. Une agréable laide, soeur d'un officier au régiment de Condé, attira mes admirations je n'aurais pas été assez téméraire pour élever mes voeux jusqu'à la beauté ; ce n'est qu'à la faveur des imperfections d'une femme que j'osais risquer un respectueux hommage. Madame de Farcy, toujours souffrante, prit enfin la résolution d'abandonner la Bretagne. Elle détermina Lucile à la suivre ; Lucile, à son tour, vainquit mes répugnances nous prîmes la route de Paris ; douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couvée. Mon frère était marié ; il demeurait chez son beau-père, le président de Rosambo, rue de Bondy. Nous convînmes de nous placer dans son voisinage par l'entremise de M. Delisle de Sales, logé dans les pavillons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint-Denis, nous arretâmes un appartement dans ces mêmes pavillons. Paris, juin 1821. Delisle de Sales. - Flins. - Vie d'un homme de lettres. Madame de Farcy s'était accointée, je ne sais comment, avec Delisle de Sales, lequel avait été mis jadis à Vincennes pour des niaiseries philosophiques. A cette époque, on devenait un personnage quand on avait barbouillé quelques lignes de prose ou inséré un quatrain dans l' Almanach des Muses . Delisle de Sales, très brave homme, très cordialement médiocre, avait un grand relâchement d'esprit, et laissait aller sous lui ses années ; ce vieillard s'était composé une belle bibliothèque avec ses ouvrages, qu'il brocantait à l'étranger et que personne ne lisait à Paris. Chaque année, au printemps, il faisait ses remontes d'idées en Allemagne. Gras et débraillé, il portait un rouleau de papier crasseux que l'on voyait sortir de sa poche ; il y consignait au coin des rues sa pensée du moment. Sur le piédestal de son buste en marbre, il avait tracé de sa main cette inscription, empruntée au buste de Buffon Dieu, l ' homme, la nature, il a tout expliqué . Delisle de Sales tout expliqué ! Ces orgueils sont bien plaisants, mais bien décourageants. Qui se peut flatter d'avoir un talent véritable ? Ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l'empire d'une illusion semblable à celle de Delisle de Sales ? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase, se croit un écrivain de génie, et n'est pourtant qu'un sot. Si je me suis trop longuement étendu sur le compte du digne homme des pavillons de Saint-Lazare, c'est qu'il fut le premier littérateur que je rencontrai il m'introduisit dans la société des autres. La présence de mes deux soeurs me rendit le séjour de Paris moins insupportable ; mon penchant pour l'étude affaiblit encore mes dégoûts. Delisle de Sales me semblait un aigle. Je vis chez lui Carbon Flins des Oliviers, qui tomba amoureux de madame de Farcy. Elle s'en moquait ; il prenait bien la chose, car il se piquait d'être de bonne compagnie. Flins me fit connaître Fontanes, son ami, qui est devenu le mien. Fils d'un maître des eaux et forêts de Reims, Flins avait reçu une éducation négligée ; au demeurant, homme d'esprit et parfois de talent. On ne pouvait voir quelque chose de plus laid court et bouffi, de gros yeux saillants, des cheveux hérissés, des dents sales, et malgré cela l'air pas trop ignoble. Son genre de vie, qui était celui de presque tous les gens de lettres de Paris à cette époque, mérite d'être raconté. Flins occupait un appartement rue Mazarine, assez près de Laharpe, qui demeurait rue Guénégaud. Deux Savoyards, travestis en laquais par la vertu d'une casaque de livrée, le servaient ; le soir, ils le suivaient, et introduisaient les visites chez lui le matin. Flins allait régulièrement au Théâtre-Français, alors placé à l'Odéon, et excellent surtout dans la comédie. Brizard venait à peine de finir ; Talma commençait ; Larive, Saint-Phal, Fleury, Molé, Dazincourt, Dugazon, Grandmesnil, mesdames Contat, Saint-Val, Desgarcins, Olivier, étaient dans toute la force du talent, en attendant mademoiselle Mars, fille de Monvel, prête à débuter au théâtre Montansier. Les actrices protégeaient les auteurs et devenaient quelquefois l'occasion de leur fortune. Flins, qui n'avait qu'une petite pension de sa famille, vivait de crédit. Vers les vacances du Parlement, il mettait en gage les livrées de ses Savoyards, ses deux montres, ses bagues et son linge, payait avec le prêt ce qu'il devait, partait pour Reims, y passait trois mois, revenait à Paris, retirait au moyen de l'argent que lui donnait son père, ce qu'il avait déposé au Mont-de-Piété, et recommençait le cercle de cette vie, toujours gai et bien reçu. Paris, juin 1821. Gens de lettres. - Portraits. Dans le cours des deux années qui s'écoulèrent depuis mon établissement à Paris jusqu'à l'ouverture des Etats-Généraux, cette société s'élargit. Je savais par coeur les élégies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui écrivis pour lui demander la permission de voir un poète dont les ouvrages faisaient mes délices ; il me répondit poliment je me rendis chez lui rue de Cléry. Je trouvai un homme assez jeune encore, de très bon ton, grand, maigre, le visage marqué de petite-vérole. Il me rendit ma visite ; je le présentai à mes soeurs. Il aimait peu la société et il en fut bientôt chassé par la politique il était alors du vieux parti. Je n'ai point connu d'écrivain qui fût plus semblable à ses ouvrages poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l'Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait à glisser dans la vie sans être aperçu, sacrifiait tout à sa paresse, et n'était trahi dans son obscurité, que par ses plaisirs qui touchaient en passant sa lyre Que notre vie heureuse et fortunée Coule en secret, sous l'aile des amours, Comme un ruisseau qui, murmurant à peine, Et dans son lit resserrant tous ses flots Cherche avec soin l'ombre des arbrisseaux, Et n'ose pas se montrer dans la plaine. C'est cette impossibilité de se soustraire à son indolence qui de furieux aristocrate, rendit le chevalier de Parny misérable révolutionnaire, attaquant la religion persécutée et les prêtres à l'échafaud, achetant son repos à tout prix, et prêtant à la muse qui chanta Eléonore le langage de ces lieux où Camille Desmoulins allait marchander ses amours. L'auteur de l' Histoire de la littérature italienne , qui s'insinua dans la Révolution à la suite de Chamfort, nous arriva par ce cousinage que tous les Bretons ont entre eux. Ginguené vivait dans le monde sur la réputation d'une pièce de vers assez gracieuse, la Confession de Zulmé, qui lui valut une chétive place dans les bureaux de M. de Necker ; de là sa pièce sur son entrée au contrôle général. Je ne sais qui disputait à Ginguené son titre de gloire, la Confession de Zulmé ; mais dans le fait il lui appartenait. Le poète rennais savait bien la musique et composait des romances. D'humble qu'il était, nous vîmes croître son orgueil, à mesure qu'il s'accrochait à quelqu'un de connu. Vers le temps de la convocation des Etats-Généraux, Chamfort l'employa à barbouiller des articles pour des journaux et des discours pour des clubs il se fit superbe. A la première fédération il disait " Voilà une belle fête ! on devrait pour mieux l'éclairer brûler quatre aristocrates aux quatre coins de l'autel. " Il n'avait pas l'initiative de ces voeux ; longtemps avant lui, le ligueur Louis Dorléans avait écrit dans son Banquet du comte d ' Arête " qu'il fallait attacher en guise de fagots les ministres protestants à l'arbre du feu de Saint-Jean et mettre le roy Henry IV dans le muids où l'on mettait les chats ". Ginguené eut une connaissance anticipée des meurtres révolutionnaires. Madame Ginguené prévint mes soeurs et ma femme du massacre qui devait avoir lieu aux Carmes et leur donna asile elles demeuraient cul-de-sac Férou, dans le voisinage du lieu où l'on devait égorger. Après la Terreur, Ginguené devint quasi chef de l'instruction publique. Ce fut alors qu'il chanta l ' Arbre de la liberté au Cadran-Bleu, sur l'air Je l ' ai planté, je l ' ai vu naître . On le jugea assez béat de philosophie pour une ambassade auprès d'un de ces rois qu'on découronnait. Il écrivait de Turin à M. de Talleyrand qu'il avait vaincu un préjugé il avait fait recevoir sa femme en pet-en-l'air à la cour. Tombé de la médiocrité dans l'importance, de l'importance dans la niaiserie, et de la niaiserie dans le ridicule, il a fini ses jours littérateur distingué comme critique, et, ce qu'il y a de mieux, écrivain indépendant dans la Décade la nature l'avait remis à la place d'où la société l'avait mal à propos tiré. Son savoir est de seconde main, sa prose lourde, sa poésie correcte et quelquefois agréable. Ginguené avait un ami, le poète Lebrun. Ginguené protégeait Lebrun, comme un homme de talent, qui connaît le monde, protège la simplicité d'un homme de génie ; Lebrun, à son tour, répandait ses rayons sur les hauteurs de Ginguené. Rien n'était plus comique que le rôle de ces deux compères, se rendant, par un doux commerce, tous les services que se peuvent rendre deux hommes supérieurs dans des genres divers. Lebrun était tout bonnement un faux monsieur de l'Empyrée ; sa verve était aussi froide que ses transports étaient glacés. Son Parnasse, chambre haute dans la rue Montmartre, offrait pour tout meuble des livres entassés pêle-mêle sur le plancher, un lit de sangle dont les rideaux, formés de deux serviettes sales, pendillaient sur une tringle de fer rouillé, et la moitié d'un pot à l'eau accotée contre un fauteuil dépaillé. Ce n'est pas que Lebrun ne fût à son aise, mais il était avare et adonné à des femmes de mauvaise vie. Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare. Parmi ses poésies lyriques, on trouve des strophes énergiques ou élégantes, comme dans l'ode sur le vaisseau le Vengeur et dans l'ode sur les Environs de Paris. Ses élégies sortent de sa tête, rarement de son âme ; il a l'originalité recherchée, non l'originalité naturelle ; il ne crée rien qu'à force d'art ; il se fatigue à pervertir le sens des mots et à les conjoindre par des alliances monstrueuses. Lebrun n'avait de vrai talent que pour la satire ; son épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie a joui d'un renom mérité. Quelques-unes de ses épigrammes sont à mettre auprès de celles de Rousseau ; Laharpe surtout l'inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice il fut indépendant sous Bonaparte, et il reste de lui, contre l'oppresseur de nos libertés, des vers sanglants. Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus à Paris à cette époque était Chamfort ; atteint de la maladie qui a fait les Jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons où il était admis ; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des moeurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l'esprit et du talent mais de cet esprit et de ce talent qui n'atteignent point la postérité. Quand il vit que sous la Révolution il n'arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu'il avait levées sur la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu'une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n'être encore qu'un vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime ; il se manqua la mort se rit de ceux qui l'appellent et qui la confondent avec le néant. Je n'ai connu l'abbé Delille qu'en 1798 à Londres et n'ai vu ni Rulhière, qui vit par madame d'Egmont et qui la fait vivre, ni Palissot, ni Beaumarchais, ni Marmontel. Il en est ainsi de Chénier que je n'ai jamais rencontré, qui m'a beaucoup attaqué, auquel je n'ai jamais répondu, et dont la place à l'Institut devait produire une des crises de ma vie. Lorsque je relis la plupart des écrivains du dix-huitième siècle, je suis confondu et du bruit qu'ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue ait avancé, soit qu'elle ait rétrogradé, soit que nous ayons marché vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d'usé, de passé, de grisaillé, d'inanimé, de froid dans les auteurs qui firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains de l'âge voltairien des choses pauvres de sentiment de pensée et de style. A qui m'en prendre de mon mécompte ? J'ai peur d'avoir été le premier coupable novateur né, j'aurai peut-être communiqué aux générations nouvelles la maladie dont j'étais atteint. Epouvanté, j'ai beau crier à mes enfants " N'oubliez pas le français ! " Ils me répondent comme le Limousin à Pantagruel " qu'ils viennent de l'alme, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce ". Cette manie de gréciser et de latiniser notre langue n'est pas nouvelle, comme on le voit Rabelais la guérit elle reparut dans Ronsard. Boileau l'attaqua. De nos jours elle a ressuscité par la science. Nos révolutionnaires grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres les kilomètres, les millimètres, les décagrammes la politique a ronsardisé . l'aurais pu parler ici de M. de Laharpe, que je connus alors et sur lequel je reviendrai ; j'aurais pu ajouter à la galerie de mes portraits celui de Fontanes ; mais bien que mes relations avec cet excellent homme prissent naissance en 1789, ce ne fut qu'en Angleterre que je me liai avec lui d'une amitié toujours accrue par la mauvaise fortune jamais diminuée par la bonne ; je vous en entretiendrai plus tard dans toute l'effusion de mon coeur, je n'aurai à peindre que des talents qui ne consolent plus la terre. La mort de mon ami est survenue au moment où mes souvenirs me conduisaient à retracer le commencement de sa vie. Notre existence est d'une telle fuite, que si nous n'écrivons pas le soir l'événement du matin, le travail nous encombre et nous n'avons plus le temps de le mettre à jour. Cela ne nous empêche pas de gaspiller nos années, de jeter au vent ces heures qui sont pour l'homme les semences de l'éternité. Paris, juin 1821. Famille Rosambo. - M. de Malesherbes sa prédilection pour Lucile. - Apparition et changement de ma sylphide. Si mon inclination et celle de mes deux soeurs m'avaient jeté dans cette société littéraire, notre position nous forçait d'en fréquenter une autre ; la famille de la femme de mon frère fut naturellement pour nous le centre de cette dernière société. Le président Le Pelletier de Rosambo, mort depuis avec tant de courage, était, quand j'arrivai à Paris, un modèle de légèreté. A cette époque, tout était dérangé dans les esprits et dans les moeurs, symptôme d'une révolution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravité de leurs pères. Les Lamoignon, les Molé, les Séguier, les d'Aguesseau voulaient combattre et ne voulaient plus juger. Les présidentes, cessant d'être de vénérables mères de famille, sortaient de leurs sombres hôtels pour devenir femmes à brillantes aventures. Le prêtre, en chaire, évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens ; les ministres tombaient les uns sur les autres ; le pouvoir glissait de toutes les mains. Le suprême bon ton était d'être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l'armée ; d'être tout, excepté Français. Ce que l'on faisait, ce que l'on disait, n'était qu'une suite d'inconséquences. On prétendait garder des abbés commandataires, et l'on ne voulait point de religion ; nul ne pouvait être officier s'il n'était gentilhomme, et l'on déblatérait contre la noblesse ; on introduisait l'égalité dans les salons et les coups de bâton dans les camps. M. de Malesherbes avait trois filles, mesdames de Rosambo, d'Aulnay, de Montboissier il aimait de préférence madame de Rosambo, à cause de la ressemblance de ses opinions avec les siennes. Le président de Rosambo avait également trois filles, mesdames de Chateaubriand, d'Aulnay, de Tocqueville, et un fils dont l'esprit brillant s'est recouvert de la perfection chrétienne. M. de Malesherbes se plaisait au milieu de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Mainte fois, au commencement de la Révolution, je l'ai vu arriver chez madame de Rosambo, tout échauffé de politique, jeter sa perruque, se coucher sur le tapis de la chambre de ma belle-soeur, et se laisser lutiner avec un tapage affreux par les enfants ameutés. Ç'aurait été du reste un homme assez vulgaire dans ses manières, s'il n'eût eu certaine brusquerie qui le sauvait de l'air commun à la première phrase qui sortait de sa bouche, on sentait l'homme d'un vieux nom et le magistrat supérieur. Ses vertus naturelles s'étaient un peu entachées d'affectation par la philosophie qu'il y mêlait. Il était plein de science, de probité et de courage ; mais bouillant, passionné au point qu'il me disait un jour en parlant de Condorcet " Cet homme a été mon ami ; aujourd'hui, je ne me ferais aucun scrupule de le tuer comme un chien. " Les flots de la Révolution le débordèrent, et sa mort a fait sa gloire. Ce grand homme serait demeuré caché dans ses mérites, si le malheur ne l'eût décelé à la terre. Un noble Vénitien perdit la vie en retrouvant ses titres dans l'éboulement d'un vieux palais. Les franches façons de M. de Malesherbes m'ôtèrent toute contrainte. Il me trouva quelque instruction ; nous nous touchâmes par ce premier point nous parlions de botanique et de géographie, sujets favoris de ses conversations. C'est en m'entretenant avec lui que je conçus l'idée de faire un voyage dans l'Amérique du Nord pour découvrir la mer vue par Hearne et depuis par Mackenzie [Dans ces dernières années, naviguée par le capitaine Franklin et le capitaine Parry. . Nous nous entendions aussi en politique les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à l'indépendance de mon caractère ; l'antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force à ce penchant. J'étais du côté de M. de Malesherbes et de madame de Rosambo, contre M. de Rosambo et contre mon frère, à qui l'on donna le surnom de l' enragé Chateaubriand. La Révolution m'aurait entraîné, si elle n'eût débuté par des crimes je vis la première tête portée au bout d'une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d'admiration et un argument de liberté ; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu'un terroriste. N'ai-je pas rencontré en France toute cette race de Brutus au service de César et de sa police ? Les niveleurs, régénérateurs, égorgeurs, étaient transformés en valets, espions, sycophantes, et moins naturellement encore en ducs, comtes et barons quel moyen âge ! Enfin, ce qui m'attacha davantage à l'illustre vieillard, ce fut sa prédilection pour ma soeur malgré la timidité de la comtesse Lucile, on parvint, à l'aide d'un peu de vin de Champagne, à lui faire jouer un rôle dans une petite pièce, à l'occasion de la fête de M. de Malesherbes ; elle se montra si touchante que le bon et grand homme en avait la tête tournée. Il poussait plus que mon frère même à sa translation du chapitre d'Argentière à celui de Remiremont, où l'on exigeait les preuves rigoureuses et difficiles des seize quartiers . Tout philosophe qu'il était, M. de Malesherbes avait à un haut degré les principes de la naissance. Il faut étendre dans l'espace d'environ deux années cette peinture des hommes et de la société à mon apparition dans le monde, entre la clôture de la première assemblée des Notables, le 25 mai 1787, et l'ouverture des Etats-Généraux, le 5 mai 1789. Pendant ces deux années, mes soeurs et moi, nous n'habitâmes constamment ni Paris, ni le même lieu dans Paris. Je vais maintenant rétrograder et ramener mes lecteurs en Bretagne. Du reste, j'étais toujours affolé de mes illusions ; si mes bois me manquaient, les temps passés, au défaut des lieux lointains, m'avaient ouvert une autre solitude. Dans le vieux Paris, dans les enceintes de Saint-Germain-des-Prés, dans les cloîtres des couvents, dans les caveaux de Saint-Denis, dans la Sainte-Chapelle, dans Notre-Dame, dans les petites rues de la Cité, à la porte obscure d'Héloïse, je revoyais mon enchanteresse ; mais elle avait pris, sous les arches gothiques et parmi les tombeaux, quelque chose de la mort elle était pâle, elle me regardait avec des yeux tristes ; ce n'était plus que l'ombre ou les mânes du rêve que j'avais aimé. 1. Premiers mouvements politiques en Bretagne. - Coup d'oeil sur l'histoire de la monarchie. - 2. Constitution des Etats de Bretagne. - Tenue des Etats. - 3. Revenu du Roi en Bretagne. - Revenu particulier de la province. - Le fouage. - J'assiste pour la première fois à une réunion politique. - Scène. - 4. Ma mère retirée à Saint-Malo. - 5. Cléricature. - Environs de Saint-Malo. - 6. Le revenant. - Le malade. - 7. Etats de Bretagne en 1789. - Insurrection. - Saint-Riveul, mon camarade de collège, est tué. - 8. Année 1789. - Voyage de Bretagne à Paris. - Mouvement sur la route. - Aspect de Paris. - Renvoi de M. Necker. - Versailles. - Joie de la famille royale. - Insurrection générale. - Prise de la Bastille. - 9. Effet de la prise de la Bastille sur la cour. - Têtes de Foulon et de Berthier. - 10. Rappel de M. Necker. - Séance du 4 août 1789. - Journée du 5 octobre. - Le Roi est amené à Paris. - 11. Assemblée constituante. - 12. Mirabeau. - 13. Séances de l'Assemblée nationale. - Robespierre. - 14. Société. - Aspect de Paris. - 15. Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. - Mes jours solitaires. - Mademoiselle Monet. - J'arrête avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en Amérique. - Bonaparte et moi, sous-lieutenants ignorés. - Le marquis de La Rouërie. - Je m'embarque à Saint-Malo. - Dernières pensées en quittant la terre natale. Paris, septembre 1821. Revu en décembre 1846. Premiers mouvements politiques en Bretagne. - Coup d'oeil sur l'histoire de la monarchie. Mes différentes résidences en Bretagne, dans les années 1787 et 1788, commencèrent mon éducation politique. On retrouvait dans les Etats de province le modèle des Etats-Généraux aussi les troubles particuliers qui annoncèrent ceux de la nation éclatèrent-ils dans deux pays d'Etats, la Bretagne et le Dauphiné. La transformation qui se développait depuis deux cents ans touchait à son terme la France passée de la monarchie féodale à la monarchie des Etats-Généraux, de la monarchie des Etats-Généraux à la monarchie des parlements, de la monarchie des parlements à la monarchie absolue, tendait à la monarchie représentative, à travers la lutte de la magistrature contre la puissance royale. Le parlement Maupeou, l'établissement des assemblées provinciales, avec le vote par tête, la première et la seconde assemblées des Notables, la Cour plénière, la formation des grands bailliages, la réintégration civile des protestants, l'abolition partielle de la torture, celle des corvées, l'égale répartition du payement de l'impôt, étaient des preuves successives de la révolution qui s'opérait. Mais alors, on ne voyait pas l'ensemble des faits chaque événement paraissait un accident isolé. A toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu'un point, on n'aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu'à l'agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l'eau ou le feu dans les machines c'est pourquoi, au début des révolutions, tant de personnes croient qu'il suffirait de briser telle roue pour empêcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion. Le dix-huitième siècle, siècle d'action intellectuelle, non d'action matérielle, n'aurait pas réussi à changer si promptement les lois, s'il n'eût rencontré son véhicule les parlements, et notamment le parlement de Paris, devinrent les instruments du système philosophique. Toute opinion meurt impuissante ou frénétique, si elle n'est logée dans une assemblée qui la rend pouvoir, la munit d'une volonté, lui attache une langue et des bras. C'est et ce sera toujours par des corps légaux ou illégaux qu'arrivent et arriveront les révolutions. Les parlements avaient leur cause à venger la monarchie absolue leur avait ravi une autorité usurpée sur les Etats-Généraux. Les enregistrements forcés, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats populaires, les poussaient à demander des libertés dont au fond ils n'étaient pas sincères partisans. Ils réclamaient les Etats-Généraux, n'osant avouer qu'ils désiraient pour eux-mêmes la puissance législative et politique ; ils hâtaient de la sorte la résurrection d'un corps dont ils avaient recueilli l'héritage, lequel, en reprenant la vie, les réduirait tout d'abord à leur propre spécialité, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur intérêt, qu'ils se meuvent par sagesse ou passion Louis XVI rétablit les parlements qui le forcèrent à appeler les Etats-Généraux ; les Etats-Généraux, transformés en Assemblée nationale et bientôt en Convention, détruisirent le trône et les parlements, envoyèrent à la mort et les juges et le monarque de qui émanait la justice. Mais Louis XVI et les parlements en agirent de la sorte, parce qu'ils étaient, sans le savoir, les moyens d'une révolution sociale. L'idée des Etats-Généraux était donc dans toutes les têtes, seulement on ne voyait pas où cela allait. Il était question, pour la foule, de combler un déficit que le moindre banquier aujourd'hui se chargerait de faire disparaître. Un remède si violent, appliqué à un mal si léger, prouve qu'on était emporté vers des régions politiques inconnues. Pour l'année 1786, seule année dont l'état financier soit bien avéré, la recette était de 412 924 000 livres, la dépense de 593 542 000 livres ; déficit 180 618 000 livres, réduit à 140 millions, par 40 618 000 livres d'économie. Dans ce budget, la maison du Roi est portée à l'immense somme de 37 200 000 livres les dettes des princes, les acquisitions de châteaux et les déprédations de la cour étaient la cause de cette surcharge. On voulait avoir les Etats-Généraux dans leur forme de 1614. Les historiens citent toujours cette forme, comme si, depuis 1614, on n'avait jamais ouï parler des Etats-Généraux, ni réclamé leur convocation. Cependant, en 1651, les ordres de la noblesse et du clergé, réunis à Paris, demandèrent les Etats-Généraux. Il existe un gros recueil des actes et des discours faits et prononcés alors. Le parlement de Paris, tout-puissant à cette époque, loin de seconder le voeu des deux premiers ordres, cassa leurs assemblées comme illégales ; ce qui était vrai. Et puisque je suis sur ce chapitre, je veux noter un autre fait grave, échappé à ceux qui se sont mêlés et qui se mêlent d'écrire l'histoire de France, sans la savoir. On parle des trois ordres, comme constituant essentiellement les Etats dits généraux. Eh bien, il arrivait souvent que des bailliages ne nommaient des députés que pour un ou deux ordres. En 1614, le bailliage d'Amboise n'en nomma ni pour le clergé, ni pour la noblesse ; le bailliage de Châteauneuf-en-Thimerais n'en envoya ni pour le clergé, ni pour le tiers-état ; Le Puy, La Rochelle, le Lauraguais, Calais, la Haute-Marche Châtellerault firent défaut pour le clergé, et Montdidier et Roye pour la noblesse. Néanmoins, les Etats de 1614 furent appelés Etats-Généraux . Aussi les anciennes chroniques, s'exprimant d'une manière plus correcte, disent, en parlant de nos assemblées nationales, ou les trois Etats , ou les notables bourgeois , ou les barons et les évêques , selon l'occurrence, et elles attribuent à ces assemblées ainsi composées la même force législative. Dans les diverses provinces, souvent le tiers, tout convoqué qu'il était, ne députait pas, et cela par une raison inaperçue, mais fort naturelle. Le tiers s'était emparé de la magistrature ; il en avait chassé les gens d'épée ; il y régnait d'une manière absolue, excepté dans quelques parlements nobles, comme juge, avocat, procureur, greffier, clerc, etc. ; il faisait les lois civiles et criminelles, et, à l'aide de l'usurpation parlementaire, il exerçait même le pouvoir politique. La fortune, l'honneur et la vie des citoyens relevaient de lui tout obéissait à ses arrêts, toute tête tombait sous le glaive de ses justices. Quand donc il jouissait isolément d'une puissance sans bornes, qu'avait-il besoin d'aller chercher une faible portion de cette puissance dans des assemblées où il n'avait paru qu'à genoux ? Le peuple, métamorphosé en moine, s'était réfugié dans les cloîtres, et gouvernait la société par l'opinion religieuse ; le peuple métamorphosé en collecteur et en banquier, s'était réfugié dans la finance, et gouvernait la société par l'argent ; le peuple, métamorphosé en magistrat, s'était réfugié dans les tribunaux, et gouvernait la société par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, était démocrate dans son ensemble sous la direction de son roi. avec lequel il s'entendait à merveille et marchait presque toujours d'accord. C'est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France à faire ou plutôt l'histoire de France n'est pas faite. Toutes les grandes questions mentionnées ci-dessus étaient particulièrement agitées dans les années 1786, 1787 et 1788. Les têtes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacité naturelle, dans les privilèges de la province, du clergé et de la noblesse, dans les collisions du parlement et des Etats, abondante matière d'inflammation. M. de Calonne, un moment intendant de la Bretagne, avait augmenté les divisions en favorisant la cause du tiers-état. M. de Montmorin et M. de Thiard étaient des commandants trop faibles pour faire dominer le parti de la cour. La noblesse se coalisait avec le parlement, qui était noble ; tantôt elle résistait à M. Necker, à M. de Calonne, à l'archevêque de Sens ; tantôt elle repoussait le mouvement populaire, que sa résistance première avait favorisé. Elle s'assemblait, délibérait, protestait ; les communes ou municipalités s'assemblaient, délibéraient, protestaient en sens contraire. L'affaire particulière du fouage , en se mêlant aux affaires générales, avait accru les inimitiés. Pour comprendre ceci, il est nécessaire d'expliquer la constitution du duché de Bretagne. Paris, septembre 1821. Constitution des Etats de Bretagne. - Tenue des Etats. Les Etats de Bretagne ont plus ou moins varié dans leur forme comme tous les Etats de l'Europe féodale, auxquels ils ressemblaient. Les rois de France furent substitués aux droits des ducs de Bretagne. Le contrat de mariage de la duchesse Anne, de l'an 1491, n'apporta pas seulement la Bretagne en dot à la couronne de Charles VIII et de Louis XII mais il stipula une transaction, en vertu de laquelle fut terminé un différend qui remontait à Charles de Blois et au comte de Montfort. La Bretagne prétendait que les filles héritaient au duché ; la France soutenait que la succession n'avait lieu qu'en ligne masculine ; que celle-ci venant de s'éteindre, la Bretagne, comme grand fief faisait retour à la couronne. Charles VIII et Anne, ensuite Anne et Louis XII, se cédèrent mutuellement leurs droits ou prétentions. Claude, fille d'Anne et de Louis XII, qui devint femme de François ler, laissa en mourant le duché de Bretagne à son mari. François Ier, d'après la prière des Etats assemblés à Vannes unit, par édit publié à Nantes en 1532, le duché de Bretagne à la couronne de France, garantissant à ce duché ses libertés et privilèges. A cette époque les Etats de Bretagne étaient réunis tous les ans mais en 1630, la réunion devint bisannuelle. Le gouverneur proclamait l'ouverture des Etats. Les trois ordres s'assemblaient, selon les lieux, dans une église ou dans les salles d'un couvent. Chaque ordre délibérait à part c'étaient trois assemblées particulières avec leurs diverses tempêtes, qui se convertissaient en ouragan général quand le clergé, la noblesse et le tiers venaient à se réunir. La cour soufflait la discorde, et dans ce champ resserré, comme dans une plus vaste arène, les talents, les vanités et les ambitions étaient en jeu. Le père Grégoire de Rostrenen, capucin, dans la dédicace de son Dictionnaire français-breton , parle de la sorte à nos seigneurs les Etats de Bretagne " S'il ne convenait qu'à l'orateur romain de louer dignement l'auguste assemblée du sénat de Rome, me convenait-il de hasarder l'éloge de votre auguste assemblée qui nous retrace si dignement l'idée de ce que l'ancienne et la nouvelle Rome avaient de majestueux et de respectable ? " Rostrenen prouve que le celtique est une de ces langues primitives que Gomer, fils aîné de Japhet, apporta en Europe, et que les Bas-Bretons, malgré leur taille, descendent des géants. Malheureusement, les enfants bretons de Gomer, longtemps séparés de la France, ont laissé dépérir une partie de leurs vieux titres leurs chartes, auxquelles ils ne mettaient pas une assez grande importance comme les liant à l'histoire générale, manquent trop souvent de cette authenticité à laquelle les déchiffreurs de diplômes attachent de leur côté beaucoup trop de prix. Le temps de la tenue des Etats en Bretagne était un temps de galas et de bals on mangeait chez M. le commandant, on mangeait chez M. le président de la noblesse, on mangeait chez M. le président du clergé, on mangeait chez M. le trésorier des Etats, on mangeait chez M. l'intendant de la province, on mangeait chez M. le président du parlement ; on mangeait partout et l'on buvait ! A de longues tables de réfectoire se voyaient assis des du Guesclin laboureurs, des Duguay-Trouin matelots portant au côté leur épée de fer à vieille garde ou leur petit sabre d'abordage. Tous les gentilshommes assistant aux Etats en personne ne ressemblaient pas mal à une diète de Pologne, de la Pologne à pied, non à cheval, diète de Scythes, non de Sarmates. Malheureusement, on jouait trop. Les bals ne discontinuaient. Les Bretons sont remarquables par leurs danses et par les airs de ces danses. Madame de Sévigné a peint nos ripailles politiques au milieu des landes comme ces festins des fées et des sorciers qui avaient lieu la nuit sur les bruyères " Vous aurez maintenant, écrit-elle, des nouvelles de nos Etats pour votre peine d'être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire à Vitré le lundi matin il m'écrivit une lettre ; j'y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables dans le même lieu ; il y a quatorze couverts à chaque table. Monsieur en tient une et Madame l'autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers ; et pour les pyramides de fruits il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines puisque même ils ne comprenaient pas qu'il fallût qu'une porte fût plus haute qu'eux... Après le dîner, MM. de Lomaria et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas à beaucoup près ils y font des pas de Bohémiens et de Bas-Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment... C'est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n'avais jamais vu les Etats ; c'est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'il y ait une province rassemblée qui ait un aussi grand air que celle-ci ; elle doit être bien pleine, du moins, car il n'y en a pas un seul à la guerre ni à la cour ; il n'y a que le petit guidon M. de Sévigné le fils qui peut-être y reviendra un jour comme les autres... Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie voilà les Etats. J'oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu'on y boit. " Les Bretons ont de la peine à pardonner à madame de Sévigné ses moqueries. Je suis moins rigoureux ; mais je n'aime pas qu'elle dise " Vous me parlez bien plaisamment de nos misères ; nous ne sommes plus si roués un en huit jours seulement, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. " C'est pousser trop loin l'agréable langage de cour Barrère parlait avec la même grâce de la guillotine. En 1793, les noyades de Nantes s'appelaient des mariages républicains le despotisme populaire reproduisait l'aménité de style du despotisme royal. Les fats de Paris, qui accompagnaient aux Etats messieurs les gens du Roi, racontaient que nous autres hobereaux nous faisions doubler nos poches de fer-blanc, afin de porter à nos femmes les fricassées de poulet de M. le commandant. On payait cher ces railleries. Un comte de Sabran était naguère resté sur la place, en échange de ses mauvais propos. Ce descendant des troubadours et des rois provençaux, grand comme un Suisse, se fit tuer par un petit chasse-lièvre du Morbihan, de la hauteur d'un Lapon. Ce Ker ne le cédait point à son adversaire en généalogie si saint Elzéar de Sabran était proche parent de saint Louis, saint Corentin, grand-oncle du très noble Ker , était évêque de Quimper sous le roi Gallon II, trois cents ans avant Jésus-Christ. Revenu du Roi en Bretagne. - Revenu particulier de la province. - Le fouage. - J'assiste pour la première fois à une réunion politique. - Scène. Le revenu du Roi, en Bretagne, consistait dans le don gratuit, variable selon les besoins ; dans le produit du domaine de la couronne, qu'on pouvait évaluer de trois à quatre cent mille francs ; dans la perception du timbre, etc. La Bretagne avait ses revenus particuliers, qui lui servaient à faire face à ses charges le grand et le petit devoir , qui frappaient les liquides et le mouvement des liquides fournissant deux millions annuels ; enfin, les sommes rentrant par le fouage . On ne se doute guère de l'importance du fouage dans notre histoire ; cependant, il fut à la révolution de France ce que fut le timbre à la révolution des Etats-Unis. Le fouage census pro singulis focis exactus était un cens, ou une espèce de taille, exigé par chaque feu sur les biens roturiers. Avec le fouage graduellement augmenté se payaient les dettes de la province. En temps de guerre les dépenses s'élevaient à plus de sept millions d'une session à l'autre, somme qui primait la recette. On avait conçu le projet de créer un capital des deniers provenus du fouage, et de le constituer en rentes au profit des fouagistes le fouage n'eût plus été alors qu'un emprunt. L'injustice bien qu'injustice légale au terme du droit coutumier était de le faire porter sur la seule propriété roturière. Les communes ne cessaient de réclamer ; la noblesse, qui tenait moins à son argent qu'à ses privilèges, ne voulait pas entendre parler d'un impôt qui l'aurait rendue taillable. Telle était la question, quand se réunirent les sanglants Etats de Bretagne du mois de décembre 1788. Les esprits étaient alors agités par diverses causes l'assemblée des Notables, l'impôt territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des Etats-Généraux et l'affaire du collier, la Cour plénière et le Mariage de Figaro , les grands bailliages et Cagliostro et Mesmer, mille autres incidents graves ou futiles, étaient l'objet des controverses dans toutes les familles. La noblesse bretonne, de sa propre autorité, s'était convoquée à Rennes pour protester contre l'établissement de la Cour plénière. Je me rendis à cette diète c'est la première réunion politique où je me sois trouvé de ma vie. J'étais étourdi et amusé des cris que j'entendais. On montait sur les tables et sur les fauteuils ; on gesticulait, on parlait tous à la fois. Le marquis de Trémargat, jambe de bois, disait d'une voix de Stentor " Allons tous chez le commandant, M. de Thiard ; nous lui dirons La noblesse bretonne est à votre porte ; elle demande à vous parler le Roi même ne la refuserait pas ! " A ce trait d'éloquence les bravos ébranlaient les voûtes de la salle. Il recommençait " Le Roi même ne la refuserait pas ! " Les huchées et les trépignements redoublaient. Nous allâmes chez M. le comte de Thiard homme de cour, poète érotique, esprit doux et frivole, mortellement ennuyé de notre vacarme ; il nous regardait comme des boubous, des sangliers, des bêtes fauves ; il brûlait d'être hors de notre Armorique et n'avait nulle envie de nous refuser l'entrée de son hôtel. Notre orateur lui dit ce qu'il voulut, après quoi nous vînmes rédiger cette déclaration " Déclarons infâmes ceux qui pourraient accepter quelques places, soit dans l'administration nouvelle de la justice, soit dans l'administration des Etats, qui ne seraient pas avoués par les lois constitutives de la Bretagne. " Douze gentilshommes furent choisis pour porter cette pièce au Roi à leur arrivée à Paris, on les coffra à la Bastille, d'où ils sortirent bientôt en façon de héros ; ils furent reçus à leur retour avec des branches de laurier. Nous portions des habits avec de grands boutons de nacre semés d'hermine, autour desquels boutons était écrite en latin cette devise " Plutôt, mourir que de se déshonorer. " Nous triomphions de la cour dont tout le monde triomphait, et nous tombions avec elle dans le même abîme. Paris, octobre 1821. Ma mère retirée à Saint Malo. Ce fut à cette époque que mon frère, suivant toujours ses projets, prit le parti de me faire agréger à l'ordre de Malte. Il fallait pour cela me faire entrer dans la cléricature elle pouvait m'être donnée par M. Courtois de Pressigny, évêque de Saint Malo. Je me rendis donc dans ma ville natale, où mon excellente mère s'était retirée ; elle n'avait plus ses enfants avec elle ; elle passait le jour à l'église, la soirée à tricoter. Ses distractions étaient inconcevables je la rencontrai un matin dans la rue, portant une de ses pantoufles sous son bras, en guise de livre de prières. De fois à autre pénétraient dans sa retraite quelques vieux amis, et ils parlaient du bon temps. Lorsque nous étions tête à tête, elle me faisait de beaux contes en vers, qu'elle improvisait. Dans un de ces contes le diable emportait une cheminée avec un mécréant, et le poète s'écriait Le diable en l'avenue Chemina tant et tant, Qu'on en perdit la vue En moins d'une heur'de temps. " Il me semble, dis-je, que le diable ne va pas bien vite. " Mais madame de Chateaubriand me prouva que je n'y entendais rien elle était charmante, ma mère. Elle avait une longue complainte sur le Récit véritable d ' une cane sauvage, en la ville de Montfort-la-Cane-lez-Saint-Malo . Certain seigneur avait renfermé une jeune fille d'une grande beauté dans le château de Montfort à dessein de lui ravir l'honneur. A travers une lucarne elle apercevait l'église de Saint-Nicolas ; elle pria le saint avec des yeux pleins de larmes, et elle fut miraculeusement transportée hors du château ; mais elle tomba entre les mains des serviteurs du félon, qui voulurent en user avec elle comme ils supposaient qu'en avait fait leur maître. La pauvre fille éperdue, regardant de tous côtés pour chercher quelques secours, n'aperçut que des canes sauvages sur l'étang du château. Renouvelant sa prière à saint Nicolas, elle le supplia de permettre à ces animaux d'être témoins de son innocence, afin que si elle devait perdre la vie, et qu'elle ne pût accomplir les voeux qu'elle avait faits à saint Nicolas, les oiseaux les remplissent eux-mêmes à leur façon, en son nom et pour sa personne. La fille mourut dans l'année voici qu'à la translation des os de saint Nicolas, le 9 de mai, une cane sauvage, accompagnée de ses petits canetons, vint à l'église de Saint-Nicolas. Elle y entra et voltigea devant l'image du bienheureux libérateur, pour lui applaudir par le battement de ses ailes ; après quoi, elle retourna à l'étang ayant laissé un de ses petits en offrande. Quelque temps après, le caneton s'en retourna sans qu'on s'en aperçût. Pendant deux cents ans et plus, la cane, toujours la même cane est revenue, à jour fixe, avec sa couvée, dans l'église du grand saint Nicolas, à Montfort. L'histoire en a été écrite et imprimée en 1652 l'auteur remarque fort justement " que c'est une chose peu considérable devant les yeux de Dieu, qu'une chétive cane sauvage ; que néanmoins elle tient sa partie pour rendre hommage à sa grandeur ; que la cigale de saint François était encore moins prisable, et que pourtant ses fredons charmaient le coeur d'un séraphin ". Mais madame de Chateaubriand suivait une fausse tradition dans sa complainte, la fille renfermée à Montfort était une princesse, laquelle obtint d'être changée en cane, pour échapper à la violence de son vainqueur. Je n'ai retenu que ces vers d'un couplet de la romance de ma mère Cane la belle est devenue, Cane la belle est devenue, Et s'envola, par une grille, Dans un étang plein de lentilles. Paris, octobre 1821. Cléricature. - Environs de Saint Malo. Comme madame de Chateaubriand était une véritable sainte, elle obtint de l'évêque de Saint Malo la promesse de me donner la cléricature ; il s'en faisait scrupule la marque ecclésiastique donnée à un laïque et à un militaire lui paraissait une profanation qui tenait de la simonie. M. Courtois de Pressigny, aujourd'hui archevêque de Besançon et pair de France, est un homme de bien et de mérite. Il était jeune alors, protégé de la Reine, et sur le chemin de la fortune où il est arrivé plus tard par une meilleure voie la persécution. Je me mets à genoux, en uniforme, l'épée au côté, aux pieds du prélat ; il me coupa deux ou trois cheveux sur le sommet de la tête ; cela s'appela tonsure, de laquelle je reçus lettres en bonnes formes. Avec ces lettres, 200 mille livres de rentes pouvaient m'échoir, quand mes preuves de noblesse auraient été admises à Malte abus, sans doute, dans l'ordre ecclésiastique, mais chose utile dans l'ordre politique de l'ancienne constitution. Ne valait-il pas mieux qu'une espèce de bénéfice militaire s'attachât à l'épée d'un soldat qu'à la mantille d'un abbé, lequel aurait mangé sa grasse prieurée sur les pavés de Paris ? La cléricature, à moi conférée pour les raisons précédentes, a fait dire, par des biographes mal informés, que j'étais d'abord entré dans l'Eglise. Ceci se passait en 1788. J'avais des chevaux, je parcourais la campagne, ou je galopais le long des vagues, mes gémissantes et anciennes amies ; je descendais de cheval, et je me jouais avec elles ; toute la famille aboyante de Scylla sautait à mes genoux pour me caresser Nunc vada latrantis Scyllae . Je suis allé bien loin admirer les scènes de la nature ; je m'aurais pu contenter de celles que m'offrait mon pays natal. Rien de plus charmant que les environs de Saint Malo, dans un rayon de cinq à six lieues. Les bords de la Rance, en remontant cette rivière depuis son embouchure jusqu'à Dinan, mériteraient seuls d'attirer les voyageurs ; mélange continuel de rochers et de verdure, de grèves et de forêts, de criques et de hameaux, d'antiques manoirs de la Bretagne féodale et d'habitations modernes de la Bretagne commerçante. Celles-ci ont été construites en un temps où les négociants de Saint Malo étaient si riches que, dans leurs jours de goguettes, ils fricassaient des piastres, et les jetaient toutes bouillantes au peuple par les fenêtres. Ces habitations sont d'un grand luxe. Bonabant, château de MM. de Lasaudre, est en partie de marbre apporté de Gênes, magnificence dont nous n'avons pas même l'idée à Paris. La Brillantais, Le Beau, le Mont-Marin, La Ballue, le Colombier, sont ou étaient ornés d'orangeries, d'eaux jaillissantes et de statues. Quelquefois les jardins descendent en pente au rivage derrière les arcades d'un portique de tilleuls, à travers une colonnade de pins, au bout d'une pelouse ; par-dessus les tulipes d'un parterre, la mer présente ses vaisseaux, son calme et ses tempêtes. Chaque paysan, matelot et laboureur, est propriétaire d'une petite bastide blanche avec un jardin parmi les herbes potagères, les groseilliers, les rosiers, les iris, les soucis de ce jardin, on trouve un plant de thé de Cayenne, un pied de tabac de Virginie, une fleur de la Chine, enfin quelque souvenir d'une autre rive et d'un autre soleil c'est l'itinéraire et la carte du maître du lieu. Les tenanciers de la côte sont d'une belle race normande ; les femmes grandes, minces, agiles, portent des corsets de laine grise, des jupons courts de callemandre et de soie rayée, des bas blancs à coins de couleur. Leur front est ombragé d'une large coiffe de basin ou de batiste, dont les pattes se relèvent en forme de béret, ou flottent en manière de voile. Une chaîne d'argent à plusieurs branches pend à leur côté gauche. Tous les matins, au printemps, ces filles du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contrée, apportent au marché des fruits dans des corbeilles, et des caillebottes dans des coquilles lorsqu'elles soutiennent d'une main sur leur tête des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperlés de rosée, les Valkyries de l'Edda dont la plus jeune est l' Avenir , ou les Canéphores d'Athènes n'avaient rien d'aussi gracieux. Ce tableau ressemble-t-il encore ? Ces femmes, sans doute ne sont plus ; il n'en reste que mon souvenir. Paris, octobre 1821. Le revenant. - Le malade. Je quittai ma mère, et j'allai voir mes soeur aînées aux environs de Fougères. Je demeurai un mois chez madame de Châteaubourg. Ses deux maisons de campagne, Lascardais et Le Plessis, près Saint-Aubin-du-Cormier, célèbre par sa tour et sa bataille, étaient situées dans un pays de roches, de landes et de bois. Ma soeur avait pour régisseur M. Livoret, jadis jésuite, auquel il était arrivé une étrange aventure. Quand il fut nommé régisseur à Lascardais, le comte de Châteaubourg, le père, venait de mourir M. Livoret qui ne l'avait pas connu, fut installé gardien du castel. La première nuit qu'il y coucha seul, il vit entrer dans son appartement un vieillard pâle, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumière. L'apparition s'approche de l'âtre, pose son bougeoir sur la cheminée, rallume le feu et s'assied dans un fauteuil. M. Livoret tremblait de tout son corps. Après deux heures de silence, le vieillard se lève, reprend sa lumière et sort de la chambre en fermant la porte. Le lendemain, le régisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la lémure, affirmèrent que c'était leur vieux maître. Tout ne finit pas là si M. Livoret regardait derrière lui dans une forêt il apercevait le fantôme ; s'il avait à franchir un échalier dans un champ, l'ombre se mettait à califourchon sur l'échalier. Un jour, le misérable obsédé s'étant hasardé à lui dire " Monsieur de Châteaubourg, laissez-moi " ; le revenant répondit " Non ". M. Livoret, homme froid et positif, très peu brillant d'imaginative, racontait tant qu'on voulait son histoire, toujours de la même manière et avec la même conviction. Un peu plus tard, j'accompagnai en Normandie un brave officier atteint d'une fièvre cérébrale. On nous logea dans une maison de paysan une vieille tapisserie prêtée par le seigneur du lieu, séparait mon lit de celui du malade. Derrière cette tapisserie on saignait le patient ; en délassement de ses souffrances, on le plongeait dans des bains de glace. Il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le visage violet et grincé, les dents serrées, la tête chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de vêtement à sa poitrine nue maigre et mouillée. Quand le malade s'attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre à l'abri de ses larmes si le moyen était sûr contre les pleurs, il faudrait élever une statue à l'auteur de la découverte. Mes seuls bons moments étaient ceux où je m'allais promener dans le cimetière de l'église du hameau, bâtie sur un tertre. Mes compagnons étaient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je rêvais à la société de Paris, à mes premières années, à mon fantôme, à ces bois de Combourg dont j'étais si près par l'espace, si loin par le temps ; je retournais à mon pauvre malade c'était un aveugle conduisant un aveugle. Hélas ! un coup, une chute, une peine morale raviront à Homère, à Newton, à Bossuet, leur génie, et ces hommes divins, au lieu d'exciter une pitié profonde, un regret amer et éternel, pourraient être l'objet d'un sourire ! Beaucoup de personnes que j'ai connues et aimées ont vu se troubler leur raison auprès de moi, comme si je portais le germe de la contagion. Je ne m'explique le chef-d'oeuvre de Cervantes et sa gaîté cruelle, que par une réflexion triste en considérant l'être entier, en pesant le bien et le mal, on serait tenté de désirer tout accident qui porte à l'oubli, comme un moyen d'échapper à soi-même un ivrogne joyeux est une créature heureuse. Religion à part, le bonheur est de s'ignorer et d'arriver à la mort sans avoir senti la vie. Je ramenai mon compatriote parfaitement guéri. Paris, octobre 1821. Etat de Bretagne en 1789. - Insurrection. - Saint-Riveul, mon camarade de collège, est tué. Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient retourner à Paris ; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les Etats étaient semoncés [Convoqués] pour la fin de décembre 1788. La commune de Rennes, et après elle les autres communes de Bretagne, avaient pris un arrêté qui défendait à leurs députés de s'occuper d'aucune affaire avant que la question des fouages n'eût été réglée. Le comte de Boisgelin, qui devait présider l'ordre de la noblesse, se hâta d'arriver à Rennes. Les gentilshommes furent convoqués par lettres particulières, y compris ceux qui, comme moi, étaient encore trop jeunes pour avoir voix délibérative. Nous pouvions être attaqués, il fallait compter les bras autant que les suffrages nous nous rendîmes à notre poste. Plusieurs assemblées se tinrent chez M. de Boisgelin avant l'ouverture des Etats. Toutes les scènes de confusion auxquelles j'avais assisté, se renouvelèrent. Le chevalier de Guer, le marquis de Trémargat, mon oncle le comte de Bedée, qu'on appelait Bedée l ' artichaut, à cause de sa grosseur, par opposition à un autre Bedée, long et effilé, qu'on nommait Bedée l ' asperge, cassèrent plusieurs chaises en grimpant dessus pour pérorer. Le marquis de Trémargat, officier de marine à jambe de bois, faisait beaucoup d'ennemis à son ordre on parlait un jour d'établir une école militaire où seraient élevés les fils de la pauvre noblesse ; un membre du tiers s'écria " Et nos fils, qu'auront-ils ? - L'hôpital ", répartit Trémargat mot qui, tombé dans la foule, germa promptement. Je m'aperçus au milieu de ces réunions d'une disposition de mon caractère que j'ai retrouvée depuis dans la politique et dans les armes plus mes collègues ou mes camarades s'échauffaient, plus je me refroidissais ; je voyais mettre le feu à la tribune ou au canon avec indifférence je n'ai jamais salué la parole ou le boulet. Le résultat de nos délibérations fut que la noblesse traiterait d'abord des affaires générales, et ne s'occuperait du fouage qu'après la solution des autres questions ; résolution directement opposée à celle du tiers. Les gentilshommes n'avaient pas grande confiance dans le clergé, qui les abandonnait souvent, surtout quand il était présidé par l'évêque de Rennes, personnage patelin, mesuré, parlant avec un léger zézaiement qui n'était pas sans grâce, et se ménageant des chances à la cour. Un journal, la Sentinelle du Peuple , rédigé à Rennes par un écrivailleur arrivé de Paris, fomentait les haines. Les Etats se tinrent dans le couvent des Jacobins sur la place du Palais. Nous entrâmes, avec les dispositions qu'on vient de voir, dans la salle des séances ; nous n'y fûmes pas plus tôt établis, que le peuple nous assiégea. Les 25, 26, 27 et 28 janvier 1789 furent des jours malheureux. Le comte de Thiard avait peu de troupes ; chef indécis et sans vigueur, il se remuait et n'agissait point. L'école de droit de Rennes, à la tête de laquelle était Moreau, avait envoyé quérir les jeunes gens de Nantes ; ils arrivaient au nombre de quatre cents, et le commandant, malgré ses prières, ne les put empêcher d'envahir la ville. Des assemblées, en sens divers, au champ Montmorin et dans les cafés, en étaient venues à des collisions sanglantes. Las d'être bloqués dans notre salle, nous prîmes la résolution de saillir dehors, l'épée à la main ; ce fut un assez beau spectacle. Au signal de notre président, nous tirâmes nos épées tous à la fois, au cri de Vive la Bretagne ! et, comme une garnison sans ressources, nous exécutâmes une furieuse sortie, pour passer sur le ventre des assiégeants. Le peuple nous reçut avec des hurlements, des jets de pierres, des bourrades de bâtons ferrés et des coups de pistolet. Nous fîmes une trouée dans la masse de ses flots qui se refermaient sur nous. Plusieurs gentilshommes furent blessés, traînés, déchirés, chargés de meurtrissures et de contusions. Parvenus à grande peine à nous dégager, chacun regagna son logis. Des duels s'ensuivirent entre les gentilshommes, les écoliers de droit et leurs amis de Nantes. Un de ces duels eut lieu publiquement sur la place Royale ; l'honneur en resta au vieux Keralieu, officier de marine, attaqué, qui se battit avec une incroyable vigueur, aux applaudissements de ses jeunes adversaires. Un autre attroupement s'était formé. Le comte de Montboucher aperçut dans la foule un étudiant nommé Ulliac, auquel il dit " Monsieur, ceci nous regarde. " On se range en cercle autour d'eux ; Montboucher fait sauter l'épée d'Ulliac et la lui rend on s'embrasse et la foule se disperse. Du moins, la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de députer aux Etats-Généraux, parce qu'elle n'était pas convoquée selon les lois fondamentales de la constitution de la province ; elle alla rejoindre en grand nombre l'armée des Princes, se fit décimer à l'armée de Condé, ou avec Charette dans les guerres vendéennes. Eût-elle changé quelque chose à la majorité de l'Assemblée nationale, au cas de sa réunion à cette assemblée ? Cela n'est guère probable dans les grandes transformations sociales, les résistances individuelles, honorables pour les caractères sont impuissantes contre les faits. Cependant, il est difficile de dire ce qu'aurait pu produire un homme du génie de Mirabeau, mais d'une opinion opposée, s'il s'était rencontré dans l'ordre de la noblesse bretonne. Le jeune Boishue et Saint-Riveul, mon camarade de collège, avaient péri avant ces rencontres, en se rendant à la chambre de la noblesse ; le premier fut en vain défendu par son père, qui lui servit de second. Lecteur, je t'arrête regarde couler les premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre. Le ciel a voulu qu'elles sortissent des veines d'un compagnon de mon enfance. Supposons ma chute au lieu de celle de Saint-Riveul ; on eût dit de moi, en changeant seulement le nom, ce que l'on dit de la victime par qui commence la grande immolation " Un gentilhomme, nommé Chateaubriand , fut tué en se rendant à la salle, des Etats. " Ces deux mots auraient remplacé ma longue histoire. Saint-Riveul eût-il joué mon rôle sur la terre ? était-il destiné au bruit ou au silence ? Passe maintenant, lecteur ; franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde dont tu sors, du monde nouveau à l'entrée duquel tu mourras. Paris, novembre 1821. Année 1789. - Voyage de Bretagne à Paris. - Mouvement sur la route. - Aspect de Paris. - Renvoi de M. Necker. - Versailles. - Joie de la famille royale. - Insurrection Générale. - Prise de la Bastille. L'année 1789, si fameuse dans notre histoire et dans l'histoire de l'espèce humaine, me trouva dans les landes de ma Bretagne ; je ne pus même quitter la province qu'assez tard, et n'arrivai à Paris qu'après le pillage de la maison Réveillon, l'ouverture des Etats-Généraux, la constitution du tiers-état en Assemblée nationale, le serment du Jeu-de-Paume, la séance royale du 23 juin, et la réunion du clergé et de la noblesse au tiers-état. Le mouvement était grand sur ma route dans les villages, les paysans arrêtaient les voitures, demandaient les passeports, interrogeaient les voyageurs. Plus on approchait de la capitale, plus l'agitation croissait. En traversant Versailles, je vis des troupes casernées dans l'orangerie ; des trains d'artillerie parqués dans les cours ; la salle provisoire de l'Assemblée nationale élevée sur la place du palais, et des députés allant et venant parmi des curieux, des gens du château et des soldats. A Paris, les rues étaient encombrées d'une foule qui stationnait à la porte des boulangers ; les passants discouraient au coin des bornes ; les marchands, sortis de leurs boutiques, écoutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes ; au Palais-Royal s'aggloméraient des agitateurs Camille Desmoulins commençait à se distinguer dans les groupes. A peine fus-je descendu, avec madame de Farcy et madame Lucile, dans un hôtel garni de la rue de Richelieu, qu'une insurrection éclate le peuple se porte à l'Abbaye, pour délivrer quelques gardes-françaises arrêtés par ordre de leurs chefs. Les sous-officiers d'un régiment d'artillerie caserné aux Invalides se joignent au peuple. La défection commence dans l'armée. La cour tantôt cédant, tantôt voulant résister, mélange d'entêtement et de faiblesse, de bravacherie et de peur, se laisse morguer par Mirabeau qui demande l'éloignement des troupes, et elle ne consent pas à les éloigner elle accepte l'affront et n'en détruit pas la cause. A Paris, le bruit se répand qu'une armée arrive par l'égout Montmartre, que des dragons vont forcer les barrières. On recommande de dépaver les rues, de monter les pavés au cinquième étage, pour les jeter sur les satellites du tyran chacun se met à l'oeuvre. Au milieu de ce brouillement, M. Necker reçoit l'ordre de se retirer. Le ministère changé se compose de MM. de Breteuil, de La Galaisière, du maréchal de Broglie, de La Vauguyon, de Laporte et de Foulon. Ils remplaçaient MM. de Montmorin, de La Luzerne, de Saint-Priest et de Nivernais. Un poète breton, nouvellement débarqué, m'avait prié de le mener à Versailles. Il y a des gens qui visitent des jardins et des jets d'eau, au milieu du renversement des empires les barbouilleurs de papier ont surtout cette faculté de s'abstraire dans leur manie pendant les plus grands événements ; leur phrase ou leur strophe leur tient lieu de tout. Je menai mon Pindare à l'heure de la messe dans la galerie de Versailles. L'Oeil-de-Boeuf était rayonnant le renvoi de M. Necker avait exalté les esprits. On se croyait sûr de la victoire peut-être Sanson et Simon mêlés dans la foule, étaient spectateurs des joies de la famille royale. La Reine passa avec ses deux enfants ; leur chevelure blonde semblait attendre des couronnes madame la duchesse d'Angoulême âgée de onze ans, attirait les yeux par un orgueil virginal ; belle de la noblesse du rang et de l'innocence de la jeune fille, elle semblait dire comme la fleur d'oranger de Corneille, dans la Guirlande de Julie J'ai la pompe de ma naissance. Le petit Dauphin marchait sous la protection de sa soeur, et M. Du Touchet suivait son élève. Il m'aperçut et me montra obligeamment à la Reine. Elle me fit en me jetant un regard avec un sourire, ce salut gracieux qu'elle m'avait déjà fait le jour de ma présentation. Je n'oublierai jamais ce regard qui devait s'éteindre sitôt. Marie-Antoinette, en souriant dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire chose effroyable me fit reconnaître la mâchoire de la fille des rois, quand on découvrit la tête de l'infortunée dans les exhumations de 1815. Le contre-coup du coup porté dans Versailles retentit à Paris. A mon retour, je rebroussai le cours d'une multitude qui portait les bustes de M. Necker et de M. le duc d'Orléans, couverts de crêpes. On criait " Vive Necker ! vive le duc d'Orléans ! ", et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus imprévu " Vive Louis XVII ! " Vive cet enfant dont le nom même eût été oublié dans l'inscription funèbre de sa famille, si je ne l'avais rappelé à la Chambre des pairs ! Louis XVI abdiquant, Louis XVII placé sur le trône, M. le duc d'Orléans déclaré régent, que fût-il arrivé ? Sur la place Louis XV, le prince de Lambesc, à la tête de Royal-Allemand , refoule le peuple dans le jardin des Tuileries et blesse un vieillard soudain le tocsin sonne. Les boutiques des fourbisseurs sont enfoncées, et trente mille fusils enlevés aux Invalides. On se pourvoit de piques, de bâtons, de fourches, de sabres, de pistolets. On pille Saint-Lazare, on brûle les barrières. Les électeurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organisés, armés, équipés en gardes nationales. Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur si l'on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages est assommé sur les marches de l'hôtel de Ville. Le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d'un coup de pistolet c'est ce spectacle que des béats sans coeur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les Vainqueurs de la Bastille , ivrognes heureux déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent. On en envoya à tous les niais d'importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j'ai manqué ma fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j'aurais une pension aujourd'hui. Les experts accoururent à l'autopsie de la Bastille. Des cafés provisoires s'établirent sous des tentes. On s'y pressait, comme à la foire Saint-Germain ou à Longchamp ; de nombreuses voitures défilaient ou s'arrêtaient au pied des tours, dont on précipitait les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des femmes élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sur différents degrés des décombres gothiques, se mêlaient aux ouvriers demi-nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. A ce rendez-vous se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres, les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l'Europe la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer. Tout événement, si misérable ou si odieux qu'il soit en lui-même, lorsque les circonstances en sont sérieuses et qu'il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté ce qu'il fallait voir dans la prise de la Bastille et ce que l'on ne vit pas alors, c'était, non l'acte violent de l'émancipation d'un peuple, mais l'émancipation même, résultat de cet acte. On admira ce qu'il fallait condamner, l'accident, et l'on n'alla pas chercher dans l'avenir les destinées accomplies d'un peuple, le changement des moeurs, des idées, des pouvoirs politques, une rénovation de l'espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant jubilé. La colère brutale faisait des ruines et sous cette colère était cachée l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice. Mais la nation qui se trompa sur la grandeur du fait matériel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait moral la Bastille était à ses yeux le trophée de sa servitude ; elle lui semblait élevée à l'entrée de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés [Après cinquante-deux ans, on élève quinze bastilles pour opprimer cette liberté au nom de laquelle on a rasé la première Bastille. Paris, note de 1841. . En rasant une forteresse d'Etat, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l'engagement tacite de remplacer l'armée qu'il licenciait on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat. Paris, novembre 1821. Effet de la prise de la Bastille sur la cour. - Têtes de Foulon et de Berthier. Eveillé au bruit de la chute de la Bastille comme au bruit avant-coureur de la chute du trône, Versailles avait passé de la jactance à l'abattement. Le Roi accourt à l'Assemblée nationale, prononce un discours dans le fauteuil même du président ; il annonce l'ordre donné aux troupes de s'éloigner, et retourne à son palais au milieu des bénédictions ; parades inutiles ! les partis ne croient point à la conversion des partis contraires la liberté qui capitule, ou le pouvoir qui se dégrade, n'obtient point merci de ses ennemis. Quatre-vingts députés partent de Versailles, pour annoncer la paix à la capitale ; illuminations. M. Bailly est nommé maire de Paris, M. de La Fayette commandant de la garde nationale je n'ai connu le pauvre, mais respectable savant, que par ses malheurs. Les révolutions ont des hommes pour toutes leurs périodes ; les uns suivent ces révolutions jusqu'au bout, les autres les commencent, mais ne les achèvent pas. Tout se dispersa ; les courtisans partirent pour Bâle, Lausanne, Luxembourg et Bruxelles. Madame de Polignac rencontra, en fuyant, M. Necker qui rentrait. Le comte d'Artois, ses fils, les trois Condés, émigrèrent ; ils entraînèrent le haut clergé et une partie de la noblesse. Les officiers, menacés par leurs soldats insurgés, cédèrent au torrent qui les charriait hors. Louis XVI demeura seul devant la nation avec ses deux enfants et quelques femmes, la Reine, Mesdames et Madame Elisabeth. Monsieur qui resta jusqu'à l'évasion de Varennes, n'était pas d'un grand secours à son frère bien que, en opinant dans l'assemblée des Notables pour le vote par tête, il eût décidé le sort de la Révolution, la Révolution s'en défiait ; lui, Monsieur , avait peu de goût pour le Roi, ne comprenait pas la Reine, et n'était pas aimé d'eux. Louis XVI vint à l'Hôtel de Ville le 17 cent mille hommes, armés comme les moines de la Ligue, le reçurent. Il est harangué par MM. Bailly, Moreau de Saint-Méry et Lally-Tolendal, qui pleurèrent le dernier est resté sujet aux larmes. Le Roi s'attendrit à son tour ; il mit à son chapeau une énorme cocarde tricolore ; on le déclara, sur place, honnête homme, père des Français, roi d ' un peuple libre , lequel peuple se préparait, en vertu de sa liberté, à abattre la tête de cet honnête homme, son père et son roi. Peu de jours après ce raccommodement, j'étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes soeurs et quelques Bretons. Nous entendons crier " Fermez les portes ! fermez les portes ! ". Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue. Du milieu de ce groupe s'élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu'ils s'avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d'une pique c'étaient les têtes de MM. Foulon et Berthier. Tout le monde se retira des fenêtres ; j'y restai. Les assassins s'arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L'oeil d'une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer " Brigands ! " m'écriai-je, plein d'une indignation que je ne pus contenir, " Est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? " Si j'avais eu un fusil, j'aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l'enfoncer, et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes soeurs se trouvèrent mal. Les poltrons de l'hôtel m'accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu'on poursuivait, n'eurent pas le temps d'envahir la maison et s'éloignèrent. Ces têtes, et d'autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j'eus horreur des festins de cannibales et l'idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. Paris, novembre 1821. Rappel de M. Necker. - Séance du 4 août 1789. - Journée du 5 octobre. - Le Roi est amené à Paris. Appelé au ministère le 25 juillet, inauguré, accueilli par des têtes, M. Necker, troisième successeur de Turgot, après Calonne et Taboureau, fut bientôt dépassé par les événements, et tomba dans l'impopularité. C'est une des singularités du temps qu'un aussi grave personnage eût été élevé au poste de ministre par le savoir-faire d'un homme aussi médiocre et aussi léger que le marquis de Pezay. Le Compte-rendu , qui substitua en France le système de l'emprunt à celui de l'impôt, remua les idées les femmes discutaient de dépenses et de recettes. Pour la première fois, on voyait ou l'on croyait voir quelque chose dans la machine à chiffres. Ces calculs, peints d'une couleur à la Thomas, avaient établi la première réputation du directeur-général des finances. Habile teneur de caisse, mais économiste sans expédient ; écrivain noble, mais enflé ; honnête homme, mais sans haute vertu, le banquier était un de ces anciens personnages d'avant-scène qui disparaissent au lever de la toile, après avoir expliqué la pièce au public. M. Necker est le père de madame de Staël. Sa vanité ne lui permettait guère de penser que son vrai titre au souvenir de la postérité serait la gloire de sa fille. La monarchie fut démolie à l'instar de la Bastille, dans la séance du soir de l'Assemblée nationale du 4 août. Ceux qui, par haine du passé, crient aujourd'hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse le vicomte de Noailles, soutenu par le duc d'Aiguillon et par Matthieu de Montmorency, qui renversa l'édifice, objet des préventions révolutionnaires. Sur la motion du député féodal, les droits féodaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les dîmes et champarts, les privilèges des ordres, des villes et des provinces, les servitudes personnelles, les justices seigneuriales, la vénalité des offices furent abolis. Les plus grands coups portés à l'antique constitution de l'Etat le furent par des gentilshommes. Les patriciens commencèrent la Révolution, les plébéiens l'achevèrent comme la vieille France avait dû sa gloire à la noblesse française, la jeune France lui doit sa liberté, si liberté il y a pour la France. Les troupes campées aux environs de Paris avaient été renvoyées, et par un de ces conseils contradictoires qui tiraillaient la volonté du Roi, on appela le régiment de Flandre à Versailles. Les gardes-du-corps donnèrent un repas aux officiers de ce régiment ; les têtes s'échauffèrent ; la Reine parut au milieu du banquet avec le Dauphin ; on porta la santé de la famille royale ; le Roi vint à son tour ; la musique militaire joue l'air touchant et favori O Richard, ô mon roi ! A peine cette nouvelle s'est-elle répandue à Paris, que l'opinion opposée s'en empare ; on s'écrie que Louis refuse sa sanction à la déclaration des droits, pour s'enfuir à Metz avec le comte d'Estaing ; Marat propage cette rumeur il écrivait déjà l' Ami du peuple . Le 5 octobre arrive. Je ne fus point témoin des événements de cette journée. Le récit en parvint de bonne heure, le 6, dans la capitale. On nous annonce, en même temps, une visite du Roi. Timide dans les salons, j'étais hardi sur les places publiques je me sentais fait pour la solitude ou pour le forum. Je courus aux Champs-Elysées d'abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie montées à califourchon, tenaient les propos les plus obscènes et faisaient les gestes les plus immondes. Puis, au milieu d'une horde de tout âge et de tout sexe, marchaient à pied les gardes-du-corps, ayant changé de chapeaux, d'épées et de baudriers avec les gardes nationaux chacun de leurs chevaux portait deux ou trois poissardes, sales bacchantes ivres et débraillées. Ensuite venait la députation de l'Assemblée nationale ; les voitures du Roi suivaient elles roulaient dans l'obscurité poudreuse d'une forêt de piques et de baïonnettes. Des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises retroussées, cheminaient aux portières ; d'autres égipans noirs étaient grimpés sur l'impériale ; d'autres, accrochés au marchepied des laquais, au siège des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet ; on criait Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! Pour oriflamme devant le fils de saint Louis, des hallebardes suisses élevaient en l'air deux têtes de gardes-du-corps, frisées et poudrées par un perruquier de Sèvres. L'astronome Bailly déclara à Louis XVI, dans l'Hôtel-de-Ville, que le peuple hautain, respectueux et fidèle , venait de conquérir son roi, et le Roi de son côté, fort touché et fort content , déclara qu'il était venu à Paris de son plein gré indignes faussetés de la violence et de la peur qui déshonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n'était pas faux il était faible. La faiblesse n'est pas la fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions ; le respect que doivent inspirer la vertu et le malheur du Roi saint et martyr rend tout jugement humain presque sacrilège. Assemblée constituante. Les députés quittèrent Versailles et tinrent leur première séance le 19 octobre dans une des salles de l'archevêché. Le 9 novembre, ils se transportèrent dans l'enceinte du Manège, près des Tuileries. Le reste de l'année 1789 vit les décrets qui dépouillèrent le cierge, détruisirent l'ancienne magistrature et créèrent les assignats, l'arrêté de la commune de Paris pour le premier comité des recherches, et le mandat des juges pour la poursuite du marquis de Favras. L'Assemblée constituante, malgré ce qui peut lui être reproché, n'en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions, que par l'immensité de leurs résultats. Il n'y a si haute question politique qu'elle n'ait touchée et convenablement résolue. Que serait-ce, si elle s'en fût tenue aux cahiers des Etats-Généraux et n'eût pas essayé d'aller au-delà ! Tout ce que l'expérience et l'intelligence humaine avaient conçu, découvert et élaboré pendant trois siècles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l'ancienne monarchie y sont indiqués et les remèdes proposés ; tous les genres de liberté sont réclamés, même la liberté de la presse ; toutes les améliorations demandées, pour l'industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l'armée, l'impôt, les finances, les écoles, l'éducation publique, etc. Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire ; la République et l'empire n'ont servi à rien ; l'empire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement ; il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut-être pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu'elles étaient détruites et que l'anarchie avec l'ignorance étaient dans toutes les têtes. A cela près, nous n'avons pas fait un pas depuis l'Assemblée constituante ses travaux sont comme ceux du grand médecin de l'antiquité, lesquels ont à la fois reculé et posé les bornes de la science. Parlons de quelques membres de cette Assemblée, et arrêtons-nous à Mirabeau qui les résume et les domine tous. Paris, novembre 1821. Mirabeau. Mêlé par les désordres et les hasards de sa vie aux plus grands événements et à l'existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l'aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d'Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Rets, du roué de la Régence et du sauvage de la Révolution ; il avait de plus du Mirabeau , famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ces grands factieux célébrés par Dante ; famille naturalisée française, où l'esprit républicain du moyen âge de l'Italie et l'esprit féodal de notre moyen âge se trouvaient réunis dans une succession d'hommes extraordinaires. La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti . Les sillons creusés par la petite-vérole sur le visage de l'orateur, avaient plutôt l'air d'escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l'empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l'arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l'effroyable désordre d'une séance, je l'ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion. Mirabeau tenait de son père et de son oncle qui, comme Saint-Simon, écrivaient à la diable des pages immortelles. On lui fournissait des discours pour la tribune il en prenait ce que son esprit pouvait amalgamer à sa propre substance. S'il les adoptait en entier, il les débitait mal ; on s'apercevait qu'ils n'étaient pas de lui par des mots qu'il y mêlait d'aventure, et qui le révélaient. Il tirait son énergie de ses vices ; ces vices ne naissaient pas d'un tempérament frigide, ils portaient sur des passions profondes, brûlantes, orageuses. Le cynisme des moeurs ramène dans la société, en annihilant le sens moral, une sorte de barbares ; ces barbares de la civilisation, propres à détruire comme les Goths, n'ont pas la puissance de fonder comme eux ceux-ci étaient les énormes enfants d'une nature vierge, ceux-là sont les avortons monstrueux d'une nature dépravée. Deux fois j'ai rencontré Mirabeau à un banquet, une fois chez la nièce de Voltaire, la marquise de Villette, une autre fois au Palais-Royal, avec des députés de l'opposition que Chapelier m'avait fait connaître Chapelier est allé à l'échafaud, dans le même tombereau que mon frère et M. de Malesherbes. Mirabeau parla beaucoup, et surtout beaucoup de lui. Ce fils des lions, lion lui-même à tête de chimère, cet homme si positif dans les faits, était tout roman, tout poésie, tout enthousiasme par l'imagination et le langage ; on reconnaissait l'amant de Sophie, exalté dans ses sentiments et capable de sacrifice. " Je la trouvai, " dit-il " cette femme adorable ;... je sus ce qu'était son âme, cette âme formée des mains de la nature dans un moment de magnificence. " Mirabeau m'enchanta de récits d'amour, de souhaits de retraite dont il bigarrait des discussions arides. Il m'intéressait encore par un autre endroit comme moi, il avait été traité sévèrement par son père, lequel avait gardé, comme le mien, l'inflexible tradition de l'autorité paternelle absolue. Le grand convive s'étendit sur la politique étrangère, et ne dit presque rien de la politique intérieure ; c'était pourtant ce qui l'occupait ; mais il laissa échapper quelques mots d'un souverain mépris contre ces hommes se proclamant supérieurs, en raison de l'indifférence qu'ils affectent pour les malheurs et les crimes. Mirabeau était né généreux, sensible à l'amitié, facile à pardonner les offenses. Malgré son immoralité, il n'avait pu fausser sa conscience ; il n'était corrompu que pour lui, son esprit droit et ferme ne faisait pas du meurtre une sublimité de l'intelligence. Il n'avait aucune admiration pour des abattoirs et des voiries. Cependant, Mirabeau ne manquait pas d'orgueil., il se vantait outrageusement bien qu'il se fût constitué marchand de drap pour être élu par le tiers-état l'ordre de la noblesse ayant eu l'honorable folie de le rejeter, il était épris de sa naissance oiseau hagard, dont le nid fut entre quatre tourelles , dit son père. Il n'oubliait pas qu'il avait paru à la cour monté dans les carrosses et chassé avec le Roi. Il exigeait qu'on le qualifiât du titre de comte. Il tenait à ses couleurs, et couvrit ses gens de livrée quand tout le monde la quitta. Il citait à tout propos et hors de propos son parent, l'amiral de Colin. Le Moniteur l'ayant appelé Riquet " Savez-vous ", dit-il avec emportement au journaliste, " qu'avec votre Riquet, vous avez désorienté l'Europe pendant trois jours ? " Il répétait cette plaisanterie impudente et si connue " Dans une autre famille, mon frère le vicomte serait l'homme d'esprit et le mauvais sujet. Dans ma famille, c'est le sot et l'homme de bien. " Des biographes attribuent ce mot au vicomte, se comparant avec humilité aux autres membres de la famille. Le fond des sentiments de Mirabeau était monarchique. Il a prononcé ces belles paroles " J'ai voulu guérir les Français de la superstition de la monarchie et y substituer son culte. ". Dans une lettre, destinée à être mise sous les yeux de Louis XVI, il écrivait " Je ne voudrais pas avoir travaillé seulement à une vaste destruction. " C'est cependant ce qui lui est arrivé le ciel, pour nous punir de nos talents mal employés, nous donne le repentir de nos succès. Mirabeau remuait l'opinion avec deux leviers d'un coté, il prenait son point d'appui dans les masses dont il s'était constitué le défenseur en les méprisant ; de l'autre, quoique traître à son ordre, il en soutenait la sympathie par des affinités de caste et des intérêts communs. Cela n'arriverait pas au plébéien, champion des classes privilégiées ; il serait abandonné de son parti sans gagner l'aristocratie, de sa nature ingrate et ingagnable, quand on n'est pas né dans ses rangs. L'aristocratie ne peut d'ailleurs improviser un noble, puisque la noblesse est fille du temps. Mirabeau a fait école. En s'affranchissant des liens moraux, on a rêvé qu'on se transformait en homme d'Etat. Ces imitations n'ont produit que de petits pervers tel qui se flatte d'être corrompu et voleur n'est que débauché et fripon. Tel qui se croit vicieux n'est que vil ; tel qui se vante d'être criminel n'est qu'infâme. Trop tôt pour lui trop tard pour elle, Mirabeau se vendit à la cour, et la cour l'acheta. Il mit en enjeu sa renommée devant une pension et une ambassade Cromwell fut au moment de troquer son avenir contre un titre et l'ordre de la Jarretière. Malgré sa superbe, Mirabeau ne s'évaluait pas assez haut. Maintenant que l'abondance du numéraire et des places a élevé le prix des consciences, il n'y a pas de sautereau dont l'acquêt ne coûte des centaines de mille francs et les premiers honneurs de l'Etat. La tombe délia Mirabeau de ses promesses, et le mit à l'abri des périls que vraisemblablement il n'aurait pu vaincre sa vie eût montré sa faiblesse dans le bien ; sa mort l'a laissé en possession de sa force dans le mal. En sortant de notre dîner on discutait des ennemis de Mirabeau. Je me trouvais à côté de lui et n'avais pas prononcé un mot. Il me regarda en face avec ses yeux d'orgueil, de vice et de génie, et, m'appliquant sa main sur l'épaule, il me dit " Ils ne me pardonneront jamais ma supériorité ! " Je sens encore l'impression de cette main, comme si Satan m'eût touché de sa griffe de feu. Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur le jeune muet eut-il un pressentiment de mes futuritions ? Pensa-t-il qu'il comparaîtrait un jour devant mes souvenirs ? J'étais destiné à devenir l'historien de hauts personnages ils ont défilé devant moi, sans que je me sois appendu à leur manteau pour me faire traîner avec eux à la postérité. Mirabeau a déjà subi la métamorphose qui s'opère parmi ceux dont la mémoire doit demeurer, porté du Panthéon à l'égout, et reporté de l'égout au Panthéon, il s'est élevé de toute la hauteur du temps qui lui sert aujourd'hui de piédestal. On ne voit plus le Mirabeau réel, mais le Mirabeau idéalisé le Mirabeau tel que le font les peintres, pour le rendre le symbole ou le mythe de l'époque qu'il représente il devient ainsi plus faux et plus vrai. De tant de réputations, de tant d'acteurs, de tant d'événements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun d'eux attaché à chacune des trois grandes époques révolutionnaires, Mirabeau pour l'aristocratie, Robespierre pour la démocratie, Bonaparte pour le despotisme ; la monarchie restaurée n'a rien la France a payé cher trois renommées que ne peut avouer la vertu. Paris, décembre 1821. Séances de l'Assemblée Nationale. - Robespierre. Les séances de l'Assemblée Nationale offraient un intérêt dont les séances de nos chambres sont loin d'approcher. On se levait de bonne heure pour trouver place dans les tribunes encombrées. Les députés arrivaient en mangeant, causant, gesticulant ; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du procès-verbal ; après cette lecture, développement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s'agissait pas de quelque article insipide de loi, rarement une destruction manquait d'être à l'ordre du jour. On parlait pour ou contre ; tout le monde improvisait bien ou mal. Les débats devenaient orageux ; les tribunes se mêlaient à la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le président agitait sa sonnette ; les députés s'apostrophaient d'un banc à l'autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son compétiteur ; Mirabeau l'aîné criait " Silence aux trente voix ! ". Un jour, j'étais placé derrière l'opposition royaliste ; j'avais devant moi un gentilhomme dauphinois, noir de visage, petit de taille, qui sautait de fureur sur son siège, et disait à ses amis " Tombons, l'épée à la main, sur ces gueux-là. ". Il montrait le côté de la majorité. Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l'entendirent, se levèrent et crièrent, toutes à la fois, leurs chausses à la main, l'écume à la bouche " A la lanterne ! ". Le vicomte de Mirabeau, Lautrec et quelques jeunes nobles voulaient donner l'assaut aux tribunes. Bientôt ce fracas était étouffé par un autre des pétitionnaires, armés de piques, paraissaient à la barre " Le peuple meurt de faim, disaient-ils ; il est temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s'élever à la hauteur des circonstances. ". Le président assurait ces citoyens de son respect " On a l'oeil sur les traîtres, répondait-il, et l'Assemblée fera justice. ". Là-dessus, nouveau vacarme les députés de droite s'écriaient qu'on allait à l'anarchie ; les députés de gauche répliquaient que le peuple était libre d'exprimer sa volonté, qu'il avait le droit de se plaindre des fauteurs du despotisme, assis jusque dans le sein de la représentation nationale ils désignaient ainsi leurs collègues à ce peuple souverain, qui les attendait au réverbère. Les séances du soir l'emportaient en scandale sur les séances du matin on parle mieux et plus hardiment à la lumière des lustres. La salle du Manège était alors une véritable salle de spectacle, où se jouait un des plus grands drames du monde. Les premiers personnages appartenaient encore à l'ancien ordre de choses ; leurs terribles remplaçants, cachés derrière eux, parlaient peu ou point. A la fin d'une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d'un air commun, d'une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d'une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il lut un rapport long et ennuyeux ; on ne l'écouta pas. Je demandai son nom c'était Robespierre. Les gens à souliers étaient prêts à sortir des salons, et déjà les sabots heurtaient à la porte. Paris, décembre 1821. Société. - Aspect de Paris. Lorsqu'avant la Révolution, je lisais l'histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là ; je m'étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d'être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants. La Révolution m'a fait comprendre cette possibilité d'existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l'avenir, le mélange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui. Les passions et les caractères en liberté, se montrent avec une énergie qu'ils n'ont point dans la cité bien réglée. L'infraction des lois, l'affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l'intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues rentré pour un moment dans l'état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social, que lorsqu'il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence. Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à l'architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l'assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins seulement, les débris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris il y avait des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles. Les renommées futures erraient dans la foule sans être connues, comme les âmes au bord du Léthé avant d'avoir joui de la lumière. J'ai vu le maréchal Gouvion-Saint-Cyr remplir un rôle sur le théâtre du Marais, dans la Altière coupable de Beaumarchais. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais-Royal, de la tribune de l'Assemblée nationale à la tribune en plein vent. Passaient et repassaient dans les rues des députations populaires, des piquets de cavalerie, des patrouilles d'infanterie. Auprès d'un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. Aux théâtres, les acteurs publiaient les nouvelles, le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des pièces de circonstance attiraient la foule un abbé paraissait sur la scène. Le peuple lui criait " Calotin ! calotin ! " et l'abbé répondait " Messieurs, vive la nation ! " ; on courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino à l' Opéra Buffa , après avoir entendu hurler Ça ira ; on allait admirer madame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline, la petite Olivier, mademoiselle Contat, Molé, Fleury, Talma débutant, après avoir vu pendre Favras. Les promenades au boulevard du Temple et à celui des Italiens, surnommé Coblentz , les allées du jardin des Tuileries étaient inondées de femmes pimpantes trois jeunes filles de Grétry y brillaient, blanches et roses comme leur parure elles moururent bientôt toutes trois. " Elle s'endormit pour jamais, dit Grétry en parlant de sa fille aînée, assise sur mes genoux, aussi belle que pendant sa vie. " Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours où barbotaient les sans-culottes et l'on trouvait la belle madame de Buffon, assise seule dans un phaéton du duc d'Orléans, stationné à la porte de quelque club. L'élégance et le goût de la société aristocratique se retrouvaient à l'hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, restés ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient avec madame de Staël, la duchesse d'Aiguillon, mesdames de Beaumont et de Sérilly toutes les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libertés des nouvelles moeurs. Le cordonnier en uniforme d'officier de la garde nationale, prenait à genoux la mesure de votre pied ; le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l'habit bourgeois ; le capucin, rasé, lisait le journal à la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise c'était une tante ou une soeur mise à la porte de son monastère. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent, à Grenade, les salles abandonnées de l'Alhambra, ou comme ils s'arrêtent, à Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle. Du reste force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez-vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature ; promenades écartées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d'un monde qui fuyait, au bruit lointain d'une société croulante, qui menaçait de sa chute ces félicités placées au pied des événements. Quand on s'était perdu de vue vingt-quatre heures, on n'était pas sûr de se retrouver jamais. Les uns s'engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la guerre civile ; les autres partaient pour l'Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les Sauvages ; les autres allaient rejoindre les Princes tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du parlement ; les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté. On chantait La sainte chandelle d'Arras, Le flambeau de la Provence, S'ils ne nous éclairent pas, Mettent le feu dans la France ; On ne peut pas les toucher, Mais on espère les moucher. Et voilà comme on jugeait Robespierre et Mirabeau ! " Il est aussi peu en la puissance de toute faculté terrienne, dit l'Estoile, d'engarder le peuple françois de parler, que d'enfouir le soleil en terre ou l'enfermer dedans un trou. " Le palais des Tuileries, grande geôle remplie de condamnés, s'élevait au milieu de ces fêtes de la destruction. Les sentenciés jouaient aussi en attendant la charrette , la tonte , la chemise rouge qu'on avait mise sécher et l'on voyait à travers les fenêtres les éblouissantes illuminations du cercle de la Reine. Des milliers de brochures et de journaux pullulaient ; les satires et les poèmes, les chansons des Actes des Apôtres , répondaient à l' Ami du peuple ou au Modérateur du club monarchien, rédigé par Fontanes ; Mallet-Dupan, dans la partie politique du Mercure , était en opposition avec Laharpe et Chamfort dans la partie littéraire du même journal. Champcenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Boniface, Mirabeau le cadet le Holbein d'épée, qui leva sur le Rhin la légion des hussards de la Mort, Honoré Mirabeau l'aîné, s'amusaient à faire, en dînant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes Honoré allait ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clergé. Il passait la nuit chez madame Jay , après avoir déclaré qu'il ne sortirait de l'Assemblée nationale que par la puissance des baïonnettes. Egalité consultait le diable dans les carrières de Montrouge, et revenait au jardin de Monceaux présider les orgies dont Laclos était l'ordonnateur. Le futur régicide ne dégénérait point de sa race double prostitué, la débauche le livrait épuisé à l'ambition. Lauzun, déjà fané, soupait dans sa petite maison à la barrière du Maine avec des danseuses de l'opéra, entrecaressées de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand, et de quelques autres élégances du jour dont il nous reste deux ou trois momies. La plupart des courtisans, célèbres par leur immoralité, à la fin du règne de Louis XV et pendant le règne de Louis XVI, étaient enrôlés sous le drapeau tricolore presque tous avaient fait la guerre d'Amérique et barbouillé leurs cordons des couleurs républicaines la Révolution les employa tant qu'elle se tint à une médiocre hauteur ; ils devinrent même les premiers généraux de ses armées. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-là, selon noble et chaste jargon de la cour, le duc de Lauzun devenu duc de Biron, commandant pour la Convention dans la Vendée quelle pitié ! Le baron de Bezonval, révélateur menteur et cynique des corruptions de la haute société, mouche du coche des puérilités de la vieille monarchie expirante, ce lourd baron compromis dans l'affaire de la Bastille, sauvé par M. Necker et par Mirabeau, uniquement parce qu'il était Suisse quelle misère ! Qu'avaient à faire de pareils hommes avec de pareils événements ? Quand la Révolution eut grandi, elle abandonna avec dédain les frivoles apostats du trône elle avait eu besoin de leurs vices elle eut besoin de leurs têtes elle ne méprisait aucun sang, pas même celui de la du Barry. Paris, décembre 1821. Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. - Mes jours solitaires. - Mademoiselle Monet. - J'arrête avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en Amérique. - Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorés. - Le marquis de La Rouërie. - Je m'embarque à Saint-Malo. - Dernières pensées en quittant la terre natale. L'année 1790 compléta les mesures ébauchées de l'année 1789. Le bien de l'Eglise, mis d'abord sous la main de la nation, fut confisqué, la constitution civile du clergé décrétée, la noblesse abolie. Je n'assistai pas à la Fédération de juillet 1790 une indisposition assez grave me retenait au lit ; mais je m'étais fort amusé auparavant aux brouettes du Champ-de-Mars. Madame de Staël a merveilleusement décrit cette scène. Je regretterai toujours de n'avoir pas vu M. de Talleyrand dire la messe servie par l'abbé Louis, comme de ne l'avoir pas vu, le sabre au côté, donner audience à l'ambassadeur du Grand-Turc. Mirabeau déchut de sa popularité dans l'année 1790 ; ses liaisons avec la cour étaient évidentes. M. Necker résigna le ministère et se retira, sans que personne eût envie de le retenir. Mesdames, tantes du Roi, partirent pour Rome avec un passeport de l'Assemblée nationale. Le duc d'Orléans, revenu d'Angleterre, se déclara le très-humble et très obéissant serviteur du Roi. Les sociétés des Amis de la Constitution, multipliées sur le sol, se rattachaient à Paris à la société mère, dont elles recevaient les inspirations et exécutaient les ordres. La vie publique rencontrait dans mon caractère des dispositions favorables ce qui se passait en commun m'attirait, parce que dans la foule je gardais ma solitude et n'avais point à combattre ma timidité. Cependant les salons, participant du mouvement universel, étaient un peu moins étrangers à mon allure, et j'avais, malgré moi, fait des connaissances nouvelles. La marquise de Villette s'était trouvée sur mon chemin. Son mari, d'une réputation calomniée, écrivait, avec Monsieur, frère du Roi, dans le Journal de Paris . Madame de Villette, charmante encore, perdit une fille de seize ans, plus charmante que sa mère, et pour laquelle le chevalier de Parny fit ces vers dignes de l' Anthologie Au ciel elle a rendu sa vie, Et doucement s'est endormie Sans murmurer contre ses lois Ainsi le sourire s'efface, Ainsi meurt sans laisser de trace Le chant d'un oiseau dans les bois. Mon régiment, en garnison à Rouen, conserva sa discipline assez tard. Il eut un engagement avec le peuple au sujet de l'exécution du comédien Bordier, qui subit le dernier arrêt de la puissance parlementaire ; pendu la veille, héros le lendemain, s'il eût vécu vingt-quatre heures de plus. Mais, enfin, l'insurrection se mit parmi les soldats de Navarre. Le marquis de Mortemart émigra, les officiers le suivirent. Je n'avais ni adopté ni rejeté les nouvelles opinions ; aussi peu disposé à les attaquer qu'à les servir, je ne voulus ni émigrer ni continuer la carrière militaire je me retirai. Dégagé de tous liens, j'avais, d'une part, des disputes assez vives avec mon frère et le président de Rosambo ; de l'autre, des discussions non moins aigres avec Ginguené, Laharpe et Chamfort. Dès ma jeunesse, mon impartialité politique ne plaisait à personne. Au surplus, je n'attachais d'importance aux questions soulevées alors, que par des idées générales de liberté et de dignité humaines ; la politique personnelle m'ennuyait ; ma véritable vie était dans des régions plus hautes. Les rues de Paris, jour et nuit encombrées de peuple, ne me permettaient plus mes flâneries. Pour retrouver le désert, je me réfugiais au théâtre je m'établissais au fond d'une loge, et laissais errer ma pensée aux vers de Racine, à la musique de Sacchini, ou aux danses de l'Opéra. Il faut que j'aie vu intrépidement vingt fois de suite, aux Italiens, la Barbe-bleue et le Sabot perdu , m'ennuyant pour me désennuyer, comme un hibou dans un trou de mur. Tandis que la monarchie tombait, je n'entendais ni le craquement des voûtes séculaires, ni les miaulements du vaudeville, ni la voix tonnante de Mirabeau à la tribune, ni celle de Colin qui chantait à Babet sur le théâtre. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, Quand la nuit est longue, on l'abrège. M. Monet, directeur des mines et sa jeune fille, envoyés par madame Ginguené, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie mademoiselle Monet se plaçait sur le devant de la loge ; je m'asseyais moitié content, moitié grognant, derrière elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l'aimais, mais j'en avais bien peur. Quand elle était partie, je la regrettais, en étant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j'allais quelquefois, à la sueur de mon front, la chercher chez elle, pour l'accompagner à la promenade je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien. Une idée me dominait, l'idée de passer aux Etats-Unis il fallait un but utile à mon voyage ; je me proposais de découvrir ainsi que je l'ai dit dans ces Mémoires et dans plusieurs de mes ouvrages le passage au nord-ouest de l'Amérique. Ce projet n'était pas dégagé de ma nature poétique. Personne ne s'occupait de moi ; j'étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu ; nous partions, l'un et l'autre, de l'obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m'étant attaché à aucune femme, ma sylphide obsédait encore mon imagination. Je me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du Nouveau-Monde. Par l'influence d'une autre nature, ma fleur d'amour, mon fantôme sans nom des bois de l'Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride. M. de Malesherbes me montait la tête sur ce voyage. J'allais le voir le matin. Le nez collé sur des cartes, nous comparions les différents dessins de la coupole arctique ; nous supputions les distances du détroit de Berhring au fond de la baie d'Hudson ; nous lisions les divers récits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, espagnols, français, russes, suédois, danois ; nous nous enquérions des chemins à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire ; nous devisions des difficultés à surmonter, des précautions à prendre contre la rigueur du climat, les assauts des bêtes et le manque de vivres. Cet homme illustre me disait " Si j'étais plus jeune, je partirais avec vous, je m'épargnerais le spectacle que m'offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies. Mais à mon âge il faut mourir où l'on est. Ne manquez pas de m'écrire par tous les vaisseaux, de me mander vos progrès et vos découvertes je les ferai valoir auprès des ministres. C'est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique ! " Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tournefort, Duhamel, Bernard de Jussieu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores élémentaires ; je courais au Jardin du Roi, et déjà je me croyais un Linné. Enfin, au mois de janvier 1791, je pris sérieusement mon parti. Le chaos augmentait il suffisait de porter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie. Je résolus donc de lever mes tentes je laissai mon frère et mes soeurs à Paris et m'acheminai vers la Bretagne. Je rencontrai, à Fougères, le marquis de La Rouërie je lui demandai une lettre pour le général Washington. Le colonel Armand nom qu'on donnait au marquis, en Amérique s'était distingué dans la guerre de l'indépendance américaine. Il se rendit célèbre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des Désilles. Mort en organisant cette conspiration, il fut exhumé, reconnu, et causa le malheur de ses hôtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelein, le marquis de La Rouërie avait plus d'esprit qu'eux il s'était plus souvent battu que le premier ; il avait enlevé des actrices à l'Opéra, comme le second ; il serait devenu le compagnon d'armes du troisième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain, et accompagné d'un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Rennes l'aimaient, à cause de sa hardiesse d'action et de sa liberté d'idées il avait été un des douze gentilshommes bretons mis à la Bastille. Il était élégant de taille et de manières, brave de mine, charmant de visage, et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue. Je choisis Saint-Malo pour m'embarquer, afin d'embrasser ma mère. Je vous ai dit, au troisième livre de ces Mémoires , comment je passai par Combourg, et quels sentiments m'oppressèrent. Je demeurai deux mois à Saint-Malo, occupé des préparatifs de mon voyage, comme jadis de mon départ projeté pour les Indes. Je fis marché avec un capitaine, nommé Desjardins il devait transporter, à Baltimore, l'abbé Nagot, supérieur de séminaire de Saint-Sulpice, et plusieurs séminaristes, sous la conduite de leur chef. Ces compagnons de voyage m'auraient mieux convenu quatre ans plus tôt de chrétien zélé que j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce changement, dans mes opinions religieuses, s'était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu'un esprit religieux était paralysé d'un côté, qu'il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu'à lui, tout supérieur qu'il pût être d'ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change ; je supposais dans l'esprit religieux cette absence d'une faculté, qui se trouve précisément dans l'esprit philosophique l'intelligence courte croit tout voir, parce qu'elle reste les veux ouverts ; l'intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu'elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m'achevait le désespoir sans cause que je portais au fond du coeur. Une lettre de mon frère a fixé dans ma mémoire la date de mon départ il écrivait de Paris à ma mère, en lui annonçant la mort de Mirabeau. Trois jours après l'arrivée de cette lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages étaient chargés. On leva l'ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta, après nous avoir mis hors des passes. Le temps était sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encablures du vaisseau. Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo ; je venais d'y laisser ma mère toute en larmes. J'apercevais les clochers et les dômes des églises où j'avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j'avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux ; j'abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu'elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes qui périrait de la France ou de moi ? Reverrais-je jamais cette France et ma famille ? Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s'allumèrent ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m'éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l'obscurité des flots. Je n'emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je désertais un monde dont j'avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'étaient inconnus. Que devait-il m'arriver si j'atteignais le but de mon voyage ? Egaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit, seraient tombées en silence sur ma tête ; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n'aurais jamais eu le malheur d'écrire ; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s'y fût attaché qu'une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l'envie et laissées au bonheur. Qui sait si j'eusse repassé l'Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes ! Mais non ! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être tout autre chose que ce que j'avais été. Cette mer, au giron de laquelle j'étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie ; j'étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs. Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Epuisé de réflexions, de regrets vagues, d'espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva ; les voiles déferlées qui coiffaient les mâts s'enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France. Ici changent mes destinées " Encore à la mer ! Again to sea ! " Byron. 1. Prologue. - 2. Traversée de l'océan. - 3. Francis Tulloch. - Christophe Colomb. - Camoëns. - 4. Les Açores. - Ile Graciosa. - 5. Jeux marins. - Ile Saint-Pierre. - 6. Côtes de la Virginie. - Soleil couchant. - Péril. - J'aborde en Amérique. - Baltimore. - Séparation des passagers. - Tulloch. - 7. Philadelphie. - Le général Washington. - 8. Parallèle de Washington et de Bonaparte. Londres, d'avril à septembre 1822. Revu en décembre 1846. Trente et un ans après m'être embarqué, simple sous-lieutenant, pour l'Amérique, je m'embarquais pour Londres, avec un passeport conçu en ces termes " Laissez passer " disait ce passeport, " laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du Roi près Sa Majesté britannique, etc., etc. ". Point de signalement ; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé [Signifie affréter.] pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du fort. Un officier vient de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn, le maître et les garçons de l'auberge me reçurent bras pendants et têtes nues. Madame la mairesse m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing, attaché à mon ambassade, m'attendait. Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux quartiers de boeuf restaura monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout fatigué. Le peuple, attroupé sous mes fenêtres, fait retentir l'air de huzzas. L'officier revint et posa, malgré moi, des sentinelles à ma porte. Le lendemain, après avoir distribué force argent du Roi mon maître, je me suis mis en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une légère voiture, qu'emportaient quatre beaux chevaux menés au grand trot par deux élégants jockeys. Mes gens suivaient dans d'autres carrosses, des courriers à ma livrée accompagnaient le cortège. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John-Bull et des équipages qui nous croisaient. A Black-Heath, bruyère jadis hantée des voleurs, je trouvai un village tout neuf. Bientôt m'apparut l'immense calotte de fumée qui couvre la cité de Londres. Plongé dans le gouffre de vapeur charbonnée, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville entière dont je reconnaissais les rues, j'abordai l'hôtel de l'ambassade, Portland-Place. Le chargé d'affaires, M. le comte Georges de Caraman, MM. les secrétaires d'ambassade, M. le vicomte de Marcellus, M. le baron E. Decazes, M. de Bourqueney, les attachés à l'ambassade, m'accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valets de pied de l'hôtel, étaient assemblés sur le trottoir. On me présenta les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs étrangers, déjà instruits de ma prochaine arrivée. Le 17 mai de l'an de grâce 1793, je débarquai pour la même ville de Londres, humble et obscur voyageur, à Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s'aperçut que je passais ; le maire de la ville, William Smith, me délivra le 18, pour Londres, une feuille de route à laquelle était joint un extrait de l' Alien-bill . Mon signalement porte en anglais " François de Chateaubriand, officier français à l'armée des émigrés french officer in the émigrant army , taille de cinq pieds quatre pouces five Feet for inches high , mince thin shape , favoris et cheveux bruns Brown hair and fits ". Je partageai modestement la voiture la moins chère avec quelques matelots en congé ; je relayai aux plus chétives tavernes ; j'entrai pauvre, malade, inconnu, dans une ville opulente et fameuse, où M. Pitt régnait ; j'allai loger, à six schillings par mois, sous le lattis d'un grenier que m'avait préparé un cousin de Bretagne, au bout d'une petite rue qui joignait Tottenham-Court-Road. Ah ! Monseigneur, que votre vie D'honneurs aujourd'hui si remplie, Diffère de ces heureux temps ! Cependant une autre obscurité m'enténébrait à Londres. Ma place politique mettait à l'ombre ma renommée littéraire ; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préférât l'ambassadeur de Louis XVIII à l'auteur du Génie du Christianisme . Je verrai comment la chose tournera après ma mort, ou quand j'aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes auprès de Georges IV, succession aussi bizarre que le reste de ma vie. Arrivé à Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs était de laisser ma voiture au coin d'un square, et d'aller à pied parcourir les ruelles que j'avais jadis fréquentées, les faubourgs populaires et à bon marché, où se réfugie le malheur sous la protection d'une même souffrance, les abris ignorés que je hantais avec mes associés de détresse, ne sachant si j'aurais du pain le lendemain, moi dont trois et quatre services couvraient la table en 1822. A toutes ces portes étroites et indigentes qui m'étaient autrefois ouvertes, je ne rencontrais que des visages étrangers. Je ne voyais plus errer mes compatriotes, reconnaissables à leurs gestes, à leur manière de marcher, à la forme et à la vétusté de leurs habits ; je n'apercevais plus ces prêtres martyrs, portant le petit collet, le grand chapeau à trois cornes, la longue redingote noire usée, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bordées de palais avaient été percées, des ponts bâtis, des promenades plantées Regent ' s-Park occupait, auprès de Portland-Place , les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un cimetière, perspective de la lucarne d'un de mes greniers, avait disparu dans l'enceinte d'une fabrique. Quand je me rendais chez lord Liverpool, j'avais de la peine à retrouver l'espace vide de l'échafaud de Charles Ier ; des bâtisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, s'étaient avancées avec l'oubli sur des événements mémorables. Que je regrettais, au milieu de mes insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps où je mêlais mes peines à celles d'une colonie d'infortunés ! Il est donc vrai que tout change, que le malheur même périt comme la prospérité ! Que sont devenus mes frères en émigration ? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis ; ils sont moins heureux dans leur patrie qu'ils ne l'étaient sur la terre étrangère. N'avions-nous pas sur cette terre nos réunions, nos divertissements, nos fêtes et surtout notre jeunesse ? Des mères de famille, des jeunes filles qui commençaient la vie par l'adversité, apportaient le fruit semainier du labeur pour s'éjouir à quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir après le travail, sur les gazons d'Hamstead et de Primrose-Hill. A des chapelles ornées de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la Reine, tout émus d'une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions le long de la Tamise, tantôt voir surgir aux docks les vaisseaux chargés des richesses du monde, tantôt admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privés du toit paternel toutes ces choses sont de véritables félicités ! Quand je rentrais en 1822, au lieu d'être reçu par mon ami, tremblotant de froid, qui m'ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant, qui se couche sur son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune, - je passais à la lueur des flambeaux entre deux files de laquais, qui allaient aboutir à cinq ou six respectueux secrétaires. J'arrivais, tout criblé sur ma route des mots Monseigneur , Mylord, Votre Excellence, Monsieur l ' ambassadeur , à un salon tapissé d'or et de soie. - Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi ! Trêve de ces Mylords ! Que voulez-vous que je fasse de vous ? Allez rire à la chancellerie, comme si je n'étais pas là. Prétendez-vous me faire prendre au sérieux cette mascarade ? Pensez-vous que je sois assez bête, pour me croire changé de nature, parce que j'ai changé d'habit ? Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous ; le duc de Wellington m'a demandé ; M. Canning me cherche ; lady Jersey m'attend à dîner, avec M. Brougham ; lady Gwidir m'espère, à dix heures, dans sa loge à l'opéra ; lady Mansfieid, à minuit, à Almacks. - Miséricorde ! où me fourrer ! qui me délivrera ? qui m'arrachera à ces persécutions ? Revenez, beaux jours de ma misère et de ma solitude ! Ressuscitez, compagnons de mon exil ! Allons, mes vieux camarades du lit de camp et de la couche de paille, allons dans la campagne, dans le petit jardin d'une taverne dédaignée, boire sur un banc de bois une tasse de mauvais thé, en parlant de nos folles espérances et de notre ingrate patrie, en devisant de nos chagrins, en cherchant le moyen de nous assister les uns les autres, de secourir un de nos parents encore plus nécessiteux que nous. Voilà ce que j'éprouvais, ce que je me disais dans ces premiers jours de mon ambassade à Londres. Je n'échappais à la tristesse qui m'assiégeait sous mon toit, qu'en me saturant d'une tristesse moins pesante dans le parc de Kensington. Lui, ce parc, n'est point changé, comme j'ai pu m'en assurer en 1843 ; les arbres seulement ont grandi ; toujours solitaire, les oiseaux y font leur nid en paix. Ce n'est plus même la mode de se rassembler dans ce lieu, comme au temps que la plus belle des Françaises, madame Récamier, y passait suivie de la foule. Du bord des pelouses désertes de Kensington, j'aimais à voir courre, à travers Hyde-Park, les troupes de chevaux, les voitures des fashionables, parmi lesquelles figure en 1822 mon tilbury vide, tandis que, redevenu gentillâtre émigré, je remontais l'allée où le confesseur banni disait autrefois son bréviaire. C'est dans ce parc de Kensington que j'ai médité l ' Essai historique ; que, relisant le journal de mes courses d'outre-mer, j'en ai tiré les amours d' Atala ; c'est aussi dans ce parc, après avoir erré au loin dans les campagnes sous un ciel baissé, blondissant et comme pénétré de la clarté polaire, que je traçai au crayon les premières ébauches des passions de René . Je déposais, la nuit, la moisson de mes rêveries du jour dans l ' Essai historique et dans les Natchez . Les deux manuscrits marchaient de front, bien que souvent je manquasse d'argent pour en acheter le papier, et que j'en assemblasse les feuillets avec des pointes arrachées aux tasseaux de mon grenier, faute de fil. Ces lieux de mes premières inspirations me faisaient sentir leur puissance ; ils reflétaient sur le présent la douce lumière des souvenirs - je me sens en train de reprendre la plume. Tant d'heures sont perdues dans les ambassades ! Le temps ne me fault pas plus ici qu'à Berlin pour continuer mes Mémoires , édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines. Mes secrétaires à Londres désiraient aller le matin à des pique-niques, et le soir au bal très volontiers ! Les gens, Peter, Valentin, Lewis allaient à leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, à la promenade des trottoirs ; j'en étais charmé. On me laissait la clef de la porte extérieure monsieur l'ambassadeur était commis à la garde de sa maison, si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti, me voilà seul mettons-nous à l'oeuvre. Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j'esquissais à Londres les Natchez et Atala ; j'en suis précisément dans mes Mémoires à l'époque de mes voyages en Amérique cela se rejoint à merveille. Supprimons ces vingt-deux ans comme ils sont en effet supprimés de ma vie, et partons pour les forêts du Nouveau-Monde le récit de mon ambassade viendra à sa date, quand il plaira à Dieu ; mais pour peu que je reste ici quelques mois, j'aurai le loisir d'arriver de la cataracte de Niagara à l'armée des Princes en Allemagne, et de l'armée des Princes à ma retraite en Angleterre. L'ambassadeur du Roi de France peut raconter l'histoire de l'émigré français dans le lieu même où celui-ci était exilé. Londres, d'avril à septembre 1822. Traversée de l'océan. Le livre précédent se termine par mon embarquement à Saint-Malo. Bientôt nous sortîmes de la Manche, et l'immense houle de l'ouest nous annonça l'Atlantique. Il est difficile aux personnes qui n'ont jamais navigué, de se faire une idée des sentiments qu'on éprouve, lorsque du bord d'un vaisseau on n'aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l'abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l'absence de la terre ; on laisse sur le rivage les passions des hommes ; entre le monde que l'on quitte et celui que l'on cherche, on n'a pour amour et pour patrie que l'élément sur lequel on est porté plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des matelots n'est pas la langue ordinaire c'est une langue telle que la parlent l'océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d'eau parmi des créatures dont le vêtement, les goûts les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochtones ; elles ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l'oiseau ; on ne voit point sur leur front les soucis de la société ; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l'âge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l'écueil battu de la lame. Les matelots se passionnent pour leur navire. Ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille ; après avoir juré cent fois qu'ils ne s'exposeront plus à la mer, il leur est impossible de s'en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d'une maîtresse orageuse et infidèle. Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n'est pas rare de trouver des sailors nés sur des vaisseaux depuis leur enfance jusqu'à leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage ; ils n'ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde où ils ne sont point entrés. Dans cette vie réduite à un si petit espace, sous les nuages et sur les abîmes, tout s'anime pour le marinier une ancre, une voile, un mât, un canon, sont des personnages qu'on affectionne et qui ont chacun leur histoire. La voile fut déchirée sur la côte du Labrador ; le maître voilier lui mit la pièce que vous voyez. L'ancre sauva le vaisseau quand il eut chassé sur ses autres ancres, au milieu des coraux des îles Sandwich. Le mât fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-Espérance ; il n'était que d'un seul jet. Il est beaucoup plus fort depuis qu'il est composé de deux pièces. Le canon est le seul qui ne fut pas démonté au combat de la Chesapeake. Les nouvelles du bord sont des plus intéressantes on vient de jeter le loch ; le navire file dix noeuds. Le ciel est clair à midi ; on a pris hauteur on est à telle latitude. On a fait le point il y a tant de lieues gagnées en bonne route. La déclinaison de l'aiguille est de tant de degrés on s'est élevé au nord. Le sable des sabliers passe mal on aura de la pluie. On a remarqué des procellaria dans le sillage du vaisseau on essuiera un grain. Des poissons volants se sont montrés au sud le temps va calmer. Une éclaircie s'est formée à l'ouest dans les nuages c'est le pied du vent, demain le vent soufflera de ce côté. L'eau a changé de couleur. On a vu flotter du bois et des goëmons ; on a aperçu des mouettes et des canards ; un petit oiseau est venu se percher sur les vergues il faut mettre le cap dehors, car on approche de terre, et il n'est pas bon de l'accoster la nuit. Dans l'épinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacré qui survit à tous les autres ; il est fameux pour avoir chanté pendant un combat, comme dans la cour d'une ferme au milieu de ses poules. Sous les ponts habite un chat peau verdâtre zébrée, queue pelée, moustaches de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balancier au roulis ; il a fait deux fois le tour du monde et s'est sauvé d'un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit trempé dans du vin, et Matou a le privilège de dormir, quand il lui plaît, dans le witchoura du second capitaine. Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai le matelot a mené une vie errante, le laboureur n'a jamais quitté son champ ; mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l'avenir en creusant leurs sillons. A l'un, l'alouette, le rouge-gorge, le rossignol ; à l'autre, la procellaria, le courlis, l'alcyon, - leurs prophètes. Ils se retirent le soir celui-ci dans sa cabine, celui-là dans sa chaumière ; frêlés demeures, où l'ouragan qui les ébranle n'agite point des consciences tranquilles. If the wind tempestuous is blowing, Still ne danger they descry ; The guiltless heart its boon bestowing, Soothes them with its Lullaby, etc., etc. " Si le vent souffle orageux, ils n'aperçoivent aucun danger ; le coeur innocent, versant son baume, les berce avec ses dodo, l ' enfant do ; dodo, l ' enfant do , etc. " Le matelot ne sait où la mort le surprendra, à quel bord il laissera sa vie peut-être, quand il aura mêlé au vent son dernier soupir, sera-t-il lancé au sein des flots attaché sur deux avirons, pour continuer son voyage, peut-être sera-t-il enterré dans un îlot désert que l'on ne retrouvera jamais, ainsi qu'il a dormi isolé dans son hamac, au milieu de l'océan. Le vaisseau seul est un spectacle sensible au plus léger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou coursier ailé il obéit à la main du pilote, comme un cheval à la main d'un cavalier. L'élégance des mâts et des cordages, la légèreté des matelots qui voltigent sur les vergues, les différents aspects dans lesquels se présente le navire soit qu'il vogue penché par un autan contraire, soit qu'il fuie droit devant un aquilon favorable, font de cette machine savante une des merveilles du génie de l'homme. Tantôt la lame et son écume brise et rejaillit contre la carène ; tantôt l'onde paisible se divise, sans résistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles achèvent la beauté de ce palais de Neptune les plus basses voiles déployées dans leur largeur, s'arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus hautes, comprimées dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d'une sirène. Animé d'un souffle impétueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d'une charrue, laboure à grand bruit le champ des mers. Sur ce chemin de l'océan le long duquel on n'aperçoit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clochers, ni tombeaux ; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n'a pour bornes que les vagues pour relais que les vents, pour flambeaux que les astres, la plus belle des aventures, quand on n'est pas en quête de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. On se découvre mutuellement à l'horizon avec la longue-vue ; on se dirige les uns vers les autres. Les équipages et les passagers s'empressent sur le pont. Les deux bâtiments s'approchent, hissent leur pavillon, carguent à demi leurs voiles, se mettent en travers. Quand tout est silence, les deux capitaines, placés sur le gaillard d'arrière, se hèlent avec le porte-voix " Le nom du navire ? De quel port ? Le nom du capitaine ? D'où vient-il ? Combien de jours ? de traversée ? La latitude et la longitude ? Adieu, va ! " on lâche les ris ; la voile retombe. Les matelots et les passagers des deux vaisseaux se regardent fuir, sans mot dire les uns vont chercher le soleil de l'Asie, les autres le soleil de l'Europe, qui les verront également mourir. Le temps emporte et sépare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les sépare sur l'océan ; se fait un signe de loin Adieu, va ! Le port commun est l'éternité. Et si le vaisseau rencontré était celui de Cook ou de La Pérouse ? Le maître de l'équipage de mon vaisseau malouin était un ancien subrécargue, appelé Pierre Villeneuve, dont le nom seul me plaisait à cause de la bonne Villeneuve. Il avait servi dans l'Inde sous le Bailli de Suffren, et en Amérique sous le comte d'Estaing ; il s'était trouvé à une multitude d'affaires. Appuyé sur l'avant du vaisseau, auprès du beaupré, de même qu'un vétéran assis sous la treille de son petit jardin dans le fossé des Invalides, Pierre, en mâchant une chique de tabac, qui lui enflait la joue comme une fluxion, me peignait le moment du branle-bas, l'effet des détonations de l'artillerie sous les ponts, le ravage des boulets dans leurs ricochets contre les affûts, les canons, les pièces de charpente. Je le faisais parler des Indiens, des nègres, des colons. Je lui demandais comment étaient habillés les peuples, comment les arbres faits, quelle couleur avaient la terre et le ciel, quel goût les fruits ; si les ananas étaient meilleurs que les pêches, les palmiers plus beaux que les chênes. Il m'expliquait tout cela par des comparaisons prises des choses que je connaissais le palmier était un grand chou, la robe d'un Indien celle de ma grand-mère ; les chameaux ressemblaient à un âne bossu ; tous les peuples de l'orient, et notamment les Chinois, étaient des poltrons et des voleurs. Villeneuve était de Bretagne, et nous ne manquions pas de finir par l'éloge de l'incomparable beauté de notre patrie. La cloche interrompait nos conversations ; elle réglait les quarts, l'heure de l'habillement, celle de la revue, celle des repas. Le matin, à un signal, l'équipage, rangé sur le pont, dépouillait la chemise bleue pour en revêtir une autre qui séchait dans les haubans. La chemise quittée était immédiatement lavée dans des baquets, où cette pension de phoques savonnait aussi des faces brunes et des pattes goudronnées. Au repas du midi et du soir, les matelots, assis en rond autour des gamelles, plongeaient l'un après l'autre, régulièrement et sans fraude, leur cuiller d'étain dans la soupe flottante au roulis. Ceux qui n'avaient pas faim, vendaient, pour un morceau de tabac ou pour un verre d'eau-de-vie, leur portion de biscuit et de viande salée à leurs camarades. Les passagers mangeaient dans la chambre du capitaine. Quand il faisait beau, on tendait une voile sur l'arrière du vaisseau, et l'on dînait à la vue d'une mer bleue, tachetée ça et là de marques blanches par les écorchures de la brise. Enveloppé de mon manteau, je me couchais la nuit sur le tillac. Mes regards contemplaient les étoiles au-dessus de ma tête. La voile enflée me renvoyait la fraîcheur de la brise qui me berçait sous le dôme céleste à demi assoupi et poussé par le vent, je changeais de ciel en changeant de rêve. Les passagers, à bord d'un vaisseau, offrent une société différente de celle de l'équipage ils appartiennent à un autre élément ; leurs destinées sont de la terre. Les uns courent chercher la fortune, les autres le repos ; ceux-là retournent à leur patrie, ceux-ci la quittent ; d'autres naviguent pour s'instruire des moeurs des peuples, pour étudier les sciences et les arts. On a le loisir de se connaître dans cette hôtellerie errante qui voyage avec le voyageur, d'apprendre maintes aventures, de concevoir des antipathies, de contracter des amitiés. Quand vont et viennent ces jeunes femmes nées du sang anglais et du sang indien, qui joignent à la beauté de Clarisse la délicatesse de Sacontala, alors se forment des chaînes que nouent et dénouent les vents parfumés de Ceylan, douces comme eux, comme eux légères. Londres, d'avril à septembre 1822. Francis Tulloch. - Cristophe Colomb. - Camoëns. Parmi les passagers, mes compagnons, se trouvait un jeune Anglais. Francis Tulloch avait servi dans l'artillerie peintre, musicien, mathématicien, il parlait plusieurs langues. L'abbé Nagot, supérieur des Sulpiciens, ayant rencontré l'officier anglican, en fit un catholique il emmenait son néophyte à Baltimore. Je m'accointai avec Tulloch comme j'étais alors profond philosophe, je l'invitais à revenir chez ses parents. Le spectacle que nous avions sous les yeux le transportait d'admiration. Nous nous levions la nuit, lorsque le pont était abandonné à l'officier de quart et à quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence Tuta aequora silent . Le vaisseau roulait au gré des lames sourdes et lentes, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long de ses flancs. Des milliers d'étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, une mer sans rivage, l'infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais Dieu ne m'a plus troublé de sa grandeur que dans ces nuits où j'avais l'immensité sur ma tête et l'immensité sous mes pieds. Des vents d'ouest, entremêlés de calmes, retardèrent notre marche. Le 4 mai nous n'étions qu'à la hauteur des Açores. Le 6, vers les huit heures du matin, nous eûmes connaissance de l'île du Pico. Ce volcan domina longtemps des mers non naviguées, inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour. Il y a quelque chose de magique à voir s'élever la terre du fond de la mer. Christophe Colomb, au milieu d'un équipage révolté, prêt à retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, aperçoit une petite lumière sur une plage que la nuit lui cachait. Le vol des oiseaux l'avait guidé vers l'Amérique ; la lueur du foyer d'un sauvage lui révèle un nouvel univers. Colomb dut éprouver cette sorte de sentiment que l'Ecriture donne au Créateur, quand, après avoir tiré le monde du néant, il vit que son ouvrage était bon vidit Deus quod esset bonum . Colomb créait un monde. Une des premières vies du pilote génois, est celle que Giustiniani, publiant un psautier hébreu, plaça en forme de note sous le psaume Coeli narrant gloria Dei . Vasco de Gama ne dut pas être moins émerveillé lorsqu'en 1498, il aborda la côte de Malabar. Alors, tout change sur le globe une nature nouvelle apparaît, le rideau qui depuis des milliers de siècles cachait une partie de la terre se lève on découvre la patrie du soleil, le lieu d'où il sort chaque matin " comme un époux, ou comme un géant, tanquam sponsus, ut gigas " ; on voit à nu ce sage et brillant orient, dont l'histoire mystérieuse se mêlait aux voyages de Pythagore, aux conquêtes d'Alexandre, au souvenir des croisades, et dont les parfums nous arrivaient à travers les champs de l'Arabie et les mers de la Grèce. L'Europe lui envoya un poète pour le saluer le cygne du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages de l'Inde. Camoëns leur emprunta leur éclat, leur renommée et leur malheur ; il ne leur laissa que leurs richesses. Les Açores. - Ile Graciosa. Lorsque Gonzalo Villo, aïeul maternel de Camoëns, découvrit une partie de l'archipel des Açores, il aurait dû, s'il eût prévu l'avenir, se réserver une concession de six pieds de terre pour recouvrir les os de son petit-fils. Nous ancrâmes dans une mauvaise rade, sur une base de roches, par quarante-cinq brasses d'eau. L'île Graciosa, devant laquelle nous étions mouillés, nous présentait des collines un peu renflées dans leurs contours comme les ellipses d'une amphore étrusque elles étaient drapées de la verdure des blés, et elles exhalaient une odeur fromentacée agréable, particulière aux moissons des Açores. On voyait au milieu de ces tapis les divisions des champs, formées de pierres volcaniques, mi-parties blanches et noires, et entassées les unes sur les autres. Une abbaye, monument d'un ancien monde sur un sol nouveau, se montrait au sommet d'un tertre ; au pied de ce tertre, dans une anse caillouteuse, miroitaient les toits rouges de la ville de Santa-Cruz. L'île entière, avec ses découpures de baies, de caps, de criques, de promontoires, répétait son paysage inverti dans les flots. Des rochers verticaux au plan des vagues lui servaient de ceinture extérieure. Au fond du tableau, le cône du volcan du Pico, planté sur une coupole de nuages, perçait, par-delà Graciosa, la perspective aérienne. Il fut décidé que j'irais à terre avec Tulloch et le second capitaine ; on mit la chaloupe en mer elle nagea au rivage dont nous étions à environ deux milles. Nous aperçûmes du mouvement sur la côte ; une prame s'avança vers nous. Aussitôt qu'elle fut à portée de la voix, nous distinguâmes une quantité de moines. Ils nous hélèrent en portugais, en italien, en anglais, en français, et nous répondîmes dans ces quatre langues. L'alarme régnait, notre vaisseau était le premier bâtiment d'un grand port qui eût osé mouiller dans la rade dangereuse où nous étalions la marée. D'une autre part, les insulaires voyaient pour la première fois le pavillon tricolore ; ils ne savaient si nous sortions d'Alger ou de Tunis Neptune n'avait point reconnu ce pavillon si glorieusement porté par Cybèle. Quand on vit que nous avions figure humaine et que nous entendions ce qu'on disait, la joie fut extrême. Les moines nous recueillirent dans leur bateau, et nous ramâmes gaiement vers Santa-Cruz nous y débarquâmes avec quelque difficulté, à cause d'un ressac assez violent. Toute l'île accourut. Quatre ou cinq alguazils, armés de piques rouillées, s'emparèrent de nous. L'uniforme de Sa Majesté m'attirant les honneurs, je passai pour l'homme important de la députations. On nous conduisit chez le gouverneur, dans un taudis, où Son Excellence, vêtue d'un méchant habit vert, autrefois galonné d'or, nous donna une audience solennelle il nous permit le ravitaillement. Nos religieux nous menèrent à leur couvent, édifice à balcons commode et bien éclairé. Tulloch avait trouvé un compatriote le principal frère, qui se donnait tous les mouvements pour nous, était un matelot de Jersey, dont le vaisseau avait péri corps et biens sur Graciosa. Sauvé seul du naufrage, ne manquant pas d'intelligence, il se montra docile aux leçons des catéchistes ; il apprit le portugais et quelques mots de latin ; sa qualité d'Anglais militant en sa faveur, on le convertit et on en fit un moine. Le matelot jerseyais, logé, vêtu et nourri à l'autel, trouvait cela beaucoup plus doux que d'aller serrer la voile du perroquet de fougue. Il se souvenait encore de son ancien métier ayant été longtemps sans parler sa langue, il était enchanté de rencontrer quelqu'un qui l'entendît ; il riait et jurait en vrai pilotin. Il nous promena dans l'île. Les maisons des villages, bâties en planches et en pierres, s'enjolivaient de galeries extérieures qui donnaient un air propre à ces cabanes, parce qu'il y régnait beaucoup de lumière. Les paysans, presque tous vignerons, étaient à moitié nus et bronzés par le soleil ; les femmes, petites, jaunes comme des mulâtresses, mais éveillées, étaient naïvement coquettes avec leurs bouquets de seringas, leurs chapelets en guise de couronnes ou de chaînes. Les pentes des collines rayonnaient de ceps, dont le vin approchait celui de Fayal. L'eau était rare, mais partout où sourdait une fontaine, croissait un figuier et s'élevait un oratoire avec un portique peint à fresque. Les ogives du portique encadraient quelques aspects de l'île et quelques portions de la mer. C'est sur un de ces figuiers que je vis s'abattre une compagnie de sarcelles bleues non palmipèdes. L'arbre n'avait point de feuilles, mais il portait des fruits rouges enchaînés comme des cristaux. Quand il fut orné des oiseaux cérulés qui laissaient pendre leurs ailes, ses fruits parurent d'une pourpre éclatante, tandis que l'arbre semblait avoir poussé tout à coup un feuillage d'azur. Il est probable que les Açores furent connues des Carthaginois ; il est certain que des monnaies phéniciennes ont été déterrées dans l'île de Corvo. Les navigateurs modernes qui abordèrent les premiers à cette île trouvèrent, dit-on, une statue équestre, le bras droit étendu et montrant du doigt l'occident, si toutefois cette statue n'est pas la gravure d'invention qui décore les anciens portulans. J'ai supposé, dans le manuscrit des Natchez , que Chactas, revenant d'Europe, prit terre à l'île de Corvo, et qu'il rencontra la statue mystérieuse. Il exprime ainsi les sentiments qui m'occupaient à Graciosa, en me rappelant la tradition " J'approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base, baignée de l'écume des flots, étaient gravés des caractères inconnus la mousse et le salpêtre des mers rongeaient la surface du bronze antique ; l'Alcyon perché sur le casque du colosse, y jetait, par intervalles, des voix langoureuses ; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins d'airain du coursier, et lorsqu'on approchait l'oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouïr des rumeurs confuses. " Un bon souper nous fut servi chez les religieux, après notre course ; nous passâmes la nuit à boire avec nos hôtes. Le lendemain, vers midi, nos provisions embarquées, nous retournâmes à bord. Les religieux se chargèrent de nos lettres pour l'Europe. Le vaisseau s'était trouvé en danger par la levée d'un fort sud-est. On vira l'ancre ; mais engagée dans des roches, on la perdit, comme on s'y attendait. Nous appareillâmes le vent continuant de fraîchir, nous eûmes bientôt dépassé les Açores. Londres, d'avril à septembre 1822. Jeux marins. - Ile Saint-Pierre. Fac pelagus me scire probes, que carbasa laxo. " Muse, aide-moi à montrer que je connais la mer sur laquelle je déploie mes voiles. " C'est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume le Breton, mon compatriote. Rendu à la mer, je recommençai à contempler ses solitudes ; mais à travers le monde idéal de mes rêveries, m'apparaissaient, moniteurs sévères, la France et les événements réels. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais éviter les passagers, était la hune du grand mât ; j'y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m'y asseyais dominant les vagues. L'espace tendu d'un double azur avait l'air d'une toile préparée pour recevoir les futures créations d'un grand peintre. La couleur des eaux était pareille à celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines, des échappées de vue sur les déserts de l'océan ces vacillants paysages rendaient sensible à mes yeux la comparaison que fait l'écriture de la terre chancelante devant le Seigneur, comme un homme ivre. Quelquefois, on eût dit l'espace étroit et borné, faute d'un point de saillie ; mais si une vague venait à lever la tête, un flot à se courber en imitation d'une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l'horizon, alors se présentait une échelle de mesure. L'étendue se révélait surtout lorsqu'une brume rampant à la surface pélagienne, semblait accroître l'immensité même. Descendu de l'aire du mât comme autrefois du nid de mon saule, toujours réduit à une existence solitaire, je soupais d'un biscuit de vaisseau, d'un peu de sucre et d'un citron ; ensuite, je me couchais, ou sur le tillac dans mon manteau, ou sous le pont dans mon cadre je n'avais qu'à déployer le bras pour atteindre de mon lit à mon cercueil. Le vent nous força d'anordir et nous accostâmes le banc de Terre-Neuve. Quelques glaces flottantes rôdaient au milieu d'une bruine froide et pâle. Les hommes du trident ont des jeux qui leur viennent de leurs devanciers quand on passe la Ligne, il faut se résoudre à recevoir le baptême même cérémonie sous le Tropique, même cérémonie sur le banc de Terre-Neuve, et quel que soit le lieu, le chef de la mascarade est toujours le bonhomme Tropique . Tropique et hydropique sont synonymes pour les matelots le bonhomme Tropique a donc une bedaine énorme ; il est vêtu, lors même qu'il est sous son tropique, de toutes les peaux de mouton et de toutes les jaquettes fourrées de l'équipage. Il se tient accroupi dans la grande hune, poussant de temps en temps des mugissements. Chacun le regarde d'en-bas il commence à descendre le long des haubans pesant comme un ours, trébuchant comme Silène. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un seau, remplit d'eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n'ont pas passé la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus à la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les écoutilles, on grimpe aux mâts père Tropique vous poursuit ; cela finit au moyen d'un large pourboire jeux d'Amphitrite, qu'Homère aurait célébrés comme il a chanté Protée, si le vieil Océanus eût été connu tout entier du temps d'Ulysse ; mais alors on ne voyait encore que sa tête aux Colonnes d'Hercule ; son corps caché couvrait le monde. Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus ; ses côtes perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume. Nous mouillâmes devant la capitale de l'île nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer ; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, était si faible, qu'on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part ; j'attendis qu'une rafale, arrachant le brouillard, me montrât le lieu que j'habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres. Le port et la rade de Saint-Pierre sont placés entre la côte orientale de l'île et un îlot allongé, l' île aux Chiens . Le port, surnommé le barachois , creuse les terres et aboutit à une flaque saumâtre. Des mornes stériles se serrent au noyau de l'île quelques-uns, détachés, surplombent le littoral ; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie. La maison du gouverneur fait face à l'embarcadère. L'église, la cure, le magasin aux vivres sont placés au même lieu ; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg. Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d'obligeance et de politesse. Il cultivait sous un glacis quelques légumes d'Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu'il appelait son jardin. Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs, elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse. Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tête ; comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes ; elle nous séparait de la terre natale ! Le gouverneur était inquiet ; il appartenait à l'opinion battue. Il s'ennuyait d'ailleurs dans cette retraite, convenable à un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un homme occupé d'affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout, et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s'enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l'avant-garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix. Un matin, j'étais allé seul au Cap-à-l'Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m'assis au ressaut d'une roche, les pieds pendants sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne ; elle avait les jambes nues, quoiqu'il fît froid et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée ; par-dessus ce mouchoir, elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l'entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps, elle se baissait et cueillait les feuilles d'une plante aromatique qu'on appelle dans l'île thé naturel . D'une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu'elle tenait de l'autre main. Elle m'aperçut sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d'elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil. Nous restâmes quelques minutes sans parler ; enfin je fus le plus courageux et je dis " Que cueillez-vous là ? La saison des lucets et des atocas est passée. " Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit " Je cueillais du thé. " Elle me présenta son panier. " Vous portez ce thé à votre père et à votre mère ? - Mon père est à la pêche avec Guillaumy. - Que faites-vous l'hiver dans l'île ? - Nous tressons des filets, nous pêchons les étangs, en faisant des trous dans la glace ; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, où nous chantons des cantiques ; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. - Votre père va bientôt revenir ? - Oh ! non le capitaine mène le navire à Gênes avec Guillaumy. - Mais Guillaumy reviendra ? - Oh ! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs. Il m'apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. - Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier ? - Oh ! non. " Elle se leva, prit son panier, et se précipita par un sentier rapide, le long d'une sapinière. Elle chantait d'une voix sonore un cantique des Missions Tout brûlant d'une ardeur immortelle, C'est vers Dieu que tendent mes désirs. Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelés aigrettes, à cause du panache de leur tête ; elle avait l'air d'être de leur troupe. Arrivée à la mer, elle sauta dans un bateau, déploya la voile et s'assit au gouvernail ; on l'eût prise pour la Fortune elle s'éloigna de moi. Oh ! oui, oh ! non, Guillaumy , l'image du jeune matelot sur une vergue au milieu des vents, changeait en terre de délices l'affreux rocher de Saint-Pierre L'isole di Fortuna or a vedete Nous passâmes quinze jours dans l'île. De ses côtes désolées on découvre les rivages encore plus désolés de Terre-Neuve. Les mornes à l'intérieur étendent des chaînes divergentes dont la plus élevée se prolonge au nord vers l'anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, mêlée d'un mica rouge et verdâtre, se rembourre d'un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum. De petits lacs s'alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie , du courval du Pain de Sucre , du Kergariou , de la Tête galante . Ces flaques sont connues sous le nom des Etangs du Savoyard , du Cap Noir, du Ravenel , du Colombier , du Cap à 1 ' Aigle . Quand les tourbillons fondent sur ces étangs, ils déchirent les eaux peu profondes, mettant à nu çà et là quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l'onde. La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du détroit de Magellan. Le nombre des végétaux diminue en allant vers le pôle ; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante espèces de phanérogames. On changeant de localité, des races de plantes s'éteignent les unes au nord, habitantes des steppes glacées, deviennent au midi des filles de la montagne ; les autres, nourries dans l'atmosphère tranquille des plus épaisses forêts, viennent, en décroissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l'océan. A Saint-Pierre, le myrtille marécageux vaccinium fulginosum est réduit à l'état des traînasses ; il sera bientôt enterré dans l'ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d'humus. Plante voyageuse, j'ai pris mes précautions pour disparaître au bord de la mer, mon site natal. La pente des monticules de Saint-Pierre est plaquée de baumiers, d'amelanchiers, de palomiers, de mélèzes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent à brasser une bière antiscorbutique. Ces arbres ne dépassent pas la hauteur d'un homme. Le vent océanique les étête, les secoue, les prosterne à l'instar des fougères ; puis se glissant sous ces forêts en broussailles, il les relève ; mais il n'y trouve ni troncs, ni rameaux, ni voûtes, ni échos pour y gémir, et il n'y fait pas plus de bruit que sur une bruyère. Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on découvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argenté alectoria trichodes les ours blancs semblent avoir accroché leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les étranges grimpereaux. Les swamps de cette île de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours on croirait voir les sentiers rustiques des environs d'une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affamés ; le voyageur ne se rassure qu'au bruit non moins triste de la mer ; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies. La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive à la latitude du cap Charles Ier du Labrador. quelques degrés plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme à ces régions le soir, le soleil, touchant la terre, semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l'horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène brille éclairée comme à la fois par les feux du couchant et la lumière de l'aurore on ne sait si l'on assiste à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L'amour amène alors l'Esquimau sur le rocher de glace où l'attendait sa compagne ces noces de l'homme aux dernières bornes de la terre, ne sont ni sans pompe ni sans félicité. Londres, d'avril à septembre 1822. Côtes de la Virginie. - Soleil couchant. - Péril. - J'aborde en Amérique. - Baltimore. - Séparation des passagers. - Tulloch. Après avoir embarqué des vivres et remplacé l'ancre perdue à Graciosa, nous quittâmes Saint-Pierre. Cinglant au midi, nous atteignîmes la latitude de 38 degrés. Les calmes nous arrêtèrent à une petite distance des côtes du Maryland et de la Virginie. Au ciel brumeux des régions boréales, avait succédé le plus beau ciel ; nous ne voyions pas la terre, mais l'odeur des forêts de pins arrivait jusqu'à nous. Les aubes et les aurores, les levers et les couchers du soleil, les crépuscules et les nuits étaient admirables. Je ne me pouvais rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide. Un soir, je lisais dans la chambre du capitaine ; la cloche de la prière sonna j'allai mêler mes voeux à ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d'arrière avec les passagers ; l'aumônier, un livre à la main, un peu en avant d'eux, près du gouvernail ; les matelots se pressaient pêle-mêle sur le tillac nous nous tenions debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles étaient pliées. Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes on eût dit, par les balancements de la poupe, que l'astre radieux changeait à chaque instant d'horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l'ensemble dans le Génie de Christianisme , mes sentiments religieux s'harmonisaient avec la scène ; mais, hélas ! quand j'y assistai en personne, le vieil homme était vivant en moi ce n'était pas Dieu seul que je contemplais sur les flots dans la magnificence de ses oeuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle ; j'aurais vendu l'éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derrière ce voile de l'univers qui la cachait à mes yeux. Oh ! que n'était-il en ma puissance de déchirer le rideau pour presser la femme idéalisée contre mon coeur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon désespoir et de ma vie ! Tandis que je me laissais aller à ces mouvements si propres à ma carrière future de coureur des bois il ne s'en fallut guère qu'un accident ne mît un terme à mes desseins et à mes songes. La chaleur nous accablait ; le vaisseau, dans un calme plat, sans voile et trop chargé de ses mâts, était tourmenté du roulis brûlé sur le pont et fatigué du mouvement, je me voulus baigner, et, quoique nous n'eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du beaupré à la mer. Tout alla d'abord à merveille, et plusieurs passagers m'imitèrent. Je nageais sans regarder le vaisseau ; mais quand je vins à tourner la tête, je m'aperçus que le courant l'entraînait déjà loin. Les matelots, alarmés, avaient filé un patelin aux autres nageurs. Des requins se montraient dans les eaux du navire, et on leur tirait des coups de fusil pour les écarter. La houle était si grosse, qu'elle retardait mon retour, en épuisant mes forces. J'avais un gouffre au-dessous de moi, et les requins pouvaient à tout moment m'emporter un bras ou une jambe. Sur le bâtiment, le maître d'équipage cherchait à descendre un canot dans la mer, mais il fallait établir un palan, et cela prenait un temps considérable. Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva ; le vaisseau, gouvernant un peu, se rapprocha de moi ; je me pus emparer du bout de la corde ; mais les compagnons de ma témérité s'étaient accrochés à cette corde, quand on nous tira au flanc du bâtiment, me trouvant à l'extrémité de la file, ils pesaient sur moi de tout leur poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis continuaient ; à chacun de ces roulis en sens opposé, nous plongions de six ou sept pieds dans la vague, ou nous étions suspendus en l'air à un même nombre de pieds comme des poissons au bout d'une ligne à la dernière immersion, je me sentis prêt à m'évanouir ; un roulis de plus, et s'en était fait. On me hissa sur le pont à demi mort ; si je m'étais noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres ! Deux jours après cet accident, nous aperçûmes la terre. Le coeur me battit quand le capitaine me la montra l'Amérique ! Elle était à peine délinéée par la cime de quelques érables sortant de l'eau. Les palmiers de l'embouchure du Nil m'indiquèrent depuis le rivage de l'Egypte de la même manière. Un pilote vint à notre bord, nous entrâmes dans la baie de Chesapeake. Le soir même, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bientôt je foulai le sol américain. Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent peut-être ignoré pendant la durée des temps anciens et un grand nombre de siècles modernes ; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l'arrivée de Christophe Colomb ; la domination des monarchies de l'Europe ébranlée dans ce nouveau monde ; la vieille société finissant dans la jeune Amérique ; une république d'un genre inconnu annonçant un changement dans l'esprit humain ; la part que mon pays avait eue à ces événements ; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang français ; un grand homme sortant du milieu des discordes et des déserts ; Washington habitant une ville florissante, dans le même lieu où Guillaume Penn avait acheté un coin de forêts ; les Etats-Unis renvoyant à la France la révolution que la France avait soutenue de ses armes ; enfin mes propres desseins, ma muse vierge que je venais livrer à la passion d'une nouvelle nature ; les découvertes que je voulais tenter dans ces déserts, lesquels étendaient encore leur large royaume derrière l'étroit empire d'une civilisation étrangère telles étaient les choses qui roulaient dans mon esprit. Nous nous avançâmes vers une habitation. Des bois de baumiers et de cèdres de la Virginie, des oiseaux moqueurs et des cardinaux, annonçaient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison, où nous arrivâmes au bout d'une demi-heure, tenait de la ferme d'un Anglais et de la case d'un créole. Des troupeaux de vaches européennes pâturaient des herbages entourés de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des écureuils à peau rayée. Des noirs sciaient des pièces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une négresse de treize à quatorze ans presque nue et d'une beauté singulière, nous ouvrit la barrière de l'enclos comme une jeune Nuit. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des oeufs, du lait et nous retournâmes au bâtiment avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie à la petite Africaine ce fut une esclave qui me reçut sur la terre de la liberté. On désancra pour gagner la rade et le port de Baltimore ; en approchant, les eaux se rétrécirent ; elles étaient lisses et immobiles ; nous avions l'air de remonter un fleuve indolent bordé d'avenues. Baltimore s'offrit à nous comme au fond d'un lac. En regard de la ville s'élevait une colline boisée, au pied de laquelle on commençait à bâtir. Nous amarrâmes au quai du port. Je dormis à bord et n'atterris que le lendemain. J'allai loger à l'auberge avec mes bagages ; les séminaristes se retirèrent à l'établissement préparé pour eux, d'où ils se sont dispersés en Amérique. Qu'est devenu Francis Tulloch ? La lettre suivante m'a été remise à Londres, le 12 du mois d'avril 1822 " Trente ans s'étant écoulés, mon très cher vicomte, depuis l'époque de notre voyage à Baltimore, il est très, possible que vous ayez oublié jusqu'à mon nom ; mais à juger d'après les sentiments de mon coeur, qui vous a toujours été vrai et loyal, ce n'est pas ainsi, et je me flatte que vous ne seriez pas fâché de me revoir presqu'en face l'un de l'autre comme vous verrez par la date de cette lettre, je ne sens que trop que bien des choses nous séparent. Mais témoignez le moindre désir de me voir, et je m'empresserai de vous prouver, autant qu'il me sera possible, que je suis toujours comme j'ai toujours été, votre fidèle et dévoué, " Fran. Tulloch. " " P. S. Le rang distingué que vous vous êtes acquis et que vous méritez par tant de titres m'est devant les yeux ; mais le souvenir du chevalier de Chateaubriand m'est si cher, que je ne puis vous écrire au moins cette fois-ci comme ambassadeur, etc., etc. Ainsi, pardonnez le style en faveur de notre ancienne alliance. " Vendredi 12 avril. " Portland-Place, ne 30. " Ainsi, Tulloch était à Londres ; il ne s'est point fait prêtre, il s'est marié ; son roman est fini comme le mien. Cette lettre dépose en faveur de la véracité de mes Mémoires et de la fidélité de mes souvenirs. Qui aurait rendu témoignage d'une alliance et d'une amitié formées il y a trente ans sur les flots, si la partie contractante ne fût survenue ? et quelle perspective morne et rétrograde me déroule cette lettre ! Tulloch se retrouvait en 1822 dans la même ville que moi, dans la même rue que moi ; la porte de sa maison était en face de la porte de la mienne, ainsi que nous nous étions rencontrés dans le même vaisseau, sur le même tillac, cabine vis-à-vis cabine. Combien d'autres amis je ne rencontrerai plus ! L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent. Lorsqu'il en fait la revue et qu'il les nomme, ils répondent " Présents ! " Aucun ne manque à l'appel. Londres, d'avril à septembre 1822. Philadelphie. - Le général Washington. Baltimore, comme toutes les autres métropoles des Etats-Unis, n'avait pas l'étendue qu'elle a maintenant c'était une jolie petite ville catholique, propre, animée, où les moeurs et la société avaient une grande affinité avec les moeurs et la société de l'Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un dîner d'adieu. J'arrêtai ma place au stage-coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pennsylvanie. A quatre heures du matin, j'y montai, et me voilà roulant sur les chemins du Nouveau-Monde. La route que nous parcourûmes, plutôt tracée que faite, traversait un pays assez plat presque point d'arbres, fermes éparses, villages clairsemés, climat de la France, hirondelles volant sur les eaux comme sur l'étang de Combourg. En approchant de Philadelphie, nous rencontrâmes des paysans allant au marché, des voitures publiques et des voitures particulières. Philadelphie me parut une belle ville, les rues larges, quelques-unes plantées, se coupant à angle droit dans un ordre régulier du nord au sud et de l'est à l'ouest. La Delaware coule parallèlement à la rue qui suit son bord occidental. Cette rivière serait considérable en Europe on n'en parle pas en Amérique ; ses rives sont basses et peu pittoresques. A l'époque de mon voyage 1791, Philadelphie ne s'étendait pas encore jusqu'à la Shuylkill ; le terrain, en avançant vers cet affluent, était divisé par lots, sur lesquels on construisait çà et là des maisons. L'aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des Etats-Unis, ce sont les grandes oeuvres de l'architecture la Réformation jeune d'âge, qui ne sacrifia point à l'imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l'antique religion catholique a couronné l'Europe. Aucun monument à Philadelphie, à New-York, à Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits l'oeil est attristé de ce niveau. Descendu d'abord à l'auberge, je pris ensuite un appartement dans une pension où logeaient des colons de Saint-Domingue, et des Français émigrés avec d'autres idées que les miennes. Une terre de liberté offrait un asile à ceux qui fuyaient la liberté rien ne prouve mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure démocratie. Un homme, débarqué comme moi aux Etats-Unis, plein d'enthousiasme pour les peuples classiques, un Caton qui cherchait partout la rigidité des premières moeurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l'inégalité des fortunes, l'immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. A Philadelphie j'aurais pu me croire à Liverpool ou à Bristol. L'apparence du peuple était agréable les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages pâles, paraissaient belles. A cette heure de ma vie, j'admirais beaucoup les républiques, bien que je ne les crusse pas possibles à l'époque du monde où nous étions parvenus je connaissais la liberté à la manière des anciens, la liberté fille des moeurs dans une société naissante ; mais j'ignorais la liberté fille des lumières et d'une vieille civilisation, liberté dont la république représentative a prouvé la réalité Dieu veuille qu'elle soit durable ! on n'est plus obligé de labourer soi-même son petit champ, de maugréer les arts et les sciences, d'avoir des ongles crochus et la barbe sale pour être libre. Lorsque j'arrivai à Philadelphie, le général Washington n'y était pas ; je fus obligé de l'attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d'après mes idées d'alors, était nécessairement Cincinnatus ; Cincinnatus en carrosse dérangeait un peu ma république de l'an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il être autre qu'un rustre, piquant ses boeufs de l'aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j'allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicité du vieux Romain. Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines était le palais du président des Etats-Unis point de gardes ; pas même de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général était chez lui ; elle me répondit qu'il y était. Je répliquai que j'avais une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglais et qu'elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement " Walk in, sir . Entrez, monsieur " et elle marcha devant moi dans un de ces étroits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises elle m'introduisit dans un parloir où elle me pria d'attendre le général. Je n'étais pas ému la grandeur de l'âme ou celle de la fortune ne m'imposent point ; j'admire la première sans en être écrasé ; la seconde m'inspire plus de pitié que de respect visage d'homme ne me troublera jamais. Au bout de quelques minutes, le général entra d'une grande taille, d'un air calme et froid plutôt que noble il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence ; il l'ouvrit, courut à la signature qu'il lut tout haut avec exclamation " Le colonel Armand ! " C'était ainsi qu'il l'appelait et qu'avait signé le marquis de La Rouërie. Nous nous assîmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me répondait par monosyllabes anglais et français, et m'écoutait avec une sorte d'étonnement ; je m'en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité " Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l'avez fait. - Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme " s'écria-t-il en me tendant la main. Il m'invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes. Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n'étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l'ai déjà remarqué étaient des jouets assez niais qu'on se distribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des Etats-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l'Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille , il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l'Edit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine, démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu'elle dévasta l'église de Saint-Denis en 1793. Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l'ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage. Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d'un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu'un peu de bruit se soit attaché à mes pas ; j'ai passé devant lui comme l'être le plus inconnu ; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité ; mon nom n'est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi je m'en suis senti échauffé le reste de ma vie il y a une vertu dans les regards d'un grand homme. Parallèle de Washington et de Bonaparte. Bonaparte achève à peine de mourir. Puisque je viens de heurter à la porte de Washington, le parallèle entre le fondateur des Etats-Unis et l'empereur des Français se présente naturellement à mon esprit ; d'autant mieux, qu'au moment où je trace ces lignes Washington lui-même n'est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s'arrête au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon ; moi, je m'arrête au début de ma course dans la Pennsylvanie pour comparer Washington à Bonaparte. J'aurais pu ne m'occuper d'eux qu'à l'époque où je rencontrai Napoléon ; mais si je venais à toucher ma tombe avant d'avoir atteint dans ma chronique l'année 1814, on ne saurait donc rien de ce que j'aurais à dire des deux mandataires de la Providence ? Je me souviens de Castelnau ambassadeur comme moi en Angleterre, il écrivait comme moi une partie de sa vie à Londres. A la dernière page du livre VIIe il dit à son fils " Je traiterai de ce fait au VIIIe livre ", et le VIIIe livre des Mémoires de Castelnau n'existe pas cela m'avertit de profiter de la vie. Washington n'appartient pas, comme Bonaparte à cette race qui dépasse la stature humaine. Rien d'étonnant ne s'attache à sa personne. il n'est point placé sur un vaste théâtre ; il n'est point aux prises avec les capitaines les plus habiles, et les plus puissants monarques du temps ; il ne court point de Memphis à Vienne, de Cadix à Moscou il se détend avec une poignée de citoyens sur une terre sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d'Arbelles et de Pharsale ; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d'autres avec leurs débris ; il ne fait point dire aux rois à sa porte Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie. Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ; il agit avec lenteur. On dirait qu'il se sent chargé de la liberté de l'avenir, et qu'il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d'une nouvelle espèce ce sont celles de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas ; mais de cette profonde humilité quelle lumière va jaillir ! Cherchez les bois où brilla l'épée de Washington qu'y trouvez-vous ? Des tombeaux ? Non ; un monde ! Washington a laissé les Etats-Unis pour trophée sur son champ de bataille. Bonaparte n'a aucun trait de ce grave Américain il combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s'écoulera vite. il se hâte de jouir et d'abuser de sa gloire, comme d'une jeunesse fugitive. A l'instar des dieux d'Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraît sur tous les rivages ; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats ; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d'une main il terrasse les rois, de l'autre il abat le géant révolutionnaire ; mais, en écrasant l'anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille. Chacun est récompensé selon ses oeuvres Washington élève une nation à l'indépendance ; magistrat en repos, il s'endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération des peuples. Bonaparte ravit à une nation son indépendance empereur déchu, il est précipité dans l'exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l'océan. Il expire cette nouvelle publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles, n'arrête, ni n'étonne le passant qu'avaient à pleurer les citoyens ? La république de Washington subsiste ; l'empire de Bonaparte est détruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la démocratie nés tous deux de la liberté, le premier lui fut fidèle, le second la trahit. Washington a été le représentant des besoins, des idées des lumières, des opinions de son époque ; il a secondé au lieu de contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu'il devait vouloir, la chose même à laquelle il était appelé de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cet homme qui frappe peu, parce qu'il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays sa gloire est le patrimoine de la civilisation. sa renommée s'élève comme un de ces sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable. Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun ; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd'hui le rang occupé par lui, s'il eût joint la magnanimité à ce qu'il avait d'héroïque, si, Washington et Bonaparte à la fois, il eût nommé la liberté légataire universelle de sa gloire ! Mais ce géant ne liait point ses destinées à celles de ses contemporains ; son génie appartenait à l'âge moderne son ambition était des vieux jours ; il ne s'aperçut pas que les miracles de sa vie excédaient la valeur d'un diadème, et que cet ornement gothique lui siérait mal. Tantôt il se précipitait sur l'avenir, tantôt il reculait vers le passé ; et, soit qu'il remontât ou suivît le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entraînait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent à ses yeux qu'un moyen de puissance ; aucune sympathie ne s'établit entre leur bonheur et le sien il avait promis de les délivrer, il les enchaîna ; il s'isola d'eux, ils s'éloignèrent de lui. Les rois d'Egypte plaçaient leurs pyramides funèbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles ; ces grands tombeaux s'élèvent comme l'éternité dans la solitude Bonaparte a bâti à leur image le monument de sa renommée. 1. Voyage de Philadelphie à New York et à Boston. - Mackenzie. - 2. Rivière du Nord. - Chant de la passagère. - Albany. - M. Swift. - Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet. - 3. Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musquée. - Chiens-pêcheurs. - Insectes. - 4. Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache. - 5. Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - Cérémonie de l'hospitalité. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf. - 6. Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. - Abeilles. - Défrichements. - Hospitalité. - Lit. - Serpent à sonnettes enchanté. - 7. Famille indienne. - Nuit dans les forêts. - Départ de la famille. - Sauvage du saut du Niagara. - Le Capitaine Gordon. - Jérusalem. - 8. Cataracte de Niagara. - Serpent à sonnettes. - Je tombe au bord de l'abîme. - 9. Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. - 10. Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - Dégradation des moeurs. - Vraie civilisation répandue par la religion ; fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - Métis ou Bois-brûlés. - Guerres des Compagnies. - Mort des langues indiennes. - 11. Anciennes possessions françaises en Amérique. - Regrets. - Manie du passé. - Billet de Francis Conyngham. Londres, d'avril à septembre 1822. Revu en décembre 1846. Voyage de Philadelphie à New York et à Boston. - Mackenzie. J'étais impatient de continuer mon voyage. Ce n'étaient pas les Américains que j'étais venu voir, mais quelque chose de tout à fait différent des hommes que je connaissais, quelque chose plus d'accord avec l'ordre habituel de mes idées ; je brûlais de me jeter dans une entreprise pour laquelle je n'avais rien de préparé que mon imagination et mon courage. Quand je formai le projet de découvrir le passage au nord-ouest on ignorait si l'Amérique septentrionale s'étendait sous le pôle en rejoignant le Groënland, ou si elle se terminait à quelque mer contiguë à la baie d'Hudson et au détroit de Behring. En 1772, Hearne avait découvert la mer à l'embouchure de la rivière de la Mine-de-Cuivre, par les 71 degrés 15 minutes de latitude nord, et les 119 degrés 15 minutes de longitude ouest de Greenwich [Latitude et longitude reconnues aujourd'hui trop fortes de 4 degrés 1/4. . Sur la côte de l'océan Pacifique, les efforts du capitaine Cook et ceux des navigateurs subséquents avaient laissé des doutes. En 1787, un vaisseau disait être entré dans une mer intérieure de l'Amérique septentrionale ; selon le récit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu'on avait pris pour la côte non interrompue au nord de la Californie, n'était qu'une chaîne d'îles extrêmement serrées. L'amirauté d'Angleterre envoya Vancouver vérifier ces rapports qui se trouvèrent faux. Vancouver n'avait point encore fait son second voyage. Aux Etats-Unis, en 1797, on commençait à s'entretenir de la course de Mackenzie parti le 3 juin 1789 du fort Chipewan, sur le lac des Montagnes, il descendit à la mer du pôle par le fleuve auquel il a donné son nom. Cette découverte aurait pu changer ma direction et me faire prendre ma route droit au nord ; mais je me serais fait scrupule d'altérer le plan arrêté entre moi et M. de Malesherbes. Ainsi donc, je voulais marcher à l'ouest, de manière à intersecter [entre-croiser, ou couper] la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie ; de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'Amérique, descendre à l'est le long des rivages de la mer polaire, et rentrer dans les Etats-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada. Quels moyens avais-je d'exécuter cette prodigieuse pérégrination ? aucun. La plupart des voyageurs français ont été des hommes isolés, abandonnés à leurs propres forces ; il est rare que le gouvernement ou des compagnies les aient employés ou secourus. Des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espagnols, des Portugais ont accompli, à l'aide du concours des volontés nationales, ce que chez nous des individus délaissés ont commencé en vain. Mackenzie, et après lui plusieurs autres au profit des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, ont fait sur la vastitude de l'Amérique des conquêtes que j'avais rêvées pour agrandir ma terre natale. En cas de succès, j'aurais eu l'honneur d'imposer des noms français à des régions inconnues, de doter mon pays d'une colonie sur l'océan Pacifique, d'enlever le riche commerce des pelleteries à une puissance rivale, d'empêcher cette rivale de s'ouvrir un plus court chemin aux Indes, en mettant la France elle-même en possession de ce chemin. J'ai consigné ces projets dans l ' Essai historique , publié à Londres en 1796, et ces projets étaient tirés du manuscrit de mes voyages écrit en 1791. Ces dates prouvent que j'avais devancé par mes voeux et par mes travaux les derniers explorateurs des glaces arctiques. Je ne trouvai aucun encouragement à Philadelphie. J'entrevis dès lors que le but de ce premier voyage serait manqué, et que ma course ne serait que le prélude d'un second et plus long voyage. J'en écrivis dans ce sens à M. de Malesherbes, et en attendant l'avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science. En effet si je ne rencontrai pas en Amérique ce que j'y cherchais, le monde polaire, j'y rencontrai une nouvelle muse. Un stage-coach semblable à celui qui m'avait amené de Baltimore me conduisit de Philadelphie à New-York ville gaie, peuplée, commerçante, qui cependant était loin d'être ce qu'elle est aujourd'hui, loin de ce qu'elle sera dans quelques années car les Etats-Unis croissent plus vite que ce manuscrit. J'allai en pèlerinage à Boston saluer le premier champ de bataille de la liberté américaine. J'ai vu les champs de Lexington ; j'y cherchai, comme depuis à Sparte, la tombe de ces guerriers qui moururent pour obéir aux saintes lois de la patrie . Mémorable exemple de l'enchaînement des choses humaines ! un bill de finances, passé dans le Parlement d'Angleterre en 1765, élève un nouvel empire sur la terre en 1782 et fait disparaître du monde un des plus antiques royaumes de l'Europe en 1789 ! Londres, d'avril à septembre 1822. Rivière du Nord. - Chant de la Passagère. - Albanie. - M. Swift. - Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet. Je m'embarquai à New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situé en amont de la rivière du Nord. La société était nombreuse. Vers le soir de la première journée, on nous servit une collation de fruits et de lait ; les femmes étaient assises sur les bancs du tillac, et les hommes sur le pont, à leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps à 'aspect d'un beau tableau de la nature, on tombe involontairement dans le silence. Tout à coup, je ne sais qui s'écria " Voilà l'endroit où Asgill fut arrêté. " On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d' Asgill . Nous étions entre des montagnes ; la voix de la passagère expirait sur la vague, ou se renflait lorsque nous rasions de plus près la rive. La destinée d'un jeune soldat, amant, poète et brave, honoré de l'intérêt de Washington et de la généreuse intervention d'une reine infortunée ajoutait un charme au romantique de la scène. L'ami que j'ai perdu, M. de Fontanes, laissa tomber de courageuses paroles en mémoire d'Asgill, quand Bonaparte se disposait à monter au trône où s'était assise Marie-Antoinette. Les officiers américains semblaient touchés du chant de la Pennsylvanienne le souvenir des troubles passés de la patrie leur rendait plus sensible le calme du moment présent. Ils contemplaient avec émotion ces lieux naguère chargés de troupes, retentissant du bruit des armes, maintenant ensevelis dans une paix profonde ; ces lieux dorés des derniers feux du jour, animés du sifflement des cardinaux, du roucoulement des palombes bleues, du chant des oiseaux-moqueurs, et dont les habitants, accoudés sur des clôtures frangées de bignonias, regardaient notre barque passer au-dessous d'eux. Arrivé à Albany, j'allai chercher un M. Swift, pour lequel on m'avait donné une lettre. Ce M. Swift trafiquait de pelleteries avec les tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé par l'Angleterre aux Etats-Unis ; car les puissances civilisées, républicaines et monarchiques, se partagent sans façon en Amérique des terres qui ne leur appartiennent pas. Après m'avoir entendu, M. Swift me fit des objections très raisonnables. Il me dit que je ne pouvais pas entreprendre de prime-abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglais, américains, espagnols, où je serais forcé de passer, un voyage de cette importance ; que, quand j'aurais le bonheur de traverser tant de solitudes, j'arriverais à des régions glacées où je périrais de froid et de faim il me conseilla de commencer par m'acclimater, m'invita à apprendre le sioux, l'iroquois et l'esquimau, à vivre au milieu des coureurs de bois et des agents de la compagnie de la baie d'Hudson. Ces expériences préliminaires faites, je pourrais alors, dans quatre ou cinq ans, avec l'assistance du gouvernement français, procéder à ma hasardeuse mission. Ces conseils, dont au fond je reconnaissais la justesse, me contrariaient. Si je m'en étais cru, je serais parti tout droit pour aller au pôle, comme on va de Paris à Pontoise. Je cachai à M. Swift mon déplaisir ; je le priai de me procurer un guide et des chevaux pour me rendre à Niagara et à Pittsburgh à Pittsburgh, je descendrais l'Ohio et je recueillerais des notions utiles à mes futurs projets. J'avais toujours dans la tête mon premier plan de route. M. Swift engagea à mon service un Hollandais qui parlait plusieurs dialectes indiens. J'achetai deux chevaux et je quittai Albany. Tout le pays qui s'étend aujourd'hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara, est habité et défriché ; le canal de New-York le traverse ; mais alors une grande partie de ce pays était déserte. Lorsqu'après avoir passé le Mohawk, j'entrai dans des bois qui n'avaient jamais été abattus, je fus pris d'une sorte d'ivresse d'indépendance j'allais d'arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant " Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d'hommes. " Et, pour essayer si j'étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide lequel, dans son âme, me croyait fou. Hélas ! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tête si fière ! tout à coup, je viens m'énaser [Arracher le nez] contre un hangar. Sous ce hangar s'offrent à mes yeux ébaubis les premiers sauvages que j'aie vus de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet c'était son nom était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d'ours. Il avait été marmiton au service du général Rochambeau, pendant la guerre d'Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il se résolut d'enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s'étant agrandies avec le succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours " Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses ". Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers ; en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal ; il criait aux Iroquois A vos places ! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons. - N'était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois ? J'avais grande envie de rire, mais j'étais cruellement humilié. Londres, d'avril à septembre 1822. Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musquée. - Chiens pêcheurs. - Insectes. J'achetai des Indiens un habillement complet deux peaux d'ours, l'une pour demi-toge, l'autre pour lit. Je joignis, à mon nouvel accoutrement, la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert ; je portais la barbe longue j'avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m'invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain, pour dépister un carcajou. Cette race d'animaux est presque entièrement détruite dans le Canada, ainsi que celle des castors. Nous nous embarquâmes avant le jour, pour remonter une rivière sortant du bois où l'on avait aperçu le carcajou. Nous étions une trentaine, tant Indiens que coureurs de bois américains et canadiens une partie de la troupe côtoyait, avec les meutes, la marche de la flottille, et des femmes portaient nos vivres. Nous ne rencontrâmes pas le carcajou ; mais nous tuâmes des loups-cerviers et des rats musqués. Jadis les Indiens menaient un grand deuil, lorsqu'ils avaient immolé, par mégarde, quelques-uns de ces derniers animaux, la femelle du rat musqué étant comme chacun sait, la mère du genre humain. Les Chinois, meilleurs observateurs, tiennent pour certain, que le rat se change en caille, et la taupe en loriot. Des oiseaux de rivière et des poissons fournirent abondamment à notre table. On accoutume les chiens à plonger ; quand ils ne vont pas à la chasse ils vont à la pêche ils se précipitent dans les fleuves et saisissent le poisson jusqu'au fond de l'eau. Un grand feu autour duquel nous nous placions, servait aux femmes pour les apprêts de notre repas. Il fallait nous coucher horizontalement, le visage contre terre, pour nous mettre les yeux à l'abri de la fumée, dont le nuage, flottant au-dessus de nos têtes, nous garantissait tellement quellement [Ni fort bien ni fort mal, mais plutôt mal que bien.] de la piqûre des maringouins. Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies diminués de taille à mesure que la matière diminuait d'énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd'hui à l'état d'insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d'aujourd'hui. Londres, d'avril à septembre 1822. Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache. M. Violet m'offrit ses lettres de créance pour les Onondagas, reste d'une des six nations Iroquoises. J'arrivai d'abord au lac des Onondagas. Le Hollandais choisit un lieu propre à établir notre camp une rivière sortait du lac ; notre appareil fut dressé dans la courbe de cette rivière. Nous fichâmes en terre, à six pieds de distance l'un de l'autre, deux piquets fourchus ; nous suspendîmes horizontalement dans l'endentement de ces piquets une longue perche. Des écorces de bouleau, un bout appuyé sur le sol, l'autre sur la gaule transversale, formèrent le toit incliné de notre palais. Nos selles devaient nous servir d'oreillers et nos manteaux de couvertures. Nous attachâmes des sonnettes au cou de nos chevaux et nous les lâchâmes dans les bois près de notre camp ils ne s'en éloignèrent pas. Lorsque, quinze ans plus tard, je bivouaquais dans les sables du désert de Sabba, à quelques pas du Jourdain, au bord de la mer Morte, nos chevaux, ces fils légers de l'Arabie, avaient l'air d'écouter les contes du scheik, et de prendre part à l'histoire d'Antar et du cheval de Job. Il n'était guère que quatre heures après midi lorsque nous fûmes huttés. Je pris mon fusil et j'allai flâner dans les environs. Il y avait peu d'oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels ; à la couleur du mâle je reconnus le passereau-blanc, passer nivalis des ornithologistes. J'entendis aussi l'orfraie, fort bien caractérisée par sa voix. Le vol de l ' exclamateur m'avait conduit à un vallon resserré entre des hauteurs nues et pierreuses ; à mi-côte s'élevait une méchante cabane ; une vache maigre errait dans un pré au-dessous. J'aime les petits abris " A chico pajarillo chiro nidillo , à petit oiseau petit nid. " Je m'assis sur la pente en face de la hutte plantée sur le coteau opposé. Au bout de quelques minutes, j'entendis des voix dans le vallon trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses ; ils les mirent paître et éloignèrent à coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s'avança vers l'animal effrayé et l'appela. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menacèrent de loin l'Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit. Je me levai, descendis le rampant de la côte, traversai le vallon et montant la colline parallèle, j'arrivai à la hutte. Je prononçai le salut qu'on m'avait appris " Siegoh ! Je suis venu " l'Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d'usage " Vous êtes venu ", ne répondit rien. Alors je caressai la vache le visage jaune et attristé de l'Indienne laissa paraître des signes d'attendrissement. J'étais ému de ces mystérieuses relations de l'infortune il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n'ont été pleurés de personne. Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s'avança et vint passer la main sur le front de sa compagne de misère et de solitude. Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j'avais épuisé mon indien " Elle est bien maigre ! " L'Indienne repartit en mauvais anglais " Elle mange fort peu, she eats very little . " - " On l'a chassée rudement ", repris-je. Et la femme répondit " Nous sommes accoutumées à cela toutes deux ; Both . " Je repris " Cette prairie n'est donc pas à vous ? " Elle répondit " Cette prairie était à mon mari qui est mort. Je n'ai point d'enfants, et les chairs blanches mènent leurs vaches dans ma prairie. " Je n'avais rien à offrir à cette créature de Dieu. Nous nous quittâmes. Mon hôtesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point ; c'étaient sans doute des souhaits de prospérité ; s'ils n'ont pas été entendus du ciel, ce n'est pas la faute de celle qui priait, mais l'infirmité de celui pour qui la prière était offerte. Toutes les âmes n'ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons. Je retournai à mon ajoupa , où m'attendait une collation de pommes de terre et de maïs. La soirée fut magnifique ; le lac, uni comme une glace sans tain, n'avait pas une ride ; la rivière baignait en murmurant notre presqu'île que les calycanthes parfumaient de l'odeur de la pomme. Le weep-poor-mill répétait son chant nous l'entendions tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l'oiseau changeait le lieu de ses appels amoureux. Personne ne m'appelait. Pleure, pauvre William ! weep, poor Will ! Londres, d'avril à septembre 1822. Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - Cérémonie de l'hospitalité. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf. Le lendemain, j'allai rendre visite au sachem des Onondagas ; j'arrivai à son village à dix heures du matin. Aussitôt, je fus environné de jeunes sauvages qui me parlaient dans leur langue, mêlée de phrases anglaises et de quelques mots français ; ils faisaient grand bruit, et avaient l'air joyeux, comme les premiers Turcs que je vis depuis à Coron, en débarquant sur le sol de la Grèce. Ces tribus indiennes, enclavées dans les défrichements des blancs, ont des chevaux et des troupeaux. leurs cabanes sont remplies d'ustensiles achetés, d'un côté, à Québec, à Montréal, à Niagara, au Détroit, et, de l'autre, aux marchés des Etats-Unis. Quand on parcourut l'intérieur de l'Amérique septentrionale, on trouva dans l'état de nature, parmi les diverses nations sauvages, les différentes formes de gouvernement connues des peuples civilisés. L'Iroquois appartenait à une race qui semblait destinée à conquérir les races indiennes, si des étrangers n'étaient venus épuiser ses veines et arrêter son génie. Cet homme intrépide ne fut point étonné des armes à feu, lorsque pour la première fois on en usa contre lui ; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon, comme s'il les eût entendus toute sa vie ; il n'eut pas l'air d'y faire plus d'attention qu'à un orage. Aussitôt qu'il se put procurer un mousquet, il s'en servit mieux qu'un Européen. Il n'abandonna pas pour cela le casse-tête, le couteau de scalp, l'arc et la flèche ; mais il y ajouta la carabine, le pistolet, le poignard et la hache il semblait n'avoir jamais assez d'armes pour sa valeur. Doublement paré des instruments meurtriers de l'Europe et de l'Amérique, la tête ornée de panaches, les oreilles découpées, le visage bariolé de diverses couleurs, les bras tatoués et teints de sang, ce champion du Nouveau-Monde devint aussi redoutable à voir qu'à combattre, sur le rivage qu'il défendit pied à pied contre les envahisseurs. Le sachem des Onondagas était un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot ; sa personne gardait la tradition des anciens temps du désert. Les relations anglaises ne manquent jamais d'appeler le sachem indien the old gentleman . Or, le vieux gentilhomme est tout nu ; il a une plume ou une arête de poisson passée dans ses narines, et couvre quelquefois sa tête, rase et ronde comme un fromage, d'un chapeau bordé à trois cornes, en signe d'honneur européen. Velly ne peint-il pas l'histoire avec la même vérité ? Le cheftain frank Khilpérick se frottait les cheveux avec du beurre aigre, infunders acido coma butyro , se barbouillait les joues de vert, et portait une jaquette bigarrée ou un sayon de peau de bête ; il est représenté par Velly comme un prince magnifique jusqu'à l'ostentation dans ses meubles et dans ses équipages, voluptueux jusqu'à la débauche, croyant à peine en Dieu, dont les ministres étaient le sujet de ses railleries. Le sachem Onondagas me reçut bien et me fit asseoir sur une natte. Il parlait anglais et entendait le français ; mon guide savait l'iroquois la conversation fut facile. Entre autres choses le vieillard me dit que, quoique sa nation eût toujours été en guerre avec la mienne, elle l'avait toujours estimée. Il se plaignit des Américains ; il les trouvait injustes et avides, et regrettait que dans le partage des terres indiennes sa tribu n'eût pas augmenté le lot des Anglais. Les femmes nous servirent un repas. L'hospitalité est la dernière vertu restée aux sauvages au milieu des vices de la civilisation européenne ; on sait quelle était autrefois cette hospitalité ; le foyer avait la puissance de l'autel. Lorsqu'une tribu chassée de ses bois, ou lorsqu'un homme venait demander l'hospitalité, l'étranger commençait ce qu'on appelait la danse du suppliant ; l'enfant de la hutte touchait le seuil de la porte et disait " Voici l'étranger ! " Et le chef répondait " Enfant, introduis l'homme dans la hutte. " L'étranger, entrant sous la protection de l'enfant, s'allait asseoir sur la cendre du foyer. Les femmes disaient le chant de la consolation " L'étranger a retrouvé une mère et une femme ; le soleil se lèvera et se couchera pour lui comme auparavant. " Ces usages semblent empruntés des Grecs Thémistocle, chez Admète, embrasse les pénates et le jeune fils de son hôte j'ai peut-être foulé à Mégare l'âtre de la pauvre femme sous lequel fut cachée l'urne cinéraire de Phocion ; et Ulysse, chez Alcinoüs, implore Arété " Noble Arété, fille de Rhexénor, après avoir souffert des maux cruels, je me jette à vos pieds... " En achevant ces mots, le héros s'éloigne et va s'asseoir sur la cendre du foyer. - Je pris congé du vieux sachem. Il s'était trouvé à la prise de Québec. Dans les honteuses années du règne de Louis XV, l'épisode de la guerre du Canada vient nous consoler comme une page de notre ancienne histoire retrouvée à la Tour de Londres. Montcalm, chargé sans secours de défendre le Canada contre des forces souvent rafraîchies et le quadruple des siennes, lutte avec succès pendant deux années ; il bat lord Loudon et le général Abercromby. Enfin la fortune l'abandonne ; blessé sous les murs de Québec, il tombe et deux jours après il rend le dernier soupir ses grenadiers l'enterrent dans le trou creusé par une bombe, fosse digne de l'honneur de nos armes ! Son noble ennemi Wolf meurt en face de lui ; il paye de sa vie celle de Montcalm et la gloire d'expirer sur quelques drapeaux français. Londres, d'avril à septembre 1822. Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. - Abeilles. - Défrichements. - Hospitalité. - Lit. - Serpent à sonnettes enchanté. Nous voilà, mon guide et moi, remontés à cheval. Notre route, devenue plus pénible, était à peine tracée par des abattis d'arbres. Les troncs de ces arbres servaient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondrières. La population américaine se portait alors vers les concessions de Genesee. Ces concessions se vendaient plus ou moins cher selon la bonté du sol, la qualité des arbres, le cours et la foison des eaux. On a remarqué que les colons sont souvent précédés dans les bois par des abeilles avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l'industrie et de la civilisation qu'elles annoncent. Etrangères à l'Amérique, arrivées à la suite des voiles de Colomb, ces conquérants pacifiques n'ont ravi à un nouveau monde de fleurs que des trésors dont les indigènes ignoraient l'usage ; elles ne se sont servi de ces trésors que pour enrichir le sol dont elles les avaient tirés. Les défrichements sur les deux bords de la route que je parcourais, offraient un curieux mélange de l'état de nature et de l'état civilisé. Dans le coin d'un bois qui n'avait jamais retenti que des cris du sauvage et des bramements de la bête fauve, on rencontrait une terre labourée ; on apercevait du même point de vue le wigwam d'un Indien et l'habitation d'un planteur. Quelques-unes de ces habitations, déjà achevées, rappelaient la propreté des fermes hollandaises ; d'autres n'étaient qu'à demi terminées et n'avaient pour toit que le ciel. J'étais reçu dans ces demeures, ouvrages d'un matin ; j'y trouvais souvent une famille avec les élégances de l'Europe des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, à quatre pas de la hutte d'un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs étaient revenus des bois ou des champs avec la cognée ou la houe, on ouvrait les fenêtres. Les filles de mon hôte, en beaux cheveux blonds annelés, chantaient au piano le duo de Pandolfetto de Paësiello, ou un cantabile de Cimarosa, le tout à la vue du désert et quelquefois au murmure d'une cascade. Dans les terrains les meilleurs, s'établissaient des bourgades. La flèche d'un nouveau clocher s'élançait du sein d'une vieille forêt. Comme les moeurs anglaises suivent partout les Anglais, après avoir traversé des pays où il n'y avait pas trace d'habitants, j'apercevais l'enseigne d'une auberge qui brandillait à une branche d'arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens, se rencontraient à ces caravansérails ; la première fois que je m'y reposai, je jurai que ce serait la dernière. Il arriva qu'en entrant dans une de ces hôtelleries, je restai stupéfait à l'aspect d'un lit immense, bâti en rond autour d'un poteau chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tête à la circonférence du cercle, de manière que les dormeurs étaient rangés symétriquement, comme les rayons d'une roue ou les bâtons d'un éventail. Après quelque hésitation, je m'introduisis dans cette machine, parce que je n'y voyais personne. Je commençais à m'assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi c'était la jambe de mon grand Hollandais ; je n'ai de ma vie éprouvé une plus grande horreur. Je sautai dehors du cabas hospitalier, maudissant cordialement les usages de nos bons aïeux. J'allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune cette compagne de la couche du voyageur n'avait rien du moins que d'agréable, de frais et de pur. Au bord de la Genesee nous trouvâmes un bac. Une troupe de colons et d'indiens passa la rivière avec nous. Nous campâmes dans des prairies peinturées de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos différents groupes autour de nos feux, nos chevaux attachés ou paissant, nous avions l'air d'une caravane. C'est là que je fis la rencontre de ce serpent à sonnettes qui se laissait enchanter par le son d'une flûte. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, Orphée ; de la flûte, une lyre ; du serpent, Cerbère, ou peut-être Eurydice. Londres, d'avril à septembre 1822. Famille indienne. - Nuit dans la forêt Forêts. - Départ de la famille. - Sauvage du Saut du Niagara. - Le capitaine Gordon. - Jérusalem. Nous avançâmes vers Niagara. Nous n'en étions plus qu'à huit ou neuf lieues, lorsque nous aperçûmes, dans une chênaie, le feu de quelques sauvages, arrêtés au bord d'un ruisseau, où nous songions nous-mêmes à bivouaquer. Nous profitâmes de leur établissement chevaux pansés, toilette de nuit faite, nous accostâmes la horde. Les jambes croisées à la manière des tailleurs, nous nous assîmes avec les Indiens, autour du bûcher, pour mettre rôtir nos quenouilles de maïs. La famille était composée de deux femmes, de deux enfants à la mamelle, et de trois guerriers. La conversation devint générale, c'est-à-dire par quelques mots entrecoupés de ma part et par beaucoup de gestes ; ensuite chacun s'endormit dans la place où il était. Resté seul éveillé, j'allai m'asseoir à l'écart, sur une racine qui traçait au bord du ruisseau. La lune se montrait à la cime des arbres ; une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d'une chaîne de montagnes couronnées de neiges. Tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. C'est dans ces nuits que m'apparut une muse inconnue ; je recueillis quelques-uns de ses accents ; je les marquai sur mon livre, à la clarté des étoiles, comme un musicien vulgaire écrirait les notes que lui dicterait quelque grand maître des harmonies. Le lendemain, les Indiens s'armèrent, les femmes rassemblèrent les bagages. Je distribuai un peu de poudre et de vermillon à mes hôtes. Nous nous séparâmes en touchant nos fronts et notre poitrine. Les guerriers poussèrent le cri de marche et partirent en avant ; les femmes cheminèrent derrière, chargées des enfants qui, suspendus dans des fourrures aux épaules de leurs mères, tournaient la tête pour nous regarder. Je suivis des yeux cette marche, jusqu'à ce que la troupe entière eût disparu entre les arbres de la forêts. Les sauvages du Saut de Niagara dans la dépendance des Anglais étaient chargés de la police de la frontière de ce côté. Cette bizarre gendarmerie, armée d'arcs et de flèches, nous empêcha de passer. Je fus obligé d'envoyer le Hollandais au fort Niagara chercher un permis afin d'entrer sur les terres de la domination britannique. Cela me serrait un peu le coeur, car il me souvenait que la France avait jadis commandé dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Mon guide revint avec le permis je le conserve encore ; il est signé le capitaine Gordon . N'est-il pas singulier que j'aie retrouvé le même nom anglais sur la porte de ma cellule à Jérusalem ? " Treize pèlerins avaient écrit leurs noms sur la porte en dedans de la chambre le premier s'appelait Charles Lombard, et il se trouvait à Jérusalem en 1669 ; le dernier est John Gordon, et la date de son passage est de 1804. " Itinéraire. Londres, d'avril à septembre 1822. Cataracte de Niagara. - Serpent à sonnette. - Je tombe au bord de l'abîme. Je restai deux jours dans le village indien, d'où j'écrivis encore une lettre à M. de Malesherbes. Les Indiennes s'occupaient de différents ouvrages ; leurs nourrissons étaient suspendus dans des réseaux aux branches d'un gros hêtre pourpre. L'herbe était couverte de rosée, le vent sortait des forêts tout parfumé, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient à des rosiers blancs. La brise berçait les couches aériennes d'un mouvement presque insensible ; les mères se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient, et s'ils n'avaient point été réveillés par les oiseaux. Du village indien à la cataracte, on comptait trois à quatre lieues il nous fallut autant d'heures, à mon guide et à moi, pour y arriver. A six milles de distance, une colonne de vapeur m'indiquait déjà le lieu du déversoir. Le coeur me battait d'une joie mêlée de terreur en entrant dans le bois qui me dérobait la vue d'un des plus grands spectacles que la nature ait offerts aux hommes. Nous mîmes pied à terre. Tirant après nous nos chevaux par la bride, nous parvînmes, à travers des brandes et des halliers, au bord de la rivière Niagara, sept ou huit cents pas au-dessus du Saut. Comme je m'avançais incessamment, le guide me saisit par le bras ; il m'arrêta au rez même de l'eau, qui passait avec la vélocité d'une flèche. Elle ne bouillonnait point, elle glissait en une seule masse sur la pente du roc ; son silence avant sa chute formait contraste avec le fracas de sa chute même. L'Ecriture compare souvent un peuple aux grandes eaux, c'était ici un peuple mourant, qui, privé de la voix par l'agonie, allait se précipiter dans l'abîme de l'éternité. Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entraîné par le fleuve, et j'avais une envie involontaire de m'y jeter. Tantôt je portais mes regards amont, sur le rivage ; tantôt aval, sur l'île qui partageait les eaux et où ces eaux manquaient tout à coup, comme si elles avaient été coupées dans le ciel. Après un quart d'heure de perplexité et d'une admiration indéfinie, je me rendis à la chute. On peut chercher dans l' Essai sur les révolutions et dans Atala les deux descriptions que j'en ai faites. Aujourd'hui, de grands chemins passent à la cataracte ; il y a des auberges sur la rive américaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme. Je ne pouvais communiquer les pensées qui m'agitaient à la vue d'un désordre si sublime. Dans le désert de ma première existence, j'ai été obligé d'inventer des personnages pour la décorer ; j'ai tiré de ma propre substance des êtres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi. Ainsi j'ai placé des souvenirs d' Atala et de René aux bords de la cataracte de Niagara, comme l'expression de sa tristesse. Qu'est-ce qu'une cascade qui tombe éternellement à l'aspect insensible de la terre et du ciel, si la nature humaine n'est là avec ses destinées et ses malheurs ? S'enfoncer dans cette solitude d'eau et de montagnes, et ne savoir avec qui parler de ce grand spectacle. Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul ! Donnez à l'âme une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fraîche haleine de l'onde, tout va devenir ravissement le voyage du jour, le repos plus doux de la fin de la journée, le passer sur les flots, le dormir sur la mousse, tireront du coeur sa plus profonde tendresse. J'ai assis Velléda sur les grèves de l'Armorique, Cymodocée sous les portiques d'Athènes, Blanca dans les salles de l'Alhambra. Alexandre créait des villes partout où il courait j'ai laissé des songes partout où j'ai traîné ma vie. J'ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des Pyrénées avec leurs isards ; je n'ai pas remonté le Nil assez haut, pour rencontrer ses cataractes, qui se réduisent à des rapides ; je ne parle pas des zones d'azur de Terni et de Tivoli, élégantes écharpes de ruines ou sujets de chansons pour le poète Et praeceps Anio a Tiburni lucus. " Et l'Anio rapide et le bois sacré de Tibur. " Niagara efface tout. Je contemplais la cataracte que révélèrent au vieux monde, non d'infimes voyageurs de mon espèce, mais des missionnaires qui, cherchant la solitude pour Dieu, se jetaient à genoux, à la vue de quelque merveille de la nature, et recevaient le martyre, en achevant leur cantique d'admiration. Nos prêtres saluèrent les beaux sites de l'Amérique et les consacrèrent de leur sang ; nos soldats ont battu des mains aux ruines de Thèbes et présenté les armes à l'Andalousie tout le génie de la France est dans la double milice de nos camps et de nos autels. Je tenais la bride de mon cheval entortillée à mon bras ; un serpent à sonnettes vint à bruire dans les buissons. Le cheval effrayé se cabre et recule en approchant de la chute. Je ne puis dégager mon bras des rênes ; le cheval, toujours plus effarouché, m'entraîne après lui. Déjà ses pieds de devant quittent la terre ; accroupi sur le bord de l'abîme, il ne s'y tenait plus qu'à force de reins. C'en était fait de moi, lorsque l'animal, étonné lui-même du nouveau péril, volte en dedans par une pirouette. En quittant la vie au milieu des bois canadiens, mon âme aurait-elle porté au tribunal suprême les sacrifices, les bonnes oeuvres, les vertus des pères Jogues et Lallemand, ou des jours vides et de misérables chimères ? Ce ne fut pas le seul danger que je courus à Niagara une échelle de lianes servait aux sauvages pour descendre dans le bassin inférieur ; elle était alors rompue. Désirant voir la cataracte de bas en haut, je m'aventurai, en dépit des représentations du guide, sur le flanc d'un rocher presqu'à pic. Malgré les rugissements de l'eau qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma tête et je parvins à une quarantaine de pieds du fond. Arrivé là, la pierre nue et verticale n'offrait plus rien pour m'accrocher ; je demeurai suspendu par une main à la dernière racine, sentant mes doigts s'ouvrir sous le poids de mon corps il y a peu d'hommes qui aient passé dans leur vie deux minutes comme je les comptai. Ma main fatiguée lâcha la tenue ; je tombai. Par un bonheur inouï, je me trouvai sur le redan d'un roc où j'aurais dû me briser mille fois, et je ne me sentis pas grand mal ; j'étais à un demi-pied de l'abîme et je n'y avais pas roulé mais lorsque le froid et l'humidité commencèrent à me pénétrer, je m'aperçus que je n'en étais pas quitte à si bon marché j'avais le bras gauche cassé au-dessus du coude. Le guide, qui me regardait d'en haut et auquel je fis des signes de détresse, courut chercher des sauvages. Ils me hissèrent avec des harts [Cordes.] par un sentier de loutres, et me transportèrent à leur village. Je n'avais qu'une fracture simple deux lattes, un bandage et une écharpe suffirent à ma guérison. Londres, d'avril à septembre 1822. Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. Je demeurai douze jours chez mes médecins, les Indiens de Niagara. J'y vis passer des tribus qui descendaient du Détroit ou des pays situés au midi et à l'orient du lac Erié. Je m'enquis de leurs coutumes ; j'obtins pour de petits présents des représentations de leurs anciennes moeurs, car ces moeurs elles-mêmes n'existent presque plus. Cependant, au commencement de la guerre de l'indépendance américaine les sauvages mangeaient encore les prisonniers, ou plutôt les tués un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec la cuiller à pot, en retira une main. La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu'elles ne s'en vont point à la vanvole [A la légère.] comme la partie de la vie qui les sépare ; elles ne sont point choses de mode qui passent. On confère encore au nouveau-né, afin de l'honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aïeule, par exemple car les noms sont toujours pris dans la lignée maternelle. Dès ce moment, l'enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom ; on lui donne, en lui parlant, le degré de parenté que ce nom fait revivre ; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand-mère. Cette coutume en apparence risible est néanmoins touchante. Elle ressuscite les vieux décédés ; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers ; elle rapproche les extrémités de la vie, le commencement et la fin de la famille ; elle communique une espèce d'immortalité aux ancêtres et les suppose présents au milieu de leur postérité. En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l'attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, les mnémoniques des lettres et des arts ; elles ont des cités, des palais, des tours, des colonnes des obélisques ; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés. les noms sont entaillés dans l'airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques. Rien de tout cela aux peuples de la solitude leur nom n'est point écrit sur les arbres ; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu'effleurer la terre, et n'a pu même élever un sillon. Leurs chansons traditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s'évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n'ont donc qu'un seul monument la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu'à leurs dieux ; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant. Je voulais entendre le chant de mes hôtes. Une petite Indienne de quatorze ans, nommée Mila, très jolie les femmes indiennes ne sont jolies qu'à cet âge chanta quelque chose de fort agréable. N'était-ce point le couplet cité par Montaigne ? " Couleuvre, arreste toy ; arreste toy, couleuvre, à fin que ma soeur tire sur le patron de ta peincture, la façon et l'ouvrage d'un riche cordon, que ie puisse donner à ma mie ainsi, soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les aultres serpens. " L'auteur des Essais vit à Rouen des Iroquois qui selon lui, étaient des personnages très sensés " Mais quoi , ajoute-t-il, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! " Si jamais je publie les stromates ou folies de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d'Alexandrie, on y verra Mila. [ Voir dans les textes retranchés la Pantomime de Mila[C M 1 571] .] Londres, d'avril à septembre 1822. Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - Dégradation des moeurs. - Vraie civilisation répandue par la religion. - Fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - Métis ou Bois-brûlés. - Guerres des compagnies. - Mort des langues indiennes. Les Canadiens ne sont plus tels que les ont peints Cartier, Champlain, La Hontan, Lescarbot, Laffiteau, Charlevoix et les Lettres édifiantes le seizième siècle et le commencement du dix-septième étaient encore le temps de la grande imagination et des moeurs naïves ; la merveille de l'une reflétait une nature vierge, et la candeur des autres reproduisait la simplicité du sauvage. Champlain, à la fin de son premier voyage au Canada, en 1603, raconte que " proche de la baye des Chaleurs, tirant au sud, est une isle, où fait résidence un monstre épouvantable que les sauvages appellent Cougou ". Le Canada avait son géant comme le cap des Tempêtes avait le sien. Homère est le véritable père de toutes ces inventions ; ce sont toujours les Cyclopes, Charybde et Scylla, ogres ou gougous. La population sauvage de l'Amérique septentrionale, en n'y comprenant ni les Mexicains, ni les Esquimaux, ne s'élève pas aujourd'hui à quatre cent mille âmes, en deçà et au delà des montagnes Rocheuses ; des voyageurs ne la portent même qu'à cent cinquante mille. La dégradation des moeurs indiennes a marché de pair avec la dépopulation des tribus. Les traditions religieuses sont devenues confuses ; l'instruction répandue par les jésuites du Canada a mêlé des idées étrangères aux idées natives des indigènes on aperçoit, au travers des fables grossières, les croyances chrétiennes défigurées ; la plupart des sauvages portent des croix en guise d'ornements et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, à l'honneur de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s'étaient fortement attachés à nous ; qu'ils ne cessent de nous regretter, et qu'une robe noire un missionnaire est encore en vénération dans les forêts américaines. Le sauvage continue de nous aimer sous l'arbre où nous fûmes ses premiers hôtes, sur le sol que nous avons foulé, et où nous lui avons confié des tombeaux. Quand l'Indien était nu ou vêtu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble ; à cette heure, des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent sa misère c'est un mendiant à la porte d'un comptoir, ce n'est plus un sauvage dans sa forêt. Enfin, il s'est formé une espèce de peuple métis, né des colons et des Indiennes. Ces hommes, surnommés Bois-brûlés , à cause de la couleur de leur peau, sont les courtiers de change entre les auteurs de leur double origine. Parlant la langue de leurs pères et de leurs mères ils ont les vices des deux races. Ces bâtards de la nature civilisée et de la nature sauvage, se vendent tantôt aux Américains, tantôt aux Anglais, pour leur livrer le monopole des pelleteries ; ils entretiennent les rivalités des compagnies anglaises de la Baie d ' Hudson et du Nord-Ouest , et des compagnies américaines, Fur Colombian-Américan company, Missouri ' s fur Company et autres ils font eux-mêmes des chasses au compte des traitants et avec des chasseurs soldés par les compagnies. La grande guerre de l'indépendance américaine est seule connue. On ignore que le sang a coulé pour les chétifs intérêts d'une poignée de marchands. La compagnie de la Baie d ' Hudson vendit, en 1811, à lord Selkirk un terrain au bord de la rivière Rouge ; l'établissement se fit en 1812. La compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage. Les deux compagnies, alliées à diverses tribus indiennes et secondées des Bois-brûlés , en vinrent aux mains. Ce conflit domestique, horrible dans ses détails, avait lieu au milieu des déserts glacés de la baie d'Hudson. La colonie de lord Selkirk fut détruite au mois de juin 1815, précisément à l'époque de la bataille de Waterloo. Sur ces deux théâtres, si différents par l'éclat et par l'obscurité, les malheurs de l'espèce humaine étaient les mêmes. Ne cherchez plus en Amérique les constitutions politiques artistement construites dont Charlevoix a fait l'histoire la monarchie des Hurons, la république des Iroquois. Quelque chose de cette destruction s'est accompli et s'accomplit encore en Europe, même sous nos yeux ; un poète prussien, au banquet de l'ordre Teutonique, chanta, en vieux prussien, vers l'an 1400, les faits héroïques des anciens guerriers de son pays personne ne le comprit, et on lui donna, pour récompense cent noix vides. Aujourd'hui, le bas-breton, le basque, le gaëlique meurent de cabane en cabane, à mesure que meurent les chevriers et les laboureurs. Dans la province anglaise de Cornouailles, la langue des indigènes s'éteignit vers l'an 1676. Un pécheur disait à des voyageurs " Je ne connais guère que quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante à quatre-vingts ans ; tout ce qui est jeune n'en sait plus un mot. " Des peuplades de l'Orénoque n'existent plus ; il n'est resté de leur dialecte qu'une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d'Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes, débris du grec et du latin. Quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois, dira, du haut d'un clocher en ruine, à des peuples étrangers, nos successeurs " Agréez les accents d'une voix qui vous fut connue vous mettrez fin à tous ces discours. " Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier résultat votre chef-d'oeuvre survive dans la mémoire d'un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes ! Londres, d'avril à septembre 1822. Anciennes possessions françaises en Amérique. - Regrets. - Manie du passé. - Billet de Francis Conyngham. En parlant du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l'étendue des anciennes colonies françaises en Amérique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser périr ces colonies, qui seraient aujourd'hui pour nous une source inépuisable de prospérité. De l'Acadie et du Canada à la Louisiane, de l'embouchure du Saint-Laurent à celle du Mississippi, le territoire de la Nouvelle-France entoura ce qui formait la confédération des treize premiers états unis les onze autres, avec le district de la Colombie, le territoire de Michigan, du Nord-ouest, du Missouri, de l'Oregon et d'Arkansas, nous appartenaient, ou nous appartiendraient, comme ils appartiennent aux Etats-Unis par la cession des Anglais et des Espagnols, nos successeurs dans le Canada et dans la Louisiane. Le pays compris entre l'Atlantique au nord-est, la mer Polaire au nord, l'océan Pacifique et les possessions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c'est-à-dire plus des deux tiers de l'Amérique septentrionale, reconnaîtraient les lois de la France. J'ai peur que la Restauration ne se perde par les idées contraires à celles que j'exprime ici ; la manie de s'en tenir au passé, manie que je ne cesse de combattre, n'aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant la faveur du prince ; mais elle pourrait bien renverser le trône. L'immobilité politique est impossible ; force est d'avancer avec l'intelligence humaine. Respectons la majesté du temps ; contemplons avec vénération les siècles écoulés, rendus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères ; toutefois n'essayons pas de rétrograder vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature réelle, et si nous prétendions les saisir, ils s'évanouiraient. Le chapitre de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l'an 1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l'empereur assis dans une chaise dorée, tenant dans ses mains de squelette le livre des Evangiles écrit en lettres d'or ; devant lui étaient posés son sceptre et son bouclier d'or ; il avait au côté sa Joyeuse engainée dans un fourreau d'or. Il était revêtu des habits impériaux. Sur sa tête, qu'une chaîne d'or forçait à rester droite, était un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une couronne. On toucha le fantôme ; il tomba en poussière. Nous possédions outre-mer de vastes contrées elles offraient un asile à l'excédant de notre population, un marché à notre commerce, un aliment à notre marine. Nous sommes exclus du nouvel univers, où le genre humain recommence les langues anglaise, portugaise, espagnole servent en Afrique, en Asie, dans l'Océanie, dans les lies de la mer du Sud, sur le continent des deux Amériques, à l'interprétation de la pensée de plusieurs millions d'hommes ; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de notre génie, à peine entendons-nous parler dans quelque bourgade de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de Colbert et de Louis XIV elle n'y reste que comme un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique. Et quel est le roi dont la domination remplace maintenant la domination du Roi de France, sur les forêts canadiennes ? Celui qui jadis me faisait écrire ce billet " Royal-Lodge Windsor, 4 juin 1822. " Monsieur le vicomte, " J'ai les ordres du Roi d'inviter Votre Excellence à venir dîner et coucher ici jeudi 6 courant. " Le très humble et très obéissant serviteur, " Francis Conyngham.. " Il était dans ma destinée d'être tourmenté par les princes. Je m'interrompais ; je repassais l'Atlantique ; je remettais mon bras cassé à Niagara ; je me dépouillais de ma peau d'ours ; je reprenais mon habit doré ; je me rendais du wigwam d'un Iroquois à la royale Loge de Sa Majesté britannique, monarque des trois royaumes unis et dominateur des Indes ; je laissais mes hôtes aux oreilles découpées et la petite sauvage à la perle ; souhaitant à lady Conyngham la gentillesse de Mila, avec cet âge qui n'appartient encore qu'au plus jeune printemps, qu'à ces jours qui précèdent le mois de mai, et que nos poètes gaulois appelaient l'Avrillée. Revu le 26 juillet 1846. 1. Manuscrit original en Amérique. - Lacs du Canada. - Flotte de canots indiens. - Ruines de la nature. - Vallée du Tombeau. - Destinée des fleuves. - 2. Cours de l'Ohio. - 3. Fontaine de Jouvence. - Muscogulges et Siminoles. - Notre camp. - 4. Deux Floridiennes. - Ruines sur l'Ohio. - 5. Quelles étaient les demoiselles muscogulges. - Arrestation du Roi à Varennes. - J'interromps mon voyage pour repasser en Europe. - 6. Dangers pour les Etats-Unis. - 7. Retour en Europe. - Naufrage. Londres, d'avril à septembre 1822. Revu en décembre 1846. Manuscrit original en Amérique. - Lacs du Canada. - Flotte de canots indiens. - Ruines de la nature. - Vallée du Tombeau. - Destinée des fleuves. La tribu de la petite fille à la perle partit ; mon guide, le Hollandais, refusa de m'accompagner au-delà de la cataracte ; je le payai et je m'associai avec des trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio ; je jetai, avant de partir, un coup d'oeil sur les lacs du Canada. Rien n'est triste comme l'aspect de ces lacs. Les plaines de l'océan et de la Méditerranée ouvrent des chemins aux nations, et leurs bords sont ou furent habités par des peuples civilisés, nombreux et puissants ; les lacs du Canada ne présentent que la nudité de leurs eaux laquelle va rejoindre une terre dévêtue solitudes qui séparent d'autres solitudes. Des rivages sans habitants regardent des mers sans vaisseaux ; vous descendez des flots déserts sur des grèves désertes. Le lac Erié a plus de cent lieues de circonférence. Les nations riveraines furent exterminées par les Iroquois, il y a deux siècles. C'est une chose effrayante que de voir les Indiens s'aventurer dans des nacelles d'écorce sur ce lac renommé par ses tempêtes, où fourmillaient autrefois des myriades de serpents. Ces Indiens suspendent leurs manitous à la poupe des canots, et s'élancent au milieu des tourbillons entre les vagues soulevées. Les vagues, de niveau avec l'orifice des canots, semblent les aller engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyées sur le bord, poussent des abois tandis que leurs maîtres, gardant un silence profond, frappent les flots en cadence avec leurs pagaies. Les canots s'avancent à la file à la proue du premier se tient debout un chef qui répète la diphtongue oah ; o sur une note sourde et longue, a sur un ton aigu et bref. Dans le dernier canot est un autre chef, debout encore, manoeuvrant une rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis sur leurs talons au fond des cales. A travers le brouillard et les vents, on n'aperçoit que les plumes dont la tête des Indiens est ornée, le cou tendu des dogues hurlants, et les épaules des deux sachems , pilote et augure on dirait les dieux de ces lacs. Les fleuves du Canada sont sans histoire dans l'ancien monde ; autre est la destinée du Gange, de l'Euphrate, du Nil, du Danube et du Rhin. Quels changements n'ont-ils point vus sur leurs bords ! que de sueur et de sang les conquérants ont répandus pour traverser dans leur cours ces ondes qu'un chevrier franchit d'un pas à leur source. Londres, d'avril à septembre 1822. Cours de l'Ohio. Partis des lacs du Canada, nous vînmes à Pittsburgh, au confluent du Kentucky et de l'Ohio ; là, le paysage déploie une pompe extraordinaire. Ce pays si magnifique s'appelle pourtant Kentucky, du nom de sa rivière qui signifie rivière de sang . Il doit ce nom à sa beauté pendant plus de deux siècles, les nations du parti des Chérokis et du parti des nations iroquoises, s'en disputèrent les chasses. Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines exterminées ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leurs maîtres, dans ces déserts de la primitive indépendance de l'homme ? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut tulipier où l'oiseau pend sa couvée ? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres ? Le Kentucky cessera-t-il d'être la terre de sang, et les monuments des arts embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio, que les monuments de la nature ? Le Wabach, la grande Cyprière, la Rivière aux Ailes ou Cumberland, le Chéroki ou Tennessee, les Bancs Jaunes passés, on arrive à une langue de terre souvent noyée dans les grandes eaux ; là s'opère le confluent de l'Ohio et du Mississipi par les 36 o 51' de latitude. Les deux fleuves s'opposant une résistance égale ralentissent leur cours ; ils dorment l'un auprès de l'autre sans se confondre pendant quelques milles dans le même chenal comme deux grands peuples divisés d'origine, puis réunis pour ne plus former qu'une seule race ; comme deux illustres rivaux, partageant la même couche après une bataille ; comme deux époux, mais de sang ennemi, qui d'abord ont peu de penchant à mêler dans le lit nuptial leurs destinées. Et moi aussi, tel que les puissantes urnes des fleuves j'ai répandu le petit cours de ma vie, tantôt d'un côté de la montagne, tantôt de l'autre ; capricieux dans mes erreurs, jamais malfaisant ; préférant les vallons pauvres aux riches plaines, m'arrêtant aux fleurs plutôt qu'aux palais. Du reste, j'étais si charmé de mes courses, que je ne pensais presque plus au pôle. Une compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks, dans les Florides, me permit de la suivre. Nous nous acheminâmes vers les pays connus alors sous le nom général des Florides, et où s'étendent aujourd'hui les Etats de l'Alabama, de la Géorgie, de la Caroline du Sud, du Tennessee. Nous suivions à peu près des sentiers que lie maintenant la grande route des Natchez à Nashville par Jackson et Florence, et qui rentre en Virginie par Knoxville et Salem pays dans ce temps peu fréquenté et dont cependant Bartram avait exploré les lacs et les sites. Les planteurs de la Géorgie et des Florides maritimes venaient jusque chez les diverses tribus des Creeks acheter des chevaux et des bestiaux demi-sauvages, multipliés à l'infini dans les savanes que percent ces puits au bord desquels j'ai fait reposer Atala et Chactas. Ils étendaient même leur course jusqu'à l'Ohio. Nous étions poussés par un vent frais. L'Ohio grossi de cent rivières, tantôt allait se perdre dans les lacs qui s'ouvraient devant nous, tantôt dans les bois. Des îles s'élevaient au milieu des lacs. Nous fîmes voile vers une des plus grandes nous l'abordâmes à huit heures du matin. Je traversai une prairie semée de jacobées à fleurs jaunes, d'alcées à panaches roses et d'obélarias dont l'aigrette est pourpre. Une ruine indienne frappa mes regards. Le contraste de cette ruine et de la jeunesse de la nature, ce monument des hommes dans un désert, causait un grand saisissement. Quel peuple habita cette île ? Son nom, sa race, le temps de son passage ? Vivait-il, alors que le monde au sein duquel il était caché existait ignoré des trois autres parties de la terre ? Le silence de ce peuple est peut-être contemporain du bruit de quelques grandes nations tombées à leur tour dans le silence [Les ruines de Mitla et de Palenque au Mexique, prouvent aujourd'hui que le Nouveau-Monde dispute d'antiquité avec l'ancien. 1834.] . Des anfractuosités sablonneuses, des ruines ou des tumulus, sortaient des pavots à fleurs roses pendant au bout d'un pédoncule incliné d'un vert pâle. La tige et la fleur ont un arôme qui reste attaché aux doigts lorsqu'on touche la plante. Le parfum qui survit à cette fleur, est une image du souvenir d'une vie passée dans la solitude. J'observai la nymphéa elle se préparait à cacher son lis blanc dans l'onde, à la fin du jour ; l'arbre triste pour déclore le sien n'attendait que la nuit l'épouse se couche à l'heure où la courtisane se lève. L'oenothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles oblongues dentelées d'un vert noir, a d'autres moeurs et une autre destinée sa fleur jaune commence à s'entrouvrir le soir, dans l'espace de temps que Vénus met à descendre sous l'horizon ; elle continue de s'épanouir aux rayons des étoiles ; l'aurore la trouve dans tout son ébat ; vers la moitié du matin elle se fane ; elle tombe à midi. Elle ne vit que quelques heures ; mais elle dépêche ces heures sous un ciel serein, entre les souffles de Vénus et de l'aurore ; qu'importe alors la brièveté de la vie ? Un ruisseau s'enguirlandait de dionées ; une multitude d'éphémères bourdonnaient à l'entour. Il y avait aussi des oiseaux-mouches et des papillons qui, dans leurs plus brillants affiquets, joutaient d'éclat avec la diaprure du parterre. Au milieu de ces promenades et de ces études j'étais souvent frappé de leur futilité. Quoi ! la Révolution qui pesait déjà sur moi et me chassait dans les bois, ne m'inspirait rien de plus grave ? Quoi ! c'était pendant les heures du bouleversement de mon pays, que je m'occupais de descriptions et de plantes, de papillons et de fleurs ? L'individualité humaine sert à mesurer la petitesse des plus grands événements. Combien d'hommes sont indifférents à ces événements ? De combien d'autres seront-ils ignorés ? La population générale du globe est évaluée de onze à douze cents millions. il meurt un homme par seconde ainsi, à chaque minute de notre existence, de nos sourires, de nos joies, soixante hommes expirent, soixante familles gémissent et pleurent. La vie est une peste permanente. Cette chaîne de deuil et de funérailles qui nous entortille, ne se brise point, elle s'allonge ; nous en formerons nous-mêmes un anneau. Et puis, magnifions l'importance de ces catastrophes, dont les trois quarts et demi du monde n'entendront jamais parler ! Haletons après une renommée qui ne volera pas à quelques lieues de notre tombe ! Plongeons-nous dans l'océan d'une félicité dont chaque minute s'écoule entre soixante cercueils incessamment renouvelés ! Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est. Quae non audierit mixtos vagitibus aegris Ploratus, mortis comites et funeris atri. " Aucun jour n'a suivi la nuit, aucune nuit n'a été suivie de l'aurore, qui n'ait entendu des pleurs mêlés à des vagissements douloureux, compagnons de la mort et du noir trépas. " Londres, d'avril à septembre 1822. Fontaine de Jouvence. - Muscogulgues et Siminoles. - Notre camp. Les sauvages de la Floride racontent qu'au milieu d'un lac est une île où vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges en ont tenté maintes fois la conquête ; mais cet Eden fuit devant les canots, naturelle image de ces chimères qui se retirent devant nos désirs. Cette contrée renfermait aussi une fontaine de Jouvence qui voudrait revivre ? Peu s'en fallut que ces fables ne prissent à mes yeux une espèce de réalité. Au moment où nous nous y attendions le moins, nous vîmes sortir d'une baie une flottille de canots, les uns à la rame, les autres à la voile. Ils abordèrent notre île. Ils portaient deux familles de Creeks, l'une siminole, l'autre muscogulge, parmi lesquelles se trouvaient des Chérokis et des Bois-brûlés . Je fus frappé de l'élégance de ces sauvages qui ne ressemblaient en rien à ceux du Canada. Les Siminoles et les Muscogulges sont assez grands, et, par un contraste extraordinaire, leurs mères, leurs épouses et leurs filles sont la plus petite race de femmes connue en Amérique. Les Indiennes qui débarquèrent auprès de nous, issues d'un sang mêlé de chéroki et de castillan, avaient la taille élevée. Deux d'entre elles ressemblaient à des créoles de Saint-Domingue et de l'Ile-de-France, mais jaunes et délicates comme des femmes du Gange. Ces deux Floridiennes, cousines du côté paternel, m'ont servi de modèles, l'une pour Atala , l'autre pour Céluta elles surpassaient seulement les portraits que j'en ai faits par cette vérité de nature variable et fugitive, par cette physionomie de race et de climat que je n'ai pu rendre. Il y avait quelque chose d'indéfinissable dans ce visage ovale, dans ce teint ombré que l'on croyait voir à travers une fumée orangée et légère, dans ces cheveux si noirs et si doux, dans ces yeux si longs, à demi cachés sous le voile de deux paupières satinées qui s'entrouvraient avec lenteur ; enfin, dans la double séduction de l'Indienne et de l'Espagnole. La réunion à nos hôtes changea quelque peu nos allures ; nos agents de traite commencèrent à s'enquérir des chevaux il fut résolu que nous irions nous établir dans les environs des haras. La plaine de notre camp était couverte de taureaux, de vaches, de chevaux, de bisons, de buffles, de grues, de dindes, de pélicans ces oiseaux marbraient de blanc de noir et de rose le fond vert de la savane. Beaucoup de passions agitaient nos trafiquants et nos chasseurs non des passions de rang, d'éducation, de préjugés, mais des passions de la nature, pleines, entières, allant directement à leur but, ayant pour témoins un arbre tombé au fond d'une forêt inconnue, un vallon inretrouvable, un fleuve sans nom. Les rapports des Espagnols et des femmes creeks, faisaient le fond des aventures les Bois-brûlés jouaient le rôle principal dans ces romans. Une histoire était célèbre, celle d'un marchand d'eau-de-vie séduit et ruiné par une fille peinte une courtisane. Cette histoire, mise en vers siminoles sous le nom de Tabamica, se chantait au passage des bois [Je l'ai donnée dans mes Voyages. 1832.] . Enlevées à leur tour par les colons, les Indiennes mouraient bientôt délaissées à Pensacola leurs malheurs allaient grossir les Romanceros et se placer auprès des complaintes de Chimène. Deux Floridiennes. - Ruines sur l'Ohio. C'est une mère charmante que la terre nous sortons de son sein ; dans l'enfance, elle nous tient à ses mamelles gonflées de lait et de miel ; dans la jeunesse et l'âge mûr, elle nous prodigue ses eaux fraîches, ses moissons et ses fruits ; elle nous offre en tous lieux l'ombre, le bain, la table et le lit, à notre mort, elle nous rouvre ses entrailles jette sur notre dépouille une couverture d'herbe et de fleurs, tandis qu'elle transforme secrètement dans sa propre substance, pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. Voilà ce que je me disais en m'éveillant lorsque mon premier regard rencontrait le ciel, dôme de ma couche. Les chasseurs étant partis pour les opérations de la journée, je restais avec les femmes et les enfants. Je ne quittais plus mes deux sylvaines l'une était fière, et l'autre triste. Je n'entendais pas un mot de ce qu'elles me disaient, elles ne me comprenaient pas ; mais j'allais chercher l'eau pour leur coupe, les sarments pour leur feu, les mousses pour leur lit. Elles portaient la jupe courte et les grosses manches tailladées à l'espagnole, le corset et le manteau indiens. Leurs jambes nues étaient losangées de dentelles de bouleau. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets ou des filaments de joncs ; elles se maillaient de chaînes et de colliers de verre. A leurs oreilles pendaient des graines empourprées ; elles avaient une jolie perruche qui parlait oiseau d'Amide ; elles l'agrafaient à leur épaule en guise d'émeraude, ou la portaient chaperonnée sur la main comme les grandes dames du dixième siècle portaient l'épervier. Pour s'affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec l'apoya ou souchet d'Amérique. Au Bengale, les bayadères mâchent le bétel, et dans le Levant, les almées sucent le mastic de Chio ; les Floridiennes broyaient, sous leurs dents d'un blanc azuré, des larmes de liquidambar et des racines de libanis , qui mêlaient la fragrance de l'angélique, du cédrat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosphère de parfums émanés d'elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuille et de leur calice. Je m'amusais à mettre sur leur tête quelque parure elles se soumettaient, doucement effrayées ; magiciennes, elles croyaient que je leur faisais un charme. L'une d'elles, la fière priait souvent ; elle me paraissait demi-chrétienne. L'autre chantait avec une voix de velours ; poussant à la fin de chaque phrase musicale un cri qui troublait. Quelquefois, elles se parlaient vivement je croyais démêler des accents de jalousie, mais la triste pleurait, et le silence revenait. Faible que j'étais, je cherchais des exemples de faiblesse afin de m'encourager. Camoëns n'avait-il pas aimé dans les Indes une esclave noire de Barbarie, et moi, ne pouvais-je pas en Amérique offrir des hommages à deux jeunes sultanes jonquilles ? Camoëns n'avait-il pas adressé des Endechas, ou des stances, à Barbara escrava ? ? Ne lui avait-il pas dit Aquella captiva Que me tem captivo Porque nella vivo, Já naô quer que viva. Eu nunqua vi rosa Em suaves mólhos, Que para meus olhos Fosse mais formosa. .......... Pretidaõ de amor, Taõ doce a figura, Que a neve lhe jura Que trocára a côr. Léda mansidaõ, Que o siso acompanha Bem parece estranha, Mas Barbara naõ. " Cette captive qui me tient captif, parce que je vis en elle, n'épargne pas ma vie. Jamais rose, dans de suaves bouquets, ne fut à mes yeux plus charmante... " Séduisante d'amour, sa figure est si douce que la neige a envie de changer de couleur avec elle ; sa gaîté est accompagnée de réserve c'est une étrangère ; une barbare, non. " On fit une partie de pêche. Le soleil approchait de son couchant. Sur le premier plan paraissaient des sassafras, des tulipiers, des catalpas et des chênes dont les rameaux étalaient des écheveaux de mousse blanche. Derrière ce premier plan s'élevait le plus charmant des arbres, le papayer qu'on eût pris pour un style [Nom que les grecs donnaient à une colonne, et par métaphore, à un poinçon ou forte aiguille avec laquelle ils traçaient les lettres sur des tablettes de cire.] d'argent ciselé, surmonté d'une urne corinthienne. Au troisième plan dominaient les baumiers, les magnolias et les liquidambars. Le soleil tomba derrière ce rideau un rayon glissant à travers le dôme d'une futaie, scintillait comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre ; la lumière divergeant entre les troncs et les branches, projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c'étaient des lilas, des azaléas, des lianes annelées, aux gerbes gigantesques ; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les autres flottants, fumées de rose ou cardées de soie. Par des transformations successives, on voyait dans ces nues s'ouvrir des gueules de four, s'amonceler des tas de braise, couler des rivières de lave tout était éclatant, radieux, doré, opulent, saturé de lumière. Après l'insurrection de la Morée en 1770 des familles grecques se réfugièrent à la Floride elles se purent croire encore dans ce climat de l'Ionie, qui semble s'être amolli avec les passions des hommes à Smyrne, le soir, la nature dort comme une courtisane fatiguée d'amour. A notre droite étaient des ruines appartenant aux grandes fortifications trouvées sur l'Ohio, à notre gauche un ancien camp de sauvages ; l'île où nous étions, arrêtée dans l'onde et reproduite par un mirage, balançait devant nous sa double perspective. A l'orient, la lune reposait sur des collines lointaines ; à l'occident, la voûte du ciel était fondue en une mer de diamants et de saphirs, dans laquelle le soleil, à demi plongé, paraissait se dissoudre. Les animaux de la création veillaient ; la terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l'ambre exhalé de son sein retombait sur elle en rosée, comme la prière redescend sur celui qui prie. Quitté de mes compagnes, je me reposai au bord d'un massif d'arbres son obscurité, glacée de lumière, formait la pénombre où j'étais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encrêpés, et s'éclipsaient lorsqu'elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et reflux du lac, les sauts du poisson d'or, et le cri rare de la cane plongeuse. Mes yeux étaient fixés sur les eaux ; je déclinais peu à peu vers cette somnolence connue des hommes qui courent les chemins du monde nul souvenir distinct ne me restait ; je me sentais vivre et végéter avec la nature dans une espèce de panthéisme. Je m'adossai contre le tronc d'un magnolia et je m'endormis ; mon repos flottait sur un fond vague d'espérance. Quand je sortis de ce Léthé, je me trouvai entre deux femmes ; les odalisques étaient revenues ; elles n'avaient pas voulu me réveiller ; elles s'étaient assises en silence à mes côtés ; soit qu'elles feignissent le sommeil, soit qu'elles fussent réellement assoupies, leurs têtes étaient tombées sur mes épaules. Une brise traversa le bocage et nous inonda d'une pluie de roses de magnolia. Alors la plus jeune des Siminoles se mit à chanter quiconque n'est pas sûr de sa vie se garde de l'exposer ainsi jamais ! on ne peut savoir ce que c'est que la passion infiltrée avec la mélodie dans le sein d'un homme. A cette voix une voix rude et jalouse répondit un Bois-brûlé appelait les deux cousines ; elles tressaillirent, se levèrent l'aube commençait à poindre. Aspasie de moins, j'ai retrouvé cette scène aux rivages de la Grèce monté aux colonnes du Parthénon avec l'aurore, j'ai vu le Cythéron, le mont Hymette, l'Acropolis de Corinthe, les tombeaux, les ruines, baignés dans une rosée de lumière dorée, transparente, volage, que réfléchissaient les mers, que répandaient comme un parfum les zéphyrs de Salamine et de Délos. Nous achevâmes au rivage notre navigation sans paroles. A midi, le camp fut levé pour examiner des chevaux que les Creeks voulaient vendre et les trafiquants acheter. Femmes et enfants, tous étaient convoqués comme témoins, selon la coutume, dans les marchés solennels. Les étalons de tous les âges et de tous les poils, les poulains et les juments avec des taureaux, des vaches et des génisses, commencèrent à fuir et à galoper autour de nous. Dans cette confusion, je fus séparé des Creeks. Un groupe épais de chevaux et d'hommes s'aggloméra à l'orée d'un bois. Tout à coup, j'aperçois de loin mes deux Floridiennes ; des mains vigoureuses les asseyaient sur les croupes de deux barbes que montaient à crû un Bois-brûlé et un Siminole. O Cid ! que n'avais-je ta rapide Babieça pour les rejoindre ! Les cavales prennent leur course, l'immense escadron les suit. Les chevaux ruent sautent, bondissent, hennissent au milieu des cornes des buffles et des taureaux, leurs soles se choquent en l'air, leurs queues et leurs crinières volent sanglantes. Un tourbillon d'insectes dévorants enveloppe l'orbe de cette cavalerie sauvage. Mes Floridiennes disparaissent comme la fille de Cérès, enlevée par le dieu des enfers. Voilà comme tout avorte dans mon histoire, comme il ne me reste que des images de ce qui a passé si vite je descendrai aux Champs-Elysées avec plus d'ombres qu'homme n'en a jamais emmené avec soi. La faute en est à mon organisation je ne sais profiter d'aucune fortune ; je ne m'intéresse à quoi que ce soit de ce qui intéresse les autres. Hors en religion, je n'ai aucune croyance. Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de mon sceptre ou de ma houlette ? Je me serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l'infortune. Tout me lasse je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie. Quelles étaient les demoiselles Muscogules. - Arrestation du roi à Varennes. - J'interromps mon voyage pour repasser en Europe. Ronsard nous peint Marie Stuart prête à partir pour l'Ecosse, après la mort de François II. De tel habit vous estiez accoustrée, Partant hélas ! de la belle contrée Dont aviez eu le sceptre dans la main Lorsque pensive et baignant vostre sein Du beau crystal de vos larmes roulées, Triste, marchiez par les longues allées Du grand jardin de ce royal chasteau Qui prend son nom de la source d'une eau. Ressemblais-je à Marie Stuart se promenant à Fontainebleau, quand je me promenai dans ma savane après mon veuvage ? Ce qu'il y a de certain c'est que mon esprit, sinon ma personne, était enveloppé d' un crespe long, subtil et délié , comme dit encore Ronsard, ancien poète de la nouvelle école. Le diable ayant emporté les demoiselles muscogulges, j'appris du guide qu'un Bois-brûlé , amoureux d'une des deux femmes, avait été jaloux de moi et qu'il s'était résolu, avec un Siminole, frère de l'autre cousine, de m'enlever Atala et Céluta . Les guides les appelaient sans façon des filles peintes, ce qui choquait ma vanité. Je me sentais d'autant plus humilié que le Bois-brûlé , mon rival préféré, était un maringouin maigre, laid et noir, ayant tous les caractères des insectes qui, selon la définition des entomologistes du grand Lama, sont des animaux dont la chair est à l'intérieur et les os à l'extérieur. La solitude me parut vide après ma mésaventure. Je reçus mal ma sylphide généreusement accourue pour consoler un infidèle, comme Julie lorsqu'elle pardonnait à Saint-Preux ses Floridiennes de Paris. Je me hâtai de quitter le désert, où j'ai ranimé depuis les compagnes endormies de ma nuit. Je ne sais si je leur ai rendu la vie qu'elles me donnèrent ; du moins, j'ai fait de l'une une vierge, et de l'autre une chaste épouse, par expiation. Nous repassâmes les montagnes Bleues, et nous rapprochâmes des défrichements européens vers Chillicothi. Je n'avais recueilli aucune lumière sur le but principal de mon entreprise ; mais j'étais escorté d'un monde de poésie Comme une jeune abeille aux roses engagée, Ma muse revenait de son butin chargée. J'avisai au bord d'un ruisseau une maison américaine, ferme à l'un de ses pignons, moulin à l'autre. J'entrai, demandai le vivre et le couvert, et fus bien reçu. Mon hôtesse me conduisit par une échelle dans une chambre au-dessus de l'axe de la machine hydraulique. Ma petite croisée, festonnée de lierre et de cobées à cloches d'iris, ouvrait sur le ruisseau qui coulait étroit et solitaire, entre deux épaisses bordures de saules, d'aulnes, de sassafras, de tamarins et de peupliers de la Caroline. La roue moussue tournait sous ces ombrages, en laissant retomber de longs rubans d'eau. Des perches et des truites sautaient dans l'écume du remous ; des bergeronnettes volaient d'une rive à l'autre, et des espèces de martins-pêcheurs agitaient au-dessus du courant leurs ailes bleues. N'aurais-je pas bien été là avec la triste , supposée fidèle, rêvant assis à ses pieds, la tête appuyée sur ses genoux, écoutant le bruit de la cascade, les révolutions de la roue, le roulement de la meule, le sassement du blutoir, les battements égaux du traquet, respirant la fraîcheur de l'onde et l'odeur de l'effleurage des orges perlées ? La nuit vint. Je descendis à la chambre de la ferme. Elle n'était éclairée que par des feurres de maïs et des coques de faséoles qui flambaient au foyer. Les fusils du maître, horizontalement couchés au porte-armes, brillaient au reflet de l'âtre. Je m'assis sur un escabeau dans le coin de la cheminée, auprès d'un écureuil qui sautait alternativement du dos d'un gros chien sur la tablette d'un rouet. Un petit chat prit possession de mon genou pour regarder ce jeu. La meunière coiffa le brasier d'une large marmite, dont la flamme embrassa le fond noir comme une couronne d'or radiée. Tandis que les patates de mon souper ébouillaient sous ma garde, je m'amusai à lire à la lueur du feu, en baissant la tête, un journal anglais tombé à terre entre mes jambes j'aperçus, écrits en grosses lettres, ces mots Flight of the king Fuite du Roi. C'était le récit de l'évasion de Louis XVI et de l'arrestation de l'infortuné monarque à Varennes. Le journal racontait aussi les progrès de l'émigration et la réunion des officiers de l'armée sous le drapeau des princes français. Une conversion subite s'opéra dans mon esprit Renaud vit sa faiblesse au miroir de l'honneur dans les jardins d'Amide ; sans être le héros du Tasse, la même glace m'offrit mon image au milieu d'un verger américain. Le fracas des armes, le tumulte du monde retentit à mon oreille sous le chaume d'un moulin caché dans des bois inconnus. J'interrompis brusquement ma course, et je me dis " Retourne en France. " Ainsi, ce qui me parut un devoir renversa mes premiers desseins, amena la première de ces péripéties dont ma carrière a été marquée. Les Bourbons n'avaient pas besoin qu'un cadet de Bretagne revînt d'outre-mer leur offrir son obscur dévouement, pas plus qu'ils n'ont eu besoin de ses services quand il est sorti de son obscurité. Si, continuant mon voyage, j'eusse allumé ma pipe avec le journal qui a changé ma vie, personne ne se fût aperçu de mon absence ; ma vie était alors aussi ignorée et ne pesait pas plus que la fumée de mon calumet. Un simple démêlé entre moi et ma conscience me jeta sur le théâtre du monde. J'eusse pu faire ce que j'aurais voulu, puisque j'étais seul témoin du débat ; mais de tous les témoins, c'est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir. Pourquoi les solitudes de l'Erié, de l'Ontario, se présentent-elles aujourd'hui à ma pensée avec un charme que n'a point à ma mémoire le brillant spectacle du Bosphore ? C'est qu'à l'époque de mon voyage aux Etats-Unis, j'étais plein d'illusions ; les troubles de la France commençaient en même temps que commençait mon existence ; rien n'était achevé en moi, ni dans mon pays. Ces jours me sont doux, parce qu'ils me rappellent l'innocence des sentiments inspirés par la famille et les plaisirs de la jeunesse. Quinze ans plus tard, après mon voyage au Levant, la République, grossie de débris et de larmes, s'était déchargée comme un torrent du déluge dans le despotisme. Je ne me berçais plus de chimères ; mes souvenirs, prenant désormais leur source dans la société et dans des passions, étaient sans candeur. Déçu dans mes deux pèlerinages en occident et en orient, je n'avais point découvert le passage au pôle, je n'avais point enlevé la gloire des bords du Niagara où je l'étais allé chercher, et je l'avais laissée assise sur les ruines d'Athènes. Parti pour être voyageur en Amérique, revenu pour être soldat en Europe, je ne fournis jusqu'au bout ni l'une ni l'autre de ces carrières un mauvais génie m'arracha le bâton et l'épée, et me mit la plume à la main. Il y a de cette heure quinze autres années, qu'étant à Sparte, et contemplant le ciel pendant la nuit, je me souvenais des pays qui avaient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé parmi les bois de l'Allemagne, dans les bruyères de l'Angleterre, dans les champs de l'Italie, au milieu des mers, dans les forêts canadiennes, j'avais déjà salué les mêmes étoiles que je voyais briller sur la patrie d'Hélène et de Ménélas. Mais que me servait de me plaindre aux astres, immobiles témoins de mes destinées vagabondes ? Un jour leur regard ne se fatiguera plus à me poursuivre maintenant, indifférent à mon sort, je ne demanderai pas à ces astres de l'incliner par une plus douce influence, ni de me rendre ce que le voyageur laisse de sa vie dans les lieux où il passe. Si je revoyais aujourd'hui les Etats-Unis, je ne les reconnaîtrais plus là où j'ai laissé des forêts, je trouverais des champs cultivés ; là où je me suis frayé un sentier à travers les halliers, je voyagerais sur de grandes routes ; aux Natchez , au lieu de la hutte de Céluta, s'élève une ville d'environ cinq mille habitants ; Chactas pourrait être aujourd'hui député au Congrès. J'ai reçu dernièrement une brochure imprimée chez les Chérokis , laquelle m'est adressée dans l'intérêt de ces sauvages, comme au défenseur de la liberté de la presse . Il y a chez les Muscogulges, les Siminoles, les Chickasas, une cité d'Athènes, une autre de Marathon, une autre de Carthage, une autre de Memphis, une autre de Sparte, une autre de Florence ; on trouve un comté de la Colombie et un comté de Marengo la gloire de tous les pays a placé un nom dans ces mêmes déserts où j'ai rencontré le père Aubry et l'obscure Atala . Le Kentucky montre un Versailles ; un territoire appelé Bourbon a pour capitale un Paris. Tous les exilés, tous les opprimés qui se sont retirés en Amérique y ont porté la mémoire de leur patrie. ... Falsi Simoentis ad undam Libabat cineri Andromache. Les Etats-Unis offrent dans leur sein, sous la protection de la liberté, une image et un souvenir de la plupart des lieux célèbres de l'antiquité et de la moderne Europe dans son jardin de la campagne de Rome, Adrien avait fait répéter les monuments de son empire. Trente-trois grandes routes sortent de Washington, comme autrefois les voies romaines partaient du Capitole ; elles aboutissent, en se ramifiant, à la circonférence des Etats-Unis, et tracent une circulation de 25,747 milles. Sur un grand nombre de ces routes, les postes sont montées. On prend la diligence pour l'Ohio ou pour Niagara, comme de mon temps on prenait un guide ou un interprète indien. Ces moyens de transport sont doubles des lacs et des rivières existent partout, liés ensemble par des canaux ; on peut voyager le long des chemins de terre sur des chaloupes à rames et à voiles, ou sur des coches d'eau, ou sur des bateaux à vapeur. Le combustible est inépuisable, puisque des forêts immenses couvrent des mines de charbon à fleur de terre. La population des Etats-Unis s'est accrue de dix ans en dix ans, depuis 1790 jusqu'en 1820 dans la proportion de trente-cinq individus sur cent. On présume qu'en 1830 elle sera de douze millions huit cent soixante quinze mille âmes. En continuant à doubler tous les vingt-cinq ans, elle serait en 1855 de vingt-cinq millions sept cent cinquante mille âmes, et vingt-cinq ans plus tard, en 1880 elle dépasserait cinquante millions. Cette sève humaine fait fleurir de toutes parts le désert. Les lacs du Canada, naguère sans voiles, ressemblent aujourd'hui à des docks où des frégates, des corvettes, des cutters, des barques, se croisent avec les pirogues et les canots indiens, comme les gros navires et les galères se mêlent aux pinques, aux chaloupes et aux calques dans les eaux de Constantinople. Le Mississipi, le Missouri, l'Ohio, ne coulent plus dans la solitude des trois-mâts les remontent ; plus de deux cents bateaux à vapeur en vivifient les rivages. Cette immense navigation intérieure, qui suffirait seule à la prospérité des Etats-Unis, ne ralentit point leurs expéditions lointaines. Leurs vaisseaux courent toutes les mers, se livrent à toutes les espèces d'entreprises, promènent le pavillon étoilé du couchant, le long de ces rivages de l'aurore qui n'ont jamais connu que la servitude. Pour achever ce tableau surprenant, il se faut représenter des villes comme Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Charlestown, Savanah, la Nouvelle-Orléans éclairées la nuit, remplies de chevaux et de voitures, ornées de cafés, de musées, de bibliothèques, de salles de danse et de spectacle, offrant toutes les jouissances du luxe. Toutefois, il ne faut pas chercher aux Etats-Unis ce qui distingue l'homme des autres êtres de la création, ce qui est son extrait d'immortalité et l'ornement de ses jours les lettres sont inconnues dans la nouvelle république, quoiqu'elles soient appelées par une foule d'établissements. L'Américain a remplacé les opérations intellectuelles par les opérations positives ; ne lui imputez point à infériorité sa médiocrité dans les arts, car ce n'est pas de ce côté qu'il a porté son attention. Jeté par différentes causes sur un sol désert, l'agriculture et le commerce ont été l'objet de ses soins ; avant de penser, il faut vivre ; avant de planter des arbres, il faut les abattre, afin de labourer. Les colons primitifs, l'esprit rempli de controverses religieuses, portaient, il est vrai, la passion de la dispute jusqu'au sein des forêts ; mais il fallait qu'ils marchassent d'abord à la conquête du désert la hache sur l'épaule, n'ayant pupitre, dans l'intervalle de leurs labeurs, que l'orme qu'ils équarrissaient. Les Américains n'ont point parcouru les degrés de l'âge des peuples ; ils ont laissé en Europe leur enfance et leur jeunesse ; les paroles naïves du berceau leur ont été inconnues ; ils n'ont joui des douceurs du foyer qu'à travers le regret d'une patrie qu'ils n'avaient jamais vue, dont ils pleuraient l'éternelle absence et le charme qu'on leur avait raconté. Il n'y a dans le nouveau continent ni littérature classique, ni littérature romantique, ni littérature indienne classique, les Américains n'ont point de modèles ; romantique, les Américains n'ont point de moyen âge ; indienne, les Américains méprisent les sauvages et ont horreur des bois comme d'une prison qui leur était destinée. Ainsi, ce n'est donc pas la littérature à part, la littérature proprement dite, que l'on trouve en Amérique c'est la littérature appliquée, servant aux divers usages de la société ; c'est la littérature d'ouvriers, de négociants, de marins, de laboureurs. Les Américains ne réussissent guère que dans la mécanique et dans les sciences, parce que les sciences ont un côté matériel Franklin et Fulton se sont emparés de la foudre et de la vapeur au profit des hommes. Il appartenait à l'Amérique de doter le monde de la découverte par laquelle aucun continent ne pourra désormais échapper aux recherches du navigateur. La poésie et l'imagination, partage d'un très petit nombre de désoeuvrés, sont regardées aux Etats-Unis comme des puérilités du premier et du dernier âge de la vie les Américains n'ont point eu d'enfance, ils n'ont point encore de vieillesse. De ceci il résulte que les hommes engagés dans les études sérieuses ont dû nécessairement appartenir aux affaires de leur pays afin d'en acquérir la connaissance, et qu'ils ont dû de même se trouver acteurs dans leur révolution. Mais une chose triste est à remarquer ; la dégénération prompte du talent, depuis les premiers hommes des troubles américains jusqu'aux hommes de ces derniers temps ; et cependant ces hommes se touchent. Les anciens présidents de la république ont un caractère religieux, simple, élevé, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la République et de l'empire. La solitude dont les Américains étaient environnés a réagi sur leur nature ; ils ont accompli en silence leur liberté. Le discours d'adieu du général Washington au peuple des Etats-Unis pourrait avoir été prononcé par les personnages les plus graves de l'antiquité " Les actes publics, dit le général, prouvent jusqu'à quel point les principes que je viens de rappeler m'ont guidé lorsque je me suis acquitté des devoirs de ma place. Ma conscience me dit du moins que je les ai suivis. Bien qu'en repassant les actes de mon administration, je n'aie connaissance d'aucune faute d'intention, j'ai un sentiment trop profond de mes défauts pour ne pas penser que probablement j'ai commis beaucoup de fautes. Quelles qu'elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant d'écarter ou de dissiper les maux qu'elles pourraient entraîner. J'emporterai aussi avec moi l'espoir que mon pays ne cessera jamais de les considérer avec indulgence, et qu'après quarante-cinq années de ma vie dévouées à son service avec zèle et droiture, les torts d'un mérite insuffisant tomberont dans l'oubli, comme je tomberai bientôt moi-même dans la demeure du repos. " Jefferson, dans son habitation de Monticello, écrit après la mort de l'un de ses deux enfants " La perte que j'ai éprouvée est réellement grande. D'autres peuvent perdre ce qu'ils ont en abondance mais moi, de mon strict nécessaire, j'ai à déplorer là moitié. Le déclin de mes jours ne tient plus que par le faible fil d'une vie humaine. Peut-être suis-je destiné à voir rompre ce dernier lien de l'affection d'un père ! " La philosophie, rarement touchante, l'est ici au souverain degré. Et ce n'est pas là la douleur oiseuse d'un homme qui ne s'était mêlé de rien Jefferson mourut le 4 juillet 1826, dans la quatre-vingt-quatrième année de son âge, et la cinquante-quatrième de l'indépendance de son pays. Ses restes reposent, recouverts d'une pierre n'ayant pour épitaphe que ces mots. " Thomas Jefferson, auteur de la Déclaration d ' indépendance . " Périclès et Démosthène avaient prononcé l'oraison funèbre des jeunes Grecs tombés pour un peuple qui disparut bientôt après eux Brackenridge, en 1817, célébrait la mort des jeunes Américains dont le sang a fait naître un peuple. On a une galerie nationale des portraits des Américains distingués, en quatre volumes In-octavo, et ce qu'il y a de plus singulier, une biographie contenant la vie de plus de cent principaux chefs indiens. Logan, chef de la Virginie, prononça devant lord Dunmore ces paroles " Au printemps dernier, sans provocation aucune, le colonel Crasp égorgea tous les parents de Logan il ne coule plus une seule goutte de mon sang dans les veines d'aucune créature vivante. C'est là ce qui m'a appelé à la vengeance. Je l'ai cherchée ; j'ai tué beaucoup de monde. Est-il quelqu'un qui viendra maintenant pleurer la mort de Logan ? Personne. " Sans aimer la nature, les Américains se sont appliqués à l'étude de l'histoire naturelle. Townsend, parti de Philadelphie, a parcouru à pied les régions qui séparent l'Atlantique de l'océan Pacifique, en consignant dans son journal ses nombreuses observations. Thomas Say, voyageur dans les Florides et aux montagnes Rocheuses, a donné un ouvrage sur l'entomologie américaine. Wilson, tisserand, devenu auteur, a des peintures assez finies. Arrivés à la littérature proprement dite, quoiqu'elle soit peu de chose, il y a pourtant quelques écrivains à citer parmi les romanciers et les poètes. Le fils d'un quaker, Brown, est l'auteur de Wieland , lequel Wieland est la source et le modèle des romans de la nouvelle école. Contrairement à ses compatriotes, " j'aime mieux, assurait Brown, à errer parmi les forêts que de battre le blé ". Wieland, le héros du roman, est un puritain à qui le ciel a commandé de tuer sa femme. " Je t'ai amenée ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu c'est par moi que tu dois périr, et je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris perçants et voulut se dégager - Wieland, ne suis-je pas ta femme ? et tu veux me tuer ; me tuer, moi, oh ! non, oh ! grâce ! grâce ! - Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi grâce et secours. " Wieland étrangle sa femme et éprouve d'ineffables délices auprès du cadavre expiré. L'horreur de nos inventions modernes est ici surpassée. Brown s'était formé à la lecture de Caleb Williams, et il imitait dans Wieland une scène d' Othello . A cette heure, les romanciers américains, Cooper, Washington-Irving, sont forcés de se réfugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands écrivains de l'Angleterre s'est créolisée, provincialisée, barbarisée , sans avoir rien gagné en énergie au milieu de la nature vierge ; on a été obligé de dresser des catalogues des expressions américaines. Quant aux poètes américains, leur langage a de l'agrément ; mais ils s'élèvent peu au-dessus de l'ordre commun. Cependant, l' Ode à la brise du soir , le Lever du soleil sur la montagne , le Torrent , et quelques autres poésies, méritent d'être parcourues. Halleck a chanté Botzaris expirant, et Georges Hill a erré parmi les ruines de la Grèce " O, Athènes ! dit-il, c'est donc toi, reine solitaire, reine détrônée !... Parthénon, roi des temples tu as vu les monuments tes contemporains laisser au temps dérober leurs prêtres et leurs dieux. " Il me plaît, à moi voyageur aux rivages de l'Hellénie et de l'Atlantide, d'entendre la voix indépendante d'une terre inconnue à l'antiquité gémir sur la liberté perdue du vieux monde. Dangers pour les Etats-Unis. Mais l'Amérique conservera-t-elle la forme de son gouvernement ? Les Etats ne se diviseront-ils pas ? Un député de la Virginie n'a-t-il pas déjà soutenu la thèse de la liberté antique avec des esclaves résultat du paganisme, contre un député du Massachusetts, défendant la cause de la liberté moderne sans esclaves, telle que le christianisme l'a faite ? Les Etats du nord et du midi ne sont-ils pas opposés d'esprit et d'intérêts ? Les Etats de l'ouest, trop éloignés de l'Atlantique, ne voudront-ils pas avoir un régime à part ? D'un côté, le lien fédéral est-il assez fort pour maintenir l'union et contraindre chaque Etat à s'y resserrer ? D'un autre côté, si l'on augmente le pouvoir de la présidence, le despotisme n'arrivera-t-il pas avec les gardes et les privilèges du dictateur ? L'isolement des Etats-Unis leur a permis de naître et de grandir il est douteux qu'ils eussent pu vivre et croître en Europe. La Suisse fédérale subsiste au milieu de nous pourquoi ? parce qu'elle est petite, pauvre, cantonnée au giron des montagnes ; pépinière de soldats pour les rois, but de promenade pour les voyageurs. Séparée de l'ancien monde, la population des Etats-Unis habite encore la solitude ; ses déserts ont été sa liberté mais déjà les conditions de son existence s'altèrent. L'existence des démocraties du Mexique, de la Colombie, du Pérou, du Chili, de Buenos-Ayres, toutes troublées qu'elles sont, est un danger. Lorsque les Etats-Unis n'avaient auprès d'eux que les colonies d'un royaume transatlantique, aucune guerre sérieuse n'était probable ; maintenant des rivalités ne sont-elles pas à craindre ? que de part et d'autre on coure aux armes, que l'esprit militaire s'empare des enfants de Washington, un grand capitaine pourra surgir au trône la gloire aime les couronnes. J'ai dit que les Etats du nord, du midi et de l'ouest étaient divisés d'intérêts ; chacun le sait ces Etats rompant l'union, les réduira-t-on par les armes ? Alors, quel ferment d'inimitiés répandu dans le corps social ! Les Etats dissidents maintiendront-ils leur indépendance ? Alors, quelles discordes n'éclateront-elles pas parmi ces Etats émancipés ! Ces républiques d'outre-mer, désengrenées, ne formeraient plus que des unités débiles de nul poids dans la balance sociale, ou elles seraient successivement subjuguées par l'une d'entre elles. Je laisse de côté le grave sujet des alliances et des interventions étrangères. Le Kentucky, peuplé d'une race d'hommes plus rustique, plus hardie et plus militaire, semblerait destiné à devenir l'Etat conquérant. Dans cet Etat qui dévorerait les autres, le pouvoir d'un seul ne tarderait pas à s'élever sur la ruine du pouvoir de tous. J'ai parlé du danger de la guerre, je dois rappeler les dangers d'une longue paix. Les Etats-Unis, depuis leur émancipation, ont joui, à quelques mois près, de la tranquillité la plus profonde tandis que cent batailles ébranlaient l'Europe, ils cultivaient leurs champs en sûreté. De là un débordement de population et de richesses, avec tous les inconvénients de la surabondance des richesses et des populations. Si des hostilités survenaient chez un peuple imbelle [Latinisme littéralement, impropre à la guerre, peuple pacifique.] , saurait-on résister ? Les fortunes et les moeurs consentiraient-elles à des sacrifices ? Comment renoncer aux usances câlines, au confort, au bien-être indolent de la vie ? La Chine et l'Inde, endormies dans leur mousseline ont constamment subi la domination étrangère. Ce qui convient à la complexion d'une société libre, c'est un état de paix modéré par la guerre, et un état de guerre attrempé de paix. Les Américains ont déjà porté trop longtemps de suite la couronne d'olivier l'arbre qui la fournit n'est pas naturel à leur rive. L'esprit mercantile commence à les envahir ; l'intérêt devient chez eux le vice national. Déjà, le jeu des banques des divers Etats s'entrave, et des banqueroutes menacent la fortune commune. Tant que la liberté produit de l'or, une république industrielle fait des prodiges ; mais quand l'or est acquis ou épuisé, elle perd son amour de l'indépendance non fondé sur un sentiment moral, mais provenu de la soif du gain et de la passion de l'industrie. De plus, il est difficile de créer une patrie parmi des Etats qui n'ont aucune communauté de religion et d'intérêts, qui, sortis de diverses sources en des temps divers vivent sur un sol différent et sous un différent soleil. Quel rapport y a-t-il entre un Français de la Louisiane, un Espagnol des Florides, un Allemand de New-York, un Anglais de la Nouvelle-Angleterre, de la Virginie, de la Caroline, de la Géorgie, tous réputés Américains ? Celui-là léger et duelliste ; celui-là catholique, paresseux et superbe ; celui-là luthérien, laboureur et sans esclaves ; celui-là anglican et planteur avec des nègres ; celui-là puritain et négociant ; combien faudra-t-il de siècles pour rendre ces éléments homogènes ! Une aristocratie chrysogène est prête à paraître avec l'amour des distinctions et la passion des titres. On se figure qu'il règne un niveau général aux Etats-Unis c'est une complète erreur. Il y a des sociétés qui se dédaignent et ne se voient point entre elles ; il y a des salons où la morgue des maîtres surpasse celle d'un prince allemand à seize quartiers. Ces nobles-plébéiens aspirent à la caste, en dépit du progrès des lumières qui les a faits égaux et libres. Quelques-uns d'entre eux ne parlent que de leurs aïeux, fiers barons, apparemment bâtards et compagnons de Guillaume-le-Bâtard. Ils étalent les blasons de chevalerie de l'ancien monde, ornés des serpents, des lézards et des perruches du monde nouveau. Un cadet de Gascogne abordant avec la cape et le parapluie au rivage républicain, s'il a soin de se surnommer marquis , est considéré sur les bateaux à vapeur. L'énorme inégalité des fortunes menace encore plus sérieusement de tuer l'esprit d'égalité. Tel Américain possède un ou deux millions de revenu ; aussi, les Yankees de la grande société ne peuvent-ils déjà plus vivre comme Franklin le vrai gentleman , dégoûté de son pays neuf, vient en Europe chercher du vieux ; on le rencontre dans les auberges, faisant comme les Anglais, avec l'extravagance ou le spleen, des tours en Italie. Ces rôdeurs de la Caroline ou de la Virginie achètent des ruines d'abbayes en France, et plantent, à Melun, des jardins anglais avec des arbres américains. Naples envoie à New-York ses chanteurs et ses parfumeurs, Paris ses modes et ses baladins, Londres ses grooms et ses boxeurs joies exotiques qui ne rendent pas l'Union plus gaie. On s'y divertit en se jetant dans la cataracte de Niagara, aux applaudissements de cinquante mille planteurs, demi-sauvages que la mort a bien de la peine à faire rire. Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'en même temps que déborde l'inégalité des fortunes et qu'une aristocratie commence, la grande impulsion égalitaire au dehors oblige les possesseurs industriels ou fonciers à cacher leur luxe, à dissimuler leurs richesses, de crainte d'être assommés par leurs voisins. On ne reconnaît point la puissance exécutive ; on chasse à volonté les autorités locales que l'on a choisies, et on leur substitue des autorités nouvelles. Cela ne trouble point l'ordre ; la démocratie pratique est observée, et l'on se rit des lois posées par la même démocratie en théorie. L'esprit de famille existe peu ; aussitôt que l'enfant est en état de travailler, il faut, comme l'oiseau emplumé, qu'il vole de ses propres ailes. De ces générations émancipées dans un hâtif orphelinage et des émigrations qui arrivent de l'Europe, il se forme des compagnies nomades qui défrichent les terres, creusent des canaux et portent leur industrie partout sans s'attacher au sol ; elles commencent des maisons dans le désert où le propriétaire passager restera à peine quelques jours. Un égoïsme froid et dur règne dans les villes ; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c'est tout l'entretien ; on se croirait à la Bourse ou au comptoir d'une grande boutique. Les journaux d'une dimension immense, sont remplis d'expositions d'affaires ou de caquets grossiers. Les Américains subiraient-ils, sans le savoir, la loi d'un climat où la nature végétale paraît avoir profité aux dépens de la nature vivante, loi combattue par des esprits distingués, mais non pas tout à fait mise hors d'examen par la réfutation même ? on pourrait s'enquérir si l'Américain n'a pas été trop tôt usé dans la liberté philosophique, comme le Russe dans le despotisme civilisé. En somme, les Etats-Unis donnent l'idée d'une colonie et non d'une patrie-mère ils n'ont point de passé, les moeurs s'y sont faites par les lois. Ces citoyens du Nouveau-Monde ont pris rang parmi les nations au moment que les idées politiques entraient dans une phase ascendante cela explique pourquoi ils se transforment avec une rapidité extraordinaire. La société permanente semble devenir impraticable chez eux, d'un côté par l'extrême ennui des individus, de l'autre par l'impossibilité de rester en place, et par la nécessité de mouvement qui les domine car on n'est jamais bien fixé là où les pénates sont errants. Placé sur la route des océans, à la tête des opinions progressives aussi neuves que son pays, l'Américain semble avoir reçu de Colomb plutôt la mission de découvrir d'autres univers que de les créer. Londres, d'avril à septembre 1822. Retour en Europe. - Naufrage. Revenu du désert à Philadelphie, comme je l'ai déjà dit, et ayant écrit sur le chemin à la hâte ce que je viens de raconter , comme le vieillard de La Fontaine, je ne trouvai point les lettres de change que j'attendais ; ce fut le commencement des embarras pécuniaires où j'ai été plongé le reste de ma vie. La fortune et moi nous nous sommes pris en grippe aussitôt que nous nous sommes vus. Selon Hérodote certaines fourmis de l'Inde ramassaient des tas d'or ; d'après Athénée, le soleil avait donné à Hercule un vaisseau d'or pour aborder à l'île d'Erythia, retraite des Hespérides bien que fourmi, je n'ai pas l'honneur d'appartenir à la grande famille indienne, et bien que navigateur, je n'ai jamais traversé l'eau que dans une barque de sapin. Ce fut un bâtiment de cette espèce qui me ramena d'Amérique en Europe. Le capitaine me donna mon passage à crédit. Le 10 de décembre 1791, je m'embarquai avec plusieurs de mes compatriotes, qui, par divers motifs, retournaient comme moi en France. La désignation du navire était le Havre. Un coup de vent d'ouest nous prit au débouquer de la Delaware, et nous chassa en dix-sept jours à l'autre bord de l'Atlantique. Souvent à mât et à corde ; à peine pouvions-nous mettre à la cape. Le soleil ne se montra pas une seule fois. Le vaisseau gouvernant à l'estime, fuyait devant la lame. Je traversai l'océan au milieu des ombres ; jamais il ne m'avait paru si triste. Moi-même, plus triste, je revenais trompé dès mon premier pas dans la vie " On ne bâtit point de palais sur la mer ", dit le poète persan Feryd-Eddin. J'éprouvais je ne sais quelle pesanteur de coeur, comme à l'approche d'une grande infortune. Promenant mes regards sur les flots, je leur demandais ma destinée, ou j'écrivais, plus gêné de leur mouvement qu'occupé de leur menace. Loin de calmer, la tempête augmentait à mesure que nous approchions de l'Europe, mais d'un souffle égal ; il résultait de l'uniformité de sa rage une sorte de bonace furieuse dans le ciel hâve et la mer plombée. Le capitaine, n'ayant pu prendre hauteur, était inquiet ; il montait dans les haubans, regardait les divers points de l'horizon avec une lunette. Une vigie était placée sur le beaupré, une autre dans le petit hunier du grand mât. La lame devenait courte et la couleur de l'eau changeait, signes des approches de la terre de quelle terre ? Les matelots bretons ont ce proverbe " Celui qui voit Belle-Isle, voit son île ; celui qui voit Groie, voit sa joie ; celui qui voit Ouessant, voit son sang. " J'avais passé deux nuits à me promener sur le tillac, au glapissement des ondes dans les ténèbres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et sous les sauts de la mer qui couvrait et découvrait le pont c'était tout autour de nous une émeute de vagues. Fatigué des chocs et des heurts, à l'entrée de la troisième nuit je m'allai coucher. Le temps était horrible ; mon hamac craquait et blutait aux coups du flot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. Bientôt j'entends courir d'un bout du pont à l'autre et tomber des paquets de cordages j'éprouve le mouvement que l'on ressent lorsqu'un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l'échelle de l'entrepont s'ouvre ; une voix effrayée appelle le capitaine cette voix, au milieu de la nuit et de la tempête, avait quelque chose de formidable. Je prête l'oreille ; il me semble ouïr des marins discutant sur le gisement d'une terre. Je me jette en bas de mon branle ; une vague enfonce le château de poupe, inonde la chambre du capitaine, renverse et roule pêle-mêle tables, lits, coffres, meubles et armes ; je gagne le tillac à demi-noyé. En mettant la tête hors de l'entrepont, je fus frappé d'un spectacle sublime. Le bâtiment avait essayé de virer de bord ; mais n'ayant pu y parvenir, il s'était affalé sous le vent. A la lueur de la lune écornée, qui émergeait des nuages pour s'y replonger aussitôt, on découvrait sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune, des côtes hérissées de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts dans le canal où nous nous trouvions engouffrés ; tantôt ils s'épanouissaient en écumes et en étincelles ; tantôt ils n'offraient qu'une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l'abîme et ceux du vent étaient confondus ; l'instant d'après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le coeur aux plus intrépides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d'eau s'écoulaient en tourbillonnant, comme à l'échappée d'une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n'était aussi alarmant qu'un certain murmure sourd, pareil à celui d'un vase qui se remplit. Eclairés d'un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route étaient déployés sur une cage à poulets. Dans l'habitacle de la boussole une rafale avait éteint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous étions entrés dans la Manche, sans nous en apercevoir ; le vaisseau, bronchant à chaque vague, courait en dérive entre l'île de Guernesey et celle d'Aurigny, Le naufrage parut inévitable, et les passagers serrèrent ce qu'ils avaient de plus précieux afin de le sauver. Il y avait parmi l'équipage des matelots français ; un d'entre eux, au défaut d'aumônier, entonna ce cantique à Notre-Dame de Bon-secours , premier enseignement de mon enfance ; je le répétai à la vue des côtes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma mère. Les matelots américains-protestants se joignaient de coeur aux chants de leurs camarades français-catholiques le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs voeux. Passagers et marins, tous étaient sur le pont, qui accroché aux manoeuvres, qui au bordage qui au cabestan, qui au bec des ancres pour n'être pas balayé de la lame ou versé à la mer par le roulis. Le capitaine criait " Une hache ! une hache ! " pour couper les mâts ; et le gouvernail dont le timon avait été abandonné, allait, tournant sur lui-même, avec un bruit rauque. Un essai restait à tenter la sonde ne marquait plus que quatre brasses sur un banc de sable qui traversait le chenal ; il était possible que la lame nous fît franchir le banc et nous portât dans une eau profonde mais qui oserait saisir le gouvernail et se charger du salut commun ? Un faux coup de barre, nous étions perdus. Un de ces hommes qui jaillissent des événements et qui sont les enfants spontanés du péril, se trouva un matelot de New-York s'empare de la place désertée du pilote. Il me semble encore le voir en chemise, en pantalon de toile, les pieds nus, les cheveux épars et diluviés, tenant le timon dans ses fortes serres, tandis que, la tête tournée, il regardait à la poupe l'ondulée qui devait nous sauver ou nous perdre. Voici venir cette lame embrassant la largeur de la passe, roulant haut sans se briser, ainsi qu'une mer envahissant les flots d'une autre mer de grands oiseaux blancs, au vol calme, la précèdent comme les oiseaux de la mort. Le navire touchait et talonnait ; il se fit un silence profond ; tous les visages blêmirent. La houle arrive au moment où elle nous attaque, le matelot donne le coup de barre ; le vaisseau, près de tomber sur le flanc, présente l'arrière et la lame qui paraît nous engloutir, nous soulève. On jette la sonde ; elle rapporte vingt-sept brasses. Un huzza monte jusqu'au ciel et nous y joignons le cri de Vive le Roi ! il ne fut point entendu de Dieu pour Louis XVI ; il ne profita qu'à nous. Dégagés des deux îles, nous ne fûmes pas hors de danger ; nous ne pouvions parvenir à nous élever au-dessus de la côte de Granville. Enfin la marée retirante nous emporta et nous doublâmes le cap de La Hougue. Je n'éprouvai aucun trouble pendant ce demi-naufrage et ne sentis point de joie d'être sauvé. Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune, que d'en être chassé par le temps. Le lendemain, nous entrâmes au Havre. Toute la population était accourue pour nous voir. Nos mâts de hune étaient rompus, nos chaloupes emportées, le gaillard d'arrière rasé, et nous embarquions l'eau à chaque tangage. Je descendis à la jetée. Le 2 de janvier 1792, je foulai de nouveau le sol natal qui devait encore fuir sous mes pas. J'amenais avec moi, non des Esquimaux des régions polaires, mais deux sauvages d'une espèce inconnue Chactas et A t ala . 1. Je vais trouver ma mère à Saint-Malo. - Progrès de la Révolution. - Mon mariage. - 2. Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abbé Barthélémy. - Saint-Ange. - Théâtre. - 3. Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat. - 4. Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine. - 5. Opinion de M. de Malesherbes sur l'émigration. - 6. Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland. - Barrère à l'Ermitage. - Seconde Fédération du 14 juillet. - Préparatifs d'émigration. - 7. J'émigre avec mon frère. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la frontière. - 8. Bruxelles. - Dîner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - Départ pour l'armée des Princes. - Route. - Rencontre de l'armée prussienne. - J'arrive à Trèves. - 9. Armée des Princes. - Amphithéâtre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV. - 10. Vie de soldat. - Dernière représentation de l'ancienne France militaire. - 11. Commencement du siège de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais. - 12. Continuation du siège. - Contrastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Patrouille. - Rencontre imprévue. - Effets d'un boulet et d'une bombe. - 13. Marché du camp. - 14. Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle était ma compagnie aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse. - 15. Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville. - 16. Levée du siège. - Entrée à Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-vérole. Londres,d'avril à septembre 1822. Revu en décembre 1846. Je vais trouver ma mère à Saint Malo. - Progrès de la Révolution. - Mon mariage. J'écrivis à mon frère, à Paris, le détail de ma traversé lui expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prêter la somme nécessaire pour payer mon passage. Mon frère me répondit qu'il venait d'envoyer ma lettre à ma mère. Madame de Chateaubriand ne me fit pas attendre, elle me mit à même de me libérer et de quitter le Havre. Elle me mandait que Lucile était auprès d'elle avec mon oncle de Bedée et sa famille. Ces renseignements me décidèrent à me rendre à Saint-Malo, où je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon émigration prochaine. Les révolutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours ; je trouvai celle que j'avais laissée en France énormément élargie et débordant ses rivages ; je l'avais quittée avec Mirabeau sous la Constituante , je la retrouvai avec Danton sous la Législative . Le traité de Pilnitz, du 27 août 1791 avait été connu à Paris. Le 14 décembre 1791, lorsque j'étais au milieu des tempêtes, le Roi annonça qu'il avait écrit aux princes du corps germanique notamment à l'électeur de Trèves sur les armements de l'Allemagne. Les frères de Louis XVI, le prince de Condé, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau et M. de La Queuille furent presque aussitôt déclarés traîtres. Dès le 9 de novembre un précédent décret avait frappé les autres émigrés c'était dans ces rangs déjà proscrits que j'accourais me placer ; d'autres auraient peut-être reculé, mais la menace du plus fort me fait toujours passer du côté du plus faible l'orgueil de la victoire m'est insupportable. En me rendant du Havre à Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les divisions et les malheurs de la France les châteaux brûlés ou abandonnés ; les propriétaires à qui l'on avait envoyé des quenouilles, étaient partis ; les femmes vivaient réfugiées dans les villes. Les hameaux et les bourgades gémissaient sous la tyrannie des clubs affiliés au club central des Cordeliers, depuis réuni aux Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la Société monarchique ou des Feuillants , n'existait plus ; l'ignoble dénomination de sans-culottes était devenue populaire ; on n'appelait le Roi que monsieur Veto ou mons Capet . Je fus reçu tendrement de ma mère et de ma famille qui cependant déploraient l'inopportunité de mon retour. Mon oncle, le comte de Bedée, se disposait à passer à Jersey avec sa femme son fils et ses filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les Princes. Mon voyage d'Amérique avait fait brèche à ma fortune ; mes propriétés étaient presque anéanties dans mon partage de cadet par la suppression des droits féodaux ; les bénéfices simples qui me devaient échoir en vertu de mon affiliation à l'ordre de Malte, étaient tombés avec les autres biens du clergé aux mains de la nation. Ce concours de circonstances décida de l'acte le plus grave de ma vie on me maria, afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une cause que je n'aimais pas. Vivait retiré à Saint-Malo M. de Lavigne, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logé chez lui dans cette dernière ville lorsqu'il visita la Bretagne charmé de son hôte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait dans la suite. M. de Lavigne eut deux fils l'un d'eux épousa mademoiselle de La Placelière. Deux filles, nées de ce mariage, restèrent en bas âge, orphelines de père et de mère. L'aînée se maria au comte du Plessis-Parscau, capitaine de vaisseau, fils et petit-fils d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-même, cordon rouge et commandant des élèves de la marine à Brest ; la cadette, demeurée chez son grand-père, avait dix-sept ans lorsque, à mon retour d'Amérique j'arrivai à Saint-Malo. Elle était blanche, délicate, mince et fort jolie ; elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à six cent mille francs. Mes soeurs se mirent en tête de me faire épouser mademoiselle de Lavigne, qui s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu. A peine avais-je aperçu trois ou quatre fois mademoiselle de Lavigne ; je la reconnaissais de loin sur le Sillon à sa pelisse rose, sa robe blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes, rien n'était épuisé en moi ; l'énergie même de mon existence avait doublé par mes courses. J'étais tourmenté de la muse. Lucile aimait mademoiselle de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma fortune " Faites donc ! " dis-je. Chez moi l'homme public est inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut emparer de lui, et pour éviter une tracasserie d'une heure, je me rendrais esclave pendant un siècle. Le consentement de l'aïeul, de l'oncle paternel et des principaux parents fut facilement obtenu restait à conquérir un oncle maternel, M. de Vauvert, grand démocrate ; or, il s'opposa au mariage de sa nièce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'étais pas du tout. On crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mère exigea que le mariage religieux fût fait par un prêtre non assermenté , ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et lâcha contre nous la magistrature, sous prétexte de rapt, de violation de la loi, et arguant de la prétendue enfance dans laquelle le grand-père M. de Lavigne, était tombé. Mademoiselle de Lavigne, devenue madame de Chateaubriand, sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevée au nom de la justice et mise à Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en attendant l'arrêt des tribunaux. Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour dans tout cela ; ce mariage n'avait que le mauvais côté du roman la vérité. La cause fut plaidée, et le tribunal jugea l'union valide au civil. Les parents des deux familles étant d'accord, M. de Vauvert se désista de la poursuite. Le curé constitutionnel, largement payé ne réclama plus contre la première bénédiction nuptiale, et madame de Chateaubriand sortit du couvent, où Lucile s'était enfermée avec elle. C'était une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais existé une intelligence plus fine que celle de ma femme elle devine la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la personne avec qui elle cause la tromper en rien est impossible. D'un esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, racontant à merveille, madame de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages ; elle craindrait d'y rencontrer des idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle est instruite et bon juge. Les inconvénients de madame de Chateaubriand, si elle en a, découlent de la surabondance de ses qualités ; mes inconvénients très réels résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant " Qu'est-ce que cela fait ? " Madame de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle ? Ai-je reporté à ma compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient appartenir ? S'en est-elle jamais plainte ? Quel bonheur a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais démentie ? Elle a subi mes adversités ; elle a été plongée dans les cachots de la Terreur, les persécutions de l'empire, les disgrâces de la Restauration, et n'a point trouvé dans les joies maternelles le contrepoids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie ; n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille, qui consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile et solitaire vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses maux je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes. Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux soucis que je lui ai causés ? Pourrais-je opposer mes qualités telles quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles ? Qu'est-ce que mes travaux auprès des oeuvres de cette chrétienne ? Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai condamné. Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma nature, est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée ? J'aurais sans doute eu plus de loisir et de repos ; j'aurais été mieux accueilli de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre ; mais en politique, si madame de Chateaubriand m'a contrarié elle ne m'a jamais arrêté, parce que là, comme en fait d'honneur, je ne juge que d'après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre d'ouvrages, si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils été meilleurs ? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, où, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma patrie ? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas livré en proie à quelque indigne créature ? N'aurais-je pas gaspillé et sali mes heures comme lord Byron ? Aujourd'hui que je m'enfonce dans les années, toutes mes folies seraient passées ; il ne m'en resterait que le vide et les regrets vieux garçon sans estime, ou trompé ou détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson usée. La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes sentiments, le mystère de mes pensées, ont peut-être augmenté l'énergie de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne ; d'une flamme cachée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. Retenu par un lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu d'amertume les douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des maux de mon existence que la parue inguérissable. Je dois donc une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs. Londres, d'avril à septembre 1822. Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abbé Barthélémy. - Saint Ange. - Théâtre. Je me mariai à la fin de mars 1792, et le 20 avril, l'Assemblée législative déclara la guerre à François II, qui venait de succéder à son père Léopold ; le 10 du même mois, on avait béatifié à Rome Benoît Labre voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de la noblesse hors de France. D'un côté, les persécutions redoublèrent, de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester à leurs foyers sans être réputés poltrons il fallut m'acheminer vers le camp que j'étais venu chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille s'embarquèrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme et mes soeurs, Lucile et Julie. Nous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain, cul-de-sac Fétou, petit hôtel de Villette. Je me hâtai de chercher ma première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du savant abbé Barthélémy et du poète Saint-Ange. L'abbé a trop dessiné les gynécées d'Athènes d'après les salons de Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'était pas un homme sans talent ; le talent est un don, une chose isolée ; il se peut rencontrer avec les autres facultés mentales, il peut en être séparé Saint-Ange en fournissait la preuve ; il se tenait à quatre pour n'être pas bête, mais il ne pouvait s'en empêcher. Un homme dont j'admirais et dont j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre manquait d'esprit, et malheureusement son caractère était au niveau de son esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les Etudes de la nature par la borne de l'intelligence et par le défaut d'élévation d'âme de l'écrivain ! Rulhière était mort subitement, en 1791, avant mon départ pour l'Amérique. J'ai vu depuis sa petite maison à Saint-Denis, avec la fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces vers D'Egmont avec l'Amour visita cette rive Une image de sa beauté Se peignit un moment sur l'onde fugitive D'Egmont a disparu ; l'Amour seul est resté. Lorsque je quittai la France, les théâtres de Paris retentissaient encore du Réveil d ' Epiménide et de ce couplet J'aime la vertu guerrière De nos braves défenseurs, Mais d'un peuple sanguinaire Je déteste les fureurs. A l'Europe redoutables, Soyons libres à jamais Mais soyons toujours aimables Et gardons l'esprit français. A mon retour, il n'était plus question du Réveil d ' Epiménide ; et si le couplet eût été chanté, on aurait fait un mauvais parti à l'auteur. Charles IX avait prévalu. La vogue de cette pièce tenait principalement aux circonstances ; le tocsin, un peuple armé de poignards, la haine des rois et des prêtres offraient une répétiton à huis clos de la tragédie qui se jouait publiquement. Talma, débutant, continuait ses succès. Tandis que la tragédie rougissait les rues, la bergerie florissait au théâtre ; il n'était question que d'innocents pasteurs et de virginales pastourelles champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, âge d'or sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les roucoulants Tircis et les naïves tricoteuses qui sortaient du spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait joué le rôle de Colin, et mademoiselle Théroigne de Méricourt, celui de Babet. Les Conventionnels se piquaient d'être les plus bénins des hommes bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfants ; ils leur servaient de nourrices ; ils pleuraient de tendresse à leurs simples jeux, ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la pitié, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur de l'espèce humaine. Londres, d'avril à septembre 1822. Revu en décembre 1846. Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat. Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790 ; ce n'était plus la Révolution naissante, c'était un peuple marchant ivre à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées. L'apparence du peuple n'était plus tumultueuse, curieuse, empressée ; elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons afin de n'être pas aperçus, ou qui rodaient cherchant leur proie des regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d'âpres regards se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer. La variété des costumes avait cessé ; le vieux monde s'effaçait ; on avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui n'était alors que le dernier vêtement des condamnés à venir. Les licences sociales manifestées au rajeunissement de la France, les libertés de 1789, ces libertés fantasques et déréglées d'un ordre de choses qui se détruit et qui n'est pas encore l'anarchie, se nivelaient déjà sous le sceptre populaire on sentait l'approche d'une jeune tyrannie plébéienne, féconde, il est vrai, et remplie d'espérances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme caduc de l'ancienne royauté car le peuple souverain étant partout, quand il devient tyran, le tyran est partout ; c'est la présence universelle d'un universel Tibère. Dans la population parisienne se mêlait une population étrangère de coupe-jarrets du midi ; l'avant-garde des Marseillais, que Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de septembre, se faisait connaître à ses haillons, à son teint bruni, à son air de lâcheté et de crime, mais de crime d'un autre soleil in vultu vitium , au visage le vice. A l'Assemblée législative, je ne reconnaissais personne Mirabeau et les premières idoles de nos troubles, ou n'étaient plus, ou avaient perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisé par ma course en Amérique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut. Vue rétrospective. La fuite du Roi du 21 juin 1791, fit faire à la Révolution un pas immense. Ramené à Paris le 25 du même mois, il avait été détrôné une première fois, puisque l'Assemblée nationale déclara que les décrets auraient force de loi, sans qu'il fût besoin de la sanction ou de l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devançant le tribunal révolutionnaire, était établie à Orléans. Dès cette époque, madame Roland demandait la tête de la Reine, en attendant que la Révolution lui demandât la sienne. L'attroupement du Champ-de-Mars avait eu lieu contre le décret qui suspendait le Roi de ses fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de déclarer la déchéance de Louis XVI ; si elle eut eu lieu, le crime du 21 janvier n'aurait pas été commis ; la position du peuple français changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la couronne, et ils la perdirent ; ceux qui croyaient la perdre en demandant la déchéance, l'auraient sauvée. Presque toujours, en politique, le résultat est contraire à la prévision. Le 30 du même mois de septembre 1791, l'Assemblée constituante tint sa dernière séance ; l'imprudent décret du 17 mai précédent, qui défendait la réélection des membres sortants, engendra la Convention. Rien de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux affaires générales, que les résolutions particulières à des individus ou à des corps, alors même qu'elles sont honorables. Le décret du 29 septembre, pour le règlement des sociétés populaires, ne servit qu'à les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de l'Assemblée constituante ; elle se sépara le lendemain, et laissa à la France une révolution. Assemblée législative. - Clubs. L'Assemblée législative, installée le 1er octobre 1791, roula dans le tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles ensanglantèrent les départements ; à Caen, on se rassasia de massacres et l'on mangea le coeur de M. de Belzunce. Le Roi apposa son veto au décret contre les émigrés et à celui qui privait de tout traitement les ecclésiastiques non assermentés. Ces actes légaux augmentèrent l'agitation. Pétion était devenu maire de Paris. Les députés décrétèrent d'accusation, le 1er janvier 1791, les princes émigrés le 2, ils fixèrent à ce ler janvier le commencement de l'an IV de la liberté. Vers le 13 février, les bonnets rouges se montrèrent dans les rues de Paris, et la municipalité fit fabriquer des piques. Le manifeste des émigrés parut le 1er mars. L'Autriche armait. Paris était divisé en sections, plus ou moins hostiles les unes aux autres. Le 20 mars 1791 l'Assemblée législative adopta la mécanique sépulcrale, sans laquelle les jugements de la Terreur n'auraient pu s'exécuter. On l'essaya d'abord sur des morts, afin qu'elle apprît d'eux son oeuvre. On peut parler de cet instrument comme d'un bourreau puisque des personnes, touchées de ses bons services lui faisaient présent de sommes d'argent pour son entretien. L'invention de la machine à meurtre, au moment même où elle était nécessaire au crime est une preuve mémorable de cette intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la face des empires. Le ministre Roland à l'instigation des Girondins avait été appelé au conseil du Roi. Le 20 avril, la guerre fut déclarée au roi de Hongrie et de Bohême. Marat publia l' Ami du peuple , malgré le décret dont lui, Marat, était frappé. Le régiment Royal-Allemand et le régiment de Berchini désertèrent. Isnard parlait de la perfidie de la cour. Gensonné et Brissot dénonçaient le comité autrichien. Une insurrection éclata à propos de la garde du Roi, qui fut licenciée. Le 28 mai, l'Assemblée se forma en séances permanentes. Le 20 juin, le château des Tuileries fut forcé par les masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau ; le prétexte était le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des prêtres ; le Roi courut risque de la vie. La patrie était décrétée en danger, on brûlait en effigie M. de La Fayette. Les fédérés de la seconde fédération arrivaient ; les Marseillais, attirés par Danton, étaient en marche ; ils entrèrent dans Paris le 30 juillet, et furent logés par Pétion aux Cordeliers. Les Cordeliers. Auprès de la tribune nationale, s'étaient élevées deux tribunes concurrentes celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus formidable alors, parce qu'elle donna des membres à la fameuse Commune de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la formation de la Commune n'eût pas eu lieu, Paris faute d'un point de concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent devenues des pouvoirs rivaux. Le club des Cordeliers était établi dans ce monastère, dont une amende en réparation d'un meurtre avait servi à bâtir l'église sous saint Louis, en 1259 [Elle fut brûlée en 1850.] ; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux ligueurs. Il y a des lieux qui semblent être le laboratoire des factions " Avis fut donné, dit L'Estoile 12 juillet 1593, au duc de Mayenne, de deux cents Cordeliers, arrivés à Paris, se fournissant d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assemblés aux Cordeliers, se déchargèrent de leurs armes. " Les ligueurs fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le monastère des Cordeliers, comme une morgue. Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient été arrachés ; la basilique, écorchée, ne présentait plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église, où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune. Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus instruments de l'ancienne justice, instruments supplées par un seul, la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées par le bélier hydraulique. Le club des Jacobins épurés emprunta quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers. Orateurs. Les orateurs, unis pour détruire, ne s'entendaient ni sur les chefs à choisir, ni sur les moyens à employer ; ils se traitaient de gueux, de gitons, de voleurs, de massacreurs, à la cacophonie des sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout était appelé par son nom avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération, on ne démêlait que cela à travers l'argot sauvage dont les oreilles étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante, avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants les petites chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches s'éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin ; elles interrompaient les discours. On les rappelait d'abord à l'ordre par le tintamarre de l'impuissante sonnette ; mais ne cessant point leur criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire silence ; elles tombaient palpitantes, blessées et fatidiques, au milieu du Pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux des stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux, soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l'épaule ou les bras nus croisés. Les plus difformes de la bande obtenaient de préférence la parole. Les infirmités de l'âme et du corps ont joué un rôle dans nos troubles l'amour-propre en souffrance a fait de grands révolutionnaires. Marat et ses amis. D'après ces préséances de hideur, passait successivement, mêlée aux fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L'ancien médecin des gardes-du-corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat, les pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pérorait le premier en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de fou à la cour du peuple, il s'écriait, avec une physionomie plate et ce demi-sourire d'une banalité de politesse que l'ancienne éducation mettait sur toutes les faces " Peuple, il te faut couper deux cent soixante-dix mille têtes ! " A ce Caligula de carrefour succédait le cordonnier athée, Chaumette. Celui-ci était suivi du procureur-général de la lanterne , Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller public de meurtres, épuisé de débauches solitaire, léger républicain à calembours et à bons mots, diseur de gaudrioles de cimetière, lequel déclara qu'aux massacres de septembre, tout s ' était passé avec ordre . Il consentait à devenir Spartiate, pourvu qu'on laissât la façon du brouet noir au restaurateur Méot. Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre sous ces docteurs dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas de la chaire, il avait l'air d'une hyène habillée. Il haleinait les futures effluves du sang ; il humait déjà l'encens, des processions à ânes et à bourreaux , en attendant le jour ou, chassé du club dés Jacobins, comme voleur, athée, assassin, il serait choisi pour ministre. Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet populaire devenait le jouet de ses maîtres ils lui donnaient des nasardes, lui marchaient sur les pieds ; le bousculaient avec des huées, ce qui ne l'empêcha pas de devenir le chef de la multitude, de monter à l'horloge de l'hôtel-de-ville, d'y sonner le tocsin d'un massacre général, et de triompher au tribunal révolutionnaire. Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la Mort Chénier fit son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au divin auteur de l'Evangile, on lui dédia cette prière " Coeur de Jésus, coeur de Marat, ô sacré coeur de Jésus, ô sacré coeur de Marat ! " Ce coeur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du garde-meuble. On visitait dans un cénotaphe de gazon élevé sur la place du Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l'écritoire de la divinité. Puis le vent tourna l'immondice, versée de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidée à l'égout. Londres, d'avril à septembre 1822. Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine. Les scènes des Cordeliers, dont je fus, trois ou quatre fois le témoin, étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Eglantine, organisa les assassinats de septembre. Billaud de Varennes proposa de mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans ; un autre Conventionnel opina pour qu'on noyât tous les détenus ; Marat se déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les victimes " Je me f... des prisonniers ", répondit-il. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans les départements l'énormité perpétrée aux Carmes et à l'Abbaye. Prenons garde à l'histoire Sixte-Quint égala pour le salut des hommes le dévouement de Jacques Clément au mystère de l'Incarnation, comme on compara Marat au Sauveur du monde ; Charles IX écrivit aux gouverneurs des provinces d'imiter les massacres de la Saint Barthélémy, comme Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les Jacobins étaient des plagiaires ; ils le furent encore en immolant Louis XVI à l'instar de Charles Ier. Comme des crimes se sont trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s'est, très mal à propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la Révolution, dont ils n'étaient que les affreux pastiches d'une belle nature souffrante, des esprits passionnés ou systématiques n'ont admiré que la convulsion. Danton, plus franc que les Anglais, disait " Nous ne jugerons pas le Roi, nous le tuerons. " Il disait aussi " Ces prêtres, ces nobles, ne sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l'avenir. " Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune étendue de génie car elles supposent que l'innocence n'est rien, et que l'ordre moral peut être retranché de l'ordre politique sans le faire périr, ce qui est faux. Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait ; il ne s'était affublé du manteau révolutionnaire que pour arriver à la fortune. " Venez brailler avec nous ", conseillait-il à un jeune homme ; " quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez. " Il confessa que s'il ne s'était pas livré à la cour, c'est qu'elle n'avait pas voulu l'acheter assez cher effronterie d'une intelligence qui se connaît et d'une corruption qui s'avoue à gueule bée . Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été l'agent, Danton fut supérieur Robespierre, sans avoir, ainsi que lui, donné son nom à ses crimes. Il conservait le sens religieux " Nous n'avons pas ", disait-il, " détruit la superstition pour établir l'athéisme. " Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul qu'elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans les actions des hommes les coupables à imagination comme Danton semblent, en raison même de l'exagération de leurs dits et déportements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et dans le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au peuple pris collectivement, le peuple est un poète, auteur et acteur ardent de la pièce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excès ne sont pas tant l'instinct d'une cruauté native que le dire d'une foule enivrée de spectacles, surtout quand ils sont tragiques ; chose si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque chose de superflu donné au tableau et à l'émotion. Danton fut attrapé au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servit de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de répondre avec courage et noblesse, de faire hésiter le tribunal, de mettre en péril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement sur des forfaits par qui la puissance même de ses ennemis avait été créée, de s'écrier, saisi d'un stérile repentir " C'est moi qui ai fait instituer ce tribunal infâme j'en demande pardon à Dieu et aux hommes ! " phrase qui plus d'une fois a été pillée. C'était avant d'être traduit au tribunal, qu'il fallait en déclarer l'infamie. Il ne restait à Danton qu'à se montrer aussi impitoyable à sa propre mort qu'il l'avait été à celle de ses victimes, qu'à dresser son front plus haut que le coutelas suspendu c'est ce qu'il fit. Du théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination sur la foule, il dit au bourreau " Tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine. " Le chef de Danton demeura aux mains de l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres décapitées de ses victimes c'était encore de l'égalité. Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre d'Eglantine, périrent de la même manière que leur prêtre. A l'époque où l'on faisait des pensions à la guillotine, où l'on portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de fleur, une petite guillotine en or, ou un petit morceau de coeur de guillotiné, à l'époque où l'on vociférait Vive l ' enfer ! où l'on célébrait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, où l'on trinquait au néant ; où l'on dansait tout nu le chahut des trépassés, pour n'avoir pas la peine de se déshabiller en allant les rejoindre ; à cette époque, il fallait, en fin de compte, arriver au dernier banquet à la dernière facétie de la douleur. Desmoulins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville " Quel âge as-tu ? " lui demanda le président. " L'âge du sans-culotte Jésus ", répondit Camille bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ. Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver Robespierre, et racheter par son courage ses égarements. Il donna le signal de la réaction contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, pleine d'énergie en le rendant capable d'amour, le rendit capable de vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'éloquence à l'intrépide et grivoise ironie du tribun ; il assaillit d'un grand air les échafauds qu'il avait aidé à élever. Conformant sa conduite à ses paroles, il ne consentit point à son supplice ; il se colleta avec l'exécuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier gouffre qu'à moitié déchiré. Fabre d'Eglantine, auteur d'une pièce qui restera, montra, tout au rebours de Desmoulins une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prêté son ministère aux assassins du président Brisson, ne se pouvait résoudre à la corde. Il paraît qu'on n'apprend pas à mourir en tuant les autres. Les débats, aux Cordeliers, me constatèrent le fait d'une société dans le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assemblée constituante commencer le meurtre de la royauté, en 1789 et 1790 ; je trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livré en 1792 aux boyaudiers législateurs ils l'éventraient et le disséquaient dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers dépecèrent et brûlèrent le corps du Balafré dans les souterrains du château de Blois. De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en Amérique et une société mourante en Europe ; entre les forêts du Nouveau Monde et les solitudes de l'exil je n'avais pas compté quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s'étaient déjà épuisés avec elle. A la distance où je suis maintenant de leur apparition, il me semble, que descendu aux enfers dans ma jeunesse, j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du Cocyte elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d'Outre-Tombe. Londres, d'avril à septembre 1822. Opinion de M. de Malesherbes sur l'émigration. Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second voyage qui devait durer neuf ans ; je n'avais à faire avant qu'un autre petit voyage en Allemagne je courais à l'armée des Princes, je revenais en courant pourfendre la Révolution ; le tout étant terminé en deux ou trois mois. Je hissais ma voile et retournais au Nouveau-Monde avec une révolution de moins et un mariage de plus. Et cependant, mon zèle surpassait ma foi ; je sentais que l'émigration était une sottise et une folie " Pelaudé à toutes mains, dit Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin. " Mon peu de goût pour la monarchie absolue, ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais je nourrissais des scrupules, et bien que résolu de me sacrifier à l'honneur, je voulus avoir sur l'émigration l'opinion de M. de Malesherbes. Je le trouvai très animé les crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la tolérance politique de l'ami de Rousseau ; entre la cause des victimes et celle des bourreaux, il n'hésitait pas. Il croyait que tout valait mieux que l'ordre de choses alors existant ; il pensait dans mon cas particulier qu'un homme portant l'épée ne se pouvait dispenser de rejoindre les frères d'un Roi opprimé et livré à ses ennemis. Il approuvait mon retour d'Amérique et pressait mon frère de partir avec moi. Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des étrangers, sur les intérêts de la patrie, etc, etc. Il y répondit ; des raisonnements généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants. Il me présenta les Guelfes et les Gibelins s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape ; en Angleterre, les barons se soulevant contre Jean-sans-Terre. Enfin, de nos jours, il citait la république des Etats-Unis, implorant le secours de la France. " Ainsi, continuait M. de Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté et à la philosophie, les républicains et les protestants, ne se sont jamais crus coupables en empruntant une force qui pût donner la victoire à leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau-Monde serait-il aujourd'hui émancipé ? Moi, Malesherbes, moi qui vous parle, n'ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les négociations de Silas Deane, et pourtant Franklin était-il un traître ? La liberté américaine était-elle moins honorable parce qu'elle a été assistée par La Fayette et conquise par des grenadiers français ? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir, des garanties aux lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de l'équité, les règles de la justice, n'existe plus et rend l'homme à l'état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous. " Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands publicistes, développés par un homme tel que M. de Malesherbes, et appuyés de nombreux exemples historiques, me frappèrent sans me convaincre je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au point d'honneur. - J'ajouterai à ces exemples de M. de Malesherbes des exemples récents pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti républicain français est allé servir sous le drapeau des Cortès, et ne s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie ; les Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicité, en 1830 et 1831, les secours de la France, et les Portugais de la charte ont envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'étranger. Nous avons deux poids et deux mesures nous approuvons, pour une idée, un système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme. Londres, d'avril à septembre 1822. Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland Barrère à l'Ermitage. - Seconde Fédération du 14 juillet. - Préparatifs d'émigration. Ces conversations entre moi et l'illustre défenseur du Roi avaient lieu chez ma belle-soeur elle venait d'accoucher d'un second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom, Christian. J'assistai au baptême de cet enfant, qui ne devait voir son père et sa mère qu'à l'âge où la vie n'a point de souvenir, et apparaît de loin comme un songe immémorable. Les préparatifs de mon départ traînèrent. On avait cru me faire faire un riche mariage il se trouva que la fortune de ma femme était en rentes sur le clergé ; la nation se chargea de les payer à sa façon. Madame de Chateaubriand avait de plus, du consentement de ses tuteurs, prêté l'inscription d'une forte partie de ces rentes à sa soeur la comtesse du Plessis-Parscau, émigrée. L'argent manquait donc toujours ; il en fallut emprunter. Un notaire nous procura dix mille francs je les apportais en assignats chez moi, cul-de-sac Férou, lorsque je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre, le comte Achard. Il était grand joueur ; il me proposa d'aller aux salons de M... où nous pourrions causer le diable me pousse ; je monte, je joue, le perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première voiture venue. Je n'avais jamais joué le jeu produisit sur moi une espèce d'enivrement douloureux ; si cette passion m'eût atteint, elle m'aurait renversé la cervelle. L'esprit à moitié égaré, je quitte la voiture à Saint-Sulpice, et j'oublie mon portefeuille renfermant l'écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai laissé les dix mille francs dans un fiacre. Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non sans avoir envie de me jeter à l'eau ; je vais sur la place du Palais-Royal, où j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on m'indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier m'apprend que ce numéro appartient à un loueur de carrosses demeurant au haut du faubourg Saint-Denis. Je me rends à la maison de cet homme ; je demeure toute la nuit dans l'écurie, attendant le retour des fiacres il en arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien ; enfin, à deux heures du matin, je vois entrer mon char. A peine eus-je le temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes, éreintées se laissèrent choir sur la paille, raides, le ventre ballonné les jambes tendues comme si elles étaient mortes. Le cocher se souvint de m'avoir mené. Aprés moi, il avait chargé un citoyen qui s'était fait descendre aux Jacobins ; après le citoyen, une dame qu'il avait conduite rue de Cléry, n° 13 ; après cette dame, un monsieur qu'il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Martin. Je promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu, procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souveraineté. La demoiselle de la rue de Cléry affirma n'avoir rien vu dans le fiacre. J'arrive à la troisième station, sans aucune espérance le cocher donne, tant bien que mal le signalement du monsieur qu'il a voituré. Le portier s'écrie " C'est le Père tel ! " Il me conduit, à travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un récollet resté seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines écoute le récit que je lui fais. " Etes-vous ", me dit-il " le chevalier de Chateaubriand ? - Oui ", répondis-je " Voilà votre portefeuille ", répliqua-t-il " je vous l'aurais porté après mon travail ; j'y avais trouvé votre adresse. " Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son cloître, qui me rendit les quinte cents francs avec lesquels j'allais m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas émigré que serais- je devenu ? toute ma. vie était changée. Si je faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux être pendu. Ceci se passait le 16 juin 1792. Fidèle à mes instincts, j'étais revenu d'Amérique pour offrir mon épée à Louis XVI, non pour m'associer à des intrigues de parti. Le licenciement de la nouvelle garde du Roi, dans laquelle se trouvait Murat ; les ministères successifs, de Roland, de Dumouriez, de Duport du Tertre ; les petites conspirations de cour, ou les grands soulèvements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et mépris. J'entendais beaucoup parler de madame Roland, que je ne vis point ; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit extraordinaire. On la disait fort agréable ; reste à savoir si elle l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme montre une préoccupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu d'exemples. Madame Roland avait du caractère plutôt que du génie le premier peut donner le second, le second ne peut donner le premier. Le 19 juin, j'étais allé à la vallée de Montmorency, visiter l'Ermitage de Rousseau non que je me plusse au souvenir de madame d'Epinay et de cette société factice et dépravée ; mais je voulais dire adieu à la solitude d'un homme antipathique par ses moeurs à mes moeurs, bien que doué d'un talent dont les accents remuaient ma jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'étais encore à l'Ermitage ; j'y rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu désert pendant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu'ils étaient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde l'un était M. Maret, de l'empire ; l'autre, M. Barrère, de la République. Le gentil Barrère était venu, loin du bruit, dans sa philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport duquel la Convention décréta que la Terreur était à l ' ordre du jour , échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux têtes ; du fond du baquet de sang, sous l'échafaud, on l'entendait seulement croasser la mort ! Barrère était de l'espèce de ces tigres qu'Open fait naître du souffle léger du vent Zéphyr vé Favoni aura . Ginguené, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient charmés de la journée du 20 juin. Laharpe continuant ses leçons au Lycée, criait d'une voix de Stentor " Insensés ! vous répondiez à toutes les représentations du peuple Les baïonnettes ! les baïonnettes ! Eh bien ! les voilà les baïonnettes ! " Quoique mon voyage en Amérique m'eût rendu un personnage moins insignifiant, je ne me pouvais élever à une si grande hauteur de principes et d'éloquence. Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la Société monarchique . Mon frère faisait partie d'un club d' enragés . Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de Vienne et de Berlin ; déjà une affaire assez chaude avait eu lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mons. Il était plus que temps de prendre une détermination. Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passeports pour Lille nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les fournitures pour l'armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom bien que de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les jardins de Tivoli, avec la famille de Rosambo, mes soeurs et ma femme. Tivoli appartenait à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de Malesherbes. Vers la fin de la journée, nous vîmes errer à la débandade bon nombre fédérés, sur les chapeaux desquels était écrit à la craie " Portion, ou la mort ! " Tivoli, point de départ de mon exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de fêtes. Nos parents se séparèrent de nous sans tristesse ; ils étaient persuadés que nous faisions un voyage d'agrément. Mes quinze cents francs retrouvés semblaient un trésor suffisant pour me ramener triomphant à Paris. Londres, d'avril à septembre 1822. J'émigre avec mon frère. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la frontière. Le 15 juillet à six heures du matin, nous montâmes en diligence nous avions arrêté nos places dans le cabriolet auprès du conducteur ; le valet de chambre que nous étions censés ne pas connaître, s'enfourna dans le carrosse, avec les autres voyageurs. Saint-Louis était somnambule ; il allait la nuit chercher son maître dans Paris, les yeux ouverts, mais parfaitement endormi. Il déshabillait mon frère, le mettait au lit, toujours dormant, répondant à tout ce qu'on lui disait pendant ses attaques " Je sais, je sais ", ne s'éveillant que quand on lui jetait de l'eau froide au visage ; homme d'une quarantaine d'années, haut de près de six pieds, et aussi laid qu'il était grand. Ce pauvre garçon, très-respectueux, n'avait jamais servi d'autre maître que mon frère ; il fut tout troublé, lorsqu'au souper, il lui fallut s'asseoir à la table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, parlant d'accrocher les aristocrates à la lanterne, augmentaient sa frayeur. L'idée qu'au bout de tout cela, il serait obligé de passer à travers l'armée autrichienne, pour s'aller battre à l'armée des Princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta dans la diligence ; nous rentrâmes dans le coupé. Au milieu de la nuit nous entendons les voyageurs crier, la tête à la portière " Arrêtez, postillon, arrêtez ! " on arrête, la portière de la diligence s'ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d'hommes " Descendez, citoyen, descendez ! on n'y tient pas, descendez, cochon ! c'est un brigand ! descendez, descendez ! " Nous descendons aussi. Nous voyons Saint-Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant, promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à fuir à toutes jambes sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le pouvions réclamer car nous nous serions trahis ; il le fallut abandonner à sa destinée. Pris et appréhendé au premier village, il déclara qu'il était le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et qu'il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de brigade en brigade chez le président de Rosambo les dépositions de ce malheureux homme servirent à prouver notre émigration, et à envoyer mon frère et ma belle-soeur à l'échafaud. Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt fois toute l'histoire " Cet homme avait l'imagination troublée ; il rêvait tout haut ; il disait des choses étranges ; c'était sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice. " Les citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éventails de papier vert à la Constitution . Nous reconnûmes aisément dans ces récits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin. Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au-delà de la frontière. L'émigration avait ses agents de salut qui devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti monarchique était encore puissant, la question non décidée ; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l'événement. Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes nous nous arrêtâmes dans une maison écartée, et nous ne nous mîmes en route qu'à dix heures du soir lorsque la nuit fut tout à fait close ; nous ne portions rien avec nous ; nous avions une petite canne à la main ; il n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les forêts américaines. Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la campagne ; nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrevîmes de loin des cavaliers isolés, immobiles et l'arme au poing ; nous ouîmes des pas de chevaux dans des chemins creux, en mettant l'oreille à terre, nous entendîmes le bruit régulier d'une marche d'infanterie. Après trois heures d'une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur la pointe du pied, nous arrivâmes au carrefour d'un bois où quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous criâmes " Officiers qui vont rejoindre les Princes ! " Nous demandâmes à être conduits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et nous emmena. Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes nationaux sous nos redingotes, et insultèrent les couleurs que la France allait faire porter à l'Europe vassale. Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis résida pendant les premières années de son règne il partit de Tournay avec ses compagnons, appelé qu'il était à la conquête des Gaules " Les armes attirèrent à elles tous les droits ", dit Tacite. Dans cette ville d'où sortit en 486 le premier roi de la première race, pour former sa longue et puissante monarchie, j'ai passé en 1792 pour aller rejoindre les princes de la troisième race sur le sol étranger, et j'y repassai en 1814, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du premier roi des Franks omnia migrant . Arrivé à Tournay, je laissai mon frère se débattre avec les autorités, et sous la garde d'un soldat je visitai la cathédrale. Jadis Odon d'Orléans, scolastique de cette cathédrale, assis pendant la nuit devant le portail de l'église, enseignait à ses disciples le cours des astres, leur montrant du doigt la voie lactée et les étoiles. J'aurais mieux aimé trouver à Tournay ce naïf astronome du onzième siècle que des Pandours. Je me plais à ces temps où les chroniques m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait été métamorphosé en âne c'est ce qui pensa m'arriver à moi-même, comme on l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes maîtresses de lecture. Hildebert, en 1114, a remarqué une fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé c'était peut-être Cérès. La Meuse, que j'allais bientôt traverser fut suspendue en l'air l'année 1118, témoins Guillaume de Nangis et Albéric. Rigord assure que l'an 1194, entre Compiègne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grêle entremêlée de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu. Si la tempête, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait éteindre une chandelle sur la fenêtre du prieuré de Saint-Michel de Camissa, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocèse d'Uzès une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place lorsqu'on y jetait quelque chose de sale les consciences d'aujourd'hui ne se dérangent pas pour si peu. - Lecteur,. je ne perds pas de temps ; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en attendant mon frère qui négocie le voici ; il revient après s'être expliqué, à la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est permis de nous rendre à Bruxelles, exil acheté par trop de soin. Londres, d'avril à septembre 1822. Bruxelles. - Dîner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - Départ pour l'armée des princes. - Route. - Rencontre de l'armée prussienne. - J'arrive à Trève. Bruxelles était le quartier-général de la haute émigration les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides-de-camp, attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout neufs ils paradaient de toute la rigueur de leur légèreté. Des sommes considérables qui les auraient pu faire vivre pendant quelques années, ils les mangèrent en quelques jours ce n'était pas la peine d'économiser, puisqu'on serait incessamment à Paris... Ces brillants chevaliers se préparaient par les succès de l'amour à la gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient dédaigneusement cheminer à pied, le sac sur le dos, nous, petits gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils nous avaient envoyées et que nous leur remettions en passant, nous contentant de nos épées. Je trouvai à Bruxelles mon petit bagage, arrivé en fraude avant moi il consistait dans mon uniforme du régiment de Navarre, dans un peu de linge et dans mes précieuses paperasses, dont je ne pouvais me séparer. Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil ; j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui meurt en ce moment ; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix d'or ; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois, et Rivarol que je n'ai vu que cette unique fois dans ma vie. On ne l'avait point nommé ; je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il disait, à propos des révolutions " Le premier coup porte sur le Dieu, le second ne frappe plus qu'un marbre insensible. " J'avais repris l'habit d'un mesquin sous-lieutenant-d'infanterie ; je devais partir en sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer ; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol ; le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, le satisfit " D'où vient votre frère le chevalier ? " dit-il à mon frère. Je répondis " De Niagara. " Rivarol s'écria " De la cataracte ! " Je me tus. Il hasarda un commencement de question " Monsieur va... ? - Où l'on se bat ", interrompis-je. On se leva de table. Cette émigration fate m'était odieuse ; j'avais hâte de voir mes pairs, des émigrés comme moi, à six cents livres de rentes. Nous étions bien stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent et si nous eussions obtenu des succès, ce n'est pas nous qui aurions profité de la victoire. Mon frère resta à Bruxelles, auprès du baron de Montboissier dont il devint l'aide de camp ; je partis seul pour Coblentz. Rien de plus historique que le chemin que je suivis ; il rappelait partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je traversai Liège, une de ces républiques municipales, qui tant de fois se soulevèrent contre leurs évêques ou contre les comtes de Flandre. Louis XI, allié des Liégeois, fut obligé d'assister au sac de leur ville, pour échapper à sa ridicule prison de Péronne. J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent leur gloire à de pareilles choses. En 1792, les relations entre Liège et la France étaient plus paisibles l'abbé de Saint-Hubert était obligé d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du roi Dagobert. A Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France le drap mortuaire qui servait à l'enterrement d'un monarque très-chrétien était envoyé au tombeau de Charlemagne, comme un drapeau-lige au fief dominant. Nos Rois prêtaient ainsi foi et hommage, en prenant possession de l'héritage de l'Eternité ; ils juraient, entre les genoux de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient fidèles, après lui avoir donné le baiser féodal sur la bouche. Du reste, c'était la seule suzeraineté dont la France se reconnût vassale. La cathédrale d'Aix-la Chapelle fut bâtie par Karl-le-Grand et consacrée par Léon III. Deux prélats, ayant manqué à la cérémonie, ils furent remplacés par deux évêques de Maëstricht, depuis longtemps décédés, et qui ressuscitèrent exprès. Charlemagne, ayant perdu une belle maîtresse, pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait point séparer. On attribua cette passion à un charme la jeune morte examinée, une petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut jetée dans un marais ; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna de le combler, il y bâtit un palais et une église, pour passer sa vie dans l'un et sa mort dans l'autre. Les autorités sont ici l'archevêque Turpin et Pétrarque. A Cologne, j'admirai la cathédrale si elle était achevée, ce serait le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines étaient les peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs basiliques ; ils se glorifiaient du titre de maître-maçon, caementarius . Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des démocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque tout, avaient été des gentilshommes. Cologne me remit en mémoire Caligula et Saint Bruno j'ai vu le reste des digues du premier à Baïes, et la cellule abandonnée du second à la Grande-Chartreuse. Je remontai le Rhin jusqu'à Coblentz Confluentia . L'armée des Princes n'y était plus. Je traversai ces royaumes vides inania regna ; je vis cette belle vallée du Rhin, le Tempé des muses barbares, où des chevalier apparaissaient autour des ruines de leurs châteaux, où l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre doit survenir. Entre Coblentz et Trèves, je tombai dans l'armée prussienne je filais le long de la colonne, lorsque, arrivé à la hauteur des gardes, je m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne ; le roi et le duc de Brunswick occupaient le centre du carré, composé des vieux grenadiers de Frédéric. Mon uniforme blanc attira les yeux du roi ; il me fit appeler le duc de Brunswick et lui mirent le chapeau à la main, et saluèrent l'ancienne armée française dans ma personne. Ils me demandèrent mon nom, celui de mon régiment, le lieu où j'allais rejoindre les Princes. Cet accueil militaire me toucha je répondis avec émotion qu'ayant appris en Amérique le malheur de mon Roi, j'étais revenu pour verser mon sang à son service. Les officiers et généraux qui environnaient Frédéric-Guillaume firent un mouvement approbatif et le monarque prussien me dit " Monsieur, on reconnaît toujours les sentiments de la noblesse française. " Il ôta de nouveau son chapeau, resta découvert et arrêté, jusqu'à ce que j'eusse disparu derrière la masse des grenadiers. On crie maintenant contre les émigrés ; ce sont des tigres qui déchiraient le sein de leur mère ; à l'époque dont je parle, on s'en tenait aux vieux exemples, et l'honneur comptait autant que la patrie. En 1792, la fidélité au serment passait encore pour un devoir ; aujourd'hui, elle est devenue si rare qu'elle est regardée comme une vertu. Une scène étrange, qui s'était déjà répétée pour d'autres que moi, faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre à Trèves, où l'armée des Princes était parvenue " J'étais un de ces hommes qui attendent l'événement pour se décider. Il y avait trois ans que j'aurais dû être au cantonnement ; j'arrivais quand la victoire était assurée. On n'avait pas besoin de moi ; on n'avait déjà que trop de ces braves après combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie désertaient ; l'artillerie même passait en masse et si cela continuait, on ne saurait que faire de ces gens-là. " Prodigieuse illusion des partis ! Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand il me prit sous sa protection, assembla les Bretons et plaida, ma cause. On me fit venir ; je m'expliquai je dis que j'arrivais, de l'Amérique pour avoir l'honneur de servir avec mes camarades ; que la campagne était ouverte, non commencée, de sorte que j'étais encore à temps pour le premier feu ; qu'au surplus, je me retirerais, si on l'exigeait, mais après avoir obtenu raison d'une insulte non méritée. L'affaire s'arrangea comme j'étais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je n'eus plus que l'embarras du choix. Armée des Princes. - Amphithéâtre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV. L'armée des Princes était composée de gentilshommes, classés par provinces et servant en qualité de simples soldats la noblesse remontait à son origine et à l'origine de la monarchie, au moment même où cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard retourne à l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers émigrés de divers régiments, également redevenus soldats de ce nombre étaient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le marquis de Mortemart. Je fus bien tenté de m'enrôler avec La Martinière, dût-il encore être amoureux ; mais le patriotisme armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septième compagnie bretonne, que commandait M. de Gouyon-Miniac. La noblesse de ma province avait fourni sept compagnies. On en comptait une huitième de jeunes gens du tiers-état l'uniforme gris-de-fer de cette dernière compagnie différait de celui des sept autres, couleur bleu-de-roi avec retroussis à l'hermine. Des hommes attachés à la même cause et exposés aux mêmes dangers perpétuaient leurs inégalités politiques par des signalements odieux les vrais héros étaient les soldats plébéiens, puisqu'aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur sacrifice. Dénombrement de notre petite armée Infanterie de soldats nobles et d'officiers ; quatre compagnies de déserteurs, habillés des différents uniformes des régiments dont ils provenaient ; une compagnie d'artillerie ; quelques officiers du génie, avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres l'artillerie et le génie, qui embrassèrent presqu'en entier la cause de la Révolution, en firent le succès au dehors. Une très belle cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de Rochefort et de Toulon appuyait notre infanterie. L'émigration générale de ces derniers officiers, replongea la France maritime dans cette faiblesse dont Louis XVI l'avait retirée. Jamais, depuis Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'étaient montrées avec plus de gloire. Mes camarades étaient dans la joie ; moi j'avais les larmes aux yeux, quand je voyais passer ces dragons de l'Océan, qui ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humilièrent les Anglais et délivrèrent l'Amérique. Au lieu d'aller chercher des continents nouveaux pour les léguer à la France, ces compagnons de La Pérouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le cheval consacré à Neptune ; mais ils avaient changé d'élément, et la terre n'était pas à eux. En vain leur commandant portait à leur tête le pavillon déchiré de la Belle-Poule , sainte relique du drapeau blanc aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'où était tombée la victoire. Nous avions des tentes ; du reste nous manquions de tout. Nos fusils, de manufacture allemande armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, nous cassaient l'épaule, et souvent n'étaient pas en état de tirer. J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne s'abattait pas. Nous demeurâmes deux jours à Trèves. Ce me fut un grand plaisir de voir des ruines romaines, après avoir vu les ruines sans nom de l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagée, dont Salvien disait " Fugitifs de Trèves, vous demandez aux Empereurs où est le théâtre et le cirque que ne demandez-vous où est la ville, où est le peuple ? " Theatra igitur quaeritis, circum a principibus postulatis ? cui, quaeso, statui, cui populo, cui civitati ? Fugitifs de France, où était le peuple pour qui nous voulions rétablir les monuments de saint Louis ? Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines ; je tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique ; j'en déposais les pages séparées sur l'herbe autour de moi, je relisais et corrigeais une description de forêt, un passage d' Atala , dans les décombres d'un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille clissée [clisser mettre des clisses Petites claies d'osier, de jonc., garnir, revêtir de clisses. Ex. revêtir une bouteille avec des brins d'osier choisis pour cet usage.] et de mon petit Homère, me faisait cracher le sang. J'essayais de fourrer Atala avec mes inutiles cartouches dans ma giberne ; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les feuilles débordantes des deux côtés du couvercle de cuir. La Providence vint à mon secours une nuit, ayant couché dans un grenier à foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac à mon réveil ; on avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu cet accident, en assurant ma gloire, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient entre mes deux épaules m'auraient rendu poitrinaire. " Combien ai-je de chemises ? " disait Henri IV à son valet de chambre. " Une douzaine, Sire, encore y en a-t-il de déchirées. - Et de mouchoirs, est-ce pas huit que j'ai ? - Il n'y en a pour cette heure que cinq. " Le Béarnais gagna la bataille d'Ivry sans chemises ; je n'ai pu rendre son royaume à ses enfants en perdant les miennes. Londres, d'avril à septembre 1822. Vie de soldat. - Dernière représentation de l'ancienne France militaire. L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq à six lieues par jour. Le temps était affreux ; nous cheminions au milieu de la pluie et de la fange, en chantant O Richard ! ô mon roi ! où Pauvre Jacques ! Arrivés à l'endroit du campement,.n'ayant ni fourgons, ni vivres, nous allions avec des ânes, qui suivaient la colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les fermes et les villages. Nous payions très scrupuleusement ; je subis néanmoins une faction correctionnelle, pour avoir pris, sans y penser, deux poires dans le jardin d'un château. " Un grand clocher, une grande rivière et un grand seigneur dit le proverbe, sont de mauvais voisins. " Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous étions sans cesse obligés de battre la toile afin d'en élargir les fils et d'empêcher l'eau de la traverser. Nous étions dix soldats par tente, chacun à son tour était chargé du soin de la cuisine celui-ci allait à la viande, celui-ci au pain, celui-ci au bois, celui-ci à la paille. Je faisais la soupe à merveille ; j'en recevais de grands compliments, surtout quand je mêlais à la ratatouille du lait et des choux, à la mode de Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois à braver la. fumée, de sorte que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et mouillées. Cette vie de soldat est très amusante ; je me croyais encore parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l'écot. Une chose me fatiguait, c'était de laver mon linge ; il le fallait, et souvent car les obligeants voleurs ne m'avaient laissé qu'une chemise empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord d'un ruisseau, la tête en bas et les reins en l'air, il me prenait des étourdissements ; le mouvement des bras me causait une douleur insupportable à la poitrine. J'étais obligé de m'asseoir parmi les prêles et les cressons, et au milieu du mouvement de la guerre, je m'amusais à voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le bandeau de l'Amour par une bergère ; cette bergère m'eût été bien utile pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes Floridiennes. Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même âge, de la même taille, de la même force. Bien différente était la nôtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout ridicule qu'il paraissait avait quelque chose d'honorable et de touchant parce qu'il était animé de convictions sincères ; il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière représentation d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux gentilshommes, à mine sévère, à poil gris, habit déchiré, sac sur le dos, fusil en bandoulière, se traînant avec un bâton et soutenus sous le bras par un de leurs fils ; j'ai vu M. de Boishue, le père de mon camarade massacré aux Etats de Rennes auprès de moi, marcher seul et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers à la pointe de sa baïonnette, de peur de les user ; j'ai vu de jeunes blessés couchés sous un arbre, et un aumônier en redingote et en étole, à genoux à leur chevet, les envoyant à Saint Louis dont ils s'étaient efforcés de défendre les héritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des Princes, faisait la guerre à ses dépens tandis que les décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos mères dans les cachots. Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d'aujourd'hui si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d'eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais vu mourir les idées principes, moeurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours. Et pourtant, France du dix-neuvième siècle, apprenez à estimer cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre tour et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des idées surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus ; ne les reniez pas, vous êtes sortis de leur sang. S'ils n'eussent été généreusement fidèles aux antiques moeurs, vous n'auriez pas puisé dans cette fidélité native l'énergie qui a fait votre gloire dans les moeurs nouvelles ; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une transformation de vertu. Londres, d'avril à septembre 1822. Commencement du siège de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais. Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant et riche. A l'état-major, on ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides-de-camp. Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères du Guesclin. Les aides-de-camp nous étaient devenus odieux ; quand il y avait quelque affaire devant Thionville, nous criions " En avant, les aides-de-camp ! " comme les patriotes criaient " En avant, les officiers ! " J'éprouvai un saisissement de coeur, lorsqu'arrivés par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces bois étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre j'eus comme une espèce de révélation de l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des illusions de mes camarades, ni relativement à la cause qu'ils soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se berçaient ; j'étais là comme Falkland dans l'armée de Charles Ier. Il n'y avait pas un chevalier de la Manche, malade, éclopé, coiffé d'un bonnet de nuit sous son castor à trois cornes, qui ne se crût très fermement capable de mettre en fuite, à lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source de prodiges à une autre époque, ne m'avait pas atteint je ne me sentais pas aussi convaincu de la force de mon invincible bras. Nous surgîmes invaincus à Thionville, le 1er septembre ; car, chemin faisant, nous ne rencontrâmes personne. La cavalerie campa à droite, l'infanterie à gauche du grand chemin qui conduisait à la ville du côté de l'Allemagne De l'assiette du camp on ne découvrait pas la forteresse ; mais à six cents pas en avant, on arrivait à la crête d'une colline d'où l'oeil plongeait dans la vallée de la Moselle. Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps autrichien du prince de Waldeck, et la gauche de la même infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge et de Royal-Allemand. Nous nous retranchâmes sur le front par un fossé, le long duquel étaient rangés les faisceaux d'armes. Les huit compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, mes camarades. Ces travaux, qui durèrent trois jours, étant achevés, Monsieur et le comte d'Artois arrivèrent ; ils firent la reconnaissance de la place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen la semblât vouloir rendre. Comme le grand Condé, nous n'avions pas gagné la bataille de Rocroi, ainsi nous ne pûmes nous emparer de Thionville ; mais nous ne fûmes pas battus sous ses murs, comme Feuquières. On se logea sur la voie publique, dans la tête d'un village servant de faubourg à la ville, en dehors de l'ouvrage à cornes qui défendait le pont de la Moselle. On se fusilla de maison en maison ; notre poste se maintint en possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point à cette première affaire ; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie était commandée pour une batterie à établir au bord d'un bois qui coiffait le sommet d'une colline. Sur la déclivité de cette colline, des vignes descendaient jusqu'à la plaine adhérente aux fortifications extérieures de Thionville. L'ingénieur qui nous dirigeait nous fit élever un cavalier gazonné, destiné à nos canons ; nous filâmes un boyau parallèle, à ciel ouvert, pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient lentement, car nous étions tous, officiers jeunes et vieux, peu accoutumés à remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous ; il nous incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter ; deux pièces de huit et un obusier à la Cohorn, qui n'avait pas la portée, étaient toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançâmes tomba en dehors des glacis ; il excita les huées de la garnison. Peu de jours après, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, toutes les vingt-quatre heures, relevés à cette batterie. Les assiégés se disposèrent à l'attaquer. On remarquait avec le télescope du mouvement sur les remparts. A l'entrée de la nuit, on vit une colonne sortir par une poterne et gagner la lunette à l'abri du chemin couvert. Ma compagnie fut commandée de renfort. A la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagèrent l'action dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville ; puis, tournant à gauche, ils vinrent à travers les vignes prendre notre batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu ; nous marchâmes la baïonnette en avant. Les assaillants se retirèrent je ne sais pourquoi ; s'ils eussent tenu, ils nous enlevaient. Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais, capitaine d'une des compagnies bretonnes. Je lui portai malheur la balle qui lui ôta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle raideur, qu'elle lui perça les deux tempes. sa cervelle me sauta au visage. Inutile et noble victime d'une cause perdue ! Quand le maréchal d'Aubeterre tint en 17.. les Etats de Bretagne, il passa chez M. de La Baronnais le père, pauvre gentilhomme, demeurant à Dinard, près de Saint-Malo ; le maréchal, qui l'avait supplié de n'inviter personne, aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda amicalement son hôte. " Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je n'ai à dîner que mes enfants. " M. de La Baronnais avait vingt-deux garçons et une fille, tous de la même mère. La Révolution a fauché, avant la maturité, cette riche moisson du père de famille. Londres, d'avril à septembre 1822. Continuation du siège. - Contastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Rencontre imprévue. - Effets d'un boulet et d'une bombe. Le corps autrichien de Waldeck commença d'opérer. L'attaque devint plus vive de notre côté. C'était un beau spectacle la nuit des pots-à-feu illuminaient les ouvrages de la place, couverts de soldats ; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en l'air, décrivaient une parabole de lumière. Dans les intervalles des détonations, on entendait des roulements de tambour, des éclats de musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de Thionville et à nos postes ; malheureusement, ils criaient en français dans les deux camps " Sentinelles, prenez garde à vous ! " Si les combats avaient lieu à l'aube, il arrivait que l'hymne de l'alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les canons qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux hommes. Il en était de même lorsque je rencontrais quelques tués parmi des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, à quelques pas des violences de la guerre, je trouvais de petites statues de saints et de Vierge. Une chevrière, un pâtre, un mendiant portant besace agenouillés devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine dont l'image demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curé était aveugle ; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les bonnes oeuvres, comme un grenadier sur le champ de bataille. Le vicaire donnait la communion pour son curé, parce que celui-ci n'aurait pu déposer la sainte hostie sur les lèvres des communiants. Pendant cette cérémonie, et du sein de la nuit, il bénissait la lumière ! Nos pères croyaient que les patrons des hameaux, Jean le Silentiaire , Dominique l' Encuirassé , Jacques l" Intercis , Paul le Simple , Basle l' Ermite , et tant d'autres n'étaient point étrangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protégées. Le jour même de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent, à Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et dérobèrent les vases sacrés. Le sacristain se présente devant la châsse du bienheureux évêque, et lui dit en gémissant " Germain, où étais-tu, lorsque ces brigands ont osé violer ton sanctuaire ? " Une voix sortant de la châsse répondit " J'étais auprès de Cisoing, non loin du pont de Bouvines ; avec d'autres saints, j'aidais les Français et leur Roi à qui une victoire éclatante a été donnée par notre secours " Cui fait auxilio victoria praestita nostro . Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions jusqu'aux hameaux, sous les premiers retranchements de Thionville. Le village trans-Moselle du grand chemin était sans cesse pris et repris. Je me trouvai deux fois à ces assauts. Les patriotes nous traitaient d'ennemis de la liberté , d' aristocrates , de satellites de Capet ; nous les appelions brigands, coupe-têtes, traîtres et révolutionnaires . On s'arrêtait quelquefois, et un duel avait lieu au milieu des combattants devenus témoins impartiaux ; singulier caractère français que les passions mêmes ne peuvent étouffer ! Un jour, j'étais de patrouille dans une vigne, j'avais à vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis il regardait vivement autour de lui dans l'espoir de voir partir un patriote ; chacun était là avec ses moeurs. Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien entre ce camp et celui de la cavalerie de la marine se déployait le rideau d'un bois contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu ; la ville tirait trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'étions, ce qui explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les herbes ; je m'approche un homme étendu de tout son long, le nez en terre, ne présentait qu'un large dos. Je le crus blessé je le pris par le chignon du cou, et lui soulevai à demi la tête. Il ouvre des yeux effarés, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains ; j'éclate de rire c'était mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas vu depuis notre visite à madame de Chastenay. Couché à plat ventre au descendu d'une bombe, il lui avait été impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde à le mettre debout ; sa bedaine était triplée. Il m'apprit qu'il servait dans les vivres et qu'il allait proposer des boeufs au prince de Waldeck. Au reste il portait un chapelet ; Hugues Métel parle d'un loup qui vers l'an 1203 ou 1204 résolut d'embrasser l'état monastique ; mais n'ayant pu s'habituer au maigre, il se fit chanoine. En rentrant au camp, un officier du génie passa près de moi, menant son cheval par la bride ; un boulet atteint la bête à l'endroit le plus étroit de l'encolure et la coupe net ; la tête et le cou restent pendus à la main du cavalier qu'ils entraînent à terre de leur poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers de marine qui mangeaient assis en rond la gamelle disparut ; les officiers culbutés et ensablés criaient comme le vieux capitaine de vaisseau " Feu de tribord, feu de bâbord, feu partout ! feu dans ma perruque ! " Ces coups singuliers semblent appartenir à Thionville en 1558, François de Guise mit le siège devant cette place. Le maréchal Strozzi y fut tué parlant dans la tranchée audit sieur de Guise qui lui tenait lors la main sur l ' épaule . Londres, d'avril à septembre 1822. Marché du camp. Il s'était formé derrière notre camp une espèce de marché. Les paysans avaient amené des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeuraient sur les voitures les chevaux dételés mangeaient attachés à un bout des charrettes, tandis qu'on buvait à l'autre bout. Des fouées brillaient çà et là. On faisait frire des saucisses dans des poêlons, bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des crêpes sur des plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des galettes anisées, des pains de seigle d'un sou, des gâteaux de mats, des pommes vertes, des oeufs rouges et blancs, des pipes et du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de gros drap, marchandées par les passants, des villageoises, à califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun présentant sa tasse à la laitière et attendant son tour. On voyait rôder devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en uniforme. Des cantinières allaient criant en allemand et en français. Des groupes se tenaient debout, d'autres assis à des tables de sapin plantées de travers sur un sol raboteux. On s'abritait à l'aventure sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupés dans la forêt, comme à Pâques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes auraient pu facilement, à l'exemple de Majorien, enlever le chariot de la mariée Rapit esseda victor, Nubentemque nurum . Sidoine Apollinaire. On chantait, on riait, on fumait. Cette scène était extrêmement gaie la nuit, entre les feux qui l'éclairaient à terre et les étoiles qui brillaient au-dessus. Quand je n'étais ni de garde aux batteries ni de service à la tente, j'aimais à souper à la foire. Là recommençaient les histoires du camp ; mais animées de rogomme et de chère-lie, elles étaient beaucoup plus belles. Un de nos camarades, capitaine à brevet, dont le nom s'est perdu pour moi dans celui de Dinarzade que nous lui avions donné, était célèbre par ses contes. il eût été plus correct de dire Sheherazade , mais nous n'y regardions pas de si près. Aussitôt que nous le voyions, nous courions à lui, nous nous le disputions c'était à qui l'aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure dévalante, moustaches tristes, yeux faisant la virgule à l'angle extérieur, voix creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète militaire, entre le suicide et le luron Dinarzade, goguenard sérieux, ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il était le témoin obligé de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et n'interrompait sa narration que pour boire à même d'une bouteille, rallumer sa pipe ou avaler une saucisse. Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un tonneau penché vers nous sur une charrette dont les brancards étaient en l'air. Une chandelle collée à la futaille nous éclairait ; un morceau de serpillière tendu du bout des brancards à deux poteaux nous servait de toit. Dinarzade, son épée de guingois à la façon de Frédéric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les cantinières qui nous apportaient la pitance, restaient avec nous pour écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes qui formaient le choeur, accompagnait le récit des marques de sa surprise, de son approbation ou de son improbation. " Messieurs, disait le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert, qui vivait au temps du roi Jean ? " Et chacun de répondre " oui, oui. " Dinarzade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée. " Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous l'avez vu, était fort beau quand le vent rebroussait ses cheveux roux sur son casque, cela ressemblait à un tortis de filasse autour d'un turban vert. " L'assemblée " Bravo ! " " Par une soirée de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un château de Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce château demeurait la Dame des grandes compagnies . Elle reçut bien le chevalier, le fit désarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui à une table magnifique ; mais elle ne mangea point, et les pages servants étaient muets. " L'assemblée " Oh ! oh ! " " La dame, messieurs, était grande, plate, maigre et disloquée comme la femme du major ; d'ailleurs, beaucoup de physionomie et l'air coquet. Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on ne savait plus où l'on en était. Elle devint amoureuse du chevalier et le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en eût peur. " Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut recharger son brûle-gueule ; on le força de continuer " Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de quitter le château ; mais avant de partir, il requiert de la châtelaine l'explication de plusieurs choses étranges ; il lui faisait en même temps une offre loyale de mariage, si, toutefois elle n'était pas sorcière. " La rapière de Dinarzade était plantée droite et raide entre ses genoux. Assis et penchés en avant, nous faisions au-dessous de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammèches comme l'anneau de Saturne. Tout à coup Dinarzade s'écria comme hors de lui " Oui, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'était la Mort ! " Et le capitaine, rompant les rangs et s'écriant " La mort ! la mort ! " mit en fuite les cantinières. La séance fut levée le brouhaha fut grand et les rires prolongés. Nous nous rapprochâmes de Thionville, au bruit du canon de la place. Londres, d'avril à septembre 1822. Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle était ma compagne aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse. Le siège continuait, ou plutôt il n'y avait pas de siège, car on n'ouvrait point la tranchée et les troupes manquaient pour investir régulièrement la Place. On comptait sur des intelligences, et l'on attendait la nouvelle des succès de l'armée prussienne ou de celle de Clairfayt, avec laquelle se trouvait le corps français du duc de Bourbon. Nos petites ressources s'épuisaient ; Paris semblait s'éloigner. Le mauvais temps ne cessait ; nous étions inondés au milieu de nos travaux ; je m'éveillais quelquefois dans un fossé avec de l'eau jusqu'au cou le lendemain j'étais perclus. Parmi mes compatriotes, j'avais rencontré Ferron de La Sigonière, mon ancien camarade de classe à Dinan. Nous dormions mal sous notre pavillon ; nos têtes, dépassant la toile, recevaient la pluie de cette espèce de gouttière, je me levais et j'allais avec Ferron me promener devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'étaient pas aussi gaies que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, écoutant la voix des sentinelles, regardant les lumières des rues de nos tentes, de même que nous avions vu autrefois au collège les lampions de nos corridors. Nous causions du passé et de l'avenir, des fautes que l'on avait commises, de celles que l'on commettrait ; nous déplorions l'aveuglement des Princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec une poignée de serviteurs et raffermir par le bras de l'étranger la couronne sur la tête de leur frère. Je me souviens d'avoir dit à mon camarade, dans ces conversations, que la France voudrait imiter l'Angleterre, que le Roi périrait sur l'échafaud, et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d'accusation contre Louis XVI. Ferron fut frappé de ma prédiction c'est la première de ma vie. Depuis ce temps, j'en ai fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoutées ; l'accident était-il arrivé ? on se mettait à l'abri, et l'on m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prévu. Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l'intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité. Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée ; ce sont eux que j'ai retracés au sixième livre des Martyrs . Barbare de l'Armorique au camp des Princes, je portais Homère avec mon épée ; je préférais ma patrie, la pauvre, la petite île d ' Aaron, aux cent villes de la Crète . Je disais comme Télémaque " L'âpre pays qui ne nourrit que des chèvres m'est plus agréable que ceux où l'on élève des chevaux. " Mes paroles auraient fait rire le candide Ménélas, agaqos Menelaos . Londres, d'avril à septembre 1822. Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville. Le bruit se répandit qu'enfin on allait en venir à une action ; le prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du côté de la France. Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires, composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers régiments, furent commandés de service. Nous devions être soutenus de Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des différents corps des dragons qui couvraient notre gauche mon frère se trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait épousé une fille de M. de Malesherbes, soeur de madame de Rosambo, et par conséquent tante de ma belle-soeur. Nous escortions trois compagnies d'artillerie autrichienne avec des pièces de gros calibre et une batterie de trois mortiers. Nous partîmes à six heures du soir ; à dix, nous passâmes la Moselle, au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre amoena fluenta Subterlabentis tacito rumore Mosellae . Ausone. Au lever du jour, nous étions en bataille sur la rive gauche, la grosse cavalerie s'échelonnant aux ailes, la légère en tête. A notre second mouvement, nous nous formâmes en colonne et nous commençâmes de défiler. Vers neuf heures, nous entendîmes à notre gauche le feu d'une décharge. Un officier de carabiniers, accourant à bride abattue, vint nous apprendre qu'un détachement de l'armée de Kellermann était près de nous joindre et que l'action était déjà engagée entre les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait été frappé d'une balle au chanfrein ; il se cabrait en jetant l'écume par la bouche et le sang par les naseaux ce carabinier, le sabre à la main sur ce cheval blessé, était superbe. Le corps sorti de Metz manoeuvrait pour nous prendre en flanc ; il avait des pièces de campagne dont le tir entama le régiment de nos volontaires. J'entendis les exclamations de quelques recrues touchées du boulet ; ces derniers cris de la jeunesse arrachée toute vivante de la vie me firent une profonde pitié je pensai aux pauvres mères. Les tambours battirent la charge, et nous allâmes en désordre à l'ennemi. On s'approcha de si près que la fumée n'empêchait pas de voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme prêt à verser votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que donne la longue habitude des combats et de la victoire leurs mouvements étaient mous ils tâtonnaient ; cinquante grenadiers de la vieille garde auraient passé sur le ventre d'une masse hétérogène de vieux et jeunes nobles indisciplinés ; mille à douze cents fantassins s'étonnèrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie autrichienne, ils se retirèrent ; notre cavalerie les poursuivit pendant deux lieues. Une sourde et muette allemande, appelée Libbe ou Libba, s'était attachée à mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise sur l'herbe qui ensanglantait sa robe ses coudes étaient posés sur ses genoux pliés et relevés, sa main passée sous ses cheveux blonds épars appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou quatre tués, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle n'avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et n'entendait point les soupirs qui s'échappaient de ses lèvres quand elle regardait Armand ; elle n'avait jamais entendu le son de la voix de celui qu'elle aimait, et n'entendrait point le premier cri de l'enfant qu'elle portait dans son sein ; si le sépulcre ne renfermait que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y être descendue. Au surplus les champs de carnage sont partout ; au cimetière de l'Est, de Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps vous apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit à votre porte. Après une halte assez longue, nous reprîmes notre route, et nous arrivâmes à l'entrée de la nuit sous les murs de Thionville. Les tambours ne battaient point ; le commandement se faisait à voix basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie, se glissa le long des chemins et des haies jusqu'à la porte que nous devions canonner. L'artillerie autrichienne, protégée par notre infanterie, prit position à vingt-cinq toises des ouvrages avancés, derrière des gabions épaulés à la hâte. A une heure du matin, le 6 septembre, une fusée lancée du camp du prince de Waldeck, de l'autre côté de la place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la ville répondit vigoureusement. Nous tirâmes aussitôt. Les assiégés, ne croyant pas que nous eussions des troupes de ce côté et n'ayant pas prévu cette insulte, n'avaient rien aux remparts du midi ; nous ne perdîmes pas pour attendre la garnison arma une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos pièces. Le ciel était en feu ; nous étions ensevelis dans des torrents de fumée. Il m'arriva d'être un petit Alexandre exténué de fatigue, je m'endormis profondément presque sous les roues des affûts où j'étais de garde. Un obus crevé à six pouces de terre, m'envoya un éclat à la cuisse droite. Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma cuisse avec mon mouchoir. A l'affaire de la plaine deux balles avaient frappé mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala , en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi ; il lui restait à soutenir le feu de l'abbé Morellet. A quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa ; nous crûmes la ville rendue ; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions, après une marche accablante de trois jours. Le prince de Waldeck s'était approché jusqu'au bord des fossés qu'il avait essayé de franchir, espérant une reddition au moyen de l'attaque simultanée on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux Princes. Les Autrichiens, ayant tiré à barbette, perdirent un monde considérable ; le prince de Waldeck eut un bras emporté. Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de Thionville, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris ma femme et mes soeurs étaient plus en danger que moi. Londres ; d'avril à septembre 1822. Levée du siège. - Entré à Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-Vérole. Nous levâmes le siège de Thionville et nous partîmes pour Verdun, rendu le 2 septembre aux alliés. Longwy, patrie de François de Mercy, était tombé le 23 août. De toutes parts des festons et des couronnes attestaient le passage de Frédéric-Guillaume. Je remarquai, au milieu des paisibles trophées, l'aigle de Prusse attachée sur les fortifications de Vauban elle n'y devait pas rester longtemps, quant aux fleurs, elles allaient bientôt voir se faner comme elles les innocentes créatures qui les avaient cueillies. Un des meurtres les plus atroces de la Terreur, fut celui des jeunes filles de Verdun. " Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges parées pour une fête publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout à coup et furent moissonnées dans leur printemps ; la Cour des femmes avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil à celui qu'excita cette barbarie. " Verdun est célèbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de Grégoire de Tours, Deuteric, voulant dérober sa fille aux poursuites de Théodebert, la plaça dans un tombereau attelé de deux boeufs indomptés et la fit précipiter dans la Meuse. L'instigateur du massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide, Pons de Verdun, acharné contre sa ville natale. Ce que l' Almanach des Muses a fourni d'agents de la Terreur est incroyable ; la vanité des médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons révolte analogue des infirmités de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha à ses épigrammes émoussées la pointe d'un poignard. Fidèle apparemment aux traditions de la Grèce, le poète ne voulait offrir à ses dieux que le sang des vierges car la Convention décréta, sur son rapport, qu'aucune femme enceinte ne pouvait être mise en jugement. Il fit aussi annuler la sentence qui condamnait à mort madame de Bonchamp, veuve du célèbre général vendéen. Hélas ! nous autres royalistes à la suite des Princes, nous arrivâmes aux revers de la Vendée, sans avoir passé par sa gloire. Nous n'avions pas à Verdun, pour passer le temps, " cette fameuse comtesse de Saint-Balmont, qui, après avoir quitté les habits de femme, montait à cheval et servait elle-même d'escorte aux dames qui l'accompagnaient et qu'elle avait laissées dans son carrosse... " Nous n'étions pas passionnés pour le vieux gaulois , et nous ne nous écrivions pas des billets en langage d ' Amadis. Arnauld. La maladie des Prussiens se communiqua à notre petite armée ; j'en fus atteint. Notre cavalerie était allée rejoindre Frédéric-Guillaume à Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en heure l'ordre de nous porter en avant ; nous reçûmes celui de battre en retraite. Extrêmement affaibli, et ma gênante blessure ne me permettant de marcher qu'avec douleur, je me traînai comme je pus à la suite de ma compagnie, qui bientôt se débanda. Jean Balue, fils d'un meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son père avec un moine qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la ville du gué selon Saumaise ver dunum , je portais la besace de la monarchie, mais je ne suis devenu ni contrôleur des finances, ni évêque, ni cardinal. Si, dans les romans que j'ai écrits j'ai touché à ma propre histoire, dans les histoires que j'ai racontées j'ai placé des souvenirs de l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc de Berry, j'ai retracé quelques-unes des scènes qui s'étaient passées sous mes yeux " Quand on licencie une armée, elle retourne dans ses foyers ; mais les soldats de l'armée de Condé avaient-ils des foyers ? où les devait guider le bâton qu'on leur permettait à peine de couper dans les bois de l'Allemagne, après avoir déposé le mousquet qu'ils avaient pris pour la défense de leur Roi ? Il fallut se séparer. Les frères d'armes se dirent un dernier adieu, et prirent divers chemins sur la terre. Tous allèrent, avant de partir, saluer leur père et leur capitaine, le vieux Condé en cheveux blancs le patriarche de la gloire donna sa bénédiction à ses enfants, pleura sur sa tribu dispersée et vit tomber les tentes de son camp avec la douleur d'un homme qui voit, s'écrouler les toits paternels. " Moins de vingt ans après, le chef de la nouvelle armée française, Bonaparte, prit aussi congé de ses compagnons ; tant les hommes et les empires passent vite ! tant la renommée la plus extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun ! Nous quittâmes Verdun. Les pluies avaient défoncé les chemins ; on rencontrait partout caissons, affûts, canons embourbés, chariots renversés, vivandières avec leurs enfants sur leur dos, soldats expirants ou expirés dans la boue. En traversant une terre labourée, j'y restai enfoncé jusqu'aux genoux ; Ferron et un autre de mes camarades m'en arrachèrent malgré moi je les priais de me laisser là. Je préférais mourir. Le capitaine de ma compagnie, M. de Gouyon-Miniac, me délivra le 16 octobre, au camp près de Longwy, un certificat de congé fort honorable. A Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots attelés les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, les autres appuyés sur le nez étaient morts, et leurs cadavres se tenaient raidis entre les brancards on eût dit des ombres d'une bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je comptais faire, je lui répondis " Si je puis parvenir à Ostende, je m'embarquerai pour Jersey où je trouverai mon oncle de Bedée de là, je serai à même de rejoindre les royalistes de Bretagne. " La fièvre me minait ; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse enflée. Je me sentis saisi d'un autre mal. Après vingt-quatre heures de vomissements, une ébullition me couvrit le corps et le visage ; une petite-vérole confluente se déclara ; elle rentrait et sortait alternativement selon les impressions de l'air. Arrangé de la sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche que j'étais de dix-huit livres tournois ; tout cela pour la plus grande gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prêté mes six petits écus de trois francs, étant attendu à Luxembourg, me quitta. 1. Les Ardennes. - 2. Fourgons du prince de Ligne. - Femmes de Namur. - Je retrouve mon frère à Bruxelles. - Nos derniers adieux. - 3. Ostende. - Passage à Jersey. - On me met à terre à Guernesey. - La femme du pilote. - Jersey. - Mon oncle de Bedée et sa famille. - Description de l'île. - Le duc de Berry. - Parents et amis disparus. - Malheur de vieillir. - Je passe en Angleterre. - Dernière rencontre avec Gesril. - 4. Literary fund . - Grenier de Holborn. - Dépérissement de ma santé. - Visite aux médecins. - Emigrés à Londres. - 5. Pelletier. - Travaux littéraires. - Ma société avec Hingant. - Nos promenades. - Une nuit dans l'église de Westminster. - 6. Détresse. - Secours imprévu. - Logement sur un cimetière. - Nouveaux camarades d'infortune. - Nos plaisirs. - Mon cousin de La Bouëtardais. - 7. Fête somptueuse. - Fin de mes quarante écus. - Nouvelle détresse. - Table d'hôte. - Evêques. - Dîner à London-tavern. - Manuscrits de Camden. - 8. Mes occupations dans la province. - Mort de mon frère. - Malheurs de ma famille. - Deux Frances. - Lettres de Hingant. - 9. Charlotte. - 10. Retour à Londres. - 11. Rencontre extraordinaire. Londres, d'avril à septembre 1822. Revu en février 1845. Les Ardennes. En sortant d'Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de quatre sous, et me déposa à cinq lieues de là sur un tas de pierres. Ayant sautillé quelques pas à l'aide de ma béquille, je lavai le linge de mon éraflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite-vérole était complètement sortie et je me sentais soulagé. Je n'avais point abandonné mon sac dont les bretelles me coupaient les épaules. Je passai une première nuit dans une grange, et ne mangeai point. La femme du paysan, propriétaire de la grange, refusa le loyer de ma couchée ; elle m'apporta au lever du jour une grande écuellée de café au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoint par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac ; ils étaient aussi fort malades. Nous rencontrâmes des villageois ; de charrettes en charrettes, nous gagnâmes pendant cinq jours assez de chemin dans les Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixième jour, je me retrouvai seul. Ma petite-vérole blanchissait et s'aplatissait. Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps, j'aperçus une famille de bohémiens campée avec deux chèvres et un âne, derrière un fossé, autour d'un feu de brandes. A peine arrivais-je, je me laissai choir, et les singulières créatures s'empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse, puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire ma bonne aventure, en me demandant un petit sou ; c'était trop cher. Il était difficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont j'aurais été un digne fils, me quittèrent ; lorsque, à l'aube, je sortis de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière s'en était allée avec le secret de mon avenir. En échange de mon petit sou, elle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me rafraîchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le thym et la rosée ; mais je ne pouvais ni brouter , ni trotter , ni faire beaucoup de tours . Je me levai néanmoins dans l'intention de faire ma cour à l ' aurore elle était bien belle, et j'étais bien laid ; son visage rose annonçait sa bonne santé ; elle se portait mieux que le pauvre Céphale de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux, nous étions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-là ses pleurs étaient pour moi. Je m'enfonçai dans la forêt, je n'étais pas trop triste ; la solitude m'avait rendu à ma nature. Je chantonnais la romance de l'infortuné Cazotte Tout au beau milieu des Ardennes, Est un château sur le haut d'un rocher, etc., etc. N'était-ce point dans le donjon de ce château des fantômes, que le roi d'Espagne, Philippe II, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La Noue, qui eut pour grand-mère une Chateaubriand ? Philippe consentait à relâcher l'illustre prisonnier, si celui-ci consentait à se laisser crever les yeux ; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant il avait soif de retrouver sa chère Bretagne. Hélas ! j'étais possédé du même désir, et pour m'ôter la vue, je n'avais besoin que du mal dont il avait plu à Dieu de m'affliger. Je ne rencontrai pas sire Enguerrand venant d ' Espagne , mais de pauvres traîne-malheurs, de petits marchands forains qui avaient comme moi, toute leur fortune sur leur dos. Un bûcheron, avec des genouillères de feutre, entrait dans le bois il aurait dû me prendre pour une branche morte et m'abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes quelques bruants, espèce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient immobiles sur le cordon de pierres attentifs à l'émouchet qui planait circulairement dans le ciel. De fois à autre, j'entendais le son de la trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits à la glandée. Je me reposai à la hutte roulante d'un berger ; je n'y trouvai pour maître qu'un chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis à différentes distances autour des moutons ; le jour, ce pâtre cueillait des simples, c'était un médecin et un sorcier ; la nuit, il regardait les étoiles, c'était un berger chaldéen. Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de tragélaphes des chasseurs passaient à l'extrémité. Une fontaine sourdait à mes pieds ; au fond de cette fontaine, dans cette même forêt, Roland innamorato , non pas furioso , aperçut un palais de cristal rempli de dames et de chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit ses brillantes naïades, avait du moins laissé Bride d'Or au bord de la source ; si Shakespeare m'eût envoyé Rosalinde et le Duc exilé, ils m'auraient été bien secourables. Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idées affaiblies flottaient dans un vague non sans charme ; mes anciens fantômes, ayant à peine la consistance d'ombres trois quarts effacées, m'entouraient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des souvenirs ; je voyais dans un lointain indéterminé, et mêlées à des images inconnues, les formes aériennes de mes parents et de mes amis. Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumée bleue échappée du toit des chaumières, dans la cime des arbres, dans le transparent des nuées, dans les gerbes lumineuses du soleil traînant ses rayons sur les bruyères comme un râteau d'or. Ces apparitions étaient celles des Muses qui venaient assister à la mort du poète ma tombe, creusée avec le linteau de leurs lyres sous un chêne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au voyageur. Quelques gelinottes, fourvoyées dans le gîte des lièvres sous des troënes, faisaient seules, avec des insectes, quelques murmures autour de moi ; vies aussi légères, aussi ignorées que ma vie. Je ne pouvais plus marcher ; je me sentais extrêmement mal ; la petite-vérole rentrait et m'étouffait. Vers la fin du jour, je m'étendis sur le dos à terre, dans un fossé, la tête soutenue par le sac d' Atala , ma béquille à mes côtés, les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s'éteignaient avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l'astre qui avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes paternelles nous nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon toutes les vraisemblances, pour ne me réveiller jamais. Je m'évanouis dans un sentiment de religion le dernier bruit que j'entendis était la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil. Londres, d'avril à septembre 1822. Fourgons du prince de Ligne. - Femmes de Namur. - Je retrouve mon frère à Bruxelles. - Nos derniers adieux. Il paraît que je demeurai à peu près deux heures en défaillance. Les fourgons du prince de Ligne vinrent à passer ; un des conducteurs s'étant arrêté pour couper un scion de bouleau, trébucha sur moi sans me voir il me crut mort et me poussa du pied ; je donnai un signe de vie. Le conducteur appela ses camarades, et par un instinct de pitié, ils me jetèrent sur un chariot. Les cahots me ressuscitèrent ; je pus parler à mes sauveurs ; je leur dis que j'étais un soldat de l'armée des Princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'à Bruxelles, ou ils allaient, je les récompenserais de leur peine. " Bien, camarade, me répondit l'un d'eux, mais il faudra que tu descendes à Namur, car il nous est défendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de l'autre coté de la ville. " Je demandai à boire ; j'avalai quelques gouttes d'eau-de-vie qui firent reparaître en dehors les symptômes de mon mal et débarrassèrent un moment ma poitrine ; la nature m'avait doué d'une force extraordinaire. Nous arrivâmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur. Je mis pied à terre et suivis de loin les chariots ; je les perdis bientôt de vue. A l'entrée de la ville, on m'arrêta. Tandis qu'on examinait mes papiers je m'assis sous la porte. Les soldats de garde, à la vue de mon uniforme, m'offrirent un quignon de pain de munition, et le caporal me présenta, dans un godet de verre bleu, du brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire à la coupe de l'hospitalité militaire. " Prends donc ! " s'écria-t-il en colère, en accompagnant son injonction d'un Sacrament der Teufel sacrement du diable ! Ma traversée de Namur fut pénible j'allais, m'appuyant contre les maisons. La première femme qui m'aperçut sortit de sa boutique, me donna le bras avec un air de compatissante, m'aida à me traîner ; je la remerciai et elle répondit " Non, non, soldat. " Bientôt d'autres femmes accoururent, apportèrent du pain, du vin, des fruits, du lait, du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. " Il est blessé ", disaient les unes dans leur patois français-brabançon ; " il a la petite-vérole ", s'écriaient les autres, et elles écartaient les enfants. " Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher ; vous allez mourir, restez à l'hôpital. " Elles me voulaient conduire à l'hôpital, elles se relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'à celle de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir à Guernesey. Femmes, qui m'avez assisté dans ma détresse, si vous vivez encore, que Dieu soit en aide à vos vieux jours et à vos douleurs ! Si vous avez quitté la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur que le ciel m'a longtemps refusé ! Les femmes de Namur m'aidèrent à monter dans le fourgon, me recommandèrent au conducteur et me forcèrent d'accepter une couverture de laine. Je m'aperçus qu'elles me traitaient avec une sorte de respect et de déférence il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent. Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à l'entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu. A Bruxelles, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le Juif-errant, Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville Quand il fut dans la ville De Bruxelles en Brabant, y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa poche. Je frappais, on ouvrait ; en m'apercevant, on disait " Passez ! passez ! " et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un café. Mes cheveux pendaient sur mon visage masqué par ma barbe et mes moustaches ; j'avais la cuisse entourée d'un torchis de foin ; par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine des Namuriennes, nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de l'odyssée était plus insolent, mais n'était pas si pauvre que moi. Je m'étais présenté d'abord inutilement à l'hôtel que j'avais habité avec mon frère ; je fis une seconde tentative comme j'approchais de la porte, j'aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec le baron de Montboissier. Il fut effrayé de mon spectre. On chercha une chambre hors de l'hôtel, car le maître refusa absolument de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable à mes misères. Mon frère m'amena un chirurgien et un médecin. Il avait reçu des lettres de Paris ; M. de Malesherbes l'invitait à rentrer en France. Il m'apprit la journée du 10 août, les massacres de septembre et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva mon dessein de passer dans l'île de Jersey, et m'avança vingt-cinq louis. Mes regards affaiblis me permettaient à peine de distinguer les traits de mon malheureux frère ; je croyais que ces ténèbres émanaient de moi, et c'étaient les ombres que l'Eternité répandait autour de lui sans le savoir, nous nous voyions pour la dernière fois. Tous, tant que nous sommes, nous n'avons à nous que la minute présente ; celle qui la suit est à Dieu il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami que l'on quitte notre mort ou la sienne. Combien d'hommes n'ont jamais remonté l'escalier qu'ils avaient descendu ? La mort nous touche plus avant qu'après le trépas d'un ami c'est une partie de nous qui se détache, un monde de souvenirs d'enfance, d'intimités de famille, d'affections et d'intérêts communs qui se dissout. Mon frère me précéda dans les lombes [Région postérieure de l'abdomen comprise entre la base de la poitrine et le bassin] de ma mère ; il habita le premier ces mêmes et saintes entrailles dont je sortis après lui ; il s'assit avant moi au foyer paternel ; il m'attendit plusieurs années pour me recevoir, me donner mon nom en Jésus-Christ et s'unir à toute ma jeunesse. Mon sang, mêlé à son sang dans le vase révolutionnaire aurait eu la même saveur, comme un lait fourni par le pâturage de la même montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la tête de mon aîné, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'épargneront pas la mienne déjà mon front se dépouille ; je sens un Ugolin, le temps, penché sur moi qui me ronge le crâne ... como ' I pan per fame si manduca. Londres, d'avril à septembre 1822. Ostende. - Passage à Jersey. - On me met à terre à Guernesey. - La femme du pilote. - Jersey. - Mon oncle de Bedée et sa famille. - Description de l'île. - Le duc de Berry. - Parents et amis disparus. - Malheur de vieillir. - Je passe en Angleterre. - Dernière rencontre avec Gesril. Le docteur ne revenait pas de son étonnement il regardait cette petite-vérole sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui n'arrivait à aucune de ses crises naturelles, comme un phénomène dont la médecine n'offrait pas d'exemple. La gangrène s'était mise à ma blessure. On la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus, je m'obstinai à partir pour Ostende. Bruxelles m'était odieux ; je brûlais d'en sortir ; il se remplissait de nouveau de ces héros de la domesticité, revenus de Verdun en calèche, et que je n'ai pas revus dans ce même Bruxelles, lorsque j'ai suivi le Roi pendant les Cent-Jours. J'arrivai doucement à Ostende par les canaux j'y trouvai quelques Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolisâmes [Noliser signifie affréter] une barque pontée et nous dévalâmes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets qui servaient de lest. La vigueur de mon tempérament était enfin épuisée. Je ne pouvais plus parler ; les mouvements d'une grosse mer achevèrent de m'abattre. Je humais à peine quelques gouttes d'eau et de citron, et quand le mauvais temps nous força de relâcher à Guernesey, on crut que j'allais expirer ; un prêtre émigré me lut les prières des agonisants. Le capitaine, ne voulant pas que je mourusse à son bord, ordonna de me descendre sur le quai on m'assit au soleil, le dos appuyé contre un mur, la tête tournée vers la pleine mer, en face de cette île d'Aurigny, où, huit mois auparavant, j'avais vu la mort sous une autre forme. J'étais apparemment voué à la pitié. La femme d'un pilote anglais vint à passer ; elle fut émue, appela son mari qui, aidé de deux ou trois matelots, me transporta dans une maison de pêcheur, moi, l'ami des vagues ; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La jeune marinière prit tous les soins possibles de l'étranger je lui dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon hôtesse pleurait presque en se séparant de son malade ; les femmes ont un instinct céleste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait à une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains bouffies et brûlantes dans ses fraîches et longues mains ; j'avais honte d'approcher tant de disgrâces de tant de charmes. Nous mîmes à la voile, et nous abordâmes la pointe occidentale de Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit à Saint-Hélier, auprès de mon oncle. M. de Bedée le renvoya me chercher le lendemain avec une voiture. Nous traversâmes l'île entière tout expirant que je me sentais, je fus charmé de ses bocages mais je n'en disais que des radoteries, étant tombé dans le délire. Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme, son fils et ses trois filles se relevaient à mon chevet. J'occupais un appartement dans une des maisons que l'on commençait à bâtir le long du port les fenêtres de ma chambre descendaient à fleur de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le médecin, M. Delattre, avait défendu de me parler de choses sérieuses et surtout de politique. Dans les derniers jours de janvier 1793, voyant entrer chez moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je crus que nous avions perdu quelqu'un de notre famille il m'apprit la mort de Louis XVI. Je n'en fus pas étonné. je l'avais prévue. Je m'informai des nouvelles de mes parents ; mes soeurs et ma femme étaient revenues en Bretagne, après les massacres de septembre ; elles avaient eu beaucoup de peine à sortir de Paris. Mon frère, de retour en France s'était retiré à Malesherbes. Je commençais à me lever ; la petite-vérole était passée ; mais je souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai gardée longtemps. Jersey, la Caesarea de l'itinéraire d'Antonin, est demeure sujette de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de Normandie ; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours sans succès. Cette île est un débris de notre primitive histoire les saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique, se reposaient à Jersey. Saint Hélier, solitaire, demeurait dans les rochers de Césarée ; les Vandales le massacrèrent. On retrouve à Jersey un échantillon des vieux Normands ; on croit entendre parler Guillaume-le-Bâtard ou l'auteur du Roman de Rou . L'île est féconde ; elle a deux villes et douze paroisses ; elle est couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'océan, qui semble démentir sa rudesse, donne à Jersey du miel exquis, de la crème d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un jaune foncé, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre présume que le pommier nous vient de Jersey ; il se trompe nous tenons la pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse, le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Cérasonte, la châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre. J'eus un grand plaisir à sortir aux premiers jours de mai. Le printemps conserve à Jersey toute sa jeunesse ; il pourrait encore s'appeler primevère comme autrefois, nom qu'en devenant vieux, il a laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne. Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry ; c'est toujours vous raconter la mienne " Après vingt-deux ans de combats, la barrière d'airain qui fermait la France fut forcée l'heure de la Restauration approchait ; nos Princes quittèrent leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur différents points des frontières, comme ces voyageurs qui cherchent, au péril de leur vie, à pénétrer dans un pays dont on raconte des merveilles. Monsieur partit pour la Suisse ; Monseigneur le duc d'Angoulême pour l'Espagne, et son frère pour Jersey. Dans cette île, où quelques juges de Charles Ier moururent ignorés de la terre, monseigneur le duc de Berry retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et oubliés pour leurs vertus comme jadis les régicides anglais pour leur crime. Il rencontra de vieux prêtres, désormais consacrés à la solitude ; il réalisa avec eux la fiction du poète qui fait aborder un Bourbon dans l'île de Jersey, après un orage. Tel confesseur et martyr pouvait dire à l'héritier de Henri IV, comme l'ermite de Jersey à ce grand roi Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure, De ma religion je viens pleurer l'injure. Henriade " Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois à Jersey ; la mer, les vents, la politique l'y enchaînèrent. Tout s'opposait à son impatience ; il se vit au moment de renoncer à son entreprise, et de s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui, à madame la maréchale Moreau, nous retrace vivement ses occupations sur son rocher " 8 février 1814. " Me voici donc comme Tantale, en vue de cette malheureuse France qui a tant de peine à briser ses fers. Vous dont l'âme est si belle, si française, jugez de tout ce que j'éprouve ; combien il m'en coûterait de m'éloigner de ces rivages qu'il ne me faudrait que deux heures pour atteindre ! Quand le soleil les éclaire, je monte sur les plus hauts rochers et, ma lunette à la main, je suis toute la côte ; je vois les rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte, je me vois sautant à terre, entouré de Français, cocardes blanches aux chapeaux ; j'entends le cri de Vive le Roi ! ce cri que jamais Français n'a entendu de sang-froid ; la plus belle femme de la province me ceint d'une écharpe blanche, car l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous marchons sur Cherbourg ; quelque vilain fort, avec une garnison d'étrangers, veut se défendre nous l'emportons d'assaut, et un vaisseau part pour aller chercher le Roi, avec le pavillon blanc qui rappelle les jours de gloire et de bonheur de la France ! Ah ! madame, quand on n'est qu'à quelques heures d'un rêve si probable, peut-on penser à s'éloigner ! " Il y a trois ans que j'écrivais ces pages à Paris ; j'avais précédé M. le duc de Berry de vingt-deux années à Jersey, ville de bannis ; j'y devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et que son fils Frédéric y est né. La joyeuseté n'avait point abandonné la famille de mon oncle de Bedée ; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui dont j'ai raconté les vertus ; comme il mordait tout le monde et qu'il était galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgré sa noblesse. Madame de Bedée se persuada que des officiers anglais, charmés de la beauté d'Azor, l'avaient volé, et qu'il vivait comblé d'honneurs et de dîners dans le plus riche château des trois royaumes. Hélas ! notre hilarité présente ne se composait que de notre gaieté passée. En nous retraçant les scènes de Monchoix, nous trouvions le moyen de rire à Jersey. La chose est assez rare, car dans le coeur humain, les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les chagrins y conservent les joies nouvelles ne font point printaner les anciennes joies, mais les douleurs récentes font reverdir les vieilles douleurs. Au surplus, les émigrés excitaient alors la sympathie générale ; notre cause paraissait la cause de l'ordre européen c'est quelque chose qu'un malheur honoré, et le nôtre l'était. M. de Bouillon protégeait à Jersey les réfugiés français il me détourna du dessein de passer en Bretagne, hors d'état que j'étais de supporter une vie de cavernes et de forêts ; il me conseilla de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du service régulier. Mon oncle, très peu pourvu d'argent, commençait à se sentir mal à l'aise avec sa nombreuse famille ; il s'était vu forcé d'envoyer son fils à Londres se nourrir de misère et d'espérance. Craignant d'être à charge à M. de Bedée, je me décidai à le débarrasser de ma personne. Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta, me mirent à même d'exécuter mon dessein et j'arrêtai ma place au paquebot de Southampton. En disant adieu à mon oncle, j'étais profondément attendri il venait de me soigner avec l'affection d'un père ; à lui se rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance ; il connaissait tout ce qui fut aimé de moi ; je retrouvais sur son visage quelques ressemblances de ma mère. J'avais quitté cette excellente mère, et je ne devais plus la revoir ; j'avais quitté ma soeur Julie et mon frère, et j'étais condamné à ne plus les retrouver ; je quittais mon oncle, et sa mine épanouie ne devait plus réjouir mes yeux. Quelques mois avaient suffi à toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne compte pas du moment où ils meurent, mais de celui où nous cessons de vivre avec eux. Si l'on pouvait dire au temps " Tout beau ! " on l'arrêterait aux heures des délices ; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas ; allons-nous-en, avant d'avoir vu fuir nos amis, et ces années que le poète trouvait seules dignes de la vie Vitâ dignior aetas. Ce qui enchante dans l'âge des liaisons devient dans l'âge délaissé un objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des mois riants à la terre ; on le craint plutôt les oiseaux, les fleurs, une belle soirée de la fin d'avril, une belle nuit commencée le soir avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première hirondelle, ces choses qui donnent le besoin et le désir du bonheur, vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne sont plus pour vous la jeunesse qui les goûte à vos côtés et qui vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux comprendre la profondeur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la laideur de vos misères. Vous n'êtes plus qu'une tache dans cette nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence, par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer. Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit à la douloureuse mémoire de vos plaisirs. Le paquebot sur lequel je m'embarquai était encombré de familles émigrées. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collègue de mon frère au parlement de Bretagne, homme d'esprit et de goût dont j'aurai trop à parler. Un officier de marine jouait aux échecs dans la chambre du capitaine ; il ne se remit pas mon visage, tant j'étais changé ; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous étions pas vus depuis Brest ; nous devions nous séparer à Southampton. Je lui racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, né auprès de moi parmi les vagues, embrassa pour la dernière fois son premier ami au milieu de ces vagues qu'il allait prendre à témoin de sa glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des Génois, ayant battu la flotte des Vénitiens, apprend que son fils a été tué Qu ' on le jette à la mer , dit ce père, à la façon des Romains, comme s'il eût dit Qu ' on le jette à sa victoire . Gesril ne sortit volontairement des flots dans lesquels il s'était précipité, que pour mieux leur montrer sa victoire sur leur rivage. J'ai déjà donné au commencement du sixième livre de ces Mémoires le certificat de mon débarquement de Jersey à Southampton. Voilà donc qu'après mes courses dans les bois de l'Amérique et dans les camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre émigré, sur cette terre où j'écris tout ceci en 1822 et où je suis aujourd'hui magnifique ambassadeur. Londres, d'avril à septembre 1822. Literary Fund. - Grenier de Holborn. - Dépérissement de ma santé. - Visite aux médecins. - Emigrés à Londres. Il s'est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de lettres, tant anglais qu'étrangers. Cette société m'a invité à sa réunion annuelle ; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York occupait le fauteuil du président ; à sa droite étaient le duc de Sommerset, les lords Torrington et Bolton ; il m'a fait placer à sa gauche. J'ai rencontré là mon ami M. Canning. Le poète, l'orateur, le ministre illustre a prononcé un discours où se trouve ce passage trop honorable pour moi, que les journaux ont répété " Quoique la personne de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici, son caractère et ses écrits sont bien connus de toute l'Europe. Il commença sa carrière par exposer les principes du Christianisme ; il l'a continuée en défendant ceux de la Monarchie, et maintenant il vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux Etats par les liens communs des principes monarchiques et des vertus chrétiennes. " Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait à Londres aux leçons de la politique de M. Pitt ; il y a presque le même nombre d'années que je commençai à écrire obscurément dans cette même capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute fortune, nous voilà membres d'une société consacrée au soulagement des écrivains malheureux. Est-ce l'affinité de nos grandeurs ou le rapport de nos souffrances qui nous a réunis ici ? Que feraient au banquet des Muses affligées le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de France ? C'est George Canning et François de Chateaubriand qui s'y sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur félicité passées ; ils ont bu à la mémoire d'Homère, chantant ses vers pour un morceau de pain. Si le Literary fund eût existé lorsque j'arrivai de Southampton à Londres, le 21 mai 1793, il aurait peut-être payé la visite du médecin dans le grenier de Holborn, où mon cousin de La Bouëtardais, fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré merveille du changement d'air pour me rendre les forces nécessaires à la vie d'un soldat ; mais ma santé, au lieu de se rétablir déclina. Ma poitrine s'entreprit ; j'étais maigre et pâle, je toussais fréquemment, je respirais avec peine ; j'avais des sueurs et des crachements de sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une guinée, qu'il fallait prendre mon mal en patience, ajoutant T ' is done, dear sir " C'est fait, cher monsieur. " Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses ordonnances, fut plus généreux il m'assista gratuitement de ses conseils ; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même, que je pourrais durer quelques mois, peut-être une ou deux années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. " Ne comptez pas sur une longue carrière " ; tel fut le résumé de ses consultations. La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit. Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à la tête de l' Essai historique , et cet autre passage de l' Essai même " Attaqué d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les objets d'un oeil tranquille ; l'air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n'en est plus qu'à quelques journées. " L'amertume des réflexions répandues dans l' Essai n'étonnera donc pas c'est sous le coup d'un arrêt de mort, entre la sentence et l'exécution, que j'ai composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, dans le dénuement de son exil, ne pouvait guère promener des regards riants sur le monde. Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé ? J'aurais pu vivre ou mourir promptement de mon épée on m'en interdisait l'usage ; que me restait-il ? une plume ? elle n'était ni connue, ni éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, suffiraient-ils pour attirer l'attention du public ? L'idée d'écrire un ouvrage sur les révolutions comparées m'était venue ; je m'en occupais dans ma tête comme d'un sujet plus approprié aux intérêts du jour ; mais qui se chargerait de l'impression d'un manuscrit sans prôneurs, et pendant la composition de ce manuscrit, qui me nourrirait ? Si je n'avais que peu de jours à passer sur la terre, force était néanmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu de jours. Mes trente louis, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien loin, et en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait supporter la détresse commune de l'émigration. Mes compagnons à Londres avaient tous des occupations les uns s'étaient mis dans le commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu'ils ne savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation, la légèreté, s'était dans ce moment changé en vertu. On riait au nez de la fortune ; cette voleuse était toute penaude d'emporter ce qu'on ne lui redemandait pas. Londres, d'avril à septembre 1822. Pelletier. - Travaux littéraires. - Ma société avec Hingant. - Nos promenades. - Une nuit dans l'église de Wesminster. Pelletier, auteur du Domine salvum fac Regem et principal rédacteur des Actes des Apôtres , continuait à Londres son entreprise de Paris. Il n'avait pas précisément de vices ; mais il était rongé d'une vermine de petits défauts dont on ne pouvait l'épurer libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George III, correspondant diplomatique de M. le comte de Limonade, et buvant en vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services, en qualité de Breton. Je lui parlai de mon plan de l' Essai ; il l'approuva fort " Ce sera superbe ! " s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente ; lui, Pelletier, emboucherait la trompette dans son journal l' Ambigu , tandis qu'on pourrait s'introduire dans le Courrier Français de Londres, dont la rédaction passa bientôt à M. de Montlosier. Pelletier ne doutait de rien il parlait de me faire donner la croix de Saint-Louis pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et me conduit chez l'imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une chambre au prix d'une guinée par mois. J'étais en face de mon avenir doré ; mais le présent sur quelle planche le traverser ? Pelletier me procura des traductions du latin et de l'anglais ; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à l' Essai historique dans lequel je faisais entrer une partie de mes voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres, et j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat des bouquins étalés sur les échoppes. Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les matins, à dix heures, je déjeunais avec lui ; nous parlions de politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti de mon édifice de nuit, l' Essai ; puis je retournais à mon oeuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à un schelling par tête, dans un estaminet ; de là, nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions tous deux à rêvasser. Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington me plaisait ; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et de la foule, m'était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver autrefois ma sylphide, lorsqu'après l'avoir parée de toutes mes folies, j'osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un monde dont j'étais presque sorti. S'est-il jamais attaché un regard sur l'étranger assis au pied d'un pin ? Quelque belle femme avait-elle deviné l'invisible présence de René ? A Westminster, autre passe-temps dans ce labyrinthe de tombeaux, je pensais au mien prêt à s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies ! Puis se montraient les sépulcres des monarques Cromwell n'y était plus, et Charles Ier n'y était pas. Les cendres d'un traître, de Robert d'Artois reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La destinée de Charles Ier venait de s'étendre sur Louis XVI ; chaque jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents étaient déjà creusées. Les chants des maîtres de chapelle et les causeries des étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes visites, car j'étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne vivaient plus le schelling qui m'était nécessaire pour vivre. Mais alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je m'arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale que le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des fumées de la Cité. Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler à jour failli l'intérieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment de la vastité sombre des églises chrestiennes Montaigne, j'errais à pas lents et je m'anuitai on ferma les portes. J'essayai de trouver une issue ; j'appelai l' usher , je heurtai aux gates tout ce bruit, épandu et délayé dans le silence, se perdit ; il fallut me résigner à coucher avec les défunts. Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m'arrêtai près du mausolée de lord Chatam, au bas du jubé et du double étage de la chapelle des Chevaliers et de Henry VII. A l'entrée de ces escaliers, de ces asiles fermés de grilles, un sarcophage engagé dans le mur vis à vis d'une mort de marbre armée de sa faulx, m'offrit son abri. Le pli d'un linceul, également de marbre, me servit de niche à l'exemple de Charles-Quint, je m'habituais à mon enterrement. J'étais aux premières loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel amas de grandeurs renfermé sous ces dômes !! Qu'en reste-t-il ? Les afflictions ne sont pas moins vaines que les félicités ; l'infortunée Jane Gray n'est pas différente de l'heureuse Alix de Salisbury ; son squelette seulement est moins horrible, parce qu'il est sans tête ; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de ce qui fit sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du Camp du Drap-d'or de Henri VIII, ne recommenceront pas dans cette salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs contemporains. Mot banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n'être plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis pour avoir été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs ? oh ! la vie n'est pas tout cela ! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas le temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière entre notre oeil et la lumière. Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir était analogue à celle que j'éprouvais l'hiver dans ma tourelle de Combourg, lorsque j'écoutais le vent un souffle et une ombre sont de nature pareille. Peu à peu, m'accoutumant à l'obscurité, j'entrevis les figures placées aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis d'Angleterre, d'où l'on eût dit que descendaient en lampadaires gothiques les événements passés et les années qui furent l'édifice entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés. J'avais compté dix heures, onze heures à l'horloge ; le marteau qui se soulevait et retombait sur l'airain, était le seul être vivant avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman , voila tout ces bruits lointains de la terre me parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique, et y répandirent de secondes ténèbres. Enfin, un crépuscule s'épanouit dans un coin des ombres les plus éteintes je regardais fixement croître la lumière progressive ; émanait-elle des deux fils d'Edouard IV, assassinés par leur oncle ? " Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés ensemble ; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs comme l'albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur une seule tige, qui, dans tout l'éclat de leur beauté, se baisent l'une l'autre. " Dieu ne m'envoya pas ces âmes tristes et charmantes ; mais le léger fantôme d'une femme à peine adolescente parut portant une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille c'était la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui contai mon aventure ; elle me dit qu'elle était venue remplir les fonctions de son père malade nous ne parlâmes pas du baiser. Londres, d'avril à septembre 1822. Détresse. - Secours imprévu. - Logement sur un cimetière. - Nouveaux camarades d'infortune. - Nos plaisirs. - Mon cousin de La Bouëtardais. J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous enfermer à Westminster ; mais nos misères nous appelaient chez les morts d'une manière moins poétique. Mes fonds s'épuisaient Baylis et Deboffe s'étaient hasardés, moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer l'impression de l' Essai ; là finissait leur générosité, et rien n'était plus naturel ; je m'étonne même de leur hardiesse. Les traductions ne venaient plus ; Pelletier, homme de plaisir, s'ennuyait d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait, s'il n'eût préféré le manger ; mais quêter des travaux çà et là, faire une bonne oeuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi s'amoindrir son trésor ; entre nous deux, nous ne possédions que soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un schelling par tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-schelling. Le matin, à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son esprit battait la campagne ; il prêtait l'oreille, et avait l'air d'écouter quelqu'un ; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des larmes. Hingant croyait au magnétisme et s'était troublé la cervelle du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait fait du bruit la nuit il se fâchait si je lui niais ses imaginations. L'inquiétude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souffrances. Elles étaient grandes pourtant cette diète rigoureuse jointe au travail, échauffait ma poitrine malade ; je commençais à avoir de la peine à marcher, et néanmoins, je passais les jours et une partie des nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçût pas de ma détresse. Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de déjeuner. Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous ; que nous nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière ; que nous n'y mettrions point de thé ; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restées au fond du sucrier. Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait ; j'étais brûlant ; le sommeil m'avait fui ; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans de l'eau ; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulangers, mon tourment était horrible. Par une rude soirée d'hiver, je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais ; j'aurais mangé, non seulement les comestibles, mais leurs boites, paniers et corbeilles. Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez Hingant ; je heurte à la porte, elle était fermée ; j'appelle, Hingant est quelque temps sans répondre ; il se lève enfin et m'ouvre. Il riait d'un air égaré ; sa redingote était boutonnée ; il s'assit devant la table à thé " Notre déjeuner va venir " me dit-il d'une voix extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise ; je déboutonne brusquement sa redingote il s'était donné un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était dangereuse. Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que je n'avais pas voulu accepter le schelling aumôné par jour aux émigrés j'écrivis à M. de Barentin et lui révélai la situation de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée ; il me sembla voir tout l'or du Pérou le denier des prisonniers de France nourrit le Français exilé. Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinée par mois ; je payai le terme échu et m'en allai. Au-dessous des émigrés indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en avait d'autres, plus nécessiteux encore. Il est des degrés entre les pauvres comme entre les riches ; on peut aller depuis l'homme qui s'habille l'hiver avec un chien, jusqu'à celui qui grelotte dans ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux appropriée à ma fortune décroissante on n'est pas toujours au comble de la prospérité ; ils m'installèrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street dans un garret dont la lucarne donnait sur un cimetière chaque nuit la crécelle du watchman m'annonçait que l'on venait de voler des cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que Hingant était hors de danger. Des camarades me visitaient dans mon atelier. A notre indépendance et à notre pauvreté on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de Rome ; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de draps ; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle restait comme Dieu me l'avait retournée. Mon cousin de La Bouëtardais, chassé, faute de payement, d'un taudis irlandais, quoiqu'il eût mis son violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable ; un vicaire bas-breton lui prêta un lit de sangles. La Bouëtardais était, ainsi que Hingant, conseiller au parlement de Bretagne ; il ne possédait pas un mouchoir pour s'envelopper la tête ; mais il avait déserté avec armes et bagages, c'est-à-dire qu'il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et il couchait sous la pourpre à mes côtés. Facétieux, bon musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi l' Hymne à Vénus de Métastase Scendi propizia , il fut frappé d'un vent coulis ; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous occupions des cancans de l'émigration. Le soir, nous allions chez nos tantes et cousines danser, après les modes enrubannées et les chapeaux faits. Londres, d'avril à septembre 1822. Fête somptueuse. - Fin de mes quarante écus. - Nouvelle détresse. - Table d'hôte. - Evêques. Dîner à London-Tavern. - Manuscrits de Camden. Ceux qui lisent cette partie de mes Mémoires ne se sont pas aperçus que je les ai interrompus deux fois une fois pour offrir un grand dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre ; une autre fois, pour donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du Roi de France à Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté quarante mille francs. Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs, les étrangers de distinction ont rempli mes salons magnifiquement décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en mets, vins et fleurs abondait. Portland-Place était encombré de brillantes voitures. Collinet et la musique d'Almack's enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorité ministérielles avaient fait trêve lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre lequel en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société comme je m'applaudis d'avoir rencontré, dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité à ces leçons la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d'enfant. J'étais l'homme aux quarante écus ; mais le niveau des fortunes n'étant pas encore établi, et les denrées n'ayant pas baissé de valeur, rien ne fit contrepoids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double fléau de la chouannerie et de la Terreur. Je ne voyais plus devant moi que l'hôpital ou la Tamise. Des domestiques d'émigrés que leurs maîtres ne pouvaient plus nourrir, s'étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs maîtres. Dieu sait la chère-lie que l'on faisait à ces tables d'hôtes ! Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait ! Toutes les victoires de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard on doutait d'une restauration immédiate, on était déclaré Jacobin. Deux vieillardeaux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se promenaient au printemps dans le parc Saint-James " Monseigneur, disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de juin ? - Mais, monseigneur répondait l'autre après avoir mûrement réfléchi, je n'y vois pas d'inconvénient. " L'homme aux ressources, Pelletier, me déterra ou plutôt me dénicha dans mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une société d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comté de Suffolk et qu'on demandait un Français capable de déchiffrer les manuscrits français du douzième siècle, de la collection de Camden. Le parson , ou ministre, de Beccles, était à la tête de l'entreprise, c'était à lui qu'il se fallait adresser. " Voilà votre affaire, me dit Pelletier, partez, vous déchiffrerez ces vieilles paperasses ; vous continuerez à envoyer de la copie de l' Essai à Baylis ; je forcerai ce pleutre à reprendre son impression ; vous reviendrez à Londres avec deux cents guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère ! " Je voulus balbutier quelques objections " Eh ! que diable, s'écria mon homme, comptez-vous rester dans ce palais où j'ai déjà un froid horrible ? Si Rivarol, Champcenetz, Mirabeau-Tonneau et moi avions eu la bouche en coeur, nous aurions fait de belle besogne dans les Actes des Gloires ! Savez-vous que cette histoire de Hingant fait un boucan d'enfer ? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim tous deux ? Ah ! ah ! ah ! pouf !... Ah ! ah !... " Pelletier, plié en deux, se tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent exemplaires de son journal aux colonies ; il en avait reçu le payement et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m'emmena de force, avec La Bouëtardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se trouvèrent sous sa main, dîner à London-Tavern . Il nous fit boire du vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever. " Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi la gueule de travers ? " La Bouëtardais, moitié choqué, moitié content, expliquait la chose de son mieux ; il racontait qu'il avait été tout à coup saisi en chantant ces deux mots O bella Venere ! Mon pauvre paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa bella Venere, que Pelletier se renversa d'un fou rire et pensa culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds. A la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de trois jours d'enquêtes, après m'être fait habiller par le tailleur de Pelletier, je partis pour Beccles avec quelque argent que me prêta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l' Essai . Je changeai mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de Combourg qu'avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l'auberge, je présentai au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les gentlemen du canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui donnaient des leçons de français dans le voisinages. Londres, d'avril à septembre 1822. Mes occupations dans la province. - Mort de mon frère. - Malheurs de ma famille. - Deux Frances. - Lettres de Hingant. Je repris des forces ; les courses que je faisais à cheval me rendirent un peu de santé. L'Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais charmante ; partout la même chose et le même aspect. M. de Combourg était invité à toutes les parties. Je dus à l'étude le premier adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient charmées de rencontrer un Français pour parler français. Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me firent connaître sous mon véritable nom car je ne pus cacher ma douleur, augmentèrent à mon égard l'intérêt de la société. Les feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Malesherbes ; celle de sa fille, madame la présidente de Rosambo ; celle de sa petite-fille, madame la comtesse de Chateaubriand ; et celle de son petit-gendre, le comte de Chateaubriand mon frère, immolés ensemble, le même jour à la même heure, au même échafaud. M. de Malesherbes était l'objet de l'admiration et de la vénération des Anglais ; mon alliance de famille avec le défenseur de Louis XVI ajouta à la bienveillance de mes hôtes. Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle avait tant aimé. Ma femme et ma soeur Lucile dans les cachots de Rennes, attendaient leur sentence ; il avait été question de les enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d'Etat on accusait leur innocence du crime de mon émigration. Qu'étaient-ce que chagrins en terre étrangère, comparés à ceux des Français demeurés dans leur patrie ? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances de l'exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la persécution de nos proches ! Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-soeur fut ramassé dans le ruisseau de la rue Cassette ; on me l'apporta ; il était brisé ; les deux cerceaux de l'alliance étaient ouverts et pendaient enlacés l'un à l'autre ; les noms s'y lisaient parfaitement gravés. Comment cette bague s'était-elle retrouvée ? Dans quel lieu et quand avait-elle été perdue ? La victime, emprisonnée au Luxembourg, avait-elle passé par la rue Cassette en allant au supplice ? Avait-elle laissé tomber la bague du haut du tombereau ? Cette bague avait-elle été arrachée de son doigt après l'exécution ? Je fus tout saisi à la vue de ce symbole, qui, par sa brisure et son inscription, me rappelait de si cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de fatal s'attachait à cet anneau que ma belle-soeur semblait m'envoyer du séjour des morts, en mémoire d'elle et de mon frère. Je l'ai remis à son fils puisse-t-il ne pas lui porter malheur ! Cher orphelin image de ta mère, Au ciel pour toi je demande ici-bas Les jours heureux retranchés à ton père Et les enfants que ton oncle n'a pas. Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent de noces que j'aie pu faire à mon neveu lorsqu'il s'est marié. Un autre monument m'est resté de ces malheurs voici ce que m'écrit M. de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la maison de ville et de la Sainte Chapelle a trouvé l'ordre du tribunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et sa famille à l'échafaud " Monsieur le vicomte, " Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une âme qui a beaucoup souffert le souvenir des maux qui l'ont affectée le plus douloureusement. Cette pensée m'a fait hésiter quelque temps à vous offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques, m'est tombé sous la main. C'est un acte de décès signé avant la mort par un homme qui s'est toujours montré implacable comme elle, toutes les fois qu'il a trouvé réunies sur la même tête l'illustration et la vertu. " Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop mauvais gré d'ajouter à vos archives de famille un titre qui rappelle de si cruels souvenirs. J'ai supposé qu'il aurait de l'intérêt pour vous, puisqu'il avait du prix à mes yeux, et dès lors j'ai songé à vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en féliciterai doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma démarche l'occasion de vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration sincère que vous m'avez inspirés depuis longtemps. et avec lesquels je suis, monsieur le vicomte, " Votre très humble et très obéissant serviteur, " A. de Contencin. " " Hôtel de la préfecture de la Seine. " Paris, le 28 mars 1835. " Voici ma réponse à cette lettre " J'avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Chapelle les pièces du procès de mon malheureux frère et de sa femme, mais on n'avait pas trouvé l ' ordre que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiés, auront été présentés à Fouquier au tribunal de Dieu il lui aura bien fallu reconnaître sa signature. Voilà les temps qu'on regrette, et sur lesquels on écrit des volumes d'admiration ! Au surplus, j'envie mon frère depuis longues années du moins il a quitté ce triste monde. Je vous remercie infiniment, monsieur de l'estime que vous voulez bien me témoigner dans votre belle et noble lettre, et vous prie d'agréer l'assurance de la considération très distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc. " Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis des noms sont mal orthographiés, d'autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrêtaient point les bourreaux ; ils ne tenaient qu'à l'heure exacte de la mort à cinq heures précises . Voici la pièce authentique, je la copie fidèlement " Exécuteur des jugements criminels. " Tribunal révolutionnaire. " L'exécuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre à la maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre à exécution le jugement qui condamne Mousset, d'Esprémenil, Chapelier, Thouret, Hell, Lanmoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et sa femme le nom propre effacé, illisible, la veuve Duchatelet, la femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart Rochechouart, et Parmentier - 14 à la peine de mort. L'exécution aura lieu aujourd'hui, à cinq heures précises, sur la place de la Révolution de cette ville. " L'accusateur public, " Fouquier. " " Fait au Tribunal, le trois floréal, l'an second de la République française. " Deux voitures. " Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère ; mais elle fut oubliée à la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva " Que fais-tu là, citoyenne ? lui dit-il ; qui es-tu ? pourquoi restes-tu ici ? " Ma mère répondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait point de ce qui se passait, et qu'il lui était indifférent de mourir dans la prison ou ailleurs. " Mais tu as peut-être d'autres enfants ? " répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes soeurs détenues à Rennes. L'ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté, et l'on contraignit ma mère de sortir. Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses peines de la diversité des climats et de la différence des moeurs des peuples. En dehors de la France, tout s'opérant par individu, métamorphoses d'états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense ; et dans cette variété d'individus de tout rang, de tout âge, de tout sexe, une idée fixe conservée ; la vieille France voyageuse avec ses préjugés et ses fidèles, comme autrefois l'Eglise de Dieu errante sur la terre avec ses vertus et ses martyrs. En dedans de la France, tout s'opérant par masse Barrère annonçant des meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres étrangères ; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du Rhin ; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées ; nos flottes abîmées dans les flots ; le peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et jetant la poussière des Rois morts au visage des Rois vivants pour les aveugler ; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du glaive du bourreau et de l'épée du soldat. Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort remarquables il m'écrivait au mois de septembre 1795 " Votre lettre du 23 août est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l'ai montrée à quelques personnes qui avaient les yeux mouillés en la lisant. J'ai été presque tenté de leur dire ce que Diderot disait le jour que Rousseau vint pleurer, dans sa prison, à Vincennes Voyez comme mes amis m ' aiment . Ma maladie n'a été, au vrai, qu'une de ces fièvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps et la patience sont les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette fièvre des extraits du Phédon et du Timée . Ces livres-là donnent appétit de mourir, et je disais comme Caton It must be so, Plato ; thou reason ' st well ! " Je me faisais une idée de mon voyage, comme on se ferait une idée d'un voyage aux grandes Indes. Je me représentais que je verrais beaucoup d'objets nouveaux dans le monde des esprits comme l'appelle Swedenborg, et surtout que je serais exempt des fatigues et des dangers du voyage. " Londres, d'avril à septembre 1822. Charlotte. Quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay, demeurait un ministre anglais, le révérend M. Ives, grand helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique, âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on restait deux heures à table, après les femmes. M. Ives, qui avait vu l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui madame Pasta. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais miss Ives en silence. La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littérature ; elle me demandait des plans d'études ; elle désirait particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemme . Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de l'âme j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le gant de miss Ives ; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus chaste et plus mâle, Dante. Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu'au milieu de votre carrière, il entre quelque mélancolie ; si l'on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu'on aime, ne se trouvent point mêlés à la partie des jours où l'on respira sans la connaître ces jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d'âge ? les inconvénients augmentent le plus vieux a commencé la vie avant que le plus jeune fut au monde ; le plus jeune est destiné à demeurer seul à son tour ; l'un a marché dans une solitude en-deçà d'un berceau, l'autre traversera une solitude au-delà d'une tombe ; le passé fut un désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second. Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de coeur, de goût, de caractère, de grâces et d'années. Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C'était l'hiver ; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la réalité. Miss Ives devenait plus réservée ; elle cessa de m'apporter des fleurs ; elle ne voulut plus chanter. Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir il ne manque à l'amour que la durée, pour être à la fois l'Eden avant la chute et l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse demeure, que le coeur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L'amour est si bien la félicité primeraine qu'il est poursuivi de la chimère d'être toujours ; il ne veut prononcer que des serments irrévocables ; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser ses douleurs ; ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au séjour incorruptible ; son espérance est de ne cesser jamais ; dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations intarissables. Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner fut morne. A mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives elle était dans un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches d'une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait ; elle-même, séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui ôtait la parole " Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il est impossible de tromper une mère ; ma fille a certainement conçu de l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés ; vous nous convenez sous tous les rapports ; nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie ; vous venez de perdre vos parents ; vos biens sont vendus ; qui pourrait donc vous rappeler en France ? En attendant notre héritage, vous vivrez avec nous. " De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives ; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille " Arrêtez ! m'écriai-je ; je suis marié ! " Elle tomba évanouie. Je sortis, et sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied. J'arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardé de copie. Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle que sa fille pour me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait privé ; qu'apportais-je en compensation de tout cela ? Aucune illusion ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi ; je devais croire être aimé. Depuis cette époque, je n'ai rencontré qu'un attachement assez élevé pour m'inspirer la même confiance. Quant à l'intérêt dont j'ai paru être l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la parure des partis, l'éclat des hautes positions littéraires ou politiques n'étaient pas l'enveloppe qui m'attirait des empressements. Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre enseveli dans un comté de la Grande-Bretagne, je serais devenu un gentleman chasseur pas une seule ligne ne serait tombée de ma plume ; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais, et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition ? Si je pouvais mettre à part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, que m'eût fait tout cela ? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? Dépasserai-je ma tombe ? Si je vais au-delà, y aura-t-il dans la transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre ? Ne serai-je pas un homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles ? Mes idées, mes sentiments, mon style même ne seront-ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante " Poeta fui e cantai , je fus poète, et je chantai ! " Retour à Londres. Revenu à Londres, je n'y trouvai pas le repos j'avais fui devant ma destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects de ma reconnaissance, d'éprouver une sorte de refus de l'homme inconnu qu'elle avait accueilli, auquel elle avait offert de nouveaux foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de précaution qui tenaient des moeurs patriarcales ! Je me représentais le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et qu'on devait m'adresser car enfin j'avais mis de la complaisance à m'abandonner à une inclination dont je connaissais l'insurmontable illégitimité. Etait-ce donc une séduction que j'avais vaguement tentée, sans me rendre compte de cette blâmable conduite ? Mais en m'arrêtant, comme je le fis, pour rester honnête homme, ou en passant par-dessus l'obstacle pour me livrer à un penchant flétri d'avance par ma conduite, je n'aurais pu que plonger l'objet de cette séduction dans le regret ou la douleur. De ces réflexions amères, je me laissais aller à d'autres sentiments non moins remplis d'amertume je maudissais mon mariage qui, selon les fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m'avait jeté hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en raison de cette nature souffrante à laquelle j'étais soumis et de ces notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu'une union plus indépendante. Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément triste l'image de Charlotte ; cette image finissait par dominer mes révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à Bungay, d'aller, non me présenter à la famille troublée, mais me cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel, pour offrir à cette femme, à travers le ciel, l'inexprimable ardeur de mes voeux, pour prononcer, du moins en pensée, cette prière de la bénédiction nuptiale que j'aurais pu entendre de la bouche d'un ministre dans ce temple " O Dieu, unissez, s'il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez dans leurs coeurs une sincère amitié. Regardez d'un oeil favorable votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix, qu'elle obtienne une heureuse fécondité ; faites, Seigneur, que ces époux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération, et qu'ils parviennent à une heureuse vieillesse. " Errant de résolution en résolution, j'écrivais à Charlotte de longues lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais reçus d'elle, me servaient de talisman ; attachée à mes pas par ma pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultés ; elle était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même que le sang passe par le coeur ; elle me dégoûtait de tout, car j'en faisais un objet perpétuel de comparaison à son avantage. Une passion vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de l'âme et qui gâterait le pain des anges. Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais échangées avec Charlotte étaient gravés dans ma mémoire je voyais le sourire de l'épouse qui m'avait été destinée ; je touchais respectueusement ses cheveux noirs ; je pressais ses beaux bras contre ma poitrine, ainsi qu'une chaîne de lis que j'aurais portée à mon cou. Je n'étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte, aux blanches mains, se venait placer à mes côtés. Je devinais sa présence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas. Privé de la société d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que jamais, me laissaient en pleine liberté d'y mener l'image de Charlotte. A la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une bruyère, un chemin, une église que je n'aie visités. Les endroits les plus abandonnés, un préau d'orties, un fossé planté de chardons, tout ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux préférés, et dans ces lieux Byron respirait déjà. La tête appuyée sur ma main, je regardais les sites dédaignés ; quand leur impression pénible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir ; j'étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol. A Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne, je ne répondais point, je ne savais ce que l'on me disait mes anciens camarades me soupçonnaient atteint de folie. Rencontre extraordinaire. Qu'arrivera-t-il à Bungay après mon départ ? Qu'est devenue cette famille où j'avais apporté la joie et le deuil ? Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de George IV, et que j'écris à Londres, en 1822, ce qui m'arriva à Londres en 1795. Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligé d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin entre midi et une heure, qu'une voiture était arrêtée à ma porte, et qu'une dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle, dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser monter cette dame. J'étais dans mon cabinet ; on a annoncé lady Sulton ; j'ai vu entrer une femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancé vers l'étrangère ; elle était si émue qu'elle pouvait à peine marcher. Elle m'a dit d'une voix altérée " Mylord, do you remember me ? Me reconnaissez-vous ? " Oui, j'ai reconnu miss Ives ! les années qui avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis à ses côtés. Je ne lui pouvais parler ; mes yeux étaient pleins de larmes ; je la regardais en silence à travers ces larmes ; je sentais que je l'avais profondément aimée par ce que j'éprouvais. Enfin, j'ai pu lui dire à mon tour " Et vous, madame, me reconnaissez-vous ? " Elle a levé les yeux qu'elle tenait baissés, et, pour toute réponse elle m'a adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa main était toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit " Je suis en deuil de ma mère ; mon père est mort depuis plusieurs années. Voilà mes enfants. " A ces derniers mots, elle a retiré sa main et s'est enfoncée dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son mouchoir. Bientôt elle a repris " Mylord, je vous parle à présent dans la langue que j'essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'épousai trois ans après votre départ d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de revenir. " Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la reconduire à sa voiture. Elle tremblait, et je serrai sa main contre mon coeur. Je me rendis le lendemain chez lady Sulton ; je la trouvai seule. Alors commença entre nous la série de ces vous souvient-il ? qui font renaître toute une vie. A chaque vous souvient-il , nous nous regardions ; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et l'étendue du chemin parcouru. J'ai dit à Charlotte " Comment votre mère vous apprit-elle ? "... Charlotte rougit et m'interrompit vivement " Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux enfants de l'amiral Sulton l'aîné désirerait passer à Bombay. M. Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami ; il pourrait emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et j'aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant. Elle appuya sur ces derniers mots. " Ah ! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous ? Quel bouleversement de destinées ! Vous qui avez reçu à la table hospitalière de votre père un pauvre banni ; vous qui n'avez point dédaigné ses souffrances ; vous qui peut-être aviez pensé à l'élever jusqu'à un rang glorieux et inespéré, c'est vous qui réclamez sa protection dans votre pays ! Je verrai M. Canning ; votre fils, quoi qu'il m'en coûte de lui donner ce nom, votre fils, si cela dépend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, Madame, que vous fait ma fortune nouvelle ? Comment me voyez-vous aujourd'hui ? Ce mot de mylord que vous employez me semble bien dur. " Charlotte répliqua " Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli. Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c'était toujours le titre de mylord que je vous donnais ; il me semblait que vous le deviez porter n'étiez-vous pas pour moi comme un mari, mylord and master , mon seigneur et maître ? " Cette gracieuse femme avait quelque chose de l'Eve de Milton, en prononçant ces paroles elle n'était point née du sein d'une autre femme ; sa beauté portait l'empreinte de la main divine qui l'avait pétrie. Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry ; ils me firent des difficultés pour une petite place, comme on m'en aurait fait en France ; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois à ma quatrième visite, elle me déclara qu'elle allait retourner à Bungay. Cette dernière entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore du passé, de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de la musique, des fleurs d'antan, des espérances d'autrefois. " Quand je vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom ; maintenant, qui l'ignore ? Savez-vous que je possède un ouvrage et plusieurs lettres, écrits de votre main ? Les voilà. " Et elle me remit un paquet. " Ne vous offensez pas si je ne veux rien garder de vous " et elle se prit à pleurer. " Farewell ! farewell ! me dit-elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne viendrez pas me chercher à Bungay. - J'irai, m'écriai-je ; j'irai vous porter le brevet de votre fils. " Elle secoua la tête d'un air de doute, et se retira. Rentré à l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'études, avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J'avais espéré trouver une lettre de Charlotte ; il n'y en avait point ; mais j'aperçus aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et latines, dont l'encre vieillie et la jeune écriture témoignaient qu'elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges. Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île où je la perdis une première. Mais entre ce que j'éprouve à cette heure pour elle, et ce que j'éprouvais aux heures dont je rappelle les tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence des passions se sont interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d'un amour resté à la limite du rêve. J'écrivais alors sur le vague des tristesses ; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien ! si j'avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge et épouse, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre après m'avoir été offertes. Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler, comme le premier de cette espèce entré dans mon coeur ; il n'était cependant point sympathique à ma nature orageuse ; elle l'aurait corrompu ; elle m'eût rendu incapable de savourer longuement de saintes délectations. C'était alors qu'aigri par les malheurs, déjà pèlerin d'outre-mer, ayant commencé mon solitaire voyage, c'était alors que les folles idées peintes dans le mystère de René m'obsédaient et faisaient de moi l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi qu'il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au fond de mon âme quelques rayons d'une lumière vraie, dissipa d'abord une nuée de fantômes ma démone, comme un mauvais génie, se replongea dans l'abîme ; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses apparitions. 1. Défaut de mon caractère. - 2. L' Essai historique sur les Révolutions . - Son effet. - Lettre de Lemière, neveu du poète. - 3. Fontanes. - Cléry. - 4. Mort de ma mère. - Retour à la Religion. - 5. Génie du Christianisme . - Lettre du chevalier de Panat. - 6. Mon oncle, M. de Bedée sa fille aînée. Londres, d'avril à septembre 1822. Revu en décembre 1846. Défaut de mon caractère. Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais été interrompus complètement pour l' Essai sur les Révolutions , et il m'importait de les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle. Mais d'où m'était venu mon dernier malheur ? de mon obstination au silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère. En aucun temps, il ne m'a été possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude intérieure qui m'empêche de causer de ce qui me touche. Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie raconté ce que la plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens jamais les passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi. Sincère et véridique, je manque d'ouverture de coeur mon âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière et je n'ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires . Si j'essaie de commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante ; au bout de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois à rien excepté en religion, je me défie de tout la malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de l'esprit français ; la moquerie et la calomnie, le résultat certain d'une confidence. Mais qu'ai-je gagné à ma nature réservée ? d'être devenu, parce que j'étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en croyant me faire mieux connaître et en m'embellissant des illusions de leur attachement. Toutes les médiocrités d'antichambre, de bureaux, de gazettes, de cafés m'ont supposé de l'ambition et je n'en ai aucune. Froid et sec en matière usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du sentimental ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l'homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraîner, d'idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus hauts événements, me déjoue moi-même ; le côté petit et ridicule des objets m'apparaît tout d'abord ; de grands génies et de grandes choses, il n'en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d'encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence intérieure et théorique, je suis l'homme de tous les songes ; dans l'existence extérieure et pratique, l'homme des réalités. Aventureux et ordonné, passionné et méthodique, il n'y a jamais eu d'être à la fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacé ; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de mon père. Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop légère, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par hasard, j'ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements dans mes préfaces, on ne m'a pas cru. En dernier résultat, tout m'étant égal, je n'insistais pas ; un comme vous voudrez m'a toujours débarrassé de l'ennui de persuader personne ou de chercher à établir une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son gîte là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin d'herbe qui s'incline. Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant qu'involontaire si elle n'est pas une fausseté, elle en a l'apparence ; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus heureuses plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes, plus communicatives que la mienne. Souvent, elle m'a nui dans les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu souffrir les explications, les raccommodements par protestation et éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, détails et apologie. Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s'était enquise de mes parents et m'avait mis sur la voie des révélations. Ne prévoyant pas où mon mutisme me mènerait je me contentai, comme d'usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse été atteint de cet odieux travers d'esprit toute méprise devenant impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus généreuse hospitalité ; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne m'excusait pas un mal réel n'en avait pas moins été fait. Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproches que je me faisais. Je m'accommodais même de ce travail, car il m'était venu en pensée qu'en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives moins repentante de l'intérêt qu'elle m'avait témoigné. Charlotte, que je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes études. Son image était assise devant moi tandis que j'écrivais. Quand je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image adorée, comme si le modèle eût été là en effet. Les habitants de l'île de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans une pompe extraordinaire, son globe s'ouvrit, et il en sortit une brillante créature qui dit aux Ceylanais " Je viens régner sur vous. " Charlotte, éclose d'un rayon de lumière, régnait sur moi. Abandonnons-les, ces souvenirs. les souvenirs vieillissent et s'effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler sous d'autres cieux, dans d'autres vallées. Premier amour de ma jeunesse, vous fuyez avec vos charmes ! Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais après combien d'années l'ai-je revue ? Douce lueur du passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil depuis longtemps est couché ! Londres, d'avril à septembre 1822. L' Essai historique sur les révolutions . - Son effet. - Lettre de Lemière, neveu du poète. On a souvent représenté la vie moi tout le premier, comme une montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre il serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie il regarde avec regret et douleur le point où il a commencé de s'égarer. Ainsi, c'est à la publication de l' Essai historique que je dois marquer le premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la première partie du grand travail que je m'étais tracé ; j'en écrivis le dernier mot entre l'idée de la mort j'étais retombé malade et un rêve évanoui In somnis renit imago conjugis . Imprimé chez Baylie, l' Essai parut chez Deboffe en 1797. Cette date est celle d'une des transformations de ma vie. Il y a des moments où notre destinée, soit qu'elle cède à la société, soit qu'elle obéisse à la nature, soit qu'elle commence à nous faire ce que nous devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle qu'un fleuve qui change son cours par une subite inflexion. L' Essai offre le compendium de mon existence, comme poète, moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espérais, autant du moins que je puis espérer, un grand succès de l'ouvrage, cela va tout de go nous autres auteurs, petits prodiges d'une ère prodigieuse, nous avons la prétention d'entretenir des intelligences avec les races futures ; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité, nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées, qu'elles ne se fondront pas comme les paroles gelées de Rabelais. L' Essai devait être une sorte d'encyclopédie historique. Le seul volume publié est déjà une assez grande investigation ; j'en avais la suite en manuscrit ; puis venaient, auprès des recherches et annotations de l'annaliste, les lais et virelais du poète, les Natchez , etc. Je comprends à peine aujourd'hui comment j'ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d'une vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à l'ouvrage explique cette fécondité dans ma jeunesse, j'ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j'étais assis, raturant et recomposant dix fois la même page. L'âge ne m'a rien fait perdre de cette faculté d'application aujourd'hui mes correspondances diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littéraires, sont entièrement de ma main. L' Essai fit du bruit dans l'émigration il était en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d'infortune ; mon indépendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les hommes avec qui je marchais. J'ai tour à tour été le chef d'armées différentes dont les soldats n'étaient pas de mon parti j'ai mené les vieux royalistes à la conquête des libertés publiques et surtout de la liberté de la presse, qu'ils détestaient ; j'ai rallié les libéraux au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont en horreur. Il arriva que l'opinion émigrée s'attacha, par amour-propre, à ma personne les Revues anglaises ayant parlé de moi avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des fidèles . J'avais adressé des exemplaires de l' Essai à Laharpe, Ginguené et de Sales. Lemière, neveu du poète du même nom et traducteur des poésies de Gray, m'écrivit de Paris le 15 de juillet 1797, que mon Essai avait le plus grand succès. Il est certain que si l' Essai fut un moment connu il fut presque aussitôt oublié une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire. Etant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à Londres. Je fis mon chemin de rue en rue ; je quittai d'abord Holborn-Tottenham-Courtroad et m'avançai jusque sur la route d'Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry, veuve irlandaise, mère d'une très jolie fille de quatorze ans et aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion, nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir. Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles j'étais obligé de prendre du thé à l'ancienne façon. Madame de Staël a peint cette scène dans Corinne chez lady Edgermond " Ma chère, croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé ? - Ma chère, je crois que ce serait trop tôt. " Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune Irlandaise, Marie Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard quelque blessure, car elle me disait You carry your heart in a sling vous portez votre coeur en écharpe. Je portais mon coeur je ne sais comment. Madame O'Larry partit pour Dublin ; alors, m'éloignant derechef du canton de la colonie de la pauvre émigration de l'est, j'arrivai, de logement en logement, jusqu'au quartier de la riche émigration de l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la Martinique. Pelletier m'était revenu ; il s'était marié à la vanvole [A la légère, sans réflexion.] ; toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l'argent de ses voisins plus que leur personne. Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société où j'avais des rapports de famille Christian de Lamoignon, blessé grièvement d'une jambe à l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon collègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à madame Lindsay, attachée à Auguste de Lamoignon, son frère le président Guillaume n'était pas emménagé de la sorte à Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue. Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit un peu sec, d'une humeur un peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la noblesse d'âme et de l'élévation de caractère les émigrés de mérite passaient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la déterrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornés de colliers, de bracelets, de pendants d'oreilles qu'on exhume en Etrurie. Je rencontrai à ce rendez-vous M. Malouët et madame du Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le chevalier de Panat. Ce dernier avait une réputation méritée d'esprit, de malpropreté et de gourmandise il appartenait à ce parterre d'hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la société française ; oisifs dont la mission était de tout regarder et de tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les journaux sans en avoir l'âpreté, mais aussi sans arriver à leur grande influence populaire. Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois , phrase un peu ratissée par moi, quand je l'ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l'épée passait par derrière " De trois pouces " lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. " Alors ce n'est rien ", répondit Montlosier " Monsieur, retirez votre botte. " Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme passa en Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés où j'avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction du Courrier français . Outre son journal, il écrivait des ouvrages physico-politico-philosophiques il prouvait dans l'une de ces oeuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du corps pour s'évaporer et retourner au ciel bleu comme j'aime beaucoup le bleu, j'étais tout charmé. Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d'idées disparates ; mais s'il parvient à les dégager de leur délivre, elles sont quelquefois belles, surtout énergiques anti-prêtre comme noble, chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles il eût été, sous le paganisme, chaud partisan de l'indépendance en théorie et de l'esclavage en pratique faisant jeter l'esclave aux murènes, au nom de la liberté du genre humain. Brise-raison, ergoteur, raide et hirsute, l'ancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins des condescendances au pouvoir ; il sait ménager ses intérêts, mais il ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met à l'abri ses faiblesses d'homme derrière son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du mal de mon Auvernat fumeux, avec ses romances du Mont-d'or et sa polémique de la Plaine ; j'ai du goût pour sa personne hétéroclite. Ses longs développements obscurs et tournoiements d'idées, avec parenthèses, bruits de gorge et oh ! oh ! chevrotants, m'ennuient le ténébreux, l'embrouille, le vaporeux, le pénible me sont abominables ; mais, d'un autre côté, je suis diverti par ce naturaliste de volcans, ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminée ; j'aime ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expliquant la Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à sa vachère, semant lui-même son orge parmi la neige, dans son petit champ de cailloux je lui saurai toujours gré de m'avoir consacré dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d'un cimetière des Gaulois par lui découvert. L'abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du chancelier de L'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort chassé du continent par le débordement des victoires républicaines, était venu aussi s'établir à Londres. L'émigration le comptait avec orgueil dans ses rangs ; il chantait nos malheurs, raison de plus pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup ; il le fallait bien, car madame Delille l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j'étais allé chez lui ; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges on prétend que madame Delille le souffletait ; je n'en sais rien ; je dis seulement ce que j'ai vu. Qui n'a entendu l'abbé Delille dire ses vers ? Il racontait très bien ; sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à merveille à la nature coquette de son débit, au caractère de son talent et à sa profession d'abbé. Le chef-d'oeuvre de l'abbé Delille est sa traduction des Géorgiques , aux morceaux de sentiment près ; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de Louis XV. La littérature du dix-huitième siècle, à part quelques beaux génies qui la dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du dix-septième siècle et la littérature romantique du dix-neuvième, sans manquer de naturel, manque de nature ; vouée à des arrangements de mots, elle n'est ni assez originale comme école nouvelle ni assez pure comme école antique. L'abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de même que le troubadour était le poète des vieux châteaux ; les vers de l'un, les ballades de l'autre, font sentir la différence qui existait entre l'aristocratie dans la force de l'âge et l'aristocratie dans la décrépitude l'abbé peint des lectures et des parties d'échecs dans les manoirs, où les troubadours chantaient des croisades et des tournois. Les personnages distingués de notre Eglise militante étaient alors en Angleterre l'abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui empruntant la vie de ma soeur Julie. l'évêque de Saint-Pol-de-Léon, prélat sévère et borné qui contribuait à rendre M. le comte d'Artois de plus en plus étranger à son siècle ; l'archevêque d'Aix, calomnié peut-être à cause de ses succès dans le monde ; un autre évêque savant et pieux, mais d'une telle avarice, que s'il avait eu le malheur de perdre son âme, il ne l'aurait jamais rachetée. Presque tous les avares sont gens d'esprit il faut que je sois bien bête. Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait madame de Boignes, aimable, spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de toutes ; elle a depuis représenté avec son père, le marquis d'Osmond, la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma sauvagerie ne l'a fait. Elle écrit maintenant, et ses talents reproduiront à merveille ce qu'elle a vu. Mesdames de Caumont, de Gontaut et du Cluzel habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si toutefois je ne fais pas de confusion à l'égard de madame de Caumont et de madame de Cluzel, que j'avais entrevues à Bruxelles. Très certainement, à cette époque, madame la duchesse de Duras était à Londres je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le navigateur franchit les eaux d'une terre aimée du ciel, qu'il n'a manquée que d'un horizon et d'un jour de voile ! J'écris ceci au bord de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, à madame de Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontré son premier souvenir. Londres, d'avril à septembre 1822. Fontanes. - Cléry. De temps en temps, la Révolution nous envoyait des émigrés d'une espèce et d'une opinion nouvelles ; il se formait diverses couches d'exilés la terre renferme des lits de sable ou d'argile, déposés par les flots du déluge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je déplore aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l'amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma vie. On a vu, au livre IV de ces Mémoires , que j'avais connu M. de Fontanes en 1789 c'est à Berlin, l'année dernière, que j'appris la nouvelle de sa mort. Il était né à Niort, d'une famille noble et protestante son père avait eu le malheur de tuer en duel son beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d'un grand mérite, vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du dix-huitième siècle lui inspira ses premiers vers ses essais poétiques furent remarqués de Laharpe. Il entreprit quelques travaux pour le théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle Desgarcins. Logé auprès de l'Odéon, en errant autour de la Chartreuse, il en célébra la solitude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s'engagea dans un de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction du Modérateur . Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils pendant le siège de la ville que les révolutionnaires avaient nommée Commune affranchie , de même que Louis XI, en en bannissant les citoyens, avait appelé Arras Ville franchise , madame de Fontanes était obligée de changer de place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l'abri des bombes. Retourné à Paris après le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le Mémorial avec M. de Laharpe et l'abbé de Vauxelles. Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut. M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l'école classique de la branche aînée sa prose et ses vers se ressemblent et ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une mélancolie ignorée du siècle de Louis XIV, qui connaissait seulement l'austère et sainte tristesse de l'éloquence religieuse. Cette mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du Jour des Morts , comme l'empreinte de l'époque où il a vécu ; elle fixe la date de sa venue ; elle montre qu'il est né depuis Rousseau, tenant par son goût à Fénelon. Si l'on réduisait les écrits de M. de Fontanes à deux très petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait le plus élégant monument funèbre qu'on pût élever sur la tombe de l'école classique [Il vient d'être élevé par la piété filiale de madame Christine de Fontanes ; M. de Sainte-Beuve a orné de son ingénieuse notice le fronton du monument. 1839] . Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants du poème de la Grèce sauvée , des livres d'odes, des poésies diverses, etc. Il n'eût plus rien publié lui-même car ce critique si fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions politiques ne l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a été souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de Garat, sur la Forêt de Navarre , pensa l'arrêter net au début de sa carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua l'école affectée de Dorat, mais il ne put rétablir l'école classique qui touchait à son terme avec la langue de Racine. Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur l' Anniversaire de sa naissance elle a tout le charme du Jour des Morts , avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me souviens que de ces deux strophes La vieillesse déjà vient avec ses souffrances ; Que m'offre l'avenir ? De courtes espérances. Que m'offre le passé ? Des fautes, des regrets. Tel est le sort de l'homme ; il s'instruit avec l'âge Mais que sert d'être sage, Quand le terme est si près ? Le passé, le présent, l'avenir, tout m'afflige La vie à son déclin est pour moi sans prestige ; Dans le miroir du temps elle perd ses appas. Plaisirs ! allez chercher l'amour et la jeunesse ; Laissez-moi ma tristesse, Et ne l'insultez pas ! Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes, c'était ma manière d'écrire. En moi commençait, avec l'école dite romantique, une révolution dans la littérature française toutefois, mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Je voyais bien de l'ébahissement sur son visage quand je lui lisais des fragments des Natchez , d' Atala , de René ; il ne pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique, mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau ; il voyait une nature nouvelle ; il comprenait une langue qu'il ne parlait pas. Je reçus de lui d'excellents conseils ; je lui dois ce qu'il y a de correct dans mon style ; il m'apprit à respecter l'oreille ; il m'empêcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux d'exécution de mes disciples. Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de l'émigration ; on lui demandait des chants de la Grèce sauvée ; on se pressait pour l'entendre. Il se logea auprès de moi ; nous ne nous quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces temps d'infortune Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses Mémoires manuscrits. Qu'on juge de l'émotion d'un auditoire d'exilés, écoutant le valet de chambre de Louis XVI, raconter, témoin oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple ! Le Directoire, effrayé des Mémoires de Cléry, en publia une édition interpolée, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais, et Louis XVI comme un portefaix entre les turpitudes révolutionnaires, celle-ci est peut-être une des plus sales. Un paysan vendéen. M. du Theil, chargé des affaires de M. le comte d'Artois à Londres, s'était hâté de chercher Fontanes celui-ci me pria de le conduire chez l'agent des Princes. Nous le trouvâmes environné de tous ces défenseurs du trône et de l'autel qui battaient les pavés de Picadilly d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais vendeurs de contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de trente à trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait lui-même attention qu'à une gravure de la mort du général Wolf. Frappé de son air, je m'enquis de sa personne un de mes voisins me répondit " Ce n'est rien ; c'est un paysan vendéen, porteur d'une lettre de ses chefs. " Cet homme, qui n ' était rien , avait vu mourir Cathelineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui ; Bonchamp, en qui revivait Bayard ; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle ; d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d'embrasser la mort debout ; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n ' était rien , avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles rangées ; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux ; il avait aidé à enlever cinq cents pièces de canon et cent cinquante mille fusils ; il avait traversé les colonnes infernales, compagnies d'incendiaires commandées par des Conventionnels ; il s'était trouvé au milieu de l'océan de feu, qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée ; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d'un pays fertile. Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des Croisades, lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et d'espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu. Thureau, général des républicains, déclarait que " les Vendéens seraient placés dans l'histoire au premier rang des peuples soldats ". Un autre général écrivait à Merlin de Thionville " Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de battre tous les autres peuples. " Les légions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats de la Vendée " des combats de géants ". Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à considérer avec admiration et respect le représentant de ces anciens Jacques , qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l'invasion étrangère il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l'air indifférent du sauvage ; son regard était grisâtre et inflexible comme une verge de fer ; sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées ; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents engourdis, mais prêts à se dresser ; ses bras, pendant à ses côtés, donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poignets tailladés de coups de sabre ; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire rustique, mise, par la puissance des moeurs, au service d'intérêts et d'idées contraires à cette nature ; la fidélité native du vassal, la simple foi du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée à s'estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et de l'intrépidité de son coeur. Il ne parlait pas plus qu'un lion ; il se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de forêts son intelligence était du genre de celle de la mort. Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle race aujourd'hui nous sommes ! Mais les républicains avaient leur principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les exilés ; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la gorge, il avait crié " Entrez ; passez derrière moi ; elle ne vous fera aucun mal ; elle ne bougera pas ; je la tiens. " Personne ne voulut passer alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Charette brisa son épée. Promenades avec Fontanes. Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme j'en avais fait d'une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton, Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu'il appelait plaisamment le contrôleur-général des finances il en sortit fort satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible d'être meilleur homme timide en ce qui le regardait, il devenait tout courage pour l'amitié ; il me le prouva lors de ma démission à l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la conversation, il éclatait en colères littéraires risibles. En politique, il déraisonnait ; les crimes conventionnels lui avaient donné l'horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la philosophaillerie, l'idéologie, et il communiqua cette haine à Bonaparte quand il s'approcha du maître de l'Europe. Nous allions nous promener dans la campagne ; nous nous arrêtions sous quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en Angleterre avant la Révolution, et les vers qu'il adressait alors à deux jeunes ladies, devenues vieilles à l'ombre des tours de Westminster ; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait laissées, durant qu'à leur base s'étaient ensevelies les illusions et les heures de sa jeunesse. Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare ils avaient vu ce que nous voyions ; ils s'étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles, submergées l'une après l'autre dans le brouillard de la ville. Nous regagnions notre demeure, guidés par d'incertaines lueurs qui nous traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissante autour de chaque réverbère ainsi s'écoule la vie du poète. Nous vîmes Londres en détail ancien banni, je servais de cicerone aux nouveaux réquisitionnaires de l'exil que la Révolution prenait, jeunes ou vieux il n'y a point d'âge légal pour le malheur. Au milieu d'une de ces excursions, nous fûmes surpris d'une pluie mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l'allée d'une chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y rencontrâmes le duc de Bourbon je vis pour la première fois, à ce Chantilly, un prince qui n'était pas encore le dernier des Condé. Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage ! Fata viam invenient . Fontanes fut rappelé en France. Il m'embrassa en faisant des voeux pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m'écrivit la lettre suivante " 28 juillet 1798. " Si vous avez senti quelques regrets à mon départ de Londres, je vous jure que les miens n'ont pas été moins réels. Vous êtes la seconde personne à qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvé une imagination et un coeur à ma façon. Je n'oublierai jamais les consolations que vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre étrangère. Ma pensée la plus chère et la plus constante depuis que je vous ai quitté, se tourne sur les Natchez . Ce que vous m'en avez lu, et surtout dans les derniers jours est admirable, et ne sortira plus de ma mémoire. Mais le charme des idées poétiques que vous m'avez laissées a disparu un moment à mon arrivée en Allemagne. Les plus affreuses nouvelles de France ont succédé à celles que je vous avais montrées en vous quittant. J'ai été cinq ou six jours dans les plus cruelles perplexités. Je craignais même des persécutions contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminuées. Le mal même n'a été que fort léger ; on menace plus qu'on ne frappe, et ce n'était pas à ceux de ma date qu'en voulaient les exterminateurs. Le dernier courrier m'a porté des assurances de paix et de bonne volonté. Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dès les premiers jours du mois prochain. Mon séjour sera fixé près de la forêt de Saint-Germain, entre ma famille, la Grèce et mes livres, que ne puis-je dire aussi les Natchez ! L'orage inattendu qui vient d'avoir lieu à Paris est causé, j'en suis trop sûr, par l'étourderie des agents et des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve évidente entre les mains. D'après cette certitude, j'écris Gréât-Pulteney-street rue où demeurait M. du Theil, avec toute la politesse possible, mais aussi avec tous les ménagements qu'exige la prudence. Je veux éviter toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le séjour que je veux choisir. Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amitié, et je souhaite du fond du coeur que les espérances d'utilité qu'on peut fonder sur moi réchauffent les bonnes dispositions qu'on m'a témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues à votre personne et à vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez l'avenir est à vous. J'espère que la parole si souvent donnée par le contrôleur-général des finances est au moins acquittée en partie. Cette partie me console car je ne puis soutenir l'idée qu'un bel ouvrage est arrêté faute de quelques secours. Ecrivez-moi ; que nos coeurs communiquent, que nos muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me promener librement dans ma patrie, je ne vous y prépare une ruche et des fleurs à côté des miennes. Mon attachement est inaltérable. Je serai seul tant que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi de vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant j'ai fait la moitié d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content que de tout le reste. Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami, " " Fontanes. " Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne peut jamais tout ravir au poète ; il emporte avec lui sa lyre. Laissez au cygne ses ailes ; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les plaintes mélodieuses qu'il eût mieux aimé faire entendre à l'Eurotas. L ' avenir est à vous ; Fontanes disait-il vrai ? Dois-je me féliciter de sa prédiction ? Hélas ! cet avenir annoncé est déjà passé en aurai-je un autre ? Cette première et affectueuse lettre du premier ami que j'aie compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché vingt-trois ans à mes côtés, m'avertit douloureusement de mon isolement progressif. Fontanes n'est plus ; un chagrin profond, la mort tragique d'un fils, l'a jeté dans la tombe avant l'heure. Presque toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces Mémoires , ont disparu ; c'est un registre obituaire [Registre paroissial sur lequel l'on inscrivait les dates de décès et de sépulture des paroissiens.] que je tiens. Encore quelques années, et moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour inscrire mon nom au livre des absents. Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure après moi pour me conduire à mon dernier asile moins qu'un autre j'ai besoin de guide je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bière avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes ; ensuite, j'ai ouï le bruit de la première pelletée de terre tombante sur la bière à chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait ; la terre, en comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à la surface du cercueil. Fontanes ! vous m'avez écrit Que nos muses soient toujours amies ; vous ne m'avez pas écrit en vain. Londres, d'avril à septembre 1822. Mort de ma mère. - Retour à la religion. Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentem ? Nunquam ego te, vita frater amabilior, Aspiciam posthac ? at, certe, semper amabo ! " Ne te parlerai-je plus ? jamais n'entendrai-je tes paroles ? Jamais, frère plus aimable que la vie, ne te verrai-je ? Ah ! toujours je t'aimerai ! " Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère il faut toujours répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée de larmes, ainsi qu'aux enfers, il est je ne sais quelle plainte éternelle, qui fait le fond où la note dominante des lamentations humaines ; on l'entend sans cesse, et elle continuerait quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire. Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif Fontanes m'invitait à travailler, à devenir illustre ; ma soeur m'engageait à renoncer à écrire l'un me proposait la gloire, l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy qu'elle était dans ce train d'idées ; elle avait pris la littérature en haine parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie. " Saint-Servan, 1er juillet 1798. " Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères ; je t'annonce à regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non seulement de piété, mais de raison ; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire ; et si le ciel, touché de nos voeux, permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur la terre ; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour nous, tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être inquiètes de ton sort. " Ah ! que n'ai-je suivi le conseil de ma soeur ! Pourquoi ai-je continué d'écrire ? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de ce siècle ? Ainsi, j'avais perdu ma mère ; ainsi, j'avais affligé l'heure suprême de sa vie ! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres ? Je me promenais peut-être par une fraîche matinée, au moment où les sueurs de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour les essuyer ! La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au souvenir de ma mère ; tout ce que je savais me venait d'elle. L'idée d'avoir empoisonné les vieux jours de la femme qui me porta dans ses entrailles, me désespéra je jetai au feu avec horreur des exemplaires de l' Essai , comme l'instrument de mon crime ; s'il m'eût été possible d'anéantir l'ouvrage, je l'aurais fait sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux telle fut l'origine du Génie du Christianisme . " Ma mère, ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots, où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma soeur me manda le dernier voeu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma soeur elle-même n'existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ma conviction est sortie du coeur ; j'ai pleuré et j'ai cru. " Je m'exagérais ma faute ; l' Essai n'était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. A travers les ténèbres de cet ouvrage, se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme de l' Essai à la certitude du Génie du Christianisme . [ Voir dans les textes retranchés, la Digression Philosophique[C M 1 572] .] Londres, d'avril à septembre 1822. Génie du Christianisme . Lettre du chevalier de Panat. Lorsqu'après la triste nouvelle de la mort de madame de Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de Génie du Christianisme que je trouvai sur-le-champ m'inspira ; je me mis à l'ouvrage ; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dégrossis et rassemblés de longue main par mes précédentes études. Je connaissais les ouvrages des Pères mieux qu'on ne les connaît de nos jours ; je les avais étudiés, même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise intention au lieu d'en être sorti vainqueur, j'en étais sorti vaincu. Quant à l'histoire proprement dite, je m'en étais spécialement occupé en composant l' Essai sur les Révolutions . Les authentiques de Camden que je venais d'examiner, m'avaient rendu familières les moeurs et les institutions du moyen âge. Enfin mon terrible manuscrit des Natchez , de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages in-folio, contenait tout ce dont le Génie du Christianisme avait besoin en descriptions de la nature ; je pouvais prendre largement dans cette source, comme j'y avais déjà pris pour l' Essai . J'écrivis la première partie du Génie du Christianisme . MM. Dulau, qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré, se chargèrent de la publication. Les premières feuilles du premier volume furent imprimées. L'ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé qu'à Paris, en 1802 voyez les différentes préfaces du Génie du Christianisme . Une espèce de fièvre me dévora pendant tout le temps de ma composition on ne saura jamais ce que c'est que de porter à la fois dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, Atala et René , et de mêler à l'enfantement douloureux de ces brûlants jumeaux le travail de conception des autres parties du Génie du Christianisme . Le souvenir de Charlotte traversait et réchauffait tout cela, et pour m'achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination exaltée. Ce désir me venait de la tendresse filiale ; je voulais un grand bruit, afin qu'il montât jusqu'au séjour de ma mère, et que les anges lui portassent ma sainte expiation. Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m'occuper de mes scolies françaises, sans tenir note de la littérature et des hommes du pays au milieu duquel je vivais je fus entraîné dans ces autres recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à prendre d'un savant prêtre, l'abbé Capelan, des leçons d'hébreu, à consulter les bibliothèques et les gens instruits, à rôder dans les campagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des visites. S'il est des effets rétroactifs et symptomatiques des événements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l'ouvrage qui devait me faire un nom, aux bouillonnements de mes esprits et aux palpitations de ma muse. Quelques lectures de mes premières ébauches servirent à m'éclairer. Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend pas pour argent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu'un auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne remplit pas, ou dépasse la juste mesure. Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante l'esprit positif et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se frotter ainsi de poésie. Je n'hésite pas à donner cette lettre, document de mon histoire bien qu'elle soit entachée d'un bout à l'autre de mon éloge, comme si le malin auteur se fût complu à verser son encrier sur son épître " Ce lundi. " Mon Dieu ! l'intéressante lecture que j'ai due ce matin à votre extrême complaisance ! Notre religion avait compté parmi ses défenseurs de grands génies, d'illustres Pères de l'Eglise ces athlètes avaient manié avec vigueur toutes les armes du raisonnement ; l'incrédulité était vaincue ; mais ce n'était pas assez il fallait montrer encore tous les charmes de cette religion admirable ; il fallait montrer combien elle est appropriée au coeur humain et les magnifiques tableaux qu'elle offre à l'imagination. Ce n'est plus un théologien dans l'école, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous étiez appelé à le faire. La nature vous a éminemment doué des belles qualités qu'il exige vous appartenez à un autre siècle... " Ah ! si les vérités de sentiment sont les premières dans l'ordre de la nature, personne n'aura mieux prouvé que vous celles de notre religion. vous aurez confondu à la porte du temple les impies, et vous aurez introduit dans le sanctuaire les esprits délicats et les coeurs sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains remplies de doux parfums. C'est une bien faible image de votre esprit si doux, si pur et si antique. " Je me félicite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a rapproché de vous ; je ne puis plus oublier que c'est un bienfait de Fontanes ; je l'en aime davantage, et mon coeur ne séparera jamais deux noms que la même gloire doit unir, si la Providence nous ouvre les portes de notre patrie. " Chevalier de Panat. " L'abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du Génie du Christianisme . Il parut surpris, et il me fit l'honneur, peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes fleurs sauvages de l'Amérique dans ses divers jardins français, et mit refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire fontaine. L'édition inachevée du Génie du Christianisme , commencée à Londres, différait un peu, dans l'ordre des matières, de l'édition publiée en France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se montrait fort chatouilleuse à l'endroit des rois leur personne, leur honneur et leur vertu lui étaient chers d'avance. La police de Fouché voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc, symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence révolutionnaire. Les sincères croyants des processions républicaines de Lyon me forcèrent de retrancher un chapitre intitulé les Rois athées , et d'en disséminer ça et là les paragraphes dans le corps de l'ouvrage. Londres, d'avril à septembre 1822. Mon oncle M. de Bedée sa fille aînée. Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée hélas ! c'est prendre congé de la première joie de ma vie " freno non remorante dies , aucun frein n'arrête les jours. " Voyez les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes eux-mêmes, vaincus par l'âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont oublié jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment. J'avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère ; il me répondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques mots touchants de regrets ; mais les trois quarts de sa double feuille in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recommandait surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du quartier des Bedée , confiés à mon frère. Ainsi, pour ce vénérable émigré, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni le sacrifice de Louis XVI, ne l'avertissaient de la Révolution ; rien n'avait passé, rien n'était advenu ; il en était toujours aux Etats de Bretagne et à l'Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l'idée de l'homme est bien frappante au milieu et comme en présence de l'altération de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de ses parents et de ses amis. Au retour de l'émigration, mon oncle de Bedée s'est retiré à Dinan, où il est mort, à six lieues de Monchoix, sans l'avoir revu. Ma cousine Caroline, l'aînée de mes trois cousines, existe encore. Elle est restée vieille fille, malgré les sommations respectueuses de son ancienne jeunesse. Elle m'écrit des lettres sans orthographe, où elle me tutoie m'appelle chevalier, et me parle de notre bon temps in illo tempore . Elle était nantie de deux beaux yeux noirs et d'une jolie taille ; elle dansait comme la Camargo, et elle croit avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche amour. Je lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple, mes ans, mes honneurs et ma renommée " Oui chère Caroline, ton chevalier, etc. " Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes rencontrés le ciel en soit loué ! car, Dieu sait, si nous venions jamais à nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions ! Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre siècle est passé ! on ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on naît et l'on meurt maintenant un à un. Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l'Eternité et de se débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le cercueil à l'église, en grommelant d'être désheurés et dérangés de leurs habitudes ; les autres poussent le dévouement jusqu'à suivre le convoi au cimetière ; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l'avaient été, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la dernière bénédiction paternelle ! Adieu, mon oncle chéri ! Adieu, famille maternelle qui disparaissez ainsi que l'autre partie de ma famille ! Adieu, ma cousine de jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous écoutions ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur l' Epervier , ou lorsque vous assistiez au relèvement du voeu de ma nourrice, à l'abbaye de Nazareth ! Si vous me survivez agréez la part de reconnaissance et d'affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous mes yeux, je vous assure, sont pleins de larmes. 1. Incidences. - Littérature anglaise. - Dépérissement de l'ancienne école. - Historiens. - Poètes. - Publicistes. - Shakespeare. - 2. Incidences. - Romans anciens. - Romans nouveaux. - Richardson. - Walter Scott. - 3. Incidences. - Poésie nouvelle. - Beattie. - 4. Incidences. - Lord Byron. - 5. L'Angleterre, de Richmond à Greenwich. - Course avec Pelletier. - Bleinheim. - Stowe. - Hampton-Court. - Oxford. - Collège d'Eton. - Moeurs privées ; moeurs politiques. - Fox. - Pitt. - Burke. - George III. - 6. Rentrée des émigrés en France. - Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de Lassagne, habitant de Neufchâtel en Suisse. - Mort de Lord Londonderry. - Fin de ma carrière de soldat et de voyageur. - Je débarque à Calais. Londres, d'avril à septembre 1822. Revu en février 1845. Incidences. - Littérature anglaise. - Dépérissement de l'ancienne école. - Historiens. - Poètes. - Publicistes. - Shakespeare. Mes études corrélatives au Génie du Christianisme m'avaient de proche en proche je vous l'ai dit conduit à un examen plus approfondi de la littérature anglaise. Lorsqu'en 1792, je me réfugiai en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que j'avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens, Hume était réputé écrivain tory et rétrograde on l'accusait, ainsi que Gibbon, d'avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes ; on lui préférait son continuateur Smollett. Philosophe pendant sa vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon demeurait, en cette qualité, atteint et convaincu de pauvre homme. On parlait encore de Robertson, parce qu'il était sec. Pour ce qui regarde les poètes, les elegant Extracts servaient d'exil à quelques pièces de Dryden ; on ne pardonnait point aux rimes de Pope, bien qu'on visitât sa maison à Twickonham et que l'on coupât des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa renommée. Blair passait pour un critique ennuyeux à la française on le mettait bien au-dessous de Johnson. Quant au vieux Spectator , il était au grenier. Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intérêt pour nous. Les traités économiques sont moins circonscrits ; les calculs sur la richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du commerce, s'appliquent en partie aux sociétés européennes. Burke sortait de l'individualité nationale politique en se déclarant contre la Révolution française, il entraîna son pays dans cette longue voie d'hostilités qui aboutit aux champs de Waterloo. Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout Milton et Shakespeare. Montmorency, Biron Sully, tour à tour ambassadeurs de France auprès d'Elisabeth et de Jacques Ier, entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres farces et dans celles des autres ? Prononcèrent-ils jamais le nom, si barbare en français de Shakespeare ? Soupçonnèrent-ils qu'il y eût là une gloire devant laquelle leurs honneurs leurs pompes, leurs rangs, viendraient s'abîmer ? Hé bien ! le comédien chargé du rôle du spectre dans Hamlet était le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le moyen âge achevait de descendre parmi les morts siècles énormes que Dante ouvrit et que ferma Shakespeare. Dans le Précis historique de Whitelocke, contemporain du chantre du Paradis perdu on lit " Un certain aveugle nommé Milton, secrétaire du Parlement pour les dépêches latines. " Molière, l' histrion , jouait son Pourceaugnac , de même que Shakespeare, le bateleur, grimaçait son Falstaff . Ces voyageurs voilés, qui viennent de fois à autre s'asseoir à notre table, sont traités par nous en hôte vulgaires ; nous ignorons leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se transfigurent et nous disent comme l'envoyé du ciel à Tobie " Je suis l'un des sept qui sommes présents devant le Seigneur. " Mais si elles sont méconnues des hommes à leur passage ces divinités ne se méconnaissent point entre elles. " Qu'à besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d'un siècle ? " Michel-Ange enviant le sort et le génie de Dante, s'écrie Pur fuss' io tal... Per l'aspro esilio suo con sua virtute Darei del mondo più felice stato. Que n'ai-je été tel que lui ! Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais toutes les félicités de la terre ! " Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré et lui sert de renommée . Est-il rien de plus admirable que cette société d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls comprise ? Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Prières, filles de Jupiter ? S'il l'était en effet, le Boy de Stratford, loin d'être honteux de son infirmité, ainsi que Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une de ses maîtresses ... lame by fortune's dearest spite. " Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune. " Shakespeare aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait une par sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans cesser d'être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s'adresse en vers charmants était-elle fière et heureuse d'être l'objet des sonnets de Shakespeare ? on peut en douter la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme ; ils la parent, et ne peuvent l'embellir. " Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort ", dit le tragique anglais à sa maîtresse. " Si vous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a tracés ; je vous aime tant que je veux être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez être malheureuse. Oh ! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand peut-être je ne serai plus qu'une masse d'argile ne redites pas même mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie. " Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus à l'amour qu'il ne croyait à autre chose une femme pour lui était un oiseau, une brise, une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance de sa renommée, par son état, qui le jetait à l'écart de la société, en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir rapide et doux. Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri VIII, ses réformes, ses destructions de monastères, ses fous , ses épouses, ses maîtresses, ses bourreaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles Ier comptait seize ans. Ainsi, d'une main Shakespeare avait pu toucher les têtes blanchies que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la tête brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique s'enfonça dans la tombe ; il remplit l'intervalle des jours où il vécut, de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les réalités du passé aux réalités de l'avenir. Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'aliment de la pensée ; ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott. On renie souvent ces maîtres suprêmes ; on se révolte contre eux ; on compte leurs défauts ; on les accuse d'ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout se teint de leurs couleurs ; partout s'impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Ils ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de lumière, ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts leurs oeuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain. De tels génies occupent le premier rang ; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre où cinq races d'hommes sorties d'une seule souche, dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous garde d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissants ; n'imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons, nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les montagnes d'Arménie l'unique et solitaire nautonier de l'abîme. Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après l'épuisement des cataractes du ciel pieux enfants, bénis de notre père, couvrons-le pudiquement de notre manteau. Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie que lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration ? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs dont l'esprit humain est pénétré ou imbu, que fait à Shakespeare une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui ? Chrétien ? au milieu des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant du monde ? Déiste ? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il a passé ? Athée ? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil, qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au-delà du tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice, laissée par nous sur la terre. Londres, d'avril à septembre 1822. Incidences. - Romans anciens. - Romans nouveaux. - Richardson. - Walter Scott. Les romans, à la fin du dernier siècle, avaient été compris dans la proscription générale. Richardson dormait oublié ; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding se soutenait ; Sterne, entrepreneur d'originalité, était passé. On lisait encore le Vicaire de Wakefield . Si Richardson n'a pas de style ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers, il ne vivra pas, parce que l'on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité l'ouvrage le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas ; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître ; la révolution qui s'opère, en abaissant l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d'un langage inférieur. De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à peinture de la société générale. Après Richardson, les moeurs de l' ouest de la ville, firent une irruption dans le domaine des fictions les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à l'Opéra, au Ranelagh, avec un chit-chat , un caquetage qui ne finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie ; les amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des douleurs d'âme à attendrir les lions le lion répandit des pleurs ! un jargon de bonne compagnie fut adopté. Dans ces milliers de romans, qui ont inondé l'Angleterre depuis un demi-siècle, deux ont gardé leur place Calek williams et le Moine . Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres ; mais je rencontrai deux fois Lewis. C'était un jeune membre des Communes fort agréable, et qui avait l'air et les manières d'un Français. Les ouvrages d'Anne Radcliffe font une espèce à part. Ceux de mistress Barbauld, de miss Edgeworth de miss Burnet, etc., ont, dit-on, des chances de vivre. " Il y devrait dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants. On bannirait des mains de notre peuple et moy et cent autres. L'escrivaillerie semble être quelque symptosme d'un siècle desbordé. " Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de Walter Scott, de même que la poésie s'est précipitée sur les pas de lord Byron. L'illustre peintre de l'Ecosse débuta dans la carrière des lettres, lors de mon exil à Londres, par la traduction du Berlichingen de Goethe. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir créé un genre faux ; il a perverti le roman et l'histoire ; le romancier s'est mis à faire des romans historiques, et l'historien des histoires romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligé de passer quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans doute ; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c'est de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde. Il faut de plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l'ordre, que pour plaire en passant toute mesure ; il est moins facile de régler le coeur que de le troubler. Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passé. Walter Scott refoula les Anglais jusqu'au moyen âge tout ce qu'on écrivit, fabriqua, bâtit, fut gothique livres, meubles, maisons, églises, châteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des fashionables de Bond-Street, race frivole qui campe dans les manoirs antiques, en attendant l'arrivée des générations nouvelles qui s'apprêtent à les en chasser. Londres, d'avril à septembre 1822. Incidences. - Poésie nouvelle. - Beattie. En même temps que le roman passait à l'état romantique , la poésie subissait une transformation semblable. Cowper abandonna l'école française pour faire revivre l'école nationale ; Burns, en Ecosse, commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce qu'on appelait Lake school nom qui est resté, parce que les romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois. Thomas Moore, Campbell, Rogers, Crabbe, Wordsworth, Southey, Hunt, Knowles, lord Holland, Canning, Croker, vivent encore pour l'honneur des lettres anglaises ; mais il faut être né Anglais pour apprécier tout le mérite d'un genre intime de composition qui se fait particulièrement sentir aux hommes du sol. Nul, dans une littérature vivante, n'est juge compétent que des ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à fond un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos langes ; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les Allemands ont, de nos gens de lettres, les notions les plus baroques ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons ; ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzick, à Goettingue, à Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce qu'on n'y lit pas. Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit qui n'est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains ; notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas là pour se moquer de nos jugements de Barbares. Qui de nous se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles étaient saisies par une oreille grecque et latine ? on soutient que les beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays oui, les beautés de sentiment et de pensée ; non, les beautés de style. Le style n'est pas, comme la pensée, cosmopolite il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui. Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant 1800 et en 1800 ; ils finissaient le siècle ; je le commençais. Darwin et Beattie moururent deux ans après mon retour de l'exil. Beattie avait annoncé l'ère nouvelle de la lyre. Le Minstrel , ou le Progrès du génie , est la peinture des premiers effets de la muse sur un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté. Tantôt le poète futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une tempête ; tantôt il quitte les jeux du village pour écouter à l'écart, dans le lointain, le son des musettes. Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les discoverers . Beattie se proposait de continuer son poème ; en effet, il en a écrit le second chant Edwin entend un soir une voix grave s'élevant du fond d'une vallée ; c'est celle d'un solitaire qui, après avoir connu les illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite pour y recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite instruit le jeune minstrel et lui révèle le secret de son génie. L'idée était heureuse ; l'exécution n'a pas répondu au bonheur de l'idée. Beattie était destiné à verser des larmes ; la mort de son fils brisa son coeur paternel comme Ossian après la perte de son oscar, il suspendit sa harpe aux branches d'un chêne. Peut-être le fils de Beattie était-il ce jeune minstrel qu'un père avait chanté et dont il ne voyait plus les pas sur la montagne. Londres, d'avril à septembre 1822. Incidences. Lord Byron. On retrouve dans les vers de lord Byron des imitations frappantes du Minstrel à l'époque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait l'école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était enfant, j'étais jeune et aussi inconnu que lui ; il avait été élevé sur les bruyères de l'Ecosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes de la Bretagne, au bord de la mer ; il aima d'abord la Bible et Ossian, comme je les aimai ; il chanta dans Newstead-Abbey les souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le château de Combourg. " Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruyère et gravissais ta cime penchée, ô Morven couronné de neige, pour m'ébahir au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempête qui s'amoncelaient à mes pieds... " Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'étais si malheureux, vingt fois j'ai traversé le village de Harrow, sans savoir quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied de l'orme sous lequel, en 1807, lord Byron écrivait ces vers, au moment où je revenais de la Palestine Spot of my youth ! whose hoary branches sigh, Swept by the breeze that funs thy cloudless sky ; etc. " Lieu de ma jeunesse, où soupirent les branches chenues, effleurées par la brise qui rafraîchit ton ciel sans nuage ! Lieu où je vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foulé, avec ceux que j'aimais, ton gazon mol et vert ; quand la destinée glacera ce sein qu'une fièvre dévore ; quand elle aura calmé les soucis et les passions ; ...ici où il palpita, ici mon coeur pourra reposer. Puissé-je m'endormir où s'éveillèrent mes espérances... mêlé à la terre où coururent mes pas... pleuré de ceux qui furent en société avec mes jeunes années, oublié du reste du monde ! " Et moi je dirai Salut, antique ormeau, au pied duquel Byron enfant s'abandonnait aux caprices de son âge alors que je rêvais René sous ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint à son tour rêver Childe-Harold ! Byron demandait au cimetière, témoin des premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée inutile prière que n'exaucera point la gloire. Cependant Byron n'est plus ce qu'il a été ; je l'avais trouvé de toutes parts vivant à Venise au bout de quelques années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l'ai retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de qui vous parlez. Lord Byron est entièrement mort pour eux ; ils n'entendent plus les hennissements de son cheval il en est de même à Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons. Si j'ai passé à Harrow sans savoir que lord Byron enfant y respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu'un petit vagabond, élevé dans ces bois laisserait quelque trace. Le voyageur Arthur Young, traversant Combourg, écrivait " Jusqu'à Combourg de Pontorson le pays a un aspect sauvage ; l'agriculture n'y est pas plus avancée, que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable dans un pays enclos ; le peuple y est presque aussi sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus sales et les plus rudes que l'on puisse voir des maisons de terre sans vitres, et un pavé si rompu qu'il arrête les passagers, mais aucune aisance. - Cependant il s'y trouve un château, et il est même habité. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider au milieu de tant d'ordures et de pauvreté ? Au-dessous de cet amas hideux de misère est un beau lac environné d'enclos bien boisés. " Ce M. de Chateaubriand était mon père ; la retraite qui paraissait si hideuse à l'agronome de mauvaise humeur, n'en était pas moins une noble et belle demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young eût-il pu m'apercevoir, lui qui n'était occupé que de la revue de nos moissons ? Qu'il me soit permis d'ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en 1822, ces autres pages écrites en 1834 et 1840 elles achèveront le morceau de lord Byron ; ce morceau se trouvera surtout complété, quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant à Venise. Il y aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l'avenir la rencontre des deux chefs de la nouvelle école française et anglaise, ayant un même fonds d'idées, des destinées, sinon des moeurs à peu près pareilles l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous deux voyageurs dans l'orient, assez souvent l'un près de l'autre, et ne se voyant jamais seulement la vie du poète anglais a été mêlée à de moins grands événements que la mienne. Lord Byron est allé visiter après moi les ruines de la Grèce dans Childe-Harold , il semble embellir de ses propres couleurs les descriptions de l' Itinéraire . Au commencement de mon pèlerinage, je reproduis l'adieu du sire de Joinville à son château ; Byron dit un égal adieu à sa demeure gothique. Dans les Martyrs , Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome " Notre navigation fut longue, dit-il, ...nous vîmes tous ces promontoires marqués par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes compagnons n'avaient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent rien aux débris qu'ils avaient sous les yeux ; moi, je m'étais déjà assis, avec le prophète, sur les ruines des villes désolées, et Babylone m'enseignait Corinthe. " Le poète anglais est comme le prosateur français, derrière la lettre de Sulpicius à Cicéron. - Une rencontre si parfaite m'est singulièrement glorieuse, puisque j'ai devancé le chantre immortel au rivage où nous avons eu les mêmes souvenirs, et où nous avons commémoré les mêmes ruines. J'ai encore l'honneur d'être en rapport avec lord Byron dans la description de Rome les Martyrs et ma Lettre sur la campagne romaine ont l'inappréciable avantage, pour moi, d'avoir deviné les inspirations d'un beau génie. Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord Byron se sont bien gardés de faire remarquer que quelques pages de mes ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de Childe-Harold ; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie. Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calmé on me refuse moins cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses Chansons , a dit " Dans un des couplets qui précèdent celui-ci, je parle des lyres que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle école poétique, qui, née sous les ailes de l'aigle, s'est avec raison, glorifiée souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du Génie du Christianisme s'est fait ressentir également à l'étranger, et il y aurait peut-être justice à reconnaître que le chantre de Childe-Harold est de la famille de René. " Dans un excellent article sur lord Byron, M. Villemain a renouvelé la remarque de M. de Béranger " Quelques pages incomparables de René , dit-il, avaient, il est vrai, épuisé ce caractère poétique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait de génie. " Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagination et de destinée entre le chroniqueur de René et le chantre de Childe-Harold n'ôte pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de la Dee , portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans luth ? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en ait exprimé, comme moi et comme Goethe avant nous la passion et le malheur ; soit que mes périples et le falot de ma barque gauloise aient montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées. D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir des conceptions pareilles, sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en enrichir la sienne cela s'est vu dans tous les siècles et dans tous les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Etudes de la nature , ont pu s'apparenter à mes idées ; mais je n'ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais. S'il était vrai que René entrât pour quelque chose dans le fond du personnage unique mis en scène sous des noms divers dans Childe-Harold, Conrad, Lara, Manfred , le Giaour ; si, par hasard, lord Byron m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la faiblesse de ne jamais me nommer ? J'étais donc un de ces pères qu'on renie quand on est arrivé au pouvoir ? Lord Byron peut-il m'avoir complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français ses contemporains ? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le New-Times a fait un parallèle de l'auteur du Génie du Christianisme et de l'auteur de Childe-Harold ? Point d'intelligence, si favorisée qu'elle soit, qui n'ait ses susceptibilités, ses défiances on veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la Littérature . Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à l'empire ; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai admiré ; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de Staël et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l'admiration ? c'est de l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au culte. On se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte ou d'envie. Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces Mémoires au plus grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton, ne prouve qu'une chose le haut prix que j'aurais attaché au souvenir de sa muse. Lord Byron a ouvert une déplorable école je présume qu'il a été aussi désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis des René qui rêvent autour de moi. La vie de lord Byron est l'objet de beaucoup d'investigations et de calomnies les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques ; les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec frayeur, par ce monstre, à consoler ce Satan solitaire et malheureux. Qui sait ? il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il cherchait, une femme assez belle, un coeur aussi vaste que le sien. Byron d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent séducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espèce humaine ; c'est un génie fatal et souffrant placé entre les mystères de la matière et de l'intelligence, qui ne voit point de mot à l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie sans cause comme un sourire pervers du MAL ; c'est le fils du désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout ce qui l'approche ; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté et maudit de Dieu ; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, est le damné du néant. Tel est le Byron des imaginations échauffées ce n'est point, ce me semble, celui de la vérité. Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis dans lord Byron l'homme de la nature et l'homme du système . Le poète, s'apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l'a accepté et s'est mis à maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord qu'en rêverie cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de ses ouvrages. Quant à son génie, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est assez resserré ; sa pensée poétique n'est qu'un gémissement, une plainte, une imprécation ; en cette qualité, elle est admirable il ne faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante. Quant à son esprit, il est sarcastique et varié, mais d'une nature qui agite et d'une influence funeste l'écrivain avait bien lu Voltaire, et il l'imite. Lord Byron, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher à sa naissance ; l'accident même qui le rendait malheureux et qui rattachait ses supériorités à l'infirmité humaine, n'aurait pas dû le tourmenter, puisqu'il ne l'empêchait pas d'être aimé. Le chantre immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zénon " La voix est la fleur de la beauté. " Une chose déplorable, c'est la rapidité avec laquelle les renommées fuient aujourd'hui. Au bout de quelques années, que dis-je ? de quelques mois, l'engouement disparaît ; le dénigrement lui succède. On voit déjà pâlir la gloire de lord Byron ; son génie est mieux compris de nous ; il aura plus longtemps des autels en France qu'en Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement à peindre les sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui préfèrent les sentiments communs à tous, finiront par méconnaître le poète dont le cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde s'ils brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur restera-t-il ? Lorsque j'écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes sentiments sur lord Byron, il n'avait plus que deux ans à vivre sur la terre il est mort en 1824, à l'heure où les désenchantements et les dégoûts allaient commencer pour lui. Je l'ai précédé dans la vie ; il m'a précédé dans la mort ; il a été appelé avant son tour ; mon numéro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Childe-Harold aurait dû rester le monde me pouvait perdre sans s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontré, en continuant ma route, madame Guiccioli à Rome, lady Byron à Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues la première avait peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes. Londres, d'avril à septembre 1822. L'Angleterre, de Richmond à Greenwich. - Course avec Pelletier. - Bleinheim. - Stowe Hampton-Court. - Oxford. - Collège d'Eton. - Moeurs privées ; moeurs politiques. - Fox. - Pitt. - Burke. - Georges III. Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l'époque où l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'à vous dire quelque chose de l'Angleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses sites, de ses châteaux, de ses moeurs privées et politiques. Toute l'Angleterre peut être vue dans l'espace de quatre lieues, depuis Richmond, au-dessus de Londres jusqu'à Greenwich et au-dessous. Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commerçante avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires ; ceux-ci, à chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions, les plus petits d'abord, les moyens ensuite, enfin, les grands vaisseaux qui rasent de leurs voiles les colonnes de l'hôpital des vieux marins et les fenêtres de la taverne où festoyent les étrangers. Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec ses prairies, ses troupeaux, ses maisons de campagne, ses parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulée par le flux, baigne deux fois le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points opposés, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de cette double Angleterre à l'ouest l'aristocratie, à l'est la démocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles l'histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer. Je passai une partie de l'été de 1799 à Richmond avec Christian de Lamoignon, m'occupant du Génie du Christianisme . Je faisais des nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-lès-Londres, fût le Richmond du traité Honor Richemundiae , car alors je me serais retrouvé dans ma patrie, et voici comment. Guillaume-le-Bâtard fit présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis le comté de Richmond [Voir le Domesday book ] les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher. Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire le comté de Richmond érigé en duché sous Charles II pour un bâtard le Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Edouard III. Là expira, en 1377, Edouard III, ce fameux roi volé par sa maîtresse Alix Pearce, qui n'était plus Alix ou Catherine de Salisbury des premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy n'aimez qu'à l'âge où vous pouvez être aimé. Henri VIII et Elisabeth moururent aussi à Richmond où ne meurt-on pas ? Henri VIII se plaisait à cette résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet abominable homme ; d'un côté, ils ne peuvent dissimuler sa tyrannie et la servitude du Parlement ; de l'autre, s'ils disaient trop anathème au chef de la Réformation, ils se condamneraient en le condamnant Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme. On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait d'observatoire à Henri VIII pour épier la nouvelle du supplice d'Anne Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de Londres. Quelle volupté ! le fer avait tranché le col délicat, ensanglanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses fatales caresses. Dans le parc abandonné de Richmond, je n'attendais aucun signal homicide, je n'aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles accoutumés à courir devant une meute, ils s'arrêtaient lorsqu'ils étaient fatigués ; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir à Kew les kanguroos, ridicules bêtes, tout juste l'inverse de la girafe ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux l'Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un cottage à demi caché sous un cèdre du Liban, et parmi des saules pleureurs un couple nouvellement marié était venu passer la lune de miel dans ce paradis. Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de Twickenham, apparaît Pelletier, tenant son mouchoir sur sa bouche " Quel sempiternel tonnerre de brouillard ! " s'écria-t-il aussitôt qu'il fut à la portée de la voix. " Comment, diable pouvez-vous rester là ? j'ai fait ma liste Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford ; avec votre façon songearde, vous seriez chez John Bull in vitam aeternam , que vous ne verriez rien. " Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche, Pelletier m'énuméra ses espérances ; il en avait des relais ; une crevée sous lui, il en enfourchait une autre et en avant, jambe de ci, jambe de cà, jusqu'au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu'il prit au collet Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Pelletier avait pour second James Makintosh ; condamné devant les tribunaux, il fit une nouvelle fortune qu'il mangea incontinent en vendant les pièces de son procès. Bleinheim me fut désagréable je souffrais d'autant plus d'un ancien revers de ma patrie, que j'avais eu à supporter l'insulte d'un récent affront un bateau en amont de la Tamise m'aperçut sur la rive ; les rameurs avisant un Français poussèrent des huzzas ; on venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir ces succès de l'étranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France, m'étaient odieux. Nelson, que j'avais rencontré plusieurs fois dans Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le châle de lady Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes. L'amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse misérablement à Calais, ayant perdu beauté, jeunesse et fortune. Et moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du sang de mes compatriotes. Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques j'aime mieux ses ombrages. Le cicérone du lieu nous montra, dans une ravine noire, la copie d'un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante vallée du Céphise. De beaux tableaux de l'école italienne s'attristaient au fond de quelques chambres inhabitées, dont les volets étaient fermés pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des vieux Bretons, loin du ciel de la Farnésine ! Hampton-Court conservait la collection des portraits des maîtresses de Charles II voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant d'une révolution qui fit tomber la tête de son père et qui devait chasser sa race. Nous vîmes à Slough, Herschell avec sa savante soeur et son grand télescope de quarante pieds ; il cherchait de nouvelles planètes cela faisait rire Pelletier qui s'en tenait aux sept vieilles. Nous nous arrêtâmes deux jours à oxford. Je me plus dans cette république d'Alfred-le-Grand ; elle représentait les libertés privilégiées et les moeurs des institutions lettrées du moyen âge. Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un plaisir extrême parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d'armes de ce prince. Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mémoire les modestes collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'élégie de Gray sur le Cimetière de campagne The curfew tolls the knell of parting day. Imitation de ce vers de Dante Squilla di lontano Che paja'l giorno pianger che si muore. Pelletier s'était empressé de publier à son de trompe, dans son journal, ma traduction. A la vue d'Oxford, je me souvins de l'ode du même poète sur une vue lointaine du collège d ' Eton . " Heureuses collines, charmants bocages, champs aimés en vain, où jadis mon enfance insouciante errait étrangère à la peine ! je sens les brises qui viennent de vous elles semblent caresser mon âme abattue, et, parfumées de joie et de jeunesse, me souffler un second printemps. " Dis, paternelle Tamise..., dis quelle génération volage l'emporte aujourd'hui à précipiter la course du cerceau roulant, ou à lancer la balle fugitive. Hélas ! sans souci de leur destinée, folâtrent les petites victimes ! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin d'outre-journée. " Qui n'a éprouvé les sentiments et les regrets exprimés ici avec toute la douceur de la muse ? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des études, des amours de ses premières années ? Mais peut-on leur rendre la vie ? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des ruines vues au flambeau. Vie privée des Anglais. Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, à la fin du dernier siècle, leurs moeurs et leur caractère national. Il n'y avait encore qu'un peuple au nom duquel s'exerçait la souveraineté par un gouvernement aristocratique ; on ne connaissait que deux grandes classes amies et liées d'un commun intérêt, les patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en France, qui commence à naître en Angleterre, n'existait pas rien ne s'interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de leur industrie. Tout n'était pas encore machine dans les professions manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban corbeille au bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre ; toutes tenant les yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les regardait. " L'Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des eaux. " Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en 1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait " Mais, cher monsieur est-il vrai que le pauvre Roi était vêtu d'une redingote, quand on lui coupa la tête ? " Les gentlemen-farmers n'avaient point encore vendu leur patrimoine pour habiter Londres ; ils formaient encore dans la chambre des Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition au ministère, maintenait les idées de liberté, d'ordre et de propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient vivat au roastbeef , se plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient assurés que la gloire de la Grande-Bretagne ne périrait point, tant qu'on chanterait God save the King , que les bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au marché les lièvres et les perdrix sous le nom de lions et d' autruches . Le clergé anglican était savant, hospitalier et généreux ; il avait reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne. L'université d'oxford fit imprimer à ses frais et distribuer gratis aux curés un Nouveau-Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots A l ' usage du clergé catholique exilé pour la Religion . Quant à la haute société anglaise, chétif exilé, je n'en apercevais que les dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de Galles, passaient des ladies assises de côté dans des chaises à porteurs ; leurs grands paniers sortaient par la porte de la chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-mêmes, sur ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de Lauzun avaient adoré les mères ; ces filles sont, en 1822, les mères et grand-mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de fleurs. Moeurs politiques. L'Angleterre de 1688 était, vers la fin du siècle dernier, à l'apogée de sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1792 à 1800 j'ai entendu parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine ; magnifique ambassadeur à Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire à quel point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres. Les idées générales ont pénétré dans cette société particulière. Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus grandes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine depuis le patriciat romain. Peut-être, quelque vieille famille, dans le fond d'un comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera le temps dont je déplore ici la perte. En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne déployèrent autant d'éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa réplique par ces paroles " Le très honorable gentleman, dans le discours qu'il a fait, m'a traité à chaque phrase avec une dureté peu commune ; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions. Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part, je ne serai pas épouvanté ; je ne crains pas de déclarer mes sentiments dans cette Chambre, ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que la Constitution est en péril. C'est certainement une chose indiscrète en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie, que de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis des raisons de m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhérence à la Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes dernières paroles je m'écrierai Fuyez la Constitution française ! - Fly from the french Constitution . " M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de perdre des amis , M. Burke s'écria " Oui, il s'agit de perdre des amis ! Je connais le résultat de ma conduite ; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié est finie have done my duty at the price of my friend ; our friendship is at an end . J'avertis les très honorables gentlemen, qui sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent à l'avenir soit qu'ils se meuvent dans l'hémisphère politique comme deux grands météores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux frères, je les avertis qu'ils doivent préserver et chérir la Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les innovations et se sauver du danger de ces nouvelles théories. - From the danger of these new theories . " Mémorable époque du monde ! M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie accablé de la mort de son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des pauvres émigrés. J'allai voir ce qu'il appelait sa pépinière, his nursery . Il s'amusait de la vivacité de la race étrangère qui croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauter les insouciants exilés, il me disait " Nos petits garçons ne feraient pas cela our boys could not do that ", et ses yeux se mouillaient de larmes il pensait à son fils parti pour un plus long exil. Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi l'influence des nouvelles théories . Il faut avoir vu la gravité des débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La liberté, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se débattre à Westminster sous l'influence de la liberté anarchique, qui parlait à la tribune encore sanglante de la Convention. M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole était froide, son intonation monotone, son geste insensible ; toutefois, la lucidité et la fluidité de ses pensées, la logique de ses raisonnements, subitement illuminés d'éclairs d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne. J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George III arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot d'étain avec les fermiers du voisinage ; il franchissait les vilaines cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes à cheval ; c'était là le maître des rois de l'Europe, comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M. Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désoeuvrés laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au vent, la figure pâle. Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui ; point d'heures réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne voulait être que William Pitt . Lord Liverpool, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa campagne en traversant la bruyère de Pulteney il me montra la petite maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'Etat qui avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous les milliards de la terre. George III survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la raison et la vue. Chaque session, à l'ouverture du Parlement, les ministres lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la santé du roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor j'obtins pour quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, parut, errant comme le roi Lear, dans ses palais et tâtonnant avec ses mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de Haendel c'était une belle fin de la vielle Angleterre. Old England ! Londres, d'avril à septembre 1822. Rentrée des émigrés en France. - Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de Lassagne, habitant de Neufchâtel en Suisse. - Mort de Lord Londonderry. - Fin de ma carrière de soldat et de voyageur. - Je débarque à Calais. Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande Révolution s'était opérée. Bonaparte, devenu premier Consul, rétablissait l'ordre par le despotisme ; beaucoup d'exilés rentraient ; la haute émigration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les débris de sa fortune la fidélité périssait par la tête, tandis que son coeur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de province à demi nus. Madame Lindsay était partie ; elle écrivait à MM. de Lamoignon de revenir ; elle invitait aussi madame d'Aguesseau, soeur de MM. de Lamoignon, à passer le détroit. Fontanes m'appelait, pour achever à Paris, l'impression du Génie du Christianisme . Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais aucun désir de le revoir ; des dieux plus puissants que les lares paternels me retenaient ; je n'avais plus en France de biens et d'asile ; la patrie était devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait je n'y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma soeur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait épousé M. de Caud, et ne portait plus mon nom ; ma jeune veuve ne me connaissait que par une union de quelques mois, par le malheur et une absence de huit années. Livré à moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir ; mais je voyais ma petite société se dissoudre ; madame d'Aguesseau me proposait de me mener à Paris. Je me laissai aller. Le ministre de Prusse me procura un passeport, sous le nom de Lassagne, habitant de Neufchâtel. MM. Dulau interrompirent le tirage du Génie du Christianisme , et m'en donnèrent les feuilles composées. Je détachai des Natchez les esquisses d' Atala et de René ; j'enfermai le reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame d'Aguesseau madame Lindsay nous attendait à Calais. Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800 ; mon coeur était autrement occupé qu'il ne l'est à l'époque où j'écris ceci, en 1822. Je ne ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes ; aujourd'hui, ma tête est remplie de scènes d'ambition, de politique, de grandeurs et de cours si messéantes à ma nature. Que d'événements sont entassés dans ma présente existence ! Passez, hommes passez ; viendra mon tour. Je n'ai déroulé à vos yeux qu'un tiers de mes jours ; si les souffrances que j'ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières, maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de René va se développer et des amertumes d'une autre sorte se mêleront à mon récit ! Que n'aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses révolutions dont j'ai déjà montré le premier plan ; de cet Empire et de l'homme gigantesque que j'ai vu tomber ; de cette Restauration à laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais que je ne puis néanmoins entrevoir qu'à travers je ne sais quel nuage funèbre ? Je termine ce douzième livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout de ma première carrière, s'ouvre devant moi la carrière de l ' écrivain ; d'homme privé, je vais devenir homme public ; je sors de l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le carrefour souillé et bruyant du monde ; le grand jour va éclairer ma vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures immémorées ; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle ; je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des soeurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne reverrai plus. Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger caché doublement dans l'obscurité du Suisse Lassagne et dans la mienne, j'abordai la France avec le siècle. 1. Séjour à Dieppe. - Deux sociétés. - 2. Où en sont mes Mémoires . - 3. Année 1800. - Vue de la France. - J'arrive à Paris. - 4. Année 1800. - Ma vie à Paris. - 5. Changement de la société. - 6. Année de ma vie, 1801. - Le Mercure . - Atala . - 7. Année de ma vie, 1801. - Madame de Beaumont sa société. - 8. Année de ma vie, 1801. - Eté à Savigny. - 9. Année de ma vie, 1802. - Talma. - 10. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Génie du Christianisme . - Chute annoncée. - Cause du succès final. - 11. Génie du Christianisme , suite. - Défauts de l'ouvrage. Dieppe, 1836. Revu en décembre 1846. Séjour à Dieppe. - Deux sociétés. Vous savez que j'ai maintes fois changé de lieu en écrivant ces Mémoires ; que j'ai souvent peint ces lieux, parlé des sentiments qu'ils m'inspiraient et retracé mes souvenirs, mêlant ainsi l'histoire de mes pensers et de mes foyers errants à l'histoire de ma vie. Vous voyez où j'habite maintenant. En me promenant ce matin sur les falaises, derrière le château de Dieppe, j'ai aperçu la poterne qui communique à ces falaises au moyen d'un pont jeté sur un fossé madame de Longueville avait échappé par là à la reine Anne d'Autriche ; embarquée furtivement au Havre, mise à terre à Rotterdam, elle se rendit à Stenay, auprès du maréchal de Turenne. Les lauriers du grand capitaine n'étaient plus innocents, et la moqueuse exilée ne traitait pas trop bien le coupable. Madame de Longueville, qui relevait de l'hôtel de Rambouillet, du trône de Versailles et de la municipalité de Paris, se prit de passion pour l'auteur des Maximes et lui fut fidèle autant qu'elle le pouvait. Celui-ci vit moins de ses pensées que de l'amitié de madame de La Fayette et de madame de Sévigné, des vers de La Fontaine et de l'amour de madame de Longueville voilà ce que c'est que les attachements illustres. La princesse de Condé, près d'expirer, dit à madame de Brienne " Ma chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay, l'état où vous me voyez, et qu'elle apprenne à mourir. " Belles paroles ; mais la princesse oubliait qu'elle-même avait été aimée de Henri IV, qu'emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le Béarnais, s ' échapper la nuit par une fenêtre, et faire ensuite trente ou quarante lieues à cheval ; elle était alors une pauvre misérable de dix-sept ans. Descendu de la falaise, je me suis trouvé sur le grand chemin de Paris ; il monte rapidement au sortir de Dieppe. A droite, sur la ligne ascendante d'une berge, s'élève le mur d'un cimetière ; le long de ce mur est établi un rouet de corderie. Deux cordiers, marchant parallèlement à reculons et se balançant d'une jambe sur l'autre, chantaient ensemble à demi-voix. J'ai prêté l'oreille ; ils en étaient à ce couplet du Vieux caporal beau mensonge poétique, qui nous a conduits où nous sommes Qui là-as sanglote et regarde ? Eh ! c'est la veuve du tambour, etc., etc. Ces hommes prononçaient le refrain Conscrits au pas ; ne pleurer, pas... Marchez au pas, au pas , d'un ton si mâle et si pathétique que les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en dévidant leur chanvre ils avaient l'air de filer le dernier moment du vieux caporal je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire particulière à Béranger, solitairement révélée par deux matelots qui chantaient à la vue de la mer la mort d'un soldat. La falaise m'a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une célébrité plébéienne j'ai comparé en pensée les hommes aux deux extrémités de la société ; je me suis demandé à laquelle de ces époques j'aurais préféré d'appartenir. Quand le présent aura disparu comme le passé, laquelle de ces deux renommées attirera le plus les regards de la postérité ? Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne contrepesait dans l'histoire la valeur des événements, quelle différence entre mon temps et le temps qui s'écoula depuis la mort de Henri IV jusqu'à celle de Mazarin ! Qu'est-ce que les troubles de 1648 comparés à cette Révolution, laquelle a dévoré l'ancien monde, dont elle mourra peut-être, en ne laissant après elle ni vieille, ni nouvelle société ? N'avais-je pas à peindre dans mes Mémoires des tableaux d'une importance incomparablement au-dessus des scènes racontées par le duc de La Rochefoucauld ? A Dieppe même, qu'est-ce que la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès de madame la duchesse de Berry ? Les coups de canon qui annonçaient à la mer la présence de la veuve royale, n'éclatent plus ; la flatterie de poudre et de fumée n'a laissé sur le rivage que le gémissement des flots. Les deux filles des Bourbons, Anne-Geneviève et Marie-Caroline, se sont retirées ; les deux matelots de la chanson du poète plébéien s'abîmeront. Dieppe est vide de moi-même c'était un autre moi , un moi de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce moi a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez vu sous-lieutenant au régiment de Navarre, exercer des recrues sur les galets ; vous m'y avez revu exilé sous Bonaparte ; vous m'y rencontrerez de nouveau lorsque les journées de juillet m'y surprendront. M'y voici encore ; j'y reprends la plume pour continuer mes Confessions. Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d'oeil sur l'état de mes Mémoires . Où en sont mes Mémoires . Il m'est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur une grande échelle j'ai, en premier lieu élevé les pavillons des extrémités, puis, déplaçant et replaçant çà et là mes échafauds, j'ai monté la pierre et le ciment des constructions intermédiaires. On employait plusieurs siècles à l'achèvement des cathédrales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera fini par mes diverses années ; l'architecte toujours le même, aura seulement changé d'âge. Du reste, c'est un supplice de conserver intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu " Servez de tabernacle à mon âme " ; et il disait aux hommes " Quand vous m'aurez connu dans ce livre, priez pour moi. " Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes Mémoires et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir, quand il s'agit de réveiller des effigies glacées au fond de l'Eternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie ? Ne suis-je pas moi-même quasi-mort ? Mes opinions ne sont-elles pas changées ? Vois-je les objets du même point de vue ? Ces événements personnels dont j'étais si troublé, les événements généraux et prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n'en ont-ils pas diminué l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'à mes propres yeux ? Quiconque prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures ; il ne retrouve plus le lendemain l'intérêt qu'il portait à la veille. Lorsque je fouille dans mes pensées, il y a des noms, et jusqu'à des personnages, qui échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait palpiter mon coeur vanité de l'homme oubliant et oublié ! Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours " Renaissez ! " pour qu'ils renaissent ; on ne se peut ouvrir la région des ombres qu'avec le rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir. Dieppe, 1836. Année 1800. - Vue de la France. - J'arrive à Paris. Aucuns venants des Lares patries . Rabelais. Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde européen. A mesure que le packet-boat de Douvres approchait de Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. J'étais frappé de l'air pauvre du pays à peine quelques mâts se montraient dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton s'avançait au devant de nous le long de la jetée les vainqueurs du continent me furent annoncés par un bruit de sabots. Quand nous accostâmes le môle, les gendarmes et les douaniers sautèrent sur le pont, visitèrent nos bagages et nos passeports en France, un homme est toujours suspect, et la première chose que l'on aperçoit dans nos affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau à trois cornes ou une baïonnette. Madame Lindsay nous attendait à l'auberge le lendemain nous partîmes avec elle pour Paris, madame d'Aguesseau, une jeune personne sa parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes ; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou entourée d'un mouchoir, labouraient les champs on les eût prises pour des esclaves. J'aurais dû plutôt être frappé de l'indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On eût dit que le feu avait passé dans les villages ; ils étaient misérables et à moitié démolis partout de la boue ou de la poussière, du fumier et des décombres. A droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus ; de leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos ébréchés, des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tête et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées ces inscriptions républicaines déjà vieillies Liberté, Egalité, Fraternité ou la Mort. Quelquefois on avait essayé d'effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du moyen âge. En approchant de la capitale, entre Ecouen et Paris les ormeaux n'avaient point été abattus ; je fus frappé de ces belles avenues itinéraires, inconnues au sol anglais. La France m'était aussi nouvelle que me l'avaient été autrefois les forêts de l'Amérique. Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées ; la pluie pénétrait dans ses nefs verdies, et il n'avait plus de tombeaux j'y ai vu, depuis, les os de Louis XVI, les Cosaques, le cercueil du duc de Berry et le catafalque de Louis XVIII. Auguste de Lamoignon vint au devant de madame Lindsay son élégant équipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences sales, délabrées, traînées par des haridelles attelées de cordes que j'avais rencontrées depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux Thernes. On me mit à terre, sur le chemin de la Révolte, et je gagnai, à travers champs, la maison de mon hôtesse. Je demeurai vingt-quatre heures chez elle ; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui lui servait à arranger des affaires d'émigrés. Elle fit prévenir M. de Fontanes de mon arrivée ; au bout de quarante-huit heures, il me vint chercher au fond d'une petite chambre que madame Lindsay m'avait louée dans une auberge, presque à sa porte. C'était un dimanche vers trois heures de l'après-midi, nous entrâmes à pied dans Paris par la barrière de l'Etoile. Nous n'avons pas une idée aujourd'hui de l'impression que les excès de la Révolution avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les hommes absents de la France pendant la Terreur ; il me semblait, à la lettre que j'allais descendre aux enfers. J'avais été témoin, il est vrai, des commencements de la Révolution ; mais les grands crimes n'étaient pas alors accomplis, et j'étais resté sous le joug des faits subséquents, tels qu'on les racontait au milieu de la société paisible et régulière de l'Angleterre. M'avançant sous mon faux nom, et persuadé que je compromettais mon ami Fontanes, j'ouïs, à mon grand étonnement, en entrant dans les Champs-Elysées, des sons de violon, de cor, de clarinette et de tambour. J'aperçus des bastringues où dansaient des hommes et des femmes ; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant à la place Louis XV, elle était nue ; elle avait le délabrement, l'air mélancolique et abandonné d'un vieil amphithéâtre. On y passait vite ; j'étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient détacher de l'endroit du ciel où s'était élevé l'instrument de mort ; je croyais voir en chemise, liés auprès de la machine sanglante, mon frère et ma belle-soeur là était tombée la tête de Louis XVI. Malgré les joies de la rue, les tours des églises étaient muettes ; il me semblait être rentré le jour de l'immense douleur, le jour du Vendredi-Saint. M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honoré aux environs de Saint-Roch. Il me mena chez lui, me présenta à sa femme, et me conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, où je trouvai un abri provisoire je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu parler. Le lendemain, j'allai à la police, sous le nom de Lassagne, déposer mon passeport étranger et recevoir en échange, pour rester à Paris, une permission qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout de quelques jours je louai un entresol rue de Lille, du côté de la rue des Saints-Pères. J'avais apporté le Génie du Christianisme et les premières feuilles de cet ouvrage, imprimées à Londres. On m'adressa à M. Migneret, digne homme, qui consentit à se charger de recommencer l'impression interrompue et à me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une âme ne connaissait mon Essai sur les Révolutions , malgré ce que m'en avaient mandé M. Lemière et M. de Say. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de Sales, qui venait de publier son Mémoire en faveur de Dieu , et je me rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de Grenelle-Saint-Germain, près de l'hôtel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de son concierge Ici on s ' honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s ' il vous plaît . Je montai M. Ginguené, qui me reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu'il était et avait été. Je me retirai humblement, et n'essayai pas de renouer des liaisons si disproportionnées. Je nourrissais toujours au fond du coeur les regrets et les souvenirs de l'Angleterre ; j'avais vécu si longtemps dans ce pays que j'en avais pris les habitudes je ne pouvais me faire à la saleté de nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à notre bruit, à notre familiarité, à l'indiscrétion de notre bavardage j'étais Anglais de manière, de goûts et, jusqu'à un certain point, de pensées ; car si, comme on le prétend, lord Byron s'est inspiré quelquefois de René dans son Childe-Harold , il est vrai de dire aussi que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne, précédées d'un voyage en Amérique, qu'une longue habitude de parler, d'écrire et même de penser en anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et l'expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la sociabilité qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé, cette inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société française incomparable et qui rachète nos défauts après quelques mois d'établissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre qu'à Paris. Paris, 1837. Année 1800. - Ma vie à Paris. Je m'enfermai au fond de mon entresol, et je me livrai tout entier au travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers côtés des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été comblé ; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent ; on ne voyait plus circuler des troupes de prostituées, compagnes virginales de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, ombres chinoises, vues d ' optique, cabinets de physique, bêtes étranges ; malgré tant de têtes coupées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du bourdon des grosses caisses c'était peut-être là qu'habitaient ces géants que je cherchais et que devaient avoir nécessairement produits des événements immenses. Je descendais ; un bal souterrain s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bière. Un petit bossu, planté sur une table, jouait du violon et chantait un hymne à Bonaparte, qui se terminait par ces vers Par ses vertus, par ses attraits, Il méritait d'être leur père ! On lui donnait un sou après la ritournelle. Tel est le fond de cette société humaine qui porta Alexandre et qui portait Napoléon. Je visitais les lieux où j'avais promené les rêveries de mes premières années. Dans mes couvents d'autrefois, les clubistes avaient été chassés après les moines. En errant derrière le Luxembourg, je fus conduit à la Chartreuse ; on achevait de la démolir. La place des Victoires et celle de Vendôme pleuraient les effigies absentes du grand Roi ; la communauté des Capucines était saccagée le cloître intérieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robertson. Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique où j'avais aperçu Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Théatins, l'église de ces religieux était devenue un café et une salle de danseurs de corde. A la porte, une enluminure représentait des funambules, et on lisait en grosses lettres Spectacle gratis. Je m'enfournai avec la foule dans cet antre perfide je ne fus pas plutôt assis à ma place, que des garçons entrèrent serviette à la main et criant comme des enragés " Consommez, messieurs ! consommez ! " Je ne me le fis pas dire deux fois, et je m'évadai piteusement aux ris moqueurs de l'assemblée, parce que je n'avais pas de quoi consommer . Changement de la société. La Révolution s'est divisée en trois parties qui n'ont rien de commun entre elles la République, l'Empire et la Restauration ; ces trois mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les autres semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a eu un principe fixe le principe de la République était l'égalité, celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la liberté. L'époque républicaine est la plus originale et la plus profondément gravée, parce qu'elle a été unique dans l'histoire jamais on n'avait vu, jamais on ne reverra l'ordre physique produit par le désordre moral, l'unité sortie du gouvernement de la multitude, l'échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l'humanité. J'assistai, en 1801 à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle était bizarre par un travestissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu'ils n'étaient pas chacun portait son nom de guerre ou d'emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu'ils sont masqués. L'un était réputé Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou Hollandais j'étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son fils, le père pour l'oncle de sa fille ; le propriétaire d'une terre n'en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux sortirent de leur cloître et que l'ancienne société fut envahie par la nouvelle celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à son tour. Cependant le monde ordonné commençait à renaître ; on quittait les cafés et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa famille ; on recomposait son héritage en en rassemblant les débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et on fait le compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'églises entières se rouvrait j'eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se retiraient, des générations impériales qui s'avançaient. Des généraux de la réquisition, pauvres, au langage rude, à la mine sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remporté que des blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers brillants de dorure de l'armée consulaire. L'émigré rentré causait tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient les spectacles de la place Louis XV, où l'on coupait la tête à des femmes qui , me disait mon propre concierge de la rue de Lille, avaient le cou blanc comme de la chair de poulet . Les septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s'étaient faits marchands de pommes cuites au coin des bornes ; mais ils étaient souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple, qui les reconnaissait, renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les révolutionnaires enrichis commençaient à s'emménager dans les grands hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scévola à sa police, se préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre tout cela poussait une génération vigoureuse semée dans le sang, et s'élevant pour ne plus répandre que celui de l'étranger de jour en jour s'accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul. Paris, 1837. Revu en décembre 1846. Année de ma vie, 1801. - Le Mercure . - Atala . Tout en m'occupant à retrancher, augmenter, changer les feuilles du Génie du Christianisme , la nécessité me forçait de suivre quelques autres travaux. M. de Fontanes rédigeait alors le Mercure de France il me proposa d'écrire dans ce journal. Ces combats n'étaient pas sans quelque péril on ne pouvait arriver à la politique que par la littérature, et la police de Bonaparte entendait à demi-mot. Une circonstance singulière, en m'empêchant de dormir, allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais acheté deux tourterelles ; elles roucoulaient beaucoup en vain je les enfermais la nuit dans ma petite malle de voyageur ; elles n'en roucoulaient que mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je m'avisai d'écrire pour le Mercure une lettre à madame de Staël. Cette boutade me fit tout à coup sortir de l'ombre ; ce que n'avaient pu faire mes deux gros volumes sur les Révolutions , quelques pages d'un journal le firent. Ma tête se montrait un peu au-dessus de l'obscurité. Ce premier succès semblait annoncer celui qui l'allait suivre. Je m'occupais à revoir les épreuves d' Atala épisode renfermé, ainsi que René , dans le Génie du Christianisme lorsque je m'aperçus que des feuilles me manquaient. La peur me prit je crus qu'on avait dérobé mon roman, ce qui assurément était une crainte bien peu fondée, car personne ne pensait que je valusse la peine d'être volé. Quoi qu'il en soit, je me déterminai à publier Atala à part, et j'annonçai ma résolution dans une lettre adressée au Journal des Débats et au Publiciste . Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de Fontanes il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres. Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort d' Atala , il me dit brusquement d'une voix rude " Ce n'est pas cela ; c'est mauvais ; refaites cela ! " Je me retirai désolé ; je ne me sentais pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu ; je passai depuis huit heures jusqu'à onze heures du soir dans mon entresol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes mains étendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais à Fontanes ; je m'en voulais ; je n'essayais pas même d'écrire, tant je désespérais de moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par l'éloignement et rendue plus plaintive par la prison où je les tenais renfermées l'inspiration me revint ; je traçai de suite le discours du missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un seul mot, tel qu'il est resté et tel qu'il existe aujourd'hui. Le coeur palpitant, je le portai le matin à Fontanes, qui s'écria " C'est cela ! c'est cela ! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux ! " C'est de la publication d' Atala que date le bruit que j'ai fait dans ce monde je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique commença. Après tant de succès militaires un succès littéraire paraissait un prodige ; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage ajoutait à la surprise de la foule. Atala tombant au milieu de la littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie dont la seule vue inspirait l'ennui, était une sorte de production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer parmi les monstruosités ou parmi les beautés ; était-elle Gorgone ou Vénus ? Les académiciens assemblés dissertèrent doctement sur son sexe et sur sa nature, de même qu'ils firent des rapports sur le Génie du Christianisme . Le vieux siècle la repoussa, le nouveau l'accueillit. Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius . Les auberges de rouliers étaient ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire comme on montre des images de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l ' âme de la solitude à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension s'en allaient par le coche se marier dans leur petite ville ; comme en débarquant ils ne parlaient, d'un air égaré que crocodiles, cigognes et forêts, leurs parents croyaient qu'ils étaient devenus fous. Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient. L'abbé Morellet, pour me confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d' Atala pendant l'orage si le Chactas de la rue d'Anjou s'était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa critique. Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je devins à la mode. La tête me tourna j'ignorais les jouissances de l'amour-propre, et j'en fus enivré. J'aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour. Cependant, poltron que j'étais, mon effroi égalait ma passion conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat ; je me promenais à l'écart, cherchant à éteindre l'auréole dont ma tête était couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux de peur qu'on ne reconnût le grand homme, j'allais à l'estaminet lire à la dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec ma renommée, j'étendais mes courses jusqu'à la pompe à feu de Chaillot, sur ce même chemin où j'avais tant souffert en allant à la cour ; je n'étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de travers, gênée par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me contemplais, je me disais " C'est pourtant toi, créature extraordinaire, qui manges comme un autre homme ! " Il y avait aux Champs-Elysées un café que j'affectionnais à cause de quelques rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle ; madame Rousseau, la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir qui j'étais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de café, et je cherchais Atala dans les Petites-Affiches , à la voix de mes cinq ou six Philomèles. Hélas ! je vis bientôt mourir la pauvre madame Rousseau ; notre société des rossignols et de l'Indienne qui chantait Douce habitude d ' aimer, si nécessaire à la vie ! ne dura qu'un moment. Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre sorte ; ces dangers s'accrurent à l'apparition du Génie du Christianisme , et à ma démission pour la mort du duc d'Enghien. Alors vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent aux romans, la foule des chrétiennes, et ces autres nobles enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les éphèbes de treize et quatorze ans étaient les plus périlleuses ; car ne sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles mêlent avec séduction votre image à un monde de fables, de rubans et de fleurs. Rousseau parle des déclarations qu'il reçut à la publication de la Nouvelle Héloïse et des conquêtes qui lui étaient offertes je ne sais si l'on m'aurait ainsi livré des empires, mais je sais que j'étais enseveli sous un amas de billets parfumés ; si ces billets n'étaient aujourd'hui des billets de grand-mères, je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas été gâté, il faut que ma nature soit bonne. Politesse réelle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois aller jusqu'à me croire obligé de remercier chez elles les dames inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries un jour, à un quatrième étage, je trouvai une créature ravissante sous l'aile de sa mère, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise m'attendait dans des salons de soie ; mélange de l'odalisque et de la Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs, ou d'une de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue ou qu'elle est passée ce choeur féminin, varié d'âge et de beauté, était mon ancienne sylphide réalisée. Le double effet sur ma vanité et mes sentiments pouvait être d'autant plus redoutable que jusqu'alors, excepté un attachement sérieux, je n'avais été ni recherché, ni distingué de la foule. Toutefois je le dois dire m'eût-il été facile d'abuser d'une illusion passagère, l'idée d'une volupté advenue par les voies chastes de la Religion révoltait ma sincérité être aimé à travers le Génie du Christianisme , aimé pour l' Extrême-Onction , pour la Fête des morts ! Je n'aurais jamais été ce honteux tartuffe. J'ai connu un médecin provençal, le docteur Vigaroux ; arrivé à l'âge où chaque plaisir retranche un jour, " il n'avait point, disait-il, de regret du temps ainsi perdu ; sans s'embarrasser s'il donnait le bonheur qu'il recevait, il allait à la mort dont il espérait faire sa dernière délice ". Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes lorsqu'il expira ; il ne put me dérober son affliction ; il était trop tard ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et essuyer ses pleurs. Il n'y a de véritablement malheureux en quittant la terre que l'incrédule pour l'homme sans foi, l'existence a cela d'affreux qu'elle fait sentir le néant ; si l'on n'était point né, on n'éprouverait pas l'horreur de ne plus être la vie de l'athée est un effrayant éclair qui ne sert qu'à découvrir un abîme. Dieu de grandeur et de miséricorde ! vous ne nous avez point jetés sur la terre pour des chagrins peu dignes et pour un misérable bonheur ! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos destinées sont plus sublimes. Quelles qu'aient été nos erreurs, si nous avons conservé une âme sérieuse et pensé à vous au milieu de nos faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera, dans cette région où les attachements sont éternels ! Paris, 1837. Année de ma vie, 1801. - Madame de Beaumont sa société. Je ne tardai pas à recevoir le châtiment de ma vanité d'auteur, la plus détestable de toutes, si elle n'en était la plus bête j'avais cru pouvoir savourer in petto la satisfaction d'être un sublime génie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit extraordinaires, mais en restant accoutré de la même façon que les honnêtes gens, distingué seulement par ma supériorité inutile espoir ! mon orgueil devait être puni ; la correction me vint des personnages politiques que je fus obligé de connaître la célébrité est un bénéfice à charge d'âmes. M. de Fontanes était lié avec madame Bacciocchi ; il me présenta à la soeur de Bonaparte, et bientôt au frère du premier consul, Lucien. Celui-ci avait une maison de campagne près de Senlis le Plessis, où j'étais contraint d'aller dîner ; ce château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son jardin le tombeau de sa première femme, une dame moitié allemande et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe nourricière d'un ruisseau creusé à la bêche, était une mule qui tirait de l'eau d'un puits c'était là le commencement de tous les fleuves que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait à ma radiation ; on me nommait déjà et je me nommais moi-même tout haut Chateaubriand , oubliant qu'il me fallait appeler Lassagne . Des émigrés m'arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chênedollé. Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil à Londres, me conduisit chez madame Récamier le rideau se baissa subitement entre elle et moi. La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour de l'émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait une partie de l'année au château de Passy, près Villeneuve-sur-Yonne que M. Joubert habitait pendant l'été. Madame de Beaumont revint à Paris et désira me connaître. Pour faire de ma vie une longue chaîne de regrets, la Providence voulut que la première personne dont je fus accueilli avec bienveillance au début de ma carrière publique, fût aussi la première à disparaître. Madame de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes qui ont passé devant moi. Mes souvenirs les plus éloignés reposent sur des cendres, et ils ont continué de tomber de cercueil en cercueil ; comme le Pandit indien, je récite les prières des morts, jusqu'à ce que les fleurs de mon chapelet soient fanées. Madame de Beaumont était fille d'Armand Marc de Saint-Herem, comte de Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, commandant en Bretagne, membre de l'assemblée des Notables en 1787, et chargé du portefeuille des affaires étrangères sous Louis XVI, dont il était fort aimé il périt sur l'échafaud, où le suivit une partie de sa famille. Madame de Beaumont, plutôt mal que bien de figure est fort ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était amaigri et pâle ; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté trop d'éclat, si une suavité extraordinaire n'eût éteint à demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de lumière s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caractère avait une sorte de raideur et d'impatience qui. tenait à la force de ses sentiments et au mal intérieur qu'elle éprouvait. Ame élevée, courage grand, elle était née pour le monde d'où son esprit s'était retiré par choix et malheur ; mais quand une voix amie appelait au dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait quelques paroles du ciel. L'extrême faiblesse de madame de Beaumont rendait son expression lente, et cette lenteur touchait ; je n'ai connu cette femme affligée qu'au moment de sa fuite ; elle était déjà frappée de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J'avais pris un logement rue Saint-Honoré, à l'hôtel d'Etampes, près de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministère de la Justice. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Molé, M. Pasquier, M. Chênedollé, hommes qui ont occupé une place dans les lettres et dans les affaires. Plein de manies et d'originalité, M. Joubert manquera éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l'esprit et sur le coeur, et quand une fois il s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que lui il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie c'était un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges. Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à coeur de La Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit " Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui n'exécute aucun air. " Madame Victorine de Chastenay prétendait qu ' il avait l ' air d ' une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui s ' en tirait comme elle pouvait définition charmante et vraie. Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire passer pour un politique profond et dissimulé c'était tout simplement un poète irascible, franc jusqu'à la colère, un esprit que la contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son opinion qu'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes littéraires de son ami Joubert n'étaient pas les siens celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout écrivain ; Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était ennemi juré des principes de la composition moderne transporter sous les yeux du lecteur l'action matérielle, le crime besognant ou le gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités ; il prétendait qu'on ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu poétique, comme sous un globe de cristal. La douleur s'épuisant machinalement par les yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la Grève ; il ne comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et changé, au moyen de l'art, en une pitié charmante. Je lui citais des vases grecs dans les arabesques de ces vases, on voit le corps d'Hector traîné au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui vole en l'air représente l'ombre de Patrocle, consolée par la vengeance du fils de Thétis. " Eh bien ! Joubert, s'écria Fontanes, que dites-vous de cette métamorphose de la nue ? comme ces Grecs représentaient l'âme ! " Joubert se crut attaqué, et il mit Fontanes en contradiction avec lui-même, en lui reprochant son indulgence pour moi. Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir un soir, à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans l'attique de l'hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de sa canne, achever un argument qu'il avait laissé interrompu il s'agissait de Picard, qu'il mettait, dans ce moment-là fort au-dessus de Molière ; il se serait donné de garde d'écrire un seul mot de ce qu'il disait Fontanes parlant et Fontanes la plume à la main, étaient deux hommes. C'est M. de Fontanes, j'aime à le redire, qui encouragea mes premiers essais ; c'est lui qui annonça le Génie du Christianisme ; c'est sa muse qui, pleine d'un dévouement étonné, dirigea la mienne dans les voies nouvelles où elle s'était précipitée ; il m'apprit à dissimuler la difformité des objets par la manière de les éclairer ; à mettre, autant qu'il était en moi, la langue classique dans la bouche de mes personnages romantiques. Il avait jadis des hommes conservateurs du goût, comme ces dragons qui gardaient les pommes d'or du jardin des Hespérides ; ils ne laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit sans le gâter. Les écrits de mon ami vous entraînent par un cours heureux ; l'esprit éprouve un bien-être et se trouve dans une situation harmonieuse où tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses ouvrages ; nul, plus que ce maître des vieux jours, n'était convaincu de l'excellence de la maxime " Hâte-toi lentement. " Que dirait-il donc, aujourd'hui qu'au moral comme au physique, on s'évertue à supprimer le chemin et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez vite ? M. de Fontanes préférait voyager au gré d'une délicieuse mesure. Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai à Londres ; les regrets que j'exprimais alors, il me faut les répéter ici la vie nous oblige sans cesse à pleurer par anticipation ou par souvenir. M. de Bonald avait l'esprit délié ; on prenait son ingéniosité pour du génie ; il avait rêvé sa politique métaphysique à l'armée de Condé, dans la Forêt-Noire, de même que ces professeurs d'Iéna et de Goettingue qui marchèrent depuis à la tête de leurs écoliers et se firent tuer pour la liberté de l'Allemagne. Novateur, quoiqu'il eût été mousquetaire sous Louis XVI, il regardait les anciens comme des enfants en politique et en littérature ; et il prétendait, en employant le premier la fatuité du langage actuel, que le grand-maître de l'Université n'était pas encore assez avancé pour entendre cela . Chênedollé, avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais appris, était si triste qu'il se surnommait le Corbeau il allait à la maraude dans mes ouvrages. Nous avions fait un traité je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes nuées ; mais il était convenu qu'il me laisserait mes brises, mes vagues et mes forêts. Je ne parle maintenant que de mes amis littéraires ; quant à mes amis politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai des principes et des discours ont creusé entre nous des abîmes ! Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient à la réunion de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois, comme il en reste peu fréquentait le monde et nous rapportait ce qui s'y passait je lui demandais si l'on bâtissait encore des villes . La peinture des petits scandales qu'ébauchait une piquante raillerie, sans être offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre sûreté. Madame de Vintimille avait été chantée avec sa soeur par M. de Laharpe. Son langage était circonspect, son caractère contenu, son esprit acquis elle avait vécu avec mesdames de Chevreuse, de Longueville, de La Vallière, de Maintenon, avec madame Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mêlait bien à une société dont l'agrément tenait à la variété des esprits et à la combinaison de leurs différentes valeurs. Madame Hocquart fut fort aimée du frère de madame de Beaumont, lequel s'occupa de la dame de ses pensées jusque sur l'échafaud, comme Aubiac allait à la potence en baisant un manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de Marguerite de Valois. Nulle part désormais ne se rassembleront sous un même toit tant de personnes distinguées appartenant à des rangs divers et à diverses destinées, pouvant causer des choses les plus communes comme des choses les plus élevées simplicité de discours qui ne venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-être la dernière société où l'esprit français de l'ancien temps ait paru. Chez les Français nouveaux on ne trouvera plus cette urbanité, fruit de l'éducation et transformée par un long usage en aptitude du caractère. Qu'est-il arrivé à cette société ? Faites donc des projets, rassemblez des amis, afin de vous préparer un deuil éternel ! Madame de Beaumont n'est plus, Joubert n'est plus, Chênedollé n'est plus, madame de Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à Villeneuve M. Joubert ; je me promenais avec lui sur les coteaux de l'Yonne ; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des veilleuses dans les prés. Nous causions de toutes choses et particulièrement de notre amie madame de Beaumont, absente pour jamais nous rappelions le souvenir de nos anciennes espérances. Le soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnée de murailles décrépites du temps de Philippe-Auguste, et de tours à demi rasées au-dessus desquelles s'élevait la fumée de l'âtre des vendangeurs. Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au milieu des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur. Depuis la mort de mon cher hôte, j'ai traversé quatre ou cinq fois le Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux Joubert ne s'y promenait plus ; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, les petits tas de pierres où nous avions accoutumé de nous reposer. En passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m'arriva, j'allais en ambassade à Rome ah ! s'il eût été à ses foyers, je l'aurais emmené à la tombe de madame de Beaumont ! Il a plu à Dieu d'ouvrir à M. Joubert une Rome céleste, mieux appropriée encore à son âme platonique, devenue chrétienne. Je ne le rencontrerai plus ici-bas Je m ' en irai vers lui ; il ne reviendra pas vers moi . Psalm. Paris, 1837. Année de ma vie 1801. - Eté à Savigny. Le succès d' Atala m'ayant déterminé à recommencer le Génie du Christianisme , dont il y avait déjà deux volumes imprimés, madame de Beaumont me proposa de me donner une chambre à la campagne, dans une maison qu'elle venait de louer à Savigny. Je passai six mois dans sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis. La maison était située à l'entrée du village, du côté de Paris, près d'un vieux grand chemin qu'on appelle dans le pays le Chemin de Henri IV ; elle était adossée à un coteau de vignes et avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par la petite rivière de l'orge. Sur la gauche s'étendait la plaine de Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, on trouve des vallées, où nous allions le soir à la découverte de quelques promenades nouvelles. Le matin, nous déjeunions ensemble ; après le déjeuner, je me retirais à mon travail ; madame de Beaumont avait la bonté de copier les citations que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je n'en avais pas sans la paix qu'elle m'a donnée je n'aurais peut-être jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs. Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l'amitié nous nous réunissions au retour de la promenade, auprès d'un bassin d'eau vive placé au milieu d'un gazon dans le potager madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une allée sablée ; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés ! C'était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n'ai jamais si bien peint qu'alors les déserts du Nouveau-Monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne cherché au firmament les étoiles qu'elles m'avaient nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny, et les lieux où je les revoyais la mobilité de mes destinées, ce signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir d'elle, tout cela brisait mon coeur. Par quel miracle l'homme consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ? Un soir, nous vîmes dans notre retraite quelqu'un entrer à la dérobée par une fenêtre et sortir par une autre c'était M. Laborie ; il se sauvait des serres de Bonaparte. Peu après apparut une de ces âmes en peine qui sont une espèce différente des autres âmes, et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires souffrances de l'espèce humaine c'était Lucile, ma soeur. Après mon arrivée en France, j'avais écrit à ma famille pour l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma soeur aînée, me chercha la première, se trompa de rue et rencontra cinq messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de savetier pour répondre à son nom. Madame de Chateaubriand vint à son tour elle était charmante et remplie de toutes les qualités propres à me donner le bonheur que j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous sommes réunis. Madame la comtesse de Caud, Lucile, se présenta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d'un attachement passionné et d'une tendre pitié pour elle. Alors commença entre eux une correspondance qui n'a fini qu'à la mort des deux femmes qui s'étaient penchées l'une vers l'autre, comme deux fleurs de même nature prêtes à se faner. Madame Lucile s'étant arrêtée à Versailles, le 30 septembre 1802, je reçus d'elle ce billet " Je t'écris pour te prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l'invitation qu'elle me fait d'aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir à peu près dans quinze jours, à moins que du côté de madame de Beaumont, il ne se trouve quelque empêchement. " Madame de Caud vint à Savigny comme elle l'avait annoncé. Je vous ai raconté que, dans sa jeunesse, ma soeur, chanoinesse du chapitre de l'Argentière et destinée à celui de Remiremont, avait eu pour M. de Malfilâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un attachement qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mélancolie naturelle. Pendant la Révolution, elle épousa M. le comte de Caud et le perdit après quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse de Farcy, soeur qu'elle aimait tendrement, accrut la tristesse de madame de Caud. Elle s'attacha ensuite à madame de Chateaubriand, ma femme ; elle prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile était violente, impérieuse, déraisonnable, et madame de Chateaubriand, soumise à ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services qu'une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse. Le génie de Lucile et son caractère profond étaient arrivés presque à la folie de Rousseau ; elle se croyait en butte à des ennemis secrets elle donnait à madame de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de fausses adresses pour lui écrire ; elle examinait les cachets, cherchait à découvrir s'ils n'avaient point été rompus ; elle errait de domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes soeurs ni avec ma femme ; elle les avait prises en antipathie, et madame de Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu'on peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d'un attachement si cruel. Une autre fatalité avait frappé Lucile M. de Chênedollé, habitant auprès de Vire, l'était allé voir à Fougères ; bientôt, il fut question d'un mariage qui manqua. Tout échappait à la fois à ma soeur, et retombée sur elle-même elle n'avait pas la force de se porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sur une pierre, dans la solitude riante de Savigny tant de coeurs l'y avaient reçue avec joie ! ils l'auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité d'existence ! Mais le coeur de Lucile ne pouvait battre que dans un air fait exprès pour elle et qui n'avait point été respiré. Elle dévorait avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel l'avait placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir ? Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature pâlissante et un principe éternel ? Ma soeur n'était point changée ; elle avait pris seulement l'expression fixe de ses maux sa tête était un peu baissée comme une tête sur laquelle les heures ont pesé Elle me rappelait mes parents ; ces premiers souvenirs de famille évoqués de la tombe, m'entouraient comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à la flamme mourante d'un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais apercevoir dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derrière ses yeux un peu égarés. La vision de douleur s'évanouit cette femme, grevée de la vie, semblait être venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait emporter. Paris, 1837. Année de ma vie, 1802. - Talma. L'été passa selon la coutume, je m'étais promis de le recommencer l'année suivante ; mais l'aiguille ne revient point à l'heure qu'on voudrait ramener. Pendant l'hiver à Paris, je fis quelques nouvelles connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux, quoique d'une famille où l'on se tuait, avait une loge aux Français ; il la prêtait à madame de Beaumont ; j'allai quatre ou cinq fois au spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. A mon entrée dans le monde, l'ancienne comédie était dans toute sa gloire ; je la retrouvai dans sa complète décomposition ; la tragédie se soutenait encore, grâce à mademoiselle Duchesnois et surtout à Talma, arrivé à la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu à son début ; il était moins beau et, pour ainsi dire, moins jeune qu'à l'âge où je le revoyais il avait pris la distinction, la noblesse et la gravité des années. Le portrait que madame de Staël a fait de Talma dans son ouvrage sur l'Allemagne, n'est qu'à moitié vrai le brillant écrivain apercevait le grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui manquait. Il ne fallait pas à Talma le monde intermédiaire il ne savait pas le gentilhomme ; il ne connaissait pas notre ancienne société ; il ne s'était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au fond des bois ; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la galanterie, l'allure légère des moeurs, la naïveté, la tendresse, l'héroïsme d'honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie il n'était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en héros d'un moyen âge de sa création Othello était au fond de Vendôme. Qu'était-il donc, Talma ? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait les passions profondes et concentrées de l'amour et de la patrie ; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait l'inspiration funeste, le dérangement de génie de la Révolution à travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables et lointains des choeurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce qui n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil humain voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses, ses gestes, ses pas. Grec , il arrivait, pantelant et funèbre, des ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois mille ans par les Euménides ; Français , il venait des solitudes de Saint-Denis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de la destinée, inexorablement enchaîné entre la fatalité et la terreur. Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs-d'oeuvre dramatiques vieillissants ; son ombre portée change en Rembrandt les Raphaël les plus purs ; sans Talma une partie des merveilles de Corneille et de Racine serait demeurée inconnue. Le talent dramatique est un flambeau ; il communique le feu à d'autres flambeaux à demi-éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur splendeur renouvelée. On doit à Talma la perfection de la tenue de l'acteur. Mais la vérité du théâtre et le rigorisme du vêtement sont-ils aussi nécessaires à l'art qu'on le suppose ? Les personnages de Racine n'empruntent rien de la coupe de l'habit dans les tableaux des premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts. Les Fureurs d'Oreste ou la Prophétie de Joad, lues dans un salon par Talma en frac, faisaient autant d'effet que déclamées sur la scène par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée comme madame de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à son ami Jamais Iphigénie en Aulide immolée N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé En a fait sous son nom verser la Champmeslé. Cette correction dans la représentation de l'objet inanimé est l'esprit des arts de notre temps elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame ; on se contente des petites beautés, quand on est impuissant aux grandes ; on imite, à tromper l'oeil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve forcé de la reproduire ; car le public, matérialisé lui-même, l'exige. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Génie du Christianisme . - Chute annoncée. - Cause du succès final. Cependant j'achevais le Génie du Christianisme Lucien en désira voir quelques épreuves ; je les lui communiquai ; il mit aux marges des notes assez communes. Quoique le succès de mon grand livre fût aussi éclatant que celui de la petite Atala , il fut néanmoins plus contesté c'était un ouvrage grave où je ne combattais plus les principes de l'ancienne littérature et de la philosophie par un roman, mais où je les attaquais par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien poussa un cri et courut aux armes. Madame de Staël se méprit sur l'avenir de mes études religieuses on lui apporta l'ouvrage sans être coupé ; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le chapitre la Virginité , et elle dit à M. Adrien de Montmorency, qui se trouvait avec elle " Ah ! mon Dieu ! notre pauvre Chateaubriand ! Cela va tomber à plat ! " L'abbé de Boullogne ayant entre les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse, répondit à un libraire qui le consultait " Si vous voulez vous ruiner, imprimez cela. " Et l'abbé de Boullogne a fait depuis un trop magnifique éloge de mon livre. Tout paraissait en effet annoncer ma chute quelle espérance pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prôneurs, de détruire l'influence de Voltaire, dominante depuis plus d'un demi-siècle, de Voltaire qui avait élevé l'énorme édifice achevé par les encyclopédistes et consolidé par tous les hommes célèbres en Europe ? Quoi ! les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les Helvétius, les Condorcet étaient des esprits sans autorité ? Quoi ! le monde devait retourner à la Légende dorée, renoncer à son admiration acquise à des chefs-d'oeuvre de science et de raison ? Pouvais-je jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome armée de ses foudres, le clergé de sa puissance ; une cause en vain défendue par l'archevêque de Paris Christophe de Beaumont, appuyé des arrêts du parlement, de la force armée et du nom du Roi ? N'était-il pas aussi ridicule que téméraire à un homme obscur, de s'opposer à un mouvement philosophique tellement irrésistible qu'il avait produit la Révolution ? Il était curieux de voir un pygmée raidir ses petits bras pour étouffer les progrès du siècle, arrêter la civilisation et faire rétrograder le genre humain ! Grâce à Dieu, il suffirait d'un mot pour pulvériser l'insensé aussi M. Ginguené, en maltraitant le Génie du Christianisme dans la Décade , déclarait que la critique venait trop tard, puisque mon rabâchage était déjà oublié. Il disait cela cinq ou six mois après la publication d'un ouvrage que l'attaque de l'Académie française entière, à l'occasion des prix décennaux, n'a pu faire mourir. Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du Christianisme . Les fidèles se crurent sauvés on avait alors un besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venaient de la privation de ces consolations depuis longues années. Que de forces surnaturelles à demander pour tant d'adversités subies ! Combien de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les enfants qu'elles avaient perdus ! Combien de coeurs brisés, combien d'âmes devenues solitaires, appelaient une main divine pour les guérir ! On se précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du médecin le jour d'une contagion. Les victimes de nos troubles et que de sortes de victimes ! se sauvaient à l'autel ; naufragés s'attachant au rocher sur lequel elles cherchent leur salut. Bonaparte, désirant alors fonder sa puissance sur la première base de la société, venait de faire des arrangements avec la cour de Rome il ne mit d'abord aucun obstacle à la publication d'un ouvrage utile à la popularité de ses desseins ; il avait à lutter contre les hommes qui l'entouraient et contre des ennemis déclarés du culte ; il fut donc heureux d'être défendu au dehors par l'opinion que le Génie du Christianisme appelait. Plus tard, il se repentit de sa méprise les idées monarchiques régulières étaient arrivées avec les idées religieuses. Un épisode du Génie du Christianisme , qui fit moins de bruit alors qu' Atala , a déterminé un des caractères de la littérature moderne ; mais, au surplus, si René n'existait pas, je ne l'écrirais plus ; s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé on n'a plus entendu que des phrases lamentables et décousues ; il n'a plus été question que de vents et d'orages, que de maux inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être le plus malheureux des hommes ; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie ; qui, dans l'abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions ; qui n'ait frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus. Dans René, j'avais exposé une infirmité de mon siècle ; mais c'était une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui composent le fond de l'humanité, la tendresse paternelle et maternelle, la piété filiale, l'amitié l'amour, sont inépuisables ; mais les manières particulières de sentir, les individualités d'esprit et de caractère ne peuvent s'étendre et se multiplier que dans de grands et nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du coeur de l'homme sont un champ étroit ; il ne reste rien à recueillir dans ce champ après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de l'âme n'est pas un état permanent et naturel on ne peut la reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d'une passion générale incessamment modifiée au gré des artistes qui la manient et en changent la forme. Quoi qu'il en soit, la littérature se teignit des couleurs de mes tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de mes écrits sur la cité ; la Monarchie selon la Charte , a été le rudiment de notre gouvernement représentatif, et mon article du Conservateur , sur les intérêts moraux et les intérêts matériels a laissé ces deux désignations à la politique. Des écrivains me firent l'honneur d'imiter Atala et René , de même que la chaire emprunta mes récits des Missions et des bienfaits du christianisme. Les passages dans lesquels je démontre qu'en chassant les divinités païennes des bois, notre culte élargi a rendu la nature à sa solitude, les paragraphes où je traite de l'influence de notre religion dans notre manière de voir et de peindre, où j'examine les changements opérés dans la poésie et l'éloquence ; les chapitres que je consacre à des recherches sur les sentiments étrangers introduits dans les caractères dramatiques de l'antiquité, renferment le germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je l'ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des personnages chrétiens c'est ce qu'on n'avait point du tout compris. Si l'effet du Génie du Christianisme n'eût été qu'une réaction contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs révolutionnaires, cet effet aurait cessé avec la cause disparue ; il ne se serait pas prolongé jusqu'au moment où j'écris. Mais l'action du Génie du Christianisme sur les opinions ne se borna pas à une résurrection momentanée d'une religion qu'on prétendait au tombeau une métamorphose plus durable s'opéra. S'il y avait dans l'ouvrage innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine ; le fond était altéré comme la forme ; l'athéisme et le matérialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits ; l'idée de Dieu et de l'immortalité de l'âme reprit son empire dès lors altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé antireligieux ; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, entourée de bandelettes philosophiques ; on se permit d'examiner tout système, si absurde qu'on le trouvât, fût-il même chrétien . Outre les fidèles qui revenaient à la voix de leur Pasteur, il se forma, par ce droit de libre examen, d'autres fidèles a priori . Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre le Fils naît forcément du Père. Les diverses combinaisons abstraites ne font que substituer aux mystères chrétiens des mystères encore plus incompréhensibles le panthéisme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre espèces, et qu'il est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences éclairées, est la plus absurde des rêveries de l'orient, remise en lumière par Spinoza il suffit de lire à ce sujet l'article du sceptique Bayle sur ce juif d'Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de tout cela révolterait s'il ne tenait au défaut d'études on se paye de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure être des génies transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint Bernard, les saint Thomas d'Aquin ont porté dans la métaphysique une supériorité de lumières dont nous n'approchons pas ; que les systèmes saint-simonien, phalanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été trouvés et pratiqués par les diverses hérésies ; que ce que l'on nous donne pour des progrès et des découvertes, sont des vieilleries qui traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne purent parvenir à fonder leur république néo-platonicienne, lorsque Gallien permit à Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie plus tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires, quand ils voulurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution sainte, en avançant qu'une femme ne peut, sans pécher, refuser un homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ il ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu'anéantir son âme, et la mettre un moment en dépôt dans le sein de Dieu. Le heurt que le Génie du Christianisme donna aux esprits, fit sortir le dix-huitième siècle de l'ornière, et le jeta pour jamais hors de sa voie on recommença, ou plutôt on commença à étudier les sources du christianisme en relisant les Pères en supposant qu'on les eût jamais lus on fut frappé de rencontrer tant de faits curieux, tant de science philosophique, tant de beautés de style dans tous les genres, tant d'idées, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient le passage de la société antique à la société moderne ère unique et mémorable de l'humanité, où le ciel communique avec la terre au travers d'âmes placées dans des hommes de génie. Auprès du monde croulant du paganisme, s'éleva autrefois, comme en dehors de la société, un autre monde, spectateur de ces grands spectacles, pauvre, à l'écart, solitaire, ne se mêlant des affaires de la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours. C'était une chose merveilleuse de voir ces premiers évêques, presque tous honorés du nom de saints et de martyrs, ces simples prêtres veillant aux reliques et aux cimetières, ces religieux et ces ermites dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des règlements de paix, de morale, de charité, quand tout était guerre, corruption, barbarie ; allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des Goths, afin de prévenir l'injustice des uns et la cruauté des autres, arrêtant des armées avec une croix de bois et une parole pacifique ; les plus faibles des hommes, et protégeant le monde contre Attila ; placés entre deux univers pour en être le lien, pour consoler les derniers moments d'une société expirante, et soutenir les premiers pas d'une société au berceau. Génie du Christianisme , suite. - Défaut de l'ouvrage. Il était impossible que les vérités développées dans le Génie du Christianisme ne contribuassent pas au changement des idées. C'est encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices du moyen âge c'est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l'admiration des vieux temples. Si l'on a abusé de mon opinion ; s'il n'est pas vrai que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon ; s'il est faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre des faits ignorés, s'il est insensé de soutenir que ces mémoires de granit nous révèlent des choses échappées aux savants Bénédictins ; si à force d'entendre rabâcher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui manque au Génie du Christianisme ; cette partie de ma composition est défectueuse, parce qu'en 1800, je ne connaissais pas les arts je n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Egypte. De même, je n'ai pas tiré un parti suffisant des vies des saints et des légendes ; elles m'offraient pourtant des histoires merveilleuses en y choisissant avec goût, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des richesses de l'imagination du moyen âge surpasse en fécondité les Métamorphoses d'Ovide et les fables milésiennes. Il y a, de plus dans mon ouvrage des jugements étriqués ou faux, tels que celui que je porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un éclatant hommage. Sous le rapport sérieux, j'ai complété le Génie du Christianisme dans mes Etudes historiques , un de mes écrits dont on a le moins parlé et qu'on a le plus volé. Le succès d' Atala m'avait enchanté, parce que mon âme était encore neuve ; celui du Génie du Christianisme me fut pénible je fus obligé de sacrifier mon temps à des correspondances au moins inutiles et à des politesses étrangères. Une admiration prétendue ne me dédommageait point des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en introduisant le public dans votre intimité ? Joignez à cela les inquiétudes dont les muses se plaisent à affliger ceux qui s'attachent à leur culte, les embarras d'un caractère facile, l'inaptitude à la fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause qui voudrait, s'il en était le maître, acheter à de pareilles conditions les avantages incertains d'une réputation qu'on n'est pas sûr d'obtenir, qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais étranger ? La controverse littéraire sur les nouveautés du style qu'avait excitée Atala , se renouvela à la publication du Génie du Christianisme . Un trait caractéristique de l'école impériale, et même de l'école républicaine, est à observer tandis que la société avançait en mal ou en bien, la littérature demeurait stationnaire ; étrangère au changement des idées, elle n'appartenait pas à son temps. Dans la comédie, les seigneurs de village, les Colin, les Babet ou les intrigues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient comme je l'ai déjà fait remarquer devant des hommes grossiers et sanguinaires, destructeurs des moeurs dont on leur offrait le tableau ; dans la tragédie, un parterre plébéien s'occupait des familles des nobles et des rois. Deux choses arrêtaient la littérature à la date du dix-huitième siècle l'impiété qu'elle tenait de Voltaire et de la Révolution, le despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l'Etat trouvait du profit dans ces lettres subordonnées qu'il avait mises à la caserne, qui lui présentaient les armes qui sortaient lorsqu'on criait " Hors la garde ! " qui marchaient en rang et qui manoeuvraient comme des soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir ; il ne voulait pas plus d'émeute de mots et d'idées qu'il ne souffrait d'insurrection. Il suspendit l' Habeas corpus pour la pensée comme pour la liberté individuelle. Reconnaissons aussi que le public, fatigué d'anarchie, reprenait volontiers le joug des règles. La littérature qui exprime l'ère nouvelle, n'a régné que quarante ou cinquante ans après le temps dont elle était l'idiome. Pendant ce demi-siècle elle n'était employée que par l'opposition. C'est madame de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald, c'est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le changement de littérature dont le dix-neuvième siècle se vante, lut est arrivé de l'émigration et de l'exil ; ce fut M. de Fontanes qui couva ces oiseaux d'une autre espèce que lui, parce que, remontant au dix-septième siècle, il avait pris la puissance de ce temps fécond et perdu la stérilité du dix-huitième. Une partie de l'esprit humain, celle qui traite de matières transcendantes, s'avança seule d'un pas égal avec la civilisation ; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas sans tache les La Place, les Lagrange, les Cuvier, les Monge, les Chaptal, les Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers démocrates devinrent les plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l'honneur des lettres la littérature nouvelle fut libre, la science servile ; le caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était montée au plus haut du ciel, ne purent élever leur âme au-dessus des pieds de Bonaparte ils prétendaient n'avoir pas besoin de Dieu c'est pourquoi ils avaient besoin d'un tyran. Le classique napoléonien était le génie du dix-neuvième siècle affublé de la perruque de Louis XIV, ou frisé comme au temps de Louis XV. Bonaparte avait voulu que les hommes de la Révolution ne parussent à sa cour qu'en habit habillé, l'épée au côté. On ne voyait pas la France du moment ; ce n'était pas de l'ordre, c'était de la discipline. Aussi, rien n'était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la littérature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme improductif disparut quand la littérature nouvelle fit irruption avec fracas par le Génie du Christianisme . La mort du duc d'Enghien eut pour moi l'avantage, en me jetant à l'écart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particulière et de m'empêcher de m'enrégimenter dans l'infanterie régulière du vieux Pinde je dus à ma liberté morale ma liberté intellectuelle. Au dernier chapitre du Génie du Christianisme , j'examine ce que serait devenu le monde si la foi n'eût pas été prêchée au moment de l'invasion des Barbares ; dans un autre paragraphe, je mentionne un important travail à entreprendre sur les changements que le christianisme apporta dans les lois après la conversion de Constantin. En supposant que l'opinion religieuse existât telle qu'elle est à l'heure où j'écris maintenant, le Génie du Christianisme étant encore à faire, je le composerais tout différemment qu'il est au lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, je ferais voir que le christianisme est la pensée de l'avenir et de la liberté humaine ; que cette pensée rédemptrice et messie est le seul fondement de l'égalité sociale ; qu'elle seule la peut établir, parce qu'elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir correctif et régulateur de l'instinct démocratique. La légalité ne suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente ; elle tire sa force de la loi ; or la loi est l'ouvrage des hommes qui passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire ; elle peut toujours être changée par une autre loi contrairement à cela, la morale est permanente ; elle a sa force en elle même, parce qu'elle vient de l'ordre immuable ; elle seule peut donc donner la durée. Je ferais voir que partout où le christianisme a dominé, il a changé l'idée, il a rectifié les notions du juste et de l'injuste, substitué l'affirmation au doute, embrassé l'humanité entière dans ses doctrines et ses préceptes. Je tâcherais de deviner la distance où nous sommes encore de l'accomplissement total de l'Evangile, en supputant le nombre des maux détruits et des améliorations opérées dans les dix-huit siècles écoulés de ce côté-ci de la Croix. Le christianisme agit avec lenteur parce qu'il agit partout ; il ne s'attache pas à la réforme d'une société particulière, il travaille sur la société générale ; sa philanthropie s'étend à tous les fils d'Adam c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicité dans ses oraisons les plus communes, dans ses voeux quotidiens, lorsqu'il dit à la foule dans le temple " Prions pour tout ce qui souffre sur la terre. " Quelle religion a parlé de la sorte ! Le Verbe ne s'est point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarné à l'homme de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une fraternité universelle et d'une salvation immense. Quand le Génie du Christianisme n'aurait donné naissance qu'à de telles investigations, je me féliciterais de l'avoir publié reste à savoir si, à l'époque de l'apparition de ce livre, un autre Génie du Christianisme , élevé sur le nouveau plan dont j'indique à peine le tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu'on n'accordait rien à l'ancienne religion, qu'elle était l'objet du dédain, que l'on ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on été bien venu à parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était encore meurtri des excès de la liberté des passions ? Bonaparte eût-il souffert un pareil ouvrage ? Il était peut-être utile d'exciter les regrets, d'intéresser l'imagination à une cause si méconnue, d'attirer les regards sur l'objet méprisé, de le rendre aimable avant de montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire. Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je le devrai au Génie du Christianisme sans illusion sur la valeur intrinsèque de l'ouvrage je lui reconnais une valeur accidentelle ; il est venu juste et à son moment. Par cette raison, il m'a fait prendre place à l'une de ces époques historiques qui, mêlant un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si l'influence de mon travail ne se borne pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes ; s'il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre ; si le léger symptôme de vie que l'on croit apercevoir se soutenait dans les générations à venir, je m'en irais plein d'espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti ; mes fautes m'arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi " Ouvrez-vous, portes éternelles ! Elevamini, portae aeternales ! " 1. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Châteaux. - Madame de Custine. - M. de Saint-Martin. - Madame d'Houdetot et Saint-Lambert. - 2. Voyage dans le midi de la France 1802. - 3. Années de ma vie, 1802 et 1803. - M. de Laharpe sa mort. - 4. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte. - 5. Année de ma vie, 1803. - Je suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. - 6. Année de ma vie, 1803. - Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. - 7. Du Mont Cenis à Rome. - Milan et Rome. - 8. Palais du cardinal Fesch. - Mes occupations. Paris, 1837. Revu en décembre 1846. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Châteaux. - Madame de Custine. - M. de Saint-Martin. - Madame d'Houdetot et Saint-Lambert. Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi. J'avais une foule de connaissances en dehors de ma société habituelle. J'étais appelé dans les châteaux que l'on rétablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant, quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais, échu à madame de La Briche, excellente femme dont le bonheur n'a jamais pu se débarrasser. Je me souviens que mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre une place pour le Marais dans une méchante voiture de louage, où je rencontrais madame de Vintimille et madame de Fezensac. A Champlâtreux, M. Molé faisait refaire de petites chambres au second étage. Son père tué révolutionnairement, était remplacé, dans un grand salon délabré, par un tableau dans lequel Mathieu Molé était représenté, arrêtant une émeute avec son bonnet carré ; tableau qui faisait sentir la différence des temps. Une superbe patte d'oie de tilleuls avait été coupée ; mais une des trois avenues existait encore dans la magnificence de son vieux ombrage ; on l'a mêlée depuis à de nouvelles plantations nous en sommes aux peupliers. Au retour de l'émigration, il n'y avait si pauvre banni qui ne dessinât les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de terre ou de cour qu'il avait retrouvés moi-même, n'ai-je pas planté jadis la Vallée-aux-Loups ? N'y ai-je pas commencé ces Mémoires ? Ne les ai-je pas continués dans le parc de Montboissier, dont on essayait alors de raviver l'aspect défiguré par l'abandon ? Ne les ai-je pas prolongés dans le parc de Maintenon rétabli tout à l'heure, proie nouvelle pour la démocratie qui revient ? Les châteaux brûlés en 1789 auraient dû avertir le reste des châteaux de demeurer cachés dans leurs décombres mais les clochers des villages engloutis qui percent les laves du Vésuve, n'empêchent pas de replanter sur la surface de ces mêmes laves d'autres églises et d'autres hameaux. Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, était la marquise de Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme de Saint Louis, dont elle avait du sang. J'assistai à sa prise de possession de Fervaques, et j'eus l'honneur de coucher dans le lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à Combourg. Ce n'était pas une petite affaire que ce voyage ; il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine enfant, M. Berstecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que cette colonie se rendait à Fervaques pour jamais ? et cependant le château n'était pas achevé de meubler que le signal du délogement fut donné. J'ai vu celle qui affronta l'échafaud d'un si grand courage, je l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du Valais ; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervaques elle se hâtait de se cacher dans une terre qu'elle n'avait possédée qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le coin d'une cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à l'amant de Gabrielle La dame de Fervaques Mérite de vives attaques. Le soldat-roi en avait dit autant à bien d'autres déclarations passagères des hommes, vite effacées et descendues de beautés en beautés, jusqu'à madame de Custine. Fervaques a été vendu. Je rencontrai encore la duchesse de Châtillon, laquelle, pendant mon absence des Cent-Jours, décora ma vallée d'Aulnay. Madame Lindsay, que je n'avais cessé de voir, me fit connaître Julie Talma. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous avions une grand-mère commune, et elle voulait bien m'appeler son cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre, elle se remaria depuis au marquis de Talaru. Elle avait, en prison, converti M. de Laharpe. Ce fut par elle que je connus le peintre Neveu, enrôlé au nombre de ses cavaliers-servants ; Neveu me mit un moment en rapport avec Saint-Martin. M. de Saint-Martin avait cru trouver dans Atala certain argot dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinité de doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frères, nous donna à dîner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous à six heures le philosophe du ciel était déjà à son poste. A sept heures, un valet discret posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous assîmes et nous commençâmes à manger en silence. M. de Saint-Martin, qui, d'ailleurs, avait de très belles façons, ne prononçait que de courtes paroles d'oracle. Neveu répondait par des exclamations, avec des attitudes et des grimaces de peintre ; je ne disais mot. Au bout d'une demi-heure, le nécromant rentra, enleva la soupe, et mit un autre plat sur la table les mets se succédèrent ainsi un à un et à de longues distances. M. de Saint-Martin, s'échauffant peu à peu, se mit à parler en façon d'archange ; plus il parlait, plus son langage devenait ténébreux. Neveu m'avait insinué, en me serrant la main, que nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des bruits depuis six mortelles heures, j'écoutais et je ne découvrais rien. A minuit, l'homme des visions se lève tout à coup je crus que l'esprit des ténèbres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes allaient faire retentir les mystérieux corridors ; mais M. de Saint-Martin déclara qu'il était épuisé, et que nous reprendrions la conversation une autre fois ; il mit son chapeau et s'en alla. Malheureusement pour lui, il fut arrêté à la porte et forcé de rentrer par une visite inattendue néanmoins, il ne tarda pas à disparaître. Je ne l'ai jamais revu il courut mourir dans le jardin de M. Lenoir-Larache, mon voisin d'Aulnay. Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme l'abbé Furia, à un dîner chez madame de Custine, se vanta de tuer un serin en le magnétisant le serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de lui, fut obligé de quitter la partie, de peur d'être tué par le serin chrétien, ma seule présence avait rendu le trépied impuissant. Une autre fois, le célèbre Gall, toujours chez madame de Custine, dîna près de moi sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une grenouille et voulut, quand il sut qui j'étais, raccommoder sa science d'une manière dont j'étais honteux pour lui. La forme de la tête peut aider à distinguer le sexe dans les individus, à indiquer ce qui appartient à la bête, aux passions animales ; quant aux facultés intellectuelles, la phrénologie en ignorera toujours. Si l'on pouvait rassembler les crânes divers des grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mit sous les yeux des phrénologistes sans leur dire à qui ils ont appartenu, ils n'enverraient pas un cerveau à son adresse l'examen des bosses produirait les méprises les plus comiques. Il me prend un remords j'ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu de moquerie, je m'en repens. Cette moquerie que je repousse continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance ; car je hais l'esprit satirique comme étant l'esprit le plus petit, le plus commun et le plus facile de tous ; bien entendu que je ne fais pas ici le procès à la haute comédie. M. de Saint-Martin était, en dernier résultat, un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées et d'une nature supérieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des deux pages précédentes à la généreuse et beaucoup trop flatteuse déclaration de l'auteur du Portrait de M. de Saint-Martin fait par lui-même ? Je ne balancerais pas à les effacer, si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de Saint-Martin et à l'estime qui s'attachera toujours à sa mémoire. Je vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient-tas trompé M. de Saint-Martin n'a pas pu être tout à tait frappé de la même manière que moi dans le dîner dont je parle ; mais on voit que je n'avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin ressemble au mien par le fond. " Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue avec M. de Chateaubriand dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu à l'Ecole polytechnique. J'aurais beaucoup gagné à le connaître plus tôt c'est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j'existe, et encore n'ai-je joui de sa conversation que pendant le repas. Car aussitôt après parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la séance et je ne sais quand l'occasion pourra renaître, parce que le roi de ce monde a grand soin de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ? " M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi la dignité de sa dernière phrase écrase du poids d'une nature humaine sérieuse ma raillerie inoffensive. J'avais aperçu M. de Saint-Lambert et madame d'Houdetot au Marais, représentant l'un et l'autre les opinions et les libertés d'autrefois soigneusement empaillées et conservées c'était le dix-huitième siècle expiré et marié à sa manière. Il suffit de tenir bon dans la vie, pour que les illégitimités deviennent des légitimités. On se sent une estime infinie pour l'immoralité, parce qu'elle n'a pas cessé de l'être, et que le temps l'a décorée de rides. A la vérité, deux vertueux époux, qui ne sont pas époux, et qui restent unis par respect humain, souffrent un peu de leur vénérable état ; ils s'ennuient et se détestent cordialement dans toute la mauvaise humeur de l'âge c'est la justice de Dieu. Malheur à qui le ciel accorde de longs jours ! Il devenait difficile de comprendre quelques pages des Confessions , quand on avait vu l'objet des transports de Rousseau madame d'Houdetot avait-elle conservé les lettres que Jean-Jacques lui écrivait, et qu'il dit avoir été plus brûlantes que celles de la Nouvelle Héloïse ? on croit qu'elle en avait fait le sacrifice à Saint-Lambert. A près de quatre-vingts ans, madame d'Houdetot s'écriait encore, dans des vers agréables Et l'autour me console ! Rien ne pourra me consoler de lui. Elle ne se couchait point qu'elle n'eût frappé trois fois à terre avec sa pantoufle, en disant à feu l'auteur des Saisons " Bonsoir, mon ami ! " C'était là à quoi se réduisait, en 1803, la philosophie du dix-huitième siècle. La société de madame d'Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de Rousseau, de Grimm, de madame d'Epinay, m'a rendu la vallée de Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tombée sous mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai vu dernièrement, à Sannois, la maison qu'habitait madame d'Houdetot ; ce n'est plus qu'une coque vide, réduite aux quatre murailles. Un âtre abandonné intéresse toujours ; mais que disent des foyers où ne s'est assise ni la beauté, ni la mère de famille, ni la religion, et dont les cendres, si elles n'étaient dispersées, reporteraient seulement le souvenir vers des jours qui n'ont su que détruire ? Paris, 1838. Voyage dans le midi de la France 1802. Une contrefaçon du Génie du Christianisme , à Avignon, m'appela au mois d'octobre 1802 dans le midi de la France. Je ne connaissais que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord traversées par moi en quittant mon pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui devait me donner un avant-goût de l'Italie et de la Grèce, vers lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'étais dans une disposition heureuse ; ma réputation me rendait la vie légère il y a beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renommée et les yeux se remplissent d'abord avec délices de la lumière qui se lève ; mais que cette lumière s'éteigne, elle vous laisse dans l'obscurité ; si elle dure, l'habitude de la voir vous y rend bientôt insensible. Lyon me fit un extrême plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains, que je n'avais point aperçus depuis le jour où je lisais dans l'amphithéâtre de Trèves quelques feuilles d' Atala , tirées de mon havresac. Sur la Saône passaient d'une rive à l'autre des barques entoilées, portant la nuit une lumière ; des femmes les conduisaient ; une nautonière de dix-huit ans, qui me prit à son bord, raccommodait, à chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attaché à son chapeau. Je fus réveillé le matin par le son des cloches. Les couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvré leurs solitaires. Le fils de M. Ballanche, propriétaire, après M. Migneret, du Génie du Christianisme , était mon hôte il est devenu mon ami. Qui ne connaît aujourd'hui le philosophe chrétien, dont les écrits brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît à attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le ciel ? Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait à Avignon, fut obligé de s'arrêter à Tain, à cause d'une tempête. Je me croyais en Amérique le Rhône me représentait mes grandes rivières sauvages. J'étais niché dans une petite auberge, au bord des flots ; un conscrit se tenait debout dans un coin du foyer ; il avait le sac sur le dos et allait rejoindre l'armée d'Italie. J'écrivais sur le soufflet de la cheminée, en face de l'hôtelière, assise en silence devant moi, et qui, par égard pour le voyageur, empêchait le chien et le chat de faire du bruit. Ce que j'écrivais, était un article déjà presque fait en descendant le Rhône et relatif à la Législation primitive de M. de Bonald. Je prévoyais ce qui est arrivé depuis " La littérature française, disais-je, va changer de face ; avec la Révolution, vont naître d'autres pensées, d'autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s'efforceront de sortir des anciennes routes ; les autres tâcheront de suivre les antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides plus sûrs et des documents plus féconds. " Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de l'histoire ; mon esprit marchait dès lors avec mon siècle " L'auteur de cet article, disais-je, ne se peut refuser à une image qui lui est fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de France. Sur deux montagnes opposées s'élèvent deux tours en ruines ; au haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des spectateurs ; mais personne ne s'arrête pour aller où la cloche l'invite. Ainsi les hommes qui prêchent aujourd'hui morale et religion, donnent en vain le signal du haut de leurs ruines à ceux que le torrent du siècle entraîne ; le voyageur s'étonne de la grandeur des débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des souvenirs qui s'en élèvent, mais il n'interrompt point sa course, et au premier détour du fleuve, tout est oublié. " Arrivé à Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des livres m'en offrit j'achetai du premier coup trois éditions différentes et contrefaites d'un petit roman nommé Atala . En allant de libraire en libraire, je déterrai le contrefacteur, à qui j'étais inconnu. Il me vendit les quatre volumes du Génie du Christianisme , au prix raisonnable de neuf francs l'exemplaire, et me fit un grand éloge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel hôtel entre cour et jardin. Je crus avoir trouvé la pie au nid au bout de vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la fortune, et je m'arrangeai presque pour rien avec le voleur. Je vis madame de Janson, petite femme sèche, blanche et résolue, qui, dans sa propriété, se battait avec le Rhône, échangeait des coups de fusil avec les riverains et se défendait contre les années. Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte, puisqu'il arracha la France à la conquête. Arrivé auprès de la ville des papes avec les aventuriers que sa gloire entraînait en Espagne, il dit au prévôt envoyé au devant de lui par le pontife " Frère ne me celez pas dont vient ce trésor ? l'a prins le pape en son trésor ? Et il lui répondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit payé chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, Prévost, je vous promets que nous n'en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent cueilli soit rendu à ceux qui l'ont payé, et dites bien au pape qu'il le leur fasse rendre ; car si je savais que le contraire fust, il m'en poiseroit ; et eusse ores passé la mer, si retournerois-je par-deçà. Adonc fut Bertrand payé de l'argent du pape, et ses gens de rechief absous, et ladite absolution primière de rechief confirmée. " Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'était l'entrée de l'Italie. Les géographies disent " Le Rhône est au Roi, mais la ville d'Avignon est arrosée par une branche de la rivière de la Sorgue, qui est au pape. " Le pape est-il bien sûr de conserver longtemps la propriété du Tibre ? On visitait à Avignon le couvent des Célestins. Le bon roi René, qui diminuait les impôts quand la tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des Célestins un squelette c'était celui d'une femme d'une grande beauté qu'il avait aimée. Dans l'église des Cordeliers, se trouvait le sépulcre de madonna Laura François Ier commanda de l'ouvrir et salua les cendres immortalisées. Le vainqueur de Marignan laissa à la nouvelle tombe qu'il fit élever cette épitaphe En petit lieu compris vous pouvez voir Ce qui comprend beaucoup par renommée .............. O gentille âme estant tant estimée, Qui te pourra louer qu'en se taisant ? Car la parole est tousjours réprimée, Quand le sujet surmonte le disant. On aura beau faire, le père des lettres , l'ami de Benvenuto Cellini, de Léonard de Vinci, du Primatice, le roi à qui nous devons la Diane, soeur de l'Apollon du Belvédère, et la Sainte Famille de Raphaël ; le chantre de Laure, l'admirateur de Pétrarque, a reçu des beaux-arts reconnaissants une vie qui ne périra point. J'allai à Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyères parfumées et la première olive que portait un jeune olivier Chiara fontana, in quel medesmo bosco, Sorgea d'un sasso ; ed acque fresche e dolci Spargea soavemente mormorando. Al bel seggio riposto, ombroso e fosco Ne pastori appressavan, ne bifolci ; Ma nimfe e muse a quel tenor cantando. " Cette claire fontaine, dans ce même bocage, sort d'un rocher ; elle répand, fraîches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. A ce beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'empressent ; mais la nymphe et la muse y vont chantant. " Pétrarque a raconté comment il rencontra cette vallée " Je m'enquérais, dit-il, d'un lieu caché où je pusse me retirer comme dans un port, quand je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de toutes les sources je m'y établis. C'est là que j'ai composé mes poésies en langue vulgaire vers où j'ai peint les chagrins de ma jeunesse. " C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore lorsque j'y passais, le bruit des armes retentissant en Italie ; il s'écriait Italia mia..... O diluvio raccolto Di che deserti strani Per inondar i nostri dolci campi ! .............. Non è questo'l terren ch' io toccai pria ? Non è questo 'l mio nido, Ove nudrito fui si dolcemente ? Non è questa la patria, in ch' io mi fido, Madre benigna e pia Chi copre l' uno et l' altro mio parente ? " Mon Italie !... O déluge rassemblé des déserts étrangers pour inonder nos doux champs ! N'est-ce pas là le sol que je touchai d'abord ? n'est-ce pas là le nid où je fus si doucement nourri ? n'est-ce pas là la patrie en qui je me confie, mère bénigne et pieuse qui couvre l'un et l'autre de mes parents ? " Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain V à se transporter à Rome " Que répondrez-vous à saint Pierre s'écrie-t-il éloquemment, quand il vous dira " Que se passe-t-il à Rome ? Dans quel état est mon temple, mon tombeau, mon peuple ? Vous ne répondez rien ? D'où venez-vous ? Avez-vous habité les bords du Rhône ? " Vous y naquîtes, dites-vous et moi, n'étais-je pas né en Galilée ? " Siècle fécond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les entrailles ; siècle qui obéissait à la lyre d'un grand poète, comme à la loi d'un législateur. C'est à Pétrarque que nous devons le retour du souverain pontife au Vatican ; c'est sa voix qui a fait naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange. De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me montra la Glacière la Révolution s'en est prise aux lieux célèbres ; les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de reverdir sur des ossements. Hélas ! les gémissements des victimes meurent vite après elles ; ils arrivent à peine à quelque écho qui les fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s'exhalaient est éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque ; une canzone [Petit poème.] solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer Vaucluse d'une immortelle mélancolie et de chagrins d'amour d'autrefois. Alain Chartier était venu de Bayeux se faire enterrer à Avignon, dans l'église de Saint-Antoine. Il avait écrit la Belle Dame sans mercy , et le baiser de Marguerite d'Ecosse l'a fait vivre. D'Avignon je me rendis à Marseille. Que peut avoir à désirer une ville à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité par Bossuet " Je ne t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un degré si éminent que la plupart des nations te doivent céder, et que la Grèce même ne doit pas se comparer à toi. " Pro L. Flacco . Tacite, dans la Vie d ' Agricola , loue aussi Marseille comme mêlant l'urbanité grecque à l'économie des provinces latines. Fille de l'Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée par César, n'est-ce pas réunir assez de gloire ? Je me hâtai de monter à Notre-Dame de la Garde , pour admirer la mer que bordent avec leurs ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l'antiquité. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l'océan, qui se lève deux fois le jour, est l'abîme auquel a dit Jéhovah " Tu n'iras pas plus loin. " Cette année même, 1838, j'ai remonté sur cette cime ; j'ai revu cette mer qui m'est à présent si connue, et au bout de laquelle s'élevèrent la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait ; je suis entré dans le fort bâti par François Ier, où ne veillait plus un vétéran de l'armée d'Egypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle restaurée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des matelots de la Bretagne à Notre-Dame de Bon-Secours me revenait en pensée vous savez quand et comment je vous ai déjà cité cette complainte de mes premiers jours de l'océan Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours, etc. Que d'événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l' Etoile des mers , à laquelle j'avais été voué dans mon enfance ! Lorsque je contemplais ces ex-voto , ces-peintures de naufrages suspendues autour de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile place sous les portiques de Carthage un Troyen, ému à la vue d'un tableau représentant l'incendie de Troie, et le génie du chantre d'Hamlet a profité de l'âme du chantre de Didon. Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une forêt chantée par Lucain, je n'ai point reconnu Marseille dans ses rues droites, longues et larges, je ne pouvais plus m'égarer. Le port était encombré de vaisseaux ; j'y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une nave , conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en Chypre comme Joinville au rebours des hommes, le temps rajeunit les villes. J'aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des Bérenger, du duc d'Anjou, du roi René, de Guise et d'Epernon, avec les monuments de Louis XIV et les vertus de Belzunce ; les rides me plaisaient sur son front. Peut-être qu'en regrettant les années qu'elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j'ai trouvées. Marseille m'a reçu gracieusement, il est vrai ; mais l'émule d'Athènes est devenue trop jeune pour moi. Si les Mémoires d'Alfieri eussent été publiés en 1803, je n'aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et de l'expression " Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était de me baigner presque tous les soirs dans la mer ; j'avais trouvé un petit endroit fort agréable sur une langue de terre placée à droite hors du port où, en m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher, qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux immensités qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je passais, en rêvant, des heures délicieuses ; et là, je serais devenu poète, si j'avais su écrire dans une langue quelconque. " Je revins par le Languedoc et la Gascogne. A Nîmes, les Arènes et la Maison-Carrée n'étaient pas encore dégagées cette année 1838, je les ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean Reboul. Je me défiais un peu de ces ouvriers-poètes, qui ne sont ordinairement ni poètes, ni ouvriers réparation à M. Reboul. Je l'ai trouvé dans sa boulangerie ; je me suis adressé à lui sans savoir à qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons de Cérès. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la personne que je demandais était chez elle. Il est revenu bientôt après et s'est fait connaître il m'a mené dans son magasin ; nous avons circulé dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés par une espèce d'échelle dans un petit réduit, comme dans la chambre haute d'un moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons causé. J'étais heureux comme dans mon grenier à Londres, et plus heureux que dans mon fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré d'une commode un manuscrit, et m'a lu des vers énergiques d'un poème qu'il compose sur le Dernier jour . Je l'ai félicité de sa religion et de son talent. Je me rappelais ses belles strophes à un Exilé Quelque chose de grand se couve dans le monde ; Il faut, ô jeune roi, que ton âme y réponde ; Oh ! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil, Le ciel par un mourant fit révéler ta vie ; Que quelque temps après, de ses enfants suivie, Aux yeux de l'univers, la nation ravie T'éleva dans ses bras sur le bord d'un cercueil ! Il fallut me séparer de mon hôte, non sans souhaiter au poète les jardins d'Horace. J'aurais mieux aimé qu'il rêvât au bord de la cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyé par la roue au-dessous de cette cascade. Il est vrai que Sophocle était peut-être un forgeron à Athènes, et que Plaute, à Rome, annonçait Reboul à Nîmes. Entre Nîmes et Montpellier, je passai sur ma gauche Aigues-Mortes, que j'ai visitée en 1838. Cette ville est encore toute entière avec ses tours et son enceinte elle ressemble à un vaisseau de haut bord échoué sur le sable où l'ont laissée Saint Louis, le temps et la mer. Le saint roi avait donné des usages et statuts à la ville d'Aigues-Mortes " Il veut que la prison soit telle, qu'elle serve non à l'extermination de la personne, mais à sa garde ; que nulle information ne soit faite pour des paroles injurieuses ; que l'adultère même ne soit recherché qu'en certains cas, et que le violateur d'une vierge, volente vé nolente , ne perde ni la vie, ni aucun de ses membres, sed alio modo puniatur . " A Montpellier, je revis la mer, à qui j'aurais volontiers écrit comme le roi très-chrétien à la Confédération suisse " Ma fidèle alliée et ma grande amie. " Scaliger aurait voulu faire de Montpellier le nid de sa vieillesse . Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, Mons puellarum de là la beauté de ses femmes. Montpellier, en tombant devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution aristocratique de la France. De Montpellier à Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour à mon naturel, une attaque de mes songeries. J'aurais oublié cette attaque si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistré le jour de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps retrouvée pour aide à ma mémoire. Ce fut cette fois un espace aride, couvert de digitales, qui me fit oublier le monde mon regard glissait sur cette mer de tiges empourprées, et n'était arrêté au loin que par la chaîne bleuâtre du Cantal. Dans la nature, hormis le ciel, l'océan et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je suis inspiré ; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui jette ma petitesse éperdue et non consolée aux pieds de Dieu. Mais une fleur que je cueille, un courant d'eau qui se dérobe parmi des joncs, un oiseau qui va s'envolant et se reposant devant moi, m'entraînent à toutes sortes de rêves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir pourquoi, que de chercher dans la vie des intérêts émoussés, refroidis par leur répétition et leur multitude ? Tout est usé aujourd'hui, même le malheur. A Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant cet ouvrage, ajoute sa grandeur à celle de Louis XIV La Garonne et le Tarn en leurs grottes profondes, Soupiraient dès longtemps pour marier leurs ondes, Et faire ainsi couler par un heureux penchant Les trésors de l'aurore aux rives du couchant. Mais à des voeux si doux, à des flammes si belles La nature, attachée à des lois éternelles, Pour obstacle invincible opposait fièrement Des monts et des rochers l'affreux enchaînement. France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent, La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent. Tout cède...... A Toulouse, j'aperçus du pont de la Garonne la ligne des Pyrénées ; je la devais traverser quatre ans plus tard les horizons se succèdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau le corps desséché de la belle Paule heureux ceux qui croient sans avoir vu ! Montmorenci avait été décapité dans la cour de l'Hôtel de ville cette tête coupée était donc bien importante, puisqu'on en parle encore après tant d'autres têtes abattues ? Je ne sais si dans l'histoire des procès criminels il existe une déposition de témoin qui ait fait mieux reconnaître l'identité d'un homme " Le feu et la fumée dont il était couvert, dit Guitaut, m'empêchèrent d'abord de le reconnoître ; mais voyant un homme qui, après avoir romptu six de nos rangs, tuait encore des soldats au septième, je jugeai que ce ne pouvoit être que M. de Montmorenci ; je le sus certainement lorsque je le vis renversé à terre sous son cheval mort. " L'église abandonnée de Saint-Sernin me frappa par son architecture. Cette église est liée à l'histoire des Albigeois, que le poème, si bien traduit par M. Fauriel, fait revivre " Le vaillant jeune comte, la lumière et l'héritier de son père, la croix et le fer, entrent ensemble par l'une des portes. Ni en chambre, ni en étage, il ne reste pas une jeune fille ; les habitants de sa ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de rosier. " C'est de l'époque de Simon de Montfort que date la perte de la langue d'Oc " Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les départit entre les gentilshommes, tant français qu'autres, atque loci leges dedimus ", disent les huit archevêques et évêques signataires. J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enquérir à Toulouse d'une de mes grandes admirations, de Cujas, écrivant couché à plat ventre, ses livres épandus autour de lui. Je ne sais si l'on a conservé le souvenir de Suzanne, sa fille, mariée deux fois. La constance n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas ; mais elle nourrit l'un de ses maris des infidélités dont mourut l'autre. Cujas fut protégé par la fille de François Ier, Pibrac par la fille de Henri II, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. Pibrac est célèbre par ses quatrains traduits en persan. J'étais logé peut-être dans l'hôtel du président son père. " Ce bon monsieur de Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si saines, les moeurs si douces ; son âme étoit si disproportionnée à notre corruption et à nos tempêtes ! " Et il a fait l'apologie de la Saint-Barthélémy. Je courais sans pouvoir m'arrêter ; le sort me renvoyait à 1838 pour admirer en détail la cité de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler des nouvelles connaissances que j'y ai faites ; M. de Lavergne, homme de talent, d'esprit et de raison ; mademoiselle Honorine Gasc, Malibran future. Celle-ci, en ma qualité nouvelle de serviteur de Clémence Isaure, me rappelait ces vers que Chapelle et Bachaumont écrivaient dans l'île d'Ambijoux, près de Toulouse Hélas ! que l'on seroit heureux Dans ce beau lieu digne d'envie, Si toujours aimé de Sylvie, On pouvait, toujours amoureux, Avec elle passer sa vie ! Puisse mademoiselle Honorine être en garde contre sa belle voix ! Les talents sont de l ' or de Toulouse ils portent malheur. Bordeaux était à peine débarrassé de ses échafauds et de ses lâches Girondins. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de belles femmes relevées d'une violente maladie et qui commencent à peine à respirer. A Bordeaux, Louis XIV avait jadis fait abattre le Temple de la Tutelle, afin de bâtir le Château-Trompette Spon et les amis de l'antiquité gémirent Pourquoi démolit-on ces colonnes des dieux, Ouvrage des Césars, monument tutélaire ? On trouvait à peine quelques restes des Arènes. Si l'on donnait un témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer. Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce château alors ignoré, auquel, en 1833, j'adressai ces paroles " Captive de Blaye ! je me désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées ! " Je m'acheminai vers Rochefort et je me rendis à Nantes, par la Vendée. Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les Vendéens étaient près d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et recevaient la bénédiction d'un prêtre la prière prononcée sous les armes n'était point réputée faiblesse, car le Vendéen qui élevait son épée vers le ciel, demandait la victoire et non la vie. La diligence dans laquelle je me trouvais enterré était remplie de voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient glorifié leur vie dans les guerres vendéennes. Le coeur me palpita, lorsqu'ayant traversé la Loire à Nantes, j'entrai en Bretagne. Je passai le long des murs de ce collège de Rennes qui vit les dernières années de mon enfance. Je ne pus rester que vingt-quatre heures auprès de ma femme et de mes soeurs, et je regagnai Paris. Paris, 1838. Années de ma vie, 1802 et 1803. - M. de Laharpe sa mort. J'arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait à ces noms supérieurs au second rang dans le dix-huitième siècle et qui, formant une arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de l'ampleur et de la consistance. J'avais connu M. de Laharpe en 1789 comme Flins, il s'était pris d'une belle passion pour ma soeur, madame la comtesse de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses oeuvres sous ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des coeurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l'admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n'a pas manqué sa fin je le vis mourir chrétien courageux, le goût agrandi par la religion, n'ayant conservé d'orgueil que contre l'impiété, et de haine que contre la langue révolutionnaire . A mon retour de l'émigration, la religion avait rendu M. de Laharpe favorable à mes ouvrages la maladie dont il était attaqué ne l'empêchait pas de travailler ; il me récitait des passages d'un poème qu'il composait sur la Révolution ; on y remarquait quelques vers énergiques contre les crimes du temps et contre les honnêtes gens qui les avaient soufferts Mais s'ils ont tout osé, vous avez tout permis Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme. Oubliant qu'il était malade, coiffé d'un bonnet blanc, vêtu d'un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête ; puis laissant échapper son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait à peine " Je n'en puis plus je sens une griffe de fer dans le côté. " Et si, malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de Stentor et mugissait " Allez vous-en ! Allez vous-en ! Fermez la porte ! " Je lui disais un jour " Vous vivrez pour l'avantage de la religion. - Ah ! oui ", me répondit-il, " ce serait bien à Dieu ; mais il ne le veut pas, et je mourrai ces jours-ci. " Retombant dans son fauteuil et enfonçant son bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et son humilité. Dans un dîner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-même avec la plus grande modestie, déclarant qu'il n'avait rien fait de supérieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point dégénéré entre ses mains. M. de Laharpe quitta ce monde le 11 février 1803 l'auteur des Saisons mourait presqu'en même temps au milieu de toutes les consolations de la philosophie, comme M. de Laharpe au milieu de toutes les consolations de la religion ; l'un visité des hommes, l'autre visité de Dieu. M. de Laharpe fut enterré le 12 février 1803, au cimetière de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était lugubre les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les dernières paroles de l'amitié à l'oreille de la mort. Le cimetière a été détruit et M. de Laharpe exhumé il n'existait presque plus rien de ses cendres chétives. Marié sous le Directoire, M. de Laharpe n'avait pas été heureux avec sa belle femme ; elle l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder aucun droit. Au reste, M. de Laharpe avait, ainsi que toute chose, diminué auprès de la Révolution qui grandissait toujours les renommées se hâtaient de se retirer devant le représentant de cette Révolution, comme les périls perdaient leur puissance devant lui. Paris, 1838. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte. Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s'accomplissait ; l'Homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, précurseurs du déplacement universel, j'étais débarqué à Calais pour concourir à l'action générale, dans la mesure assignée à chaque soldat. J'arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte battait le rappel des destinées il devint bientôt premier consul à vie. Après l'adoption du Concordat par le Corps législatif en 1802, Lucien, ministre de l'intérieur, donna une fête à son frère ; j'y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et les ayant ramenées à la charge. J'étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra il me frappa agréablement ; je ne l'avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son oeil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d'affecté. Le Génie du Christianisme , qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid il n'eût pas été ce qu'il était, si la muse n'eût été là ; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d'inspiration et d'action l'une enfante le projet, l'autre l'accomplit. Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s'ouvraient successivement ; chacun espérait que le consul s'arrêterait à lui ; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit " Monsieur de Chateaubriand ! " Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. " J'étais toujours frappé " me dit-il, " quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'orient ? " Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée " Le christianisme ? Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un système d'astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l'allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à l' infâme . " Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, " un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s'est tenu là je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme un petit souffle ". Mes jours n'ont été qu'une suite de visions ; l'enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que j'aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J'ai rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du dernier siècle et l'homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je m'entretins un moment avec l'un et l'autre ; tous deux me renvoyèrent à la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un crime. Je remarquai qu'en circulant dans la foule Bonaparte me jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrêtés sur moi en me parlant. Je le suivais aussi des yeux Chi è quel grande, che non par che curi L'incendio ? " Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie ? " Dante. Paris, 1837. Année de ma vie, 1803. - Je suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. A la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome il avait jugé d'un coup d'oeil où et comment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n'eusse pas été dans les affaires, que j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage. C'était un grand découvreur d'hommes ; mais il voulait qu'ils n'eussent de talent que pour lui, à condition encore qu'on parlât peu de ce talent ; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation sur la sienne il ne devait y avoir que Napoléon dans l'univers. Fontanes et madame Bacciocchi me parlèrent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversation je n'avais pas ouvert la bouche ; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Ils me pressèrent de profiter de la fortune. L'idée d'être quelque chose ne m'était jamais venue ; je refusai net. Alors, on fit parler une autorité à laquelle il m'était difficile de résister. L'abbé Emery, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, vint me conjurer, au nom du clergé, d'accepter, pour le bien de la religion, la place de premier secrétaire de l'ambassade que Bonaparte destinait à son oncle, le cardinal Fesch. Il me faisait entendre que l'intelligence du cardinal n'étant pas très remarquable, je me trouverais bientôt le maître des affaires. Un hasard singulier m'avait mis en rapport avec l'abbé Emery j'avais passé aux Etats-Unis avec l'abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait dans ma vie publique, me prenait par l'imagination et le coeur. L'abbé Emery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature, par sa robe et par la Révolution ; mais cette triple finesse ne lui servait qu'au profit de son vrai mérite ; ambitieux seulement de faire le bien, il n'agissait que dans le cercle de la plus grande prospérité d'un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il eût été superflu de violenter l'abbé Emery, car il tenait toujours sa vie à votre disposition, en échange de sa volonté qu'il ne cédait jamais sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe. Il échoua dans sa première tentative ; il revint à la charge, et sa patience me détermina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au poste où l'on m'appelait je ne vaux rien du tout en seconde ligne. J'aurais peut-être encore reculé, si l'idée de madame de Beaumont n'était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de Montmorin se mourait ; le climat de l'Italie lui serait, disait-on, favorable ; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes je me sacrifiai à l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se prépara à me venir rejoindre. M. Joubert parlait de l'accompagner, et madame de Beaumont partit pour le Mont-d'Or, afin d'achever ensuite sa guérison au bord du Tibre. M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures ; il m'expédia ma nomination. Je dînai chez lui il est demeuré tel dans mon esprit qu'il s'y plaça au premier moment. Au reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds de son entourage ; ses roueries avaient une importance inconcevable aux yeux d'un brutal guêpier, la corruption des moeurs semblait génie, la légèreté d'esprit profondeur. La Révolution était trop modeste ; elle n'appréciait pas assez sa supériorité ce n'est pas même chose d'être au-dessus ou au-dessous des crimes. Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal ; je distinguai le joyeux abbé de Bonnevie jadis aumônier à l'armée des Princes, il s'était trouvé à la retraite de Verdun ; il avait aussi été grand vicaire de l'évêque de Châlons, M. de Clermont-Tonnerre, qui s'embarqua derrière nous pour réclamer une pension du Saint-Siège, en qualité de Chiaramonte . Mes préparatifs achevés, je me mis en route je devais devancer à Rome l'oncle de Napoléon. Paris, 1838. Année de ma vie, 1803. - Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. A Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus témoin de la Fête-Dieu renaissante je croyais avoir quelque part à ces bouquets de fleurs, à cette joie du ciel que j'avais rappelée sur la terre. Je continuai ma route ; un accueil cordial me suivait mon nom se mêlait au rétablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j'aie éprouvé, c'est de m'être senti honoré en France et chez l'étranger des marques d'un intérêt sérieux. Il m'est arrivé quelquefois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils ils m'amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Etait-ce l'amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu'importait à ma vanité que d'obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendait ? Ce qui me touchait, du moins j'ose le croire, c'était d'avoir produit un peu de bien, consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d'une mère l'espérance d'élever un fils chrétien, c'est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie pure si j'eusse écrit un livre dont les moeurs et la religion auraient eu à gémir ? La route est assez triste en sortant de Lyon depuis la Tour-du-Pin jusqu'à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère. A Chambéry, où l'âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l'hospitalité qu'il en reçut, il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est le danger des lettres ; le désir de faire du bruit l'emporte sur les sentiments généreux si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les faiblesses de la femme qui l'avait nourri ; il se serait sacrifié aux défauts mêmes de son amie ; il l'aurait soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s'enfuir. Ah ! que la voix de l'amitié trahie ne s'élève jamais contre notre tombeau ! Après avoir passé Chambéry, se présente le cours de l'Isère. On rencontre partout dans les vallées des croix sur les chemins et des madones dans le tronc des pins. Les petites églises, environnées d'arbres, font un contraste touchant avec les grandes montagnes. Quand les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés de glaces, le Savoyard se met à l'abri dans son temple champêtre et prie. Les vallées où l'on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt habillés de forêts. Aiguebelle semble clore les Alpes ; mais en tournant un rocher isolé tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées attachées au cours de l'Arche. Les monts des deux côtés se dressent ; leurs flancs deviennent perpendiculaires ; leurs sommets stériles commencent à présenter quelques glaciers des torrents se précipitent et vont grossir l'Arche qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on remarque une cascade légère qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de saules. Ayant passé Saint-Jean-de-Maurienne et arrivé vers le coucher du soleil à Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux obligé de m'arrêter, j'allai me promener hors du village. L'air devint transparent à la crête des monts ; leur dentelure se traçait avec une netteté extraordinaire tandis qu'une grande nuit sortant de leur pied s'élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de l'aigle en haut ; l'alisier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur la montagne. Un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition populaire, se montrait sur le redan taillé à pic. Là, s'était incorporée au rocher la haine d'un homme, plus puissante que tous les obstacles. La vengeance de l'espèce humaine pesait sur un peuple libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu'avec l'esclavage et le sang du reste du monde. Je partis à la pointe du jour et j'arrivai, vers les deux heures après midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont Cenis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds ; une troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de l'âge et à la majesté tombée ; le père et la mère du noble orphelin avaient été tués on me proposa de me le vendre ; il mourut des mauvais traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer. Je me souvenais alors du pauvre petit Louis XVII ; je pense aujourd'hui à Henri V quelle rapidité de chute et de malheur ! Ici, l'on commence à gravir le Mont Cenis et on quitte la petite rivière d'Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l'autre côté du Mont Cenis, la Doria vous ouvre l'entrée de l'Italie. Les fleuves sont non seulement des grands chemins qui marchent , comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes. Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange émotion me saisit ; j'étais comme cette alouette qui traversait, en même temps que moi le plateau glacé, et qui, après avoir chanté sa petite chanson de la plaine, s'abattait parmi des neiges, au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m'inspirèrent ces montagnes en 1822, retracent assez bien les sentiments qui m'agitaient aux mêmes lieux en 1803 Alpes, vous n'avez point subi mes destinées ! Le temps ne vous peut rien ; Vos fronts légèrement ont porté les années Qui pèsent sur le mien. Pour la première fois, quand, rempli d'espérance, Je franchis vos remparts, Ainsi que l'horizon, un avenir immense S'ouvrait à mes regards. L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde ! Ce monde, y ai-je réellement pénétré ? Christophe Colomb eut une apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu'il l'eût découverte ; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le géant des tempêtes lequel de ces deux grands hommes m'a prédit mon avenir ? Ce que j'aurais aimé avant tout eût été une vie glorieuse par un résultat éclatant, et obscure par sa destinée. Savez-vous quelles sont les premières cendres européennes qui reposent en Amérique ? Ce sont celles de Biorn le Scandinave il mourut en abordant à Vinland, et fut enterré par ses compagnons sur un promontoire. Qui sait cela ? Qui connaît celui dont la voile devança le vaisseau du pilote génois au Nouveau-Monde ? Biorn dort sur la pointe d'un cap ignoré, et depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des poètes, dans une langue que l'on ne parle plus. Du Mont Cenis à Rome. - Milan et Rome. J'avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres voyageurs les vieilles forêts de l'Amérique s'étaient offertes à moi avant les vieilles cités de l'Europe. Je tombais au milieu de celles-ci au moment où elles se rajeunissaient et mouraient à la fois dans une révolution nouvelle. Milan était occupé par nos troupes ; on achevait d'abattre le château, témoin des guerres du moyen âge. L'armée française s'établissait, comme une colonie militaire, dans les plaines de la Lombardie. Gardés çà et là par leurs camarades en sentinelle, ces étrangers de la Gaule, coiffés d'un bonnet de police, portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde, avaient l'air de moissonneurs empressés et joyeux. Ils remuaient des pierres, roulaient des canons, conduisaient des chariots, élevaient des hangars et des huttes de feuillage. Des chevaux sautaient, caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui caressent leurs maîtres. Des Italiennes vendaient des fruits sur leurs éventaires au marché de cette foire armée nos soldats leur faisaient présent de leurs pipes et de leurs briquets, en leur disant comme les anciens barbares, leurs pères, à leurs bien-aimées " Moi, Fotrad, fils d'Eupert, de la race des Franks, je te donne à toi, Helgine, mon épouse chérie, en honneur de ta beauté in honore pulchritudinis tuae , mon habitation dans le quartier des Pins. " Nous sommes de singuliers ennemis on nous trouve d'abord un peu insolents, un peu trop gais, trop remuants ; nous n'avons pas plus tôt tourné les talons qu'on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le soldat français se mêle aux occupations de l'habitant chez lequel il est logé ; il tire de l'eau au puits, comme Moïse pour les filles de Madian, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois, fait le feu, veille à la marmite, porte l'enfant dans ses bras ou l'endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité communiquent la vie à tout ; on s'accoutume à le regarder comme un conscrit de la famille. Le tambour bat-il ? le garnisaire court à son mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu'il soit entré aux Invalides. A mon passage à Milan, un grand peuple réveillé ouvrait un moment les yeux. L'Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son génie comme d'un rêve divin utile à notre propre renaissance, elle apportait dans la mesquinerie de notre pauvreté la grandeur de la nature transalpine, nourrie qu'elle était, cette Ausonie, aux chefs-d'oeuvre des arts et dans les hautes réminiscences d'une patrie fameuse. L'Autriche est venue ; elle a remis son manteau de plomb sur les Italiens ; elle les a forcés à regagner leur cercueil. Rome est rentrée dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise s'est affaissée en embellissant le ciel de son dernier sourire ; elle s'est couchée charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit plus se lever. Le général Murat commandait à Milan. J'avais pour lui une lettre de madame Bacciocchi. Je passai la journée avec les aides-de-camp ils n'étaient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La politesse française reparaissait sous les armes ; elle tenait à prouver qu'elle était toujours du temps de Lautrec. Je dînai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi, à l'occasion du baptême de l'enfant du général Murat. M. de Melzi avait connu mon frère ; les manières du vice-président de la république cisalpine étaient belles ; sa maison ressemblait à celle d'un prince qui l'aurait toujours été il me traita poliment et froidement ; il me trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes. J'arrivai à ma destination le 27 juin au soir, avant-veille de la Saint-Pierre le prince des Apôtres m'attendait, comme mon indigent patron me reçut depuis à Jérusalem ! J'avais suivi la route de Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m'empressai d'aller rendre ma visite à M. Cacault, auquel le cardinal Fesch succédait, tandis que je remplaçais M. Artaud. Le 28 juin, je courus tout le jour je jetai un premier regard sur le Colysée, le Panthéon, la colonne Trajane et le château Saint-Ange. Le soir, M. Artaud me mena à un bal dans une maison aux environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbillons des valses qui roulaient devant les fenêtres ouvertes ; les fusées du feu d'artifice du môle d'Adrien s'épanouissaient à Saint-Onuphre, sur le tombeau du Tasse le silence, l'abandon et la nuit étaient dans la campagne romaine. Le lendemain, j'assistai à l'office de la Saint-Pierre. Pie VII, pâle, triste et religieux, était le vrai pontife des tribulations. Deux jours après, je fus présenté à Sa Sainteté elle me fit asseoir auprès d'elle. Un volume du Génie du Christianisme était obligeamment ouvert sur sa table. Le cardinal Consalvi, souple et ferme, d'une résistance douce et polie, était l'ancienne politique romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolérance du siècle. En parcourant le Vatican, je m'arrêtai à contempler ces escaliers où l'on peut monter à dos de mulet, ces galeries ascendantes repliées les unes sur les autres, ornées de chefs-d'oeuvre, le long desquelles les papes d'autrefois passaient avec toute leur pompe, ces Loges que tant d'artistes immortels ont décorées, tant d'hommes illustres admirées, Pétrarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombés, enfin un peuple de pèlerins venu des quatre parties de la terre tout cela maintenant immobile et silencieux ; théâtre dont les gradins abandonnés, ouverts devant la solitude, sont à peine visités par un rayon de soleil. On m'avait recommandé de me promener au clair de la lune du haut de la Trinité-du-Mont, les édifices lointains paraissaient comme les ébauches d'un peintre ou comme des côtes enfumées vues de la mer, du bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un monde fini, promenait ses pâles déserts au-dessus des déserts de Rome ; il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des jardins où il ne passe personne, des monastères où l'on n'entend plus la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que les portiques du Colysée. Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes lieux ? Quels hommes ont ici traversé l'ombre de ces obélisques, après que cette ombre eut cessé de tomber sur les sables d'Egypte ? Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge a disparu. Toutefois, la trace de ces deux Italies est encore marquée dans la Ville éternelle si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et ses chefs-d'oeuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses débris ; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls, l'autre amène du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires assises dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses catacombes. Palais du cardinal Fesch. - Mes occupations. Le cardinal Fesch avait loué, assez près du Tibre, le palais Lancelotti j'y ai vu depuis, en 1827, la princesse Lancelotti. On me donna le plus haut étage du palais en y entrant, une si grande quantité de puces me sautèrent aux jambes, que mon pantalon blanc en était tout noir. L'abbé de Bonnevie et moi, nous fîmes, le mieux que nous pûmes, laver notre demeure. Je me croyais retourné à mes chenils de New-Road ce souvenir de ma pauvreté ne me déplaisait pas. Etabli dans ce cabinet diplomatique, je commençai à délivrer des passeports et à m'occuper de fonctions aussi importantes. Mon écriture était un obstacle à mes talents, et le cardinal Fesch haussait les épaules quand il apercevait ma signature Je n'avais presque rien à faire dans ma chambre aérienne qu'à regarder par dessus les toits, dans une maison voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes ; une cantatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfège éternel ; heureux quand il passait quelque enterrement pour me désennuyer ! Du haut de ma fenêtre, je vis dans l'abîme de la rue le convoi d'une jeune mère. On la portait, le visage découvert, entre deux rangs de pèlerins blancs ; son nouveau-né mort aussi et couronné de fleurs, était couché à ses pieds. Il m'échappa une grande faute ne doutant de rien, je crus devoir rendre visite aux personnes notables, j'allai, sans façon, offrir l'hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne. Un horrible cancan sortit de cette démarche insolite ; tous les diplomates se boutonnèrent. " Il est perdu ! il est perdu ! " répétaient les caudataires et les attachés, avec la joie que l'on éprouve charitablement aux mésaventures d'un homme, quel qu'il soit. Pas une buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur de sa bêtise. On espérait bien que j'allais tomber, quoique je ne fusse rien et que je ne comptasse pour rien n'importe, c'était quelqu'un qui tombait, cela fait toujours plaisir. Dans ma simplicité, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je n'aurais pas donné d'une place quelconque un fétu. Les rois, auxquels on croyait que j'attachais une importance si grande, n'avaient à mes yeux que celle du malheur. On écrivit de Rome à Paris mes effroyables sottises heureusement, j'avais affaire à Bonaparte ; ce qui devait me noyer me sauva. Toutefois si de prime-abord et de plein saut devenir premier secrétaire d'ambassade sous un prince de l'Eglise oncle de Napoléon, paraissait être quelque chose, c'était néanmoins comme si j'eusse été expéditionnaire dans une préfecture. Dans les démêlés qui se préparaient j'aurais pu trouver à m'occuper, mais on ne m'initiait à aucun mystère. Je me pliais parfaitement au contentieux de chancellerie ; mais à quoi bon perdre mon temps dans des détails à la portée de tous les commis ? Après mes longues promenades et mes fréquentations du Tibre, je ne rencontrais en rentrant, pour m'occuper, que les parcimonieuses tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommières de l'évêque de Châlons, et les incroyables menteries du futur évêque de Maroc. L'abbé Guillon, profitant d'une ressemblance de noms qui sonnaient à l'oreille de la même manière que le sien, prétendait, après s'être échappé miraculeusement du massacre des Carmes, avoir donné l'absolution à madame de Lamballe, à la Force. Il se vantait d'être l'auteur du discours de Robespierre à l'Etre-Suprême. Je pariai, un jour, lui faire dire qu'il était allé en Russie il n'en convint pas tout à fait, mais il avoua avec modestie qu'il avait passé quelques mois à Saint-Pétersbourg. M. de La Maisonfort, homme d'esprit qui se cachait, eut recours à moi, et bientôt M. Bertin l'aîné, propriétaire des Débats , m'assista de son amitié dans une circonstance douloureuse. Exilé à l'île d'Elbe, par l'homme qui, revenant à son tour de l'île d'Elbe, le poussa à Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du républicain M. Briot que j'ai connu, la permission d'achever son ban en Italie. C'est avec lui que je visitai les ruines de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont ; deux choses qui ont lié sa vie à la mienne. Critique plein de goût, il m'a donné, ainsi que son frère, d'excellents conseils pour mes ouvrages. Il eût montré un vrai talent de parole, s'il avait été appelé à la tribune. Longtemps légitimiste, ayant subi l'épreuve de la prison au Temple, et celle de la déportation à l'île d'Elbe, ses principes sont, au fond, demeurés les mêmes. Je resterai fidèle au compagnon de mes mauvais jours ; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payées par le sacrifice d'une heure d'une sincère amitié il suffit que je reste invariable dans mes opinions, comme je reste attaché à mes souvenirs. Vers le milieu de mon séjour à Rome, la princesse Borghèse arriva j'étais chargé de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus présenté ; elle fit sa toilette devant moi la jeune et jolie chaussure qu'elle mit à ses pieds ne devait fouler qu'un instant cette vieille terre. Un malheur me vint enfin occuper c'est une ressource sur laquelle on peut toujours compter. 1. Année de ma vie, 1803. - Manuscrit de madame de Beaumont. - Lettres de madame de Caud. - 2. Arrivée de madame de Beaumont à Rome. - Lettres de ma soeur. - 3. Lettre de madame de Krüdner. - 4. Mort de madame de Beaumont. - 5. Funérailles. - 6. Année de ma vie, 1803. - Lettres de M. Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et de madame de Staël. - 7. Années de ma vie, 1803 et 1804. - Première idée de mes Mémoires . - Je suis nommé ministre de France dans le Valais. - Départ de Rome. Paris, 1838. Revu le 22 février 1845. Année de ma vie, 1803. - Manuscrit de madame de Beaumont. - Lettres de madame de Caud. Quand je partis de France, nous étions bien aveuglés sur madame de Beaumont elle pleura beaucoup, et son testament a prouvé qu'elle se croyait condamnée. Cependant ses amis, sans se communiquer leur crainte, cherchaient à se rassurer ; ils croyaient aux miracles des eaux, achevés ensuite par le soleil de l'Italie ; ils se quittèrent et prirent des routes diverses le rendez-vous était Rome. Des fragments écrits à Paris , au Mont-d'Or , à Rome , par madame de Beaumont, et trouvés dans ses papiers montrent quel était l'état de son âme. " Paris. " Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d'une manière sensible. Des symptômes que je croyais le signal du départ, sont survenus sans que je sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès de la maladie. J'ai vu beaucoup d'exemples de cette singulière faiblesse, et je m'aperçois qu'ils ne me serviront de rien. Déjà je me laisse aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu'insignifiants, et, sans doute, je n'aurai pas plus de force pour me garantir des remèdes cruels dont on ne manque pas de martyriser ceux qui doivent mourir de la poitrine. Comme les autres, je me livrerai à l'espérance ; à l'espérance ! puis-je donc désirer de vivre ? Ma vie passée a été une suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d'agitations et de troubles ; le repos de l'âme m'a fui pour jamais. Ma mort serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d'autres, et pour moi le plus grand des biens. " Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon frère Je péris la dernière et la plus misérable ! " Oh ! pourquoi n'ai-je pas le courage de mourir ? Cette maladie, que j'avais presque la faiblesse de craindre, s'est arrêtée, et peut-être suis-je condamnée à vivre longtemps il me semble cependant que je mourrais avec joie Mes jours ne valent pas qu'il m'en coûte un soupir. " Personne n'a plus que moi à se plaindre de la nature en me refusant tout, elle m'a donné le sentiment de tout ce qui me manque. Il n'y a pas d'instant où je ne sente le poids de la complète médiocrité à laquelle je suis condamnée. Je sais que le contentement de soi et le bonheur sont souvent le prix de cette médiocrité dont je me plains amèrement ; mais en n'y joignant pas le don des Illusions, la nature en a fait pour moi un supplice. Je ressemble à un être déchu qui ne peut oublier ce qu'il a perdu, qui n'a pas la force de le regagner. Ce défaut absolu d'illusion, et par conséquent d'entraînement, fait mon malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me juger et je vois mes amis tels qu'ils sont. Je n'ai de prix que par une extrême bonté qui n'a assez d'activité, ni pour être appréciée, ni pour être véritablement utile, et dont l'impatience de mon caractère m'ôte tout le charme elle me fait plus souffrir des maux d'autrui qu'elle ne me donne de moyens de les réparer. Cependant, je lui dois le peu de véritables jouissances que j'ai eues dans ma vie ; je lui dois surtout de ne pas connaître l'envie, apanage si ordinaire de la médiocrité sentie. " " Mont-d'or. " J'avais le projet d'entrer sur moi dans quelques détails ; mais l'ennui me fait tomber la plume des mains. " Tout ce que ma position a d'amer et de pénible se changerait en bonheur, si j'étais sûre de cesser de vivre dans quelques mois. " Quand j'aurais la force de mettre moi-même à mes chagrins le seul terme qu'ils puissent avoir, je ne l'emploierais pas ce serait aller contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une blessure trop douloureuse dans l'âme que j'ai jugée digne de m'appuyer dans mes maux. " Je me supplie en pleurant de prendre un parti aussi rigoureux qu'indispensable. Charlotte Corday prétend qu'il n ' y a point de dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu ' il n ' en a coûté de peine à s ' y décider ; mais elle allait mourir, et je puis vivre encore longtemps. Que deviendrai-je ? où me cacher ? Quel tombeau choisir ? Comment empêcher l'espérance d'y pénétrer ? Quelle puissance en murera la porte ? " M'éloigner en silence, me laisser oublier, m'ensevelir pour jamais, tel est le devoir qui m'est imposé et que j'espère avoir le courage d'accomplir. Si le calice est trop amer, une fois oubliée rien ne me forcera de l'épuiser en entier, et peut-être que tout simplement ma vie ne sera pas aussi longue que je le crains. " Si j'avais déterminé le lieu de ma retraite, il me semble que je serais plus calme ; mais la difficulté du moment ajoute aux difficultés qui naissent de ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec autant de rigueur que le pourrait faire un ennemi violent et cruel. " " Rome, ce 28 octobre. " Depuis dix mois, je n'ai pas cessé de souffrir ; depuis six, tous les symptômes du mal de poitrine et quelques-uns au dernier degré il ne me manque plus que les illusions, et peut-être en ai-je ! " M. Joubert, effrayé de cette envie de mourir qui tourmentait madame de Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses Pensées " Aimez et respectez la vie, sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quelque état que soit la vôtre, j'aimerai toujours mieux vous savoir occupée à la filer qu'à la découdre. " Ma soeur, dans ce moment, écrivait à madame de Beaumont. Je possède cette correspondance, que la mort m'a rendue. L'antique poésie représente je ne sais quelle Néréide comme une fleur flottant sur l'abîme Lucile était cette fleur. En rapprochant ses lettres des fragments cités plus haut, on est frappé de cette ressemblance de tristesse d'âme, exprimée dans le langage différent de ces anges infortunés. Quand je songe que j'ai vécu dans la société de telles intelligences, je m'étonne de valoir si peu. Ces pages de deux femmes supérieures, disparues de la terre à peu de distance l'une de l'autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu'elles ne m'affligent amèrement " A Lascardais, ce 30 juillet. " J'ai été si charmée, madame, de recevoir enfin une lettre de vous, que je ne me suis pas donné le temps de prendre le plaisir de la lire de suite toute entière j'en ai interrompu la lecture pour aller apprendre à tous les habitants de ce château que je venais de recevoir de vos nouvelles, sans réfléchir qu'ici ma joie n'importe guère, et que même presque personne ne savait que j'étais en correspondance avec vous. Me voyant environnée de visages froids, je suis remontée dans ma chambre, prenant mon parti d'être seule si joyeuse. Je me suis mise à achever de lire votre lettre, et, quoique je l'aie relue plusieurs fois, à vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu'elle contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si désirée, nuit à l'attention que je lui dois. " Vous partez donc, madame ? N'allez pas, rendue au Mont-d'Or, oublier votre santé ; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur et du plus tendre de mon coeur. Mon frère m'a mandé qu'il espérait vous voir en Italie. Le destin, comme la nature se plaît à le distinguer de moi d'une manière bien favorable. Au moins, je ne céderai pas à mon frère le bonheur de vous aimer je le partagerai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que j'ai le coeur serré et abattu ! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont salutaires, comme elles m'inspirent du dédain pour mes maux ! L'idée que je vous occupe, que je vous intéresse, m'élève singulièrement le courage. Ecrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une idée qui m'est si nécessaire. Je n'ai point encore vu M. Chênedollé ; je désire beaucoup son arrivée. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert ; ce sera pour moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande encore votre santé, dont le mauvais état m'afflige et m'occupe sans cesse. Comment ne vous aimez-vous pas ? Vous êtes si aimable et si chère à tous ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous. " Lucile. " " Ce 2 septembre. " Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, m'alarme et m'attriste ; cependant je me rassure en pensant à votre jeunesse, en songeant que, quoique vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de vie. " Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui vous déplaît. Je voudrais vous voir environnée d'objets propres à vous distraire et à vous ranimer. J'espère qu'avec le retour de votre santé, vous vous réconcilierez avec l'Auvergne il n'est guère de lieu qui ne puisse offrir quelque beauté à des yeux tels que les vôtres. J'habite maintenant Rennes je me trouve assez bien de mon isolement. Je change, comme vous voyez, madame, souvent de demeure ; j'ai bien la mine d'être déplacée sur la terre effectivement, ce n'est pas d'aujourd'hui que je me regarde comme une de ses productions superflues. Je crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins et de mes agitations. A présent, il n'est plus question de tout cela, je jouis d'une paix intérieure qu'il n'est plus au pouvoir de personne de m'enlever. Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circonstance et par goût, mené presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais, madame, nullement le monde j'ai fait enfin cette maussade connaissance. Heureusement, la réflexion est venue à mon secours. Je me suis demandé qu'avait donc ce monde de si formidable et où résidait sa valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien, qu'un objet de pitié ? N'est-il pas vrai, madame, que le jugement de l'homme est aussi borné que le reste de son être, aussi mobile et d'une incrédulité égale à son ignorance ? Toutes ces bonnes ou mauvaises raisons m'ont fait jeter avec aisance, derrière moi, la robe bizarre dont je m'étais revêtue je me suis trouvée pleine de sincérité et de force ; on ne peut plus me troubler. Je travaille de tout mon pouvoir à ressaisir ma vie, à la mettre toute entière sous ma dépendance. " Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation agréable, qu'il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la nature, Dieu pour appui, et pour asile un coeur plein de paix et de doux souvenirs. Si vous avez la bonté, madame, de continuer à m'écrire, cela me sera un grand surcroît de bonheur. " Le mystère du style, mystère sensible partout, présent nulle part ; la révélation d'une nature douloureusement privilégiée ; l'ingénuité d'une fille qu'on croirait être dans sa première jeunesse, et l'humble simplicité d'un génie qui s'ignore, respirent dans ces lettres, dont je supprime un grand nombre. Madame de Sévigné écrivait-elle à madame de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud à madame de Beaumont ? Sa tendresse pouvait se mêler de marcher côte à côte avec la sienne . Ma soeur aimait mon amie avec toute la passion du tombeau, car elle sentait qu'elle allait mourir. Lucile n'avait presque point cessé d'habiter près des Rochers ; mais elle était la fille de son siècle et la Sévigné de la solitude. Paris, 1837. Arrivée de madame de Beaumont à Rome. - Lettre de ma soeur. Une lettre de M. Ballanche, datée du 30 fructidor, m'annonça l'arrivée de madame de Beaumont, venue du Mont-d'or à Lyon et se rendant en Italie. Il me mandait que le malheur que je redoutais n'était point à craindre, et que la santé de la malade paraissait s'améliorer. Madame de Beaumont, parvenue à Milan, y rencontra M. Bertin que des affaires y avaient appelé il eut la complaisance de se charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit à Florence où j'étais allé l'attendre. Je fus terrifié à sa vue ; elle n'avait plus que la force de sourire. Après quelques jours de repos, nous nous mimes en route pour Rome, cheminant au pas pour éviter les cahots. Madame de Beaumont recevait partout des soins empressés un attrait vous intéressait à cette aimable femme, si délaissée et si souffrante, échappée seule de sa famille. Dans les auberges, les servantes mêmes se laissaient prendre à cette douce commisération. Ce que je sentais peut se deviner on a conduit des amis à la tombe, mais ils étaient muets et un reste d'espérance inexplicable ne venait pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau pays que nous traversions ; j'avais pris le chemin de Pérouse que m'importait l'Italie ? J'en trouvais encore le climat trop rude, et si le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes. A Terni, madame de Beaumont parla d'aller voir la cascade ; ayant fait un effort pour s'appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit " Il faut laisser tomber les flots. " J'avais loué pour elle à Rome une maison solitaire près de la place d'Espagne, sous le mont Pincio ; il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour plantée d'un figuier. J'y déposai la mourante. J'avais eu beaucoup de peine à me procurer cette retraite, car il y a un préjugé à Rome contre les maladies de poitrine, regardées comme contagieuses. A cette époque de la renaissance de l'ordre social, on recherchait ce qui avait appartenu à l'ancienne monarchie le pape envoya savoir des nouvelles de la fille de M. de Montmorin ; le cardinal Consalvi et les membres du sacré collège imitèrent Sa Sainteté ; le cardinal Fesch lui-même donna à madame de Beaumont jusqu'à sa mort des marques de déférence et de respect que je n'aurais pas attendues de lui, et qui m'ont fait oublier les misérables divisions des premiers temps de mon séjour à Rome. J'avais écrit à M. Joubert les inquiétudes dont j'étais tourmenté avant l'arrivée de madame de Beaumont " Notre amie m'écrit du Mont-d'or lui disais-je, des lettres qui me brisent l'âme elle dit qu'elle sent qu ' il n ' y a plus d ' huile dans la lampe ; elle parle des derniers battements de son coeur . Pourquoi l'a-t-on laissée seule dans ce voyage ? pourquoi ne lui avez-vous point écrit ? Que deviendrons-nous si nous la perdons ? Qui nous consolera d'elle ? Nous ne sentons le prix de nos amis qu'au moment où nous sommes menacés de les perdre. Nous sommes même assez insensés quand tout va bien, pour croire que nous pouvons impunément nous éloigner d'eux le ciel nous en punit ; il nous les enlève et nous sommes épouvantés de la solitude qu'ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher Joubert ; je me sens aujourd'hui mon coeur de vingt ans ; cette Italie m'a rajeuni ; j'aime tout ce qui m'est cher avec la même force que dans mes premières années. Le chagrin est mon élément je ne me retrouve que quand je suis malheureux. Mes amis sont à présent d'une espèce si rare, que la seule crainte de me les voir ravir glace mon sang. Souffrez mes lamentations je suis sûr que vous êtes aussi malheureux que moi. Ecrivez-moi, écrivez aussi à cette autre infortunée de Bretagne. " Madame de Beaumont se trouva d'abord un peu soulagée. La malade elle-même recommença à croire à sa vie. J'avais la satisfaction de penser que, du moins madame de Beaumont ne me quitterait plus je comptais la conduire à Naples au printemps et de là envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M. d'Agincourt, ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau de passage, qui s'était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre inconnue ; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces renforts d'espérances soutinrent la malade et la bercèrent d'une illusion qu'au fond de l'âme elle n'avait plus. Des lettres cruelles à lire m'arrivaient de tous côtés, m'exprimant des craintes et des espérances. Le 4 d'octobre, Lucile m'écrivait de Rennes " J'avais commencé l'autre jour une lettre pour toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t'y parlais de madame de Beaumont, et je me plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et étrange vie je mène depuis quelques mois ! Aussi ces paroles du prophète me reviennent sans cesse à l'esprit Le Seigneur vous couronnera de maux, et vous jettera comme une balle . Mais laissons mes peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader fondées je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque immatérielle ; rien de funeste ne peut, à son sujet, me tomber dans le coeur. Le ciel, qui connaît nos sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne la perdrons point ; il me semble que j'en ai au dedans de moi la certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre, tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et tendre intérêt que je prends à elle ; dis-lui que son souvenir est pour moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne manque pas de m'en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu ! quel long espace de temps il va s'écouler avant que je ne reçoive une réponse à cette lettre ! Que l'éloignement est quelque chose de cruel ! D'où vient que tu me parles de ton retour en France ? Tu cherches à me flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s'élève en moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton souvenir telle qu'il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton coeur ; je suis étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère ! te reverrai-je ? cette idée ne s'offre pas à moi d'une manière bien distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves qu'entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant ! Adieu, félicité sans mélange ! O souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures ? " Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l'instant de la séparation ; chaque jour ajouté au chagrin que je ressens de ton absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton éloignement, il ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton ouvrage je fais tous mes efforts pour croire t'entendre. L'amitié que j'ai pour toi est bien naturelle dès notre enfance, tu as été mon défenseur et mon ami tu n'as toute ta vie cherché qu'à répandre du charme sur la mienne ; jamais tu ne m'as coûté une larme et jamais tu n'as fait un ami sans qu'il ne soit devenu le mien. Mon aimable frère, le ciel qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton coeur. Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace de temps j'y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation je suis toujours, à l'égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me manque sous les pieds il est bien vrai que pour quiconque ne me connaît pas, je dois paraître inexplicable ; cependant je ne varie que de forme, car le fond reste constamment le même. " La voix du cygne, qui s'apprêtait à mourir, fut transmise par moi au cygne mourant j'étais l'écho de ce ineffables et derniers concerts ! Lettre de madame de Krüdner. Une autre lettre, bien différente de celle-ci, mais écrite par une femme dont le rôle a été extraordinaire, madame de Krüdner, montre l'empire que madame de Beaumont, sans aucune force de beauté, de renommée, de puissance ou de richesse, exerçait sur les esprits. " Paris, 24 novembre 1803. " J'ai appris avant-hier par M. Michaud, qui est revenu de Lyon, que madame de Beaumont était à Rome et qu'elle était très, très malade voilà ce qu'il m'a dit. J'en ai été profondément affligée ; mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensé à cette femme charmante, que je ne connaissais pas depuis longtemps, mais que j'aimais véritablement. Que de fois j'ai désiré pour elle du bonheur ! Que de fois, j'ai souhaité qu'elle pût franchir les Alpes et trouver, sous le ciel de l'Italie les douces et profondes émotions que j'y ai ressenties moi-même ! Hélas ! n'aurait-elle atteint ce pays si ravissant, que pour n'y connaître que les douleurs et pour y être exposée à des dangers que je redoute ! Je ne saurais vous exprimer combien cette idée m'afflige. Pardon, si j'en ai été si absorbée, que je ne vous ai pas encore parlé de vous-même, mon cher Chateaubriand ; vous devez connaître mon sincère attachement pour vous, et en vous montrant l'intérêt si vrai que m'inspire madame de Beaumont, c'est vous toucher plus que je n'eusse pu le faire en m'occupant de vous. J'ai devant mes yeux ce triste spectacle ; j'ai le secret de la douleur et mon âme s'arrête toujours avec déchirement devant ces âmes auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les autres. J'espérais que madame de Beaumont jouirait du privilège qu'elle reçut, d'être plus heureuse ; j'espérais qu'elle retrouverait un peu de santé avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre présence. Ah ! rassurez-moi, parlez-moi ; dites-lui que je l'aime sincèrement, que je fais des voeux pour elle. A-t-elle eu ma lettre écrite en réponse à la sienne à Clermont ? Adressez votre réponse à Michaud je ne vous demande qu'un mot car je sais, mon cher Chateaubriand, combien vous êtes sensible et combien vous souffrez. Je la croyais mieux ; je ne lui ai pas écrit ; j'étais accablée d'affaires ; mais je pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir et je savais le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé ; croyez à mon amitié, à l'intérêt que je vous ai voué à jamais, et ne m'oubliez pas. " " B. Krüdner. " Paris, 1838. Mort de madame de Beaumont. Le mieux que l'air de Rome avait fait éprouver à madame de Beaumont, ne dura pas les signes d'une destruction immédiate disparurent, il est vrai ; mais il semble que le dernier moment s'arrête toujours pour nous tromper. J'avais essayé deux ou trois fois une promenade en voiture avec la malade ; je m'efforçais de la distraire, en lui faisant remarquer la campagne et le ciel elle ne prenait plus goût à rien. Un jour, je la menai au Colysée ; c'était un de ces jours d'octobre, tels qu'on n'en voit qu'à Rome. Elle parvint à descendre, et alla s'asseoir sur une pierre, en face d'un des autels placés au pourtour de l'édifice. Elle leva les yeux ; elle les promena lentement sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant d'années, et qui avaient vu tant mourir ; les ruines étaient décorées de ronces et d'ancolies safranées par l'automne, et noyées dans la lumière. La femme expirante abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu'à l'arène, ses regards qui quittaient le soleil ; elle les arrêta sur la croix de l'autel, et me dit " Allons ; j'ai froid. " Je la reconduisis chez elle ; elle se coucha et ne se releva plus. Je m'étais mis en rapport avec le comte de La Luzerne ; je lui envoyais de Rome, par chaque courrier, le bulletin de la santé de sa belle-soeur. Lorsqu'il avait été chargé par Louis XVI d'une mission diplomatique à Londres, il avait emmené mon frère avec lui André Chénier faisait partie de cette ambassade. Les médecins que j'avais assemblés de nouveau, après l'essai de la promenade, me déclarèrent qu'un miracle seul pouvait sauver madame de Beaumont. Elle était frappée de l'idée qu'elle ne passerait pas le 2 novembre, jour des Morts ; puis elle se rappela qu'un de ses parents, je ne sais lequel, avait péri le 4 novembre. Je lui disais que son imagination était troublée ; qu'elle reconnaîtrait la fausseté de ses frayeurs ; elle me répondait, pour me consoler " Oh ! oui, j'irai plus loin ! " Elle aperçut quelques larmes que je cherchais à lui dérober ; elle me tendit la main, et me dit " Vous êtes un enfant ; est-ce que vous ne vous y attendiez pas ? " La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille. Elle me parla d'arrangements de fortune, et me dit, à propos de son testament, que tout était fini ; mais que tout était à faire, et qu ' elle aurait désiré seulement avoir deux heures pour s ' occuper de cela . Le soir, le médecin m'avertit qu'il se croyait obligé de prévenir la malade qu'il était temps de songer à mettre ordre à sa conscience j'eus un moment de faiblesse ; la crainte de précipiter, par l'appareil de la mort, le peu d'instants que madame de Beaumont avait encore à vivre, m'accabla. Je m'emportai contre le médecin, puis je le suppliai d'attendre au moins jusqu'au lendemain. Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j'avais dans le sein. La malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en dehors, tremblant à tous les bruits que j'entendais quand on entrouvrait la porte j'apercevais la clarté débile d'une veilleuse qui s'éteignait. Le vendredi 4 novembre, j'entrai, suivi du médecin. Madame de Beaumont s'aperçut de mon trouble, elle me dit " Pourquoi êtes-vous comme cela ? J'ai passé une bonne nuit. " Le médecin affecta alors de me dire tout haut qu'il désirait m'entretenir dans la chambre voisine. Je sortis quand je rentrai, je ne savais plus si j'existais. Madame de Beaumont me demanda ce que me voulait le médecin. Je me jetai au bord de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me regarda et me dit d'une voix ferme, comme si elle eût voulu me donner de la force " Je ne croyais pas que c'eût été tout à fait aussi prompt allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l'abbé de Bonnevie. " L'abbé de Bonnevie, s'étant fait donner des pouvoirs se rendit chez madame de Beaumont. Elle lui déclara qu'elle avait toujours eu dans le coeur un profond sentiment de religion ; mais que les malheurs inouïs dont elle avait été frappée pendant la Révolution, l'avaient fait douter quelque temps de la justice de la Providence ; qu'elle était prête à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la miséricorde éternelle ; qu'elle espérait toutefois, que les maux qu'elle avait soufferts dans ce monde-ci abrégeraient son expiation dans l'autre. Elle fit signe de me retirer et resta seule avec son confesseur. Je le vis revenir une heure après, essuyant ses yeux et disant qu'il n'avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil héroïsme. On envoya chercher le curé, pour administrer les Sacrements. Je retournai auprès de madame de Beaumont. En m'apercevant, elle me dit " Eh bien ! êtes-vous content de moi ? " Elle s'attendrit sur ce qu'elle daignait appeler mes bontés pour elle ah ! si j'avais pu dans ce moment racheter un seul de ses jours par le sacrifice de tous les miens, avec quelle joie je l'aurais fait ! Les autres amis de madame de Beaumont, qui n'assistaient pas à ce spectacle, n'avaient du moins qu'une fois à pleurer debout, au chevet de ce lit de douleurs d'où l'homme entend sonner son heure suprême, chaque sourire de la malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s'effaçant. Une idée déplorable vint me bouleverser je m'aperçus que madame de Beaumont ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement véritable que j'avais pour elle elle ne cessait d'en marquer sa surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru qu'elle m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour me débarrasser d'elle. Le curé arriva à onze heures la chambre se remplit de cette foule de curieux et d'indifférents qu'on ne peut empêcher de suivre le prêtre à Rome. Madame de Beaumont vit la formidable solennité sans le moindre signe de frayeur. Nous nous mimes à genoux, et la malade revécut à la fois la Communion et l'Extrême-Onction. Quand tout le monde se fut retiré, elle me fit asseoir au bord de son lit et me parla pendant une demi-heure de mes affaires et de mes intentions avec la plus grande élévation d'esprit et l'amitié la plus touchante ; elle m'engagea surtout à vivre auprès de madame de Chateaubriand et de M. Joubert mais M. Joubert devait-il vivre ? Elle me pria d'ouvrir la fenêtre, parce qu'elle se sentait oppressée. Un rayon de soleil vint éclairer son lit et sembla la réjouir. Elle me rappela alors des projets de retraite à la campagne, dont nous nous étions quelquefois entretenus, et elle se mit à pleurer. Entre deux et trois heures de l'après-midi, madame de Beaumont demanda à changer de lit à madame Saint-Germain, vieille femme de chambre espagnole qui la servait avec une affection digne d'une aussi bonne maîtresse le médecin s'y opposa dans la crainte que madame de Beaumont n'expirât pendant le transport. Alors elle me dit qu'elle sentait l'approche de l'agonie. Tout à coup elle rejeta sa couverture, me tendit une main, serra la mienne avec contraction ; ses yeux s'égarèrent. De la main qui lui restait libre, elle faisait des signes à quelqu'un qu'elle voyait au pied de son lit ; puis reportant cette main sur sa poitrine, elle disait C ' est là ! ! Consterné je lui demandai si elle me reconnaissait l'ébauche d'un sourire parut au milieu de son égarement ; elle me fit une légère affirmation de tête sa parole n'était déjà plus dans ce monde. Les convulsions ne durèrent que quelques minutes. Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde une de mes mains se trouvait appuyée sur son coeur qui touchait à ses légers ossements ; il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Oh ! moment d'horreur et d'effroi, je le sentis s'arrêter ! nous inclinâmes sur son oreiller la femme arrivée au repos ; elle pencha la tête. Quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front ; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une lumière à la bouche de l'étrangère le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était fini. Paris. Funérailles. Ordinairement, ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes, d'autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion comme représentant, pour la France, le cardinal-ministre absent alors, comme le seul ami de la fille de M. de Montmorin, et responsable envers sa famille, je fus obligé de présider à tout il me fallut désigner le lieu de la sépulture, m'occuper de la profondeur et de la largeur de la fosse, faire délivrer le linceul et donner au menuisier les dimensions du cercueil. Deux religieux veillèrent auprès de ce cercueil qui devait être porté à Saint-Louis-des-Français . Un de ces pères était d'Auvergne et né à Montmorin même. Madame de Beaumont avait désiré qu'on l'ensevelît dans une pièce d'étoffe que son frère Auguste, seul échappé à l'échafaud, lui avait envoyée de l'Ile-de-France. Cette étoffe n'était point à Rome ; on n'en trouva qu'un morceau qu'elle portait partout. Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec une cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les ecclésiastiques français étaient convoqués ; la princesse Borghèse prêta le char funèbre de sa famille ; le cardinal Fesch avait laissé l'ordre, en cas d'un accident trop prévu, d'envoyer sa livrée et ses voitures. Le samedi 5 novembre, à sept heures du soir, à la lueur des torches et au milieu d'une grande foule, passa madame de Beaumont par le chemin où nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de l'enterrement fut célébrée. Les funérailles eussent été moins françaises à Paris qu'elles ne le furent à Rome. Cette architecture religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions de notre ancienne patrie ; ces tombeaux où sont inscrits les noms de quelques-unes des races les plus historiques de nos annales ; cette église, sous la protection d'un grand saint, d'un grand roi et d'un grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je désirais que le dernier rejeton d'une famille jadis haut placée trouvât, du moins, quelque appui dans mon obscur attachement, et que l'amitié ne lui manquât pas comme la fortune. La population romaine, accoutumée aux étrangers, leur sert de frères et de soeurs. Madame de Beaumont a laissé, sur ce sol hospitalier aux morts, un pieux souvenir, on se la rappelle encore j'ai vu Léon XII prier à son tombeau. En 1871, je visitai le monument de celle qui fut l'âme d'une société évanouie ; le bruit de mes pas autour de ce monument muet, dans une église solitaire m'était une admonition. " Je t'aimerai toujours, dit l'épitaphe grecque, mais toi, chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette coupe qui te ferait oublier tes anciens amis. " Paris, 1838. Année de ma vie 1803. - Lettres de M. de Fontanes, de M. Necker et de madame de Staël. Si l'on rapportait à l'échelle des événements publics les calamités d'une vie privée, ces calamités devraient à peine occuper un mot dans des Mémoires. Qui n'a perdu un ami ? qui ne l'a vu mourir ? qui n'aurait à retracer une pareille scène de deuil ? La réflexion est juste, cependant personne ne s'est corrigé de raconter ses propres aventures sur le vaisseau qui les emporte les matelots ont une famille à terre, qui les intéresse et dont ils s'entretiennent mutuellement. Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger aux lois et aux destinées générales des siècles. C'est, d'ailleurs, une erreur de croire que les révolutions, les accidents renommés, les catastrophes retentissantes, soient les fastes uniques de notre nature nous travaillons tous un à un à la chaîne de l'histoire commune, et c'est de toutes ces existences individuelles que se compose l'univers humain aux yeux de Dieu. En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je ne fais que déposer sur un tombeau les couronnes qui lui étaient destinées. Lettre de M. de Chênedollé. " Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux ami, de toute la part que je prends à votre affliction. Ma douleur n'est pas aussi grande que la vôtre, parce que cela n'est pas possible ; mais je suis bien profondément affligé de cette perte, et elle vient noircir encore cette vie qui, depuis longtemps, n'est plus que de la souffrance pour moi. Ainsi donc passe et s'efface de dessus la terre tout ce qu'il y a de bon, d'aimable et de sensible. Mon pauvre ami, dépêchez-vous de repasser en France ; venez chercher quelques consolations auprès de votre vieux ami. Vous savez si je vous aime venez. " J'étais dans la plus grande inquiétude sur vous il y avait plus de trois mois que je n'avais reçu de vos nouvelles, et trois de mes lettres sont restées sans réponse. Les avez-vous reçues ? Madame de Caud a cessé tout à coup de m'écrire, il y a deux mois. Cela m'a causé une peine mortelle, et cependant, je crois n'avoir aucun tort à me reprocher envers elle. Mais quoi qu'elle fasse, elle ne pourra m'ôter l'amitié tendre et respectueuse que je lui ai vouée pour la vie. Fontanes et Joubert ont aussi cessé de m'écrire ; ainsi, tout ce que j'aimais semble s'être réuni pour m'oublier à la fois. Ne m'oubliez pas, ô vous, mon bon ami, et que sur cette terre de larmes, il me reste encore un coeur sur lequel je puisse compter ! Adieu ! je vous embrasse en pleurant. Soyez sûr, mon bon ami, que je sens votre perte comme on doit la sentir. " 23 novembre 1803. Lettre de M. de Fontanes. " Je partage tous vos regrets, mon cher ami je sens la douleur de votre situation. Mourir si jeune et après avoir survécu à toute sa famille ! Mais, du moins, cette intéressante et malheureuse femme n'aura pas manqué des secours et des souvenirs de l'amitié. Sa mémoire vivra dans des coeurs dignes d'elle. J'ai fait passer à M. de La Luzerne la touchante relation qui lui était destinée. Le vieux Saint-Germain, domestique de votre amie, s'est chargé de la porter. Ce bon serviteur m'a fait pleurer en me parlant de sa maîtresse. Je lui ai dit qu'il avait un legs de dix mille francs ; mais il ne s'en est pas occupé un seul moment. S'il était possible de parler d'affaires dans de si lugubres circonstances, je vous dirais qu'il était bien naturel de vous donner au moins l'usufruit d'un bien qui doit passer à des collatéraux éloignés et presque inconnus [L'amitié de M. de Fontanes va beaucoup trop loin madame de Beaumont m'avait mieux jugé ; elle pensa sans doute que si elle m'eût laissé sa fortune, je ne l'aurais pas acceptée. . J'approuve votre conduite ; je connais votre délicatesse ; mais je ne puis avoir pour mon ami le même désintéressement qu'il a pour lui-même. J'avoue que cet oubli m'étonne et m'afflige. Madame de Beaumont sur son lit de mort vous a parlé, avec l'éloquence du dernier adieu, de l'avenir et de votre destinée. Sa voix doit avoir plus de force que la mienne. Mais vous a-t-elle conseillé de renoncer à huit ou dix mille francs d'appointement lorsque votre carrière était débarrassée des premières épines ? Pourriez-vous précipiter, mon cher ami, une démarche aussi importante ? Vous ne doutez pas du grand plaisir que j'aurai à vous revoir. Si je ne consultais que mon propre bonheur, je vous dirais Venez tout à l'heure. Mais vos intérêts me sont aussi chers que les miens et je ne vois pas des ressources assez prochaines pour vous dédommager des avantages que vous perdez volontairement. Je sais que votre talent, votre nom et le travail ne vous laisseront jamais à la merci des premiers besoins ; mais je vois là plus de gloire que de fortune. Votre éducation, vos habitudes veulent un peu de dépense. La renommée ne suffit pas seule aux choses de la vie, et cette misérable science du pot-au-feu est à la tête de toutes les autres quand on veut vivre indépendant et tranquille. J'espère toujours que rien ne vous déterminera à chercher la fortune chez les étrangers. Eh ! mon ami, soyez sûr qu'après les premières caresses ils valent encore moins que les compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes ces réflexions, ses derniers moments ont dû être un peu troublés ; mais j'espère qu'au pied de sa tombe vous trouverez des leçons et des lumières supérieures à toutes celles que les amis qui vous restent pourraient vous donner. Cette aimable femme vous aimait elle vous conseillera bien. Sa mémoire et votre coeur vous guideront sûrement je ne suis plus en peine si vous les écoutez tous deux. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement. " M. Necker m'écrivit la seule lettre que j'aie jamais reçue de lui. J'avais été témoin de la joie de la cour lors du renvoi de ce ministre, dont les honnêtes opinions contribuèrent au renversement de la monarchie. Il avait été collègue de M. de Montmorin. M. Necker allait bientôt mourir au lieu d'où sa lettre était datée n'ayant pas alors auprès de lui madame de Staël, il trouva quelques larmes pour l'amie de sa fille Lettre de M. Necker. " Ma fille, monsieur, en se mettant en route pour l'Allemagne, m'a prié d'ouvrir les paquets d'un grand volume qui pourraient lui être adressés, afin de juger s'ils valaient la peine de les lui faire parvenir par la poste c'est le motif qui m'instruit, avant elle, de la mort de madame de Beaumont. Je lui ai envoyé, monsieur, votre lettre à Francfort, d'où elle sera probablement transmise plus loin, et peut-être à Weimar ou à Berlin. Ne soyez donc pas surpris monsieur, si vous ne recevez pas la réponse de madame de Staël, aussitôt que vous avez droit de l'attendre. Vous êtes bien sûr, monsieur, de la douleur qu'éprouvera madame de Staël, en apprenant la perte d'une amie dont je lui ai toujours entendu parler avec un profond sentiment. Je m'associe à sa peine, je m'associe à la vôtre, monsieur, et j'ai une part à moi en particulier, lorsque je songe au malheureux sort de toute la famille de mon ami M. de Montmorin. " Je vois, monsieur, que vous êtes sur le point de quitter Rome, pour retourner en France je souhaite que vous preniez votre route par Genève où je vais passer l'hiver. Je serais très empressé à vous faire les honneurs d'une ville où vous êtes déjà connu de réputation. Mais où ne l'êtes-vous pas, monsieur ? Votre dernier ouvrage étincelant de beautés incomparables, est entre les mains de tous ceux qui aiment à lire. " J'ai l'honneur de vous présenter, monsieur, les assurances et l'hommage des sentiments les plus distingués. " Necker. " " Coppet, le 27 novembre 1803. " Lettre de madame de Staël. " Francfort, ce 3 décembre 1803. " Ah ! mon Dieu, my dear Francis , de quelle douleur je suis saisie en recevant votre lettre ! Déjà hier, cette affreuse nouvelle était tombée sur moi par les gazettes, et votre déchirant récit vient la graver pour jamais en lettres de sang dans mon coeur. Pouvez-vous, pouvez vous me parler d'opinions différentes sur la religion sur les prêtres ? Est-ce qu'il y a deux opinions, quand il n'y a qu'un sentiment ? Je n'ai lu votre récit qu'à travers les plus douloureuses larmes. My dear Francis ? rappelez-vous le temps où vous vous sentiez le plus d'amitié pour moi ; n'oubliez pas surtout celui où tout mon coeur était attiré vers vous, et dites-vous que ces sentiments, plus tendres, plus profonds que jamais sont au fond de mon âme pour vous. J'aimais, j'admirais le caractère de madame de Beaumont je n'en connais point de plus généreux, de plus reconnaissant de plus passionnément sensible. Depuis que je suis entrée dans le monde, je n'avais jamais cessé d'avoir des rapports avec elle, et je sentais toujours qu'au milieu même de quelques diversités, je tenais à elle par toutes les racines. Mon cher Francis, donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime, j'aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, je serai pour vous une soeur. Plus que jamais, je dois respecter vos opinions Mathieu, qui les a, a été un ange pour moi dans la dernière peine que je viens d'éprouver. Donnez-moi une nouvelle raison de les ménager faites que je vous sois utile ou agréable de quelque manière. Vous a-t-on écrit que j'avais été exilée à quarante lieues de Paris ? J'ai pris ce moment pour faire le tour de l'Allemagne ; mais, au printemps, je serai revenue à Paris même, si mon exil est fini ou auprès de Paris, ou à Genève. Faites que, de quelque manière, nous nous réunissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon esprit et mon âme entendent la vôtre, et ne sentez-vous pas en quoi nous nous ressemblons, à travers les différences ? M. de Humboldt m'avait écrit, il y a quelques jours, une lettre où il me parlait de votre ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter dans un homme et de son mérite et de son opinion. Mais que vais-je vous parler de vos succès dans un tel moment ? Cependant elle les aimait ces succès, elle y attachait sa gloire. Continuez de rendre illustre celui qu'elle a tant aimé. Adieu, mon cher François. Je vous écrirai de Weimar en Saxe. Répondez-moi là, chez MM. Desport banquiers. Que dans votre récit, il y a des mots déchirants ! Et cette résolution de garder la pauvre Saint-Germain vous l'amènerez une fois dans ma maison. Adieu tendrement douloureusement adieu. " " N. de Staël. " Cette lettre empressée, affectueusement rapide, écrite par une femme illustre, me causa un redoublement d'attendrissement. Madame de Beaumont aurait été bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eût permis de renaître ! Mais nos attachements, qui se font entendre des morts n'ont pas le pouvoir de les délivrer quand Lazare se leva de la tombe, il avait les pieds et les mains liés avec des bandes et le visage enveloppé d'un suaire or, l'amitié ne saurait dire, comme le Christ à Marthe et à Marie " Déliez-le, et le laissez aller. " Ils sont passés aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux les regrets qu'ils donnaient à une autre. Paris, 1838. Années de ma vie 1803 et 1804. - Première idée de mes Mémoires . - Je suis nommé ministre de France dans le Valais. - Départ de Rome. J'étais déterminé à quitter cette carrière des affaires où des malheurs d'homme étaient venus se mêler à la médiocrité du travail et à d'infâmes tracasseries politiques. On n'a pas su ce que c'est que la désolation du coeur, quand on n'est point demeuré seul à errer dans les lieux naguère habités d'une personne qui avait agréé votre vie on la cherche et on ne la trouve plus ; elle vous parle, vous sourit, vous accompagne ; tout ce qu'elle a porté ou touché reproduit son image ; il n'y a entre elle et vous qu'un rideau transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel ; car, si vos jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d'autres pertes ces morts qui se sont suivies, se rattachent à la première, et vous pleurez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous avez successivement perdues. Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l'éloignement de la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. A ma première promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni les arbres, ni les monuments, ni le ciel, je m'égarais au milieu des campagnes, le long des arcades, des aqueducs, comme autrefois sous les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la Ville éternelle, qui joignait maintenant à tant d'existences passées une vie éteinte de plus. A force de parcourir les solitudes du Tibre, elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis assez correctement dans ma lettre à M. de Fontanes " Si l'étranger est malheureux disais-je ; s'il a mêlé les cendres qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du tombeau de Cecilia Metella au cercueil d'une femme infortunée ! " C'est aussi à Rome que je conçus, pour la première fois l'idée d'écrire les Mémoires de ma vie ; j'en trouve quelques lignes jetées au hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots " Après avoir erré sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon pays, et souffert à peu près tout ce qu'un homme peut souffrir, la faim même, je revins à Paris en 1800. " Dans une lettre à M. Joubert, j'esquissais ainsi mon plan " Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures pendant lesquelles je m'occupe d'un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à mes peines ce sont les Mémoires de ma vie . Rome y entrera ; ce n'est que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis si je suis quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n'entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d'homme et, j'ose le dire, à l'élévation de mon coeur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ; ce n'est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n'est pas, qu'au fond, j'ai rien à cacher ; je n'ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés ; mais j'ai eu mes faiblesses, mes abattements de coeur ; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l'on retrouve partout ? on ne manque pas d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine. " Dans ce plan que je me traçais, j'oubliais ma famille, mon enfance, ma jeunesse, mes voyages et mon exil ce sont pourtant les récits où je me suis plu davantage. J'avais été comme un heureux esclave accoutumé à mettre sa liberté au cep, il ne sait plus que faire de son loisir, quand ses entraves sont brisées. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se placer devant moi, et je ne pouvais plus en détacher mes yeux la religion seule me fixait par sa gravité et par les réflexions d'un ordre supérieur qu'elle me suggérait. Cependant, en m'occupant de la pensée d'écrire mes Mémoires , je sentis le prix que les anciens attachaient à la valeur de leur nom il y a peut-être une réalité touchante dans cette perpétuité des souvenirs qu'on peut laisser en passant. Peut-être, parmi les grands hommes de l'antiquité, cette idée d'une vie immortelle chez la race humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalité de l'âme, demeurée pour eux un problème. Si la renommée est peu de chose quand elle ne se rapporte qu'à nous, il faut convenir néanmoins que c'est un beau privilège attaché à l'amitié du génie, de donner une existence impérissable à tout ce qu'il a aimé. J'entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible en commençant par la Genèse. Sur ce verset voici qu ' Adam est devenu comme l ' un de nous, sachant le bien et le mal ; donc, maintenant, il ne faut pas qu ' il porte la main au fruit de vie, qu ' il le prenne, qu ' il en mange et qu ' il vive éternellement ; je remarquai l'ironie formidable du Créateur Voici qu ' Adam est devenu semblable à l ' un de nous , etc. Il ne faut pas que l ' homme porte la main au fruit de vie . Pourquoi ? Parce qu'il a goûté au fruit de la science et qu'il connaît le bien et le mal ; il est maintenant accablé de maux ; donc, il ne faut pas qu ' il vive éternellement quelle bonté de Dieu que la mort ! Il y a des prières commencées, les unes pour les inquiétudes de l ' âme, les autres pour se fortifier contre la prospérité des méchants je cherchais à ramener à un centre de repos mes pensées errantes hors de moi. Comme Dieu ne voulait pas finir là ma vie, la réservant à de longues épreuves, les orages qui s'étaient soulevés se calmèrent. Tout à coup, le cardinal ambassadeur changea de manières à mon égard j'eus une explication avec lui, et déclarai ma résolution de me retirer. Il s'y opposa il prétendit que ma démission, dans ce moment, aurait l'air d'une disgrâce ; que je réjouirais mes ennemis, que le Premier Consul prendrait de l'humeur, ce qui m'empêcherait d'être tranquille dans les lieux où je voulais me retirer. Il me proposa d'aller passer quinze jours ou un mois à Naples. Dans ce moment même, la Russie me faisait sonder pour savoir si j'accepterais la place de gouverneur d'un grand-duc ce serait tout au plus si j'aurais voulu faire à Henri V le sacrifice des dernières années de ma vie. Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le Premier Consul m'avait nommé ministre dans le Valais. Il s'était d'abord emporté sur des dénonciations ; mais revenant à sa raison, il comprit que j'étais de cette race qui n'est bonne que sur un premier plan, qu'il ne fallait me mêler à personne, ou bien que l'on ne tirerait jamais parti de moi. Il n'y avait point de place vacante ; il en créa une, et la choisissant conforme à mon instinct de solitude et d'indépendance, il me plaça dans les Alpes ; il me donna une république catholique avec un monde de torrents le Rhône et nos soldats se croiseraient à mes pieds, l'un descendant vers la France, les autres remontant vers l'Italie, le Simplon ouvrant devant moi son audacieux chemin. Le Consul devait m'accorder autant de congés que j'en désirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciocchi me faisait mander par Fontanes que la première grande ambassade disponible m'était réservée. J'obtins donc cette première victoire diplomatique sans m'y attendre, et sans le vouloir il est vrai qu'à la tête de l'Etat se trouvait une haute intelligence, qui ne voulait pas abandonner à des intrigues de bureaux une autre intelligence qu'elle sentait trop disposée à se séparer du pouvoir. Cette remarque est d'autant plus vraie que le cardinal Fesch, à qui je rends dans ces Mémoires une justice sur laquelle peut-être il ne comptait pas, avait envoyé deux dépêches malveillantes à Paris, presqu'au moment même que ses manières étaient devenues plus obligeantes, après la mort de madame de Beaumont. Sa véritable pensée était-elle dans ses conversations, lorsqu'il me permettait d'aller à Naples, ou dans ses missives diplomatiques ? Conversations et missives sont de la même date, et contradictoires. Il n'a tenu qu'à moi de mettre M. le cardinal d'accord avec lui-même, en faisant disparaître les traces des rapports qui me concernaient il m'eût suffi de retirer des cartons, lorsque j'étais ministre des affaires étrangères, les élucubrations de l'ambassadeur je n'aurais fait que ce qu'a fait M. de Talleyrand au sujet de sa correspondance avec l'empereur. Je n'ai pas cru avoir le droit d'user de ma puissance à mon profit. Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouverait à leur place. Que cette manière d'agir soit une duperie, je le veux bien ; mais pour ne pas me faire le mérite d'une vertu que je n'ai pas, il faut qu'on sache que ce respect des correspondances de mes détracteurs, tient plus à mon mépris qu'à ma générosité. J'ai vu aussi dans les archives de l'ambassade à Berlin des lettres offensantes de M. le marquis de Bonnay à mon égard loin de me ménager, je les ferai connaître. M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre abbé Guillon l'évêque de Maroc il était signalé comme un agent de la Russie . Bonaparte traitait M. Lainé d' agent de 1'Angleterre c'étaient là de ces commérages dont ce grand homme avait pris la méchante habitude dans des rapports de police. Mais n'y avait-il rien à dire contre M. Fesch lui-même ? Quel cas sa propre famille faisait-elle de lui ? Le cardinal de Clermont-Tonnerre était à Rome comme moi, en 1803 ; que n'écrivait-il point de l'oncle de Napoléon ! J'ai les lettres. Au reste, à qui ces contentions, ensevelies depuis quarante ans dans des liasses vermoulues, importent-elles ? Des divers acteurs de cette époque un seul restera, Bonaparte. Nous tous qui prétendons vivre, nous sommes déjà morts lit-on le nom de l'insecte, à la faible lueur qu'il traîne quelquefois après lui en rampant ? M. le cardinal Fesch m'a retrouvé depuis, ambassadeur auprès de Léon XII ; il m'a donné des preuves d'estime de mon côté, j'ai tenu à le prévenir et à l'honorer. Il est d'ailleurs naturel que l'on m'ait jugé avec une sévérité que je ne m'épargne pas. Tout cela est archipassé je ne veux pas même reconnaître l'écriture de ceux qui, en 1803, ont servi de secrétaires officiels ou officieux à M. le cardinal Fesch. Je partis pour Naples là commença une année sans madame de Beaumont ; année d'absence, que tant d'autres devaient suivre ! Je n'ai point revu Naples depuis cette époque, bien qu'en 1827 je fusse à la porte de cette même ville, où je me promettais d'aller avec madame de Chateaubriand. Les orangers étaient couverts de leurs fruits et les myrtes de leurs fleurs. Baïes, les Champs-Elysées et la mer, étaient des enchantements que je ne pouvais plus dire à personne. J'ai peint la baie de Naples dans les Martyrs . Je montai au Vésuve et descendis dans son cratère. Je me pillais je jouais une scène de René . A Pompéi, on me montra un squelette enchaîné et des mots latins estropiés, barbouillés par des soldats sur des murs. Je revins à Rome. Canova m'accorda l'entrée de son atelier, tandis qu'il travaillait à une statue de nymphe. Ailleurs, les modèles des marbres du tombeau que j'avais commandé, étaient déjà d'une grande expression. J'allai prier sur des cendres à Saint-Louis, et je partis pour Paris le 21 janvier 1804, autre jour de malheur. Voici une prodigieuse misère trente-cinq ans se sont écoulés depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon dernier lien ? Et pourtant que j'ai vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher ! Ainsi va l'homme de défaillance en défaillance. Lorsqu'il est jeune et qu'il mène devant lui sa vie, une ombre d'excuse lui reste ; mais lorsqu'il s'y attelle et qu'il la traîne péniblement derrière lui, comment l'excuser ? L'indigence de notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois on les profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous reprochent les nouvelles sociétés où nous sommes engagés ; nos heures s'accusent notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu'elle est une faute continuelle. 1. Année de ma vie, 1804. - République du Valais. - Visite au château des Tuileries. - Hôtel de Montmorin. - J'entends crier la mort du duc d'Enghien. - Je donne ma démission. - 2. Mort du duc d'Enghien. - 3 Année de ma vie, 1804. - 4. Le général Hulin. - 5. Le duc de Rovigo. - 6. M. de Talleyrand. - 7. Part de chacun. - 8. Bonaparte ses sophismes et ses remords. - 9. Ce qu'il faut conclure de tout ce récit. - Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien. - 10. Un article du Mercure . - Changement dans la vie de Bonaparte. - 11. Abandon de Chantilly. Paris, 1838. Revu le 22 février 1845. Année de ma vie 1804. - République du Valais. - Visite au château des Tuileries. - Hôtel de Montmorin. - J'entends crier la mort du duc d'Enghien. - Je donne ma démission. Mon dessein n'étant pas de rester à Paris, je descendis à l'hôtel de France, rue de Beaune, où madame de Chateaubriand vint me rejoindre pour se rendre avec moi dans le Valais. Mon ancienne société, déjà à demi dispersée, avait perdu le lien qui la réunissait. Bonaparte marchait à l'empire ; son génie s'élevait à mesure que grandissaient les événements il pouvait comme la poudre en se dilatant, emporter le monde ; déjà immense, et cependant ne se sentant pas au sommet, ses forces le tourmentaient ; il tâtonnait, il semblait chercher son chemin quand j'arrivai à Paris, il en était à Pichegru et à Moreau ; par une mesquine envie, il avait consenti à les admettre pour rivaux Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal qui leur était fort supérieur, furent arrêtés. Ce train vulgaire de conspirations que l'on rencontre dans toutes les affaires de la vie, n'avait rien de ma nature et j'étais aise de m'enfuir aux montagnes. Le conseil de la ville de Sion m'écrivit. La naïveté de cette dépêche en a fait pour moi un document ; j'entrais dans la politique par la religion le Génie du Christianisme m'en avait ouvert les portes. " République du Valais. " Sion, 20 février 1804. " Le conseil de la ville de Sion, " A monsieur Chateaubriand, " secrétaire de légation de la République française à Rome. " Monsieur, " Par une lettre officielle de notre grand-baillif, nous avons appris votre nomination à la place de ministre de France près de notre République. Nous nous empressons à vous en témoigner la joie la plus complète que ce choix nous donne. Nous voyons dans cette nomination un précieux gage de la bienveillance du Premier Consul envers notre République et nous nous félicitons de l'honneur de vous posséder dans nos murs nous en tirons les plus heureux augures pour les avantages de notre patrie et de notre ville. Pour vous donner un témoignage de ces sentiments, nous avons délibéré de vous faire préparer un logement provisoire, digne de vous recevoir, garni de meubles et d'effets convenables pour votre usage, autant que la localité et nos circonstances le permettent, en attendant que vous ayez pu prendre vous-même des arrangements à votre convenance. " Veuillez, Monsieur, agréer cette offre comme une preuve de nos dispositions sincères à honorer le gouvernement français dans son employé, dont le choix doit plaire particulièrement à un peuple religieux . Nous vous prions de vouloir bien nous prévenir de votre arrivée dans cette ville. " Agréez, Monsieur, les assurances de notre respectueuse considération. " Le président du conseil de la ville de Sion, " De Riedmalten. " " Par le conseil de la ville " Le secrétaire du conseil, " de Sorrente. " Deux jours avant le 20 mars, je m'habillai pour aller prendre congé de Bonaparte aux Tuileries ; je ne l'avais pas revu depuis le moment où il m'avait parlé chez Lucien. La galerie où il recevait était pleine ; il était accompagné de Murat et d'un premier aide-de-camp ; il passait presque sans s'arrêter. A mesure qu'il approcha de moi, je fus frappé de l'altération de son visage ses joues étaient dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son air sombre et terrible. L'attrait qui m'avait précédemment poussé vers lui, cessa ; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin de l'éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me reconnaître, dirigea quelques pas vers moi, puis se détourna et s'éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement ? Son aide-de-camp me remarqua ; quand la foule me couvrait, cet aide-de-camp essayait de m'entrevoir entre les personnages placés devant moi, et rentraînait le Consul de mon côté. Ce jeu continua près d'un quart d'heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant toujours sans s'en douter. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce qui avait frappé l'aide-de-camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu'il n'avait jamais vu ? Voulait-il, s'il savait qui j'étais, forcer Bonaparte à s'entretenir avec moi ? Quoi qu'il en soit, Napoléon passa dans un autre salon. Satisfait d'avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je me retirai. A la joie que j'ai toujours éprouvée en sortant d'un château, il est évident que je n'étais pas fait pour y entrer. Retourné à l'hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis " Il faut qu'il y ait quelque chose d'étrange que nous ne savons pas, car Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d'être malade. " M. Bourrienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les dates ; voici sa phrase " En revenant de chez le Premier Consul, M. de Chateaubriand déclara à ses amis qu'il avait remarqué chez le Premier Consul une grande altération et quelque chose de sinistre dans le regard. " Oui, je le remarquai une intelligence supérieure n'enfante pas le mal sans douleur, parce que ce n'est pas son fruit naturel et qu'elle ne devait pas le porter. Le surlendemain, 20 mars, je me levai de bonne heure, pour un souvenir qui m'était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir un hôtel au coin de la rue Plumet, sur le boulevard neuf des Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révolution, madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle s'était plu quelquefois à me le montrer en passant c'était à ce cyprès, dont je savais seul l'origine et l'histoire, que j'allais faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s'élève à peine à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s'est retirée aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou quatre autres de son espèce ; il semble me connaître et se réjouir quand j'approche ; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée intelligences mystérieuses entre nous qui cesseront quand l'un ou l'autre sera tombé. Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard, traversai l'esplanade des Invalides, le pont Louis XVI et le jardin des Tuileries, dont je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s'ouvre aujourd'hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi, j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle ; des passants s'arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots " Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes, qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly . " Ce cri tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu'il changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi ; je dis à madame de Chateaubriand " Le duc d'Enghien vient d'être fusillé. " Je m'assis devant une table, et je me mis à écrire ma démission. Madame de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit écrire avec un grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers on faisait le procès au général Moreau et à Georges Cadoudal ; le lion avait goûté le sang, ce n'était pas le moment de l'irriter. M. Clausel de Coussergues arriva sur ces entrefaites ; il avait aussi entendu crier l'arrêt. Il me trouva la plume à la main ma lettre, dont il me fit supprimer, par pitié pour madame de Chateaubriand, des phrases de colère, partit ; elle était au ministre des relations extérieures. Peu importait la rédaction mon opinion et mon crime étaient dans le fait de ma démission Bonaparte ne s'y trompa pas. Madame Bacciocchi jeta les hauts cris en apprenant ce qu'elle appelait ma défection ; elle m'envoya chercher et me fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes qui agit ensuite avec une amitié intrépide, devint presque fou de peur, au premier moment il me réputait fusillé avec toutes les personnes qui m'étaient attachées. Pendant plusieurs jours, mes amis restèrent dans la crainte de me voir enlever par la police ; ils se présentaient chez moi d'heure en heure, et toujours en frémissant, quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m'embrasser le lendemain de ma démission, disant qu'on était heureux d'avoir un ami tel que moi. Il demeura un temps assez considérable dans une honorable modération, éloigné des places et du pouvoir. Néanmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte à la louange d'une action généreuse, s'arrêta. J'avais accepté, en considération de la religion, une place hors de France, place que m'avait conférée un génie puissant, vainqueur de l'anarchie, un chef sorti du principe populaire, le consul d'une république , et non un roi continuateur d'une monarchie usurpée ; alors, j'étais isolé dans mon sentiment, parce que j'étais conséquent dans ma conduite ; je me retirai quand les conditions auxquelles je pouvais souscrire s'altérèrent ; mais aussitôt que le héros se fut changé en meurtrier, on se précipita dans ses antichambres. Six mois après le 20 mars, on eût pu croire qu'il n'y avait plus qu'une opinion dans la haute société, sauf de méchants quolibets que l'on se permettait à huis-clos. Les personnes tombées prétendaient avoir été forcées et l'on ne forçait disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance, et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait d'être forcé à force de sollicitations. Ceux qui m'avaient le plus applaudi s'éloignèrent ; ma présence leur était un reproche les gens prudents trouvent de l'imprudence dans ceux qui cèdent à l'honneur. Il y a des temps où l'élévation de l'âme est une véritable infirmité ; personne ne la comprend ; elle passe pour une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de juger les choses ; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la transformation des moeurs, au progrès de la société ? N'est-ce pas une méprise déplorable que d'attacher aux événements une importance qu'ils n'ont pas ? Barricadé dans vos étroits principes, l'esprit aussi court que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière d'une maison, n'ayant vue que sur une petite cour, ne se doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au dehors. Voilà où vous réduit un peu d'indépendance, objet de pitié que vous êtes pour la médiocrité quant aux grands esprits à l'orgueil affectueux et aux yeux sublimes, oculos sublimes , leur dédain miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez pas entendre . Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière littéraire ; pauvre Pindare destiné à chanter dans ma première Olympique l ' excellence de l ' eau laissant le vin aux heureux. L'amitié rendit le coeur à M. de Fontanes ; madame Bacciocchi plaça sa bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution. M. de Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours avant d'en parler quand il l'annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe marque de blâme d'un honnête homme qui ne craignait pas de le braver, il ne prononça que ces deux mots " C'est bon. " Plus tard il dit à sa soeur " Vous avez eu bien peur pour votre ami. " Longtemps après, en causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma démission était une des choses qui l'avaient le plus frappé. M. de Talleyrand me fit écrire une lettre de bureau dans laquelle il me reprochait gracieusement d'avoir privé son département de mes talents et de mes services. Je remis les frais d'établissement, et tout fut fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte, je m'étais placé à son niveau, et il était animé contre moi de toute sa forfaiture, comme je l'étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu'à sa chute, il a tenu le glaive suspendu sur ma tête ; il revenait quelquefois à moi par un penchant naturel et cherchait à me noyer dans ses fatales prospérités ; quelquefois, j'inclinais vers lui par l'admiration qu'il m'inspirait, par l'idée que j'assistais à une transformation sociale, non à un simple changement de dynastie mais antipathiques sous beaucoup de rapports, nos deux natures reparaissaient, et s'il m'eût fait fusiller volontiers, en le tuant je n'aurais pas senti beaucoup de peine. La mort fait ou défait un grand homme ; elle l'arrête au pas qu'il allait descendre, ou au degré qu'il allait monter c'est une destinée accomplie ou manquée ; dans le premier cas, on en est à l'examen de ce qu'elle a été ; dans le second, aux conjectures de ce qu'elle aurait pu devenir. Si j'avais rempli un devoir dans des vues lointaines d'ambition, je me serais trompé. Charles X n'a appris qu'à Prague ce que j'avais fait en 1804 il revenait de la monarchie. " Chateaubriand, me dit-il au château de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte ? - Oui, sire. - Vous avez donné votre démission à la mort de M. le duc d'Enghien ? - Oui, sire. " Le malheur instruit ou rend la mémoire. Je vous ai raconté qu'un jour, à Londres, réfugié avec M. de Fontanes dans une allée pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint cacher sous le même abri en France, son vaillant père et lui, qui remerciaient si poliment quiconque écrivait l'oraison funèbre de M. le duc d'Enghien, ne m'ont pas adressé un souvenir ils ignoraient sans doute aussi ma conduite ; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlé. Chantilly, novembre 1838. Mort du duc d'Enghien. Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une inquiétude qui m'obligerait à changer de climat si j'avais encore la puissance des ailes et la légèreté des heures les nuages qui volent à travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet instinct, je suis accouru à Chantilly. J'ai erré sur la pelouse où de vieux gardes se traînent à l'orée des bois. Quelques corneilles, volant devant moi, par-dessus des genêts, des taillis, des clairières, m'ont conduit aux étangs de Commelle. La mort a soufflé sur les amis qui m'accompagnèrent jadis au château de la reine Blanche les sites de ces solitudes n'ont été qu'un horizon triste, entrouvert un moment du côté de mon passé. Aux jours de René, j'aurais trouvé des mystères de la vie dans le ruisseau de la Thève il dérobe sa course parmi des prêles et des mousses ; des roseaux le voilent ; il meurt dans ces étangs qu'alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans cesse renouvelée ces ondes me charmaient quand je portais en moi le désert avec les fantômes qui me souriaient, malgré leur mélancolie, et que je parais de fleurs. Revenant le long des haies à peine tracées, la pluie m'a surpris ; je me suis réfugié sous un hêtre ses dernières feuilles tombaient comme mes années ; sa cime se dépouillait comme ma tête. il était marqué au tronc d'un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon auberge, avec une moisson de plantes d'automne et dans des dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M. le duc d'Enghien, à la vue des ruines de Chantilly. Cette mort, dans le premier moment, glaça d'effroi tous les coeurs ; on appréhenda le revenir du règne de Robespierre. Paris crut revoir un de ces jours qu'on ne voit qu'une fois, le jour de l'exécution de Louis XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient consternés. A l'étranger, si le langage diplomatique étouffa subitement la sensation populaire, elle n'en remua pas moins les entrailles de la foule. Dans la famille exilée des Bourbons, le coup pénétra d'outre en outre Louis XVIII renvoya au roi d'Espagne l'ordre de la Toison-d'or, dont Bonaparte venait d'être décoré ; le renvoi était accompagné de cette lettre, qui fait honneur à l'âme royale " Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien de commun entre moi et le grand criminel que l'audace et la fortune ont placé sur un trône qu'il a eu la barbarie de souiller du sang pur d'un Bourbon, le duc d'Enghien. La religion peut m'engager à pardonner à un assassin ; mais le tyran de mon peuple doit toujours être mon ennemi. La Providence, par des motifs inexplicables, peut me condamner à finir mes jours en exil ; mais jamais ni mes contemporains, ni la postérité ne pourront dire que, dans le temps de l'adversité, je me sois montré indigne d'occuper, jusqu'au dernier soupir, le trône de mes ancêtres. " Il ne faut point oublier un autre nom, qui s'associe au nom du duc d'Enghien Gustave-Adolphe, le détrôné et le banni, fut le seul des rois alors régnants qui osa élever la voix pour sauver le jeune prince français. Il fit partir de Karlsruhe un aide-de-camp porteur d'une lettre à Bonaparte ; la lettre arriva trop tard le dernier des Condé n'existait plus. Gustave-Adolphe renvoya au roi de Prusse le cordon de l'Aigle-Noir, comme Louis XVIII avait renvoyé la Toison-d'or au roi d'Espagne. Gustave déclarait à l'héritier du grand Frédéric que, " d'après les lois de la chevalerie , il ne pouvait pas consentir à être le frère d'armes de l'assassin du duc d'Enghien ". Bonaparte avait l'Aigle-Noir. Il y a je ne sais quelle dérision amère dans ces souvenirs presque insensés de chevalerie, éteints partout, excepté au coeur d'un roi malheureux pour un ami assassiné ; nobles sympathies de l'infortune, qui vivent à l'écart sans être comprises, dans un monde ignoré des hommes ! Hélas ! nous avions passé à travers trop de despotismes différents, nos caractères, domptés par une suite de maux et d'oppressions, n'avaient plus assez d'énergie pour qu'à propos de la mort du jeune Condé notre douleur portât longtemps le crêpe peu à peu les larmes se tarirent ; la peur déborda en félicitations sur les dangers auxquels le Premier Consul venait d'échapper ; elle pleurait de reconnaissance d'avoir été sauvée par une si sainte immolation. Néron, sous la dictée de Sénèque, écrivit au sénat une lettre apologétique du meurtre d'Agrippine ; les sénateurs, transportés, comblèrent de bénédictions le fils qui n'avait pas craint de s'arracher le coeur par un parricide tant salutaire ! La société retourna vite à ses plaisirs ; elle avait frayeur de son deuil après la Terreur, les victimes épargnées dansaient, s'efforçaient de paraître heureuses, et, craignant d'être soupçonnées coupables de mémoire, elles avaient la même gaieté qu'en allant à l'échafaud. Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l'on arrêta le duc d'Enghien ; Bonaparte s'était fait rendre compte du nombre des Bourbons en Europe. Dans un conseil où furent appelés MM. de Talleyrand et Fouché, on reconnut que le duc d'Angoulême était à Varsovie avec Louis XVIII ; le comte d'Artois et le duc de Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus jeune des Condé était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient noué des intrigues de ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son petit-fils contre une arrestation possible, par un billet à lui adressé de Londres et que l'on conserve. Bonaparte appela auprès de lui les deux consuls ses collègues il fit d'abord d'amers reproches à M. Réal de l'avoir laissé ignorer ce qu'on projetait contre lui. Il écouta patiemment les objections ce fut Cambacérès qui s'exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en remercia et passa outre. C'est ce que j'ai vu dans les Mémoires de Cambacérès, qu'un de ses neveux, M. de Cambacérès, pair de France, m'a permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir reconnaissant. La bombe lancée ne revient pas ; elle va où le génie l'envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres de Bonaparte, il fallait violer le territoire de l'Allemagne, et le territoire fut immédiatement violé. Le duc d'Enghien fut arrêté à Ettenheim. On ne trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez, que le marquis de Tuméry et quelques autres émigrés de peu de renom cela aurait dû avertir de la méprise. Le duc d'Enghien est conduit à Strasbourg. Le commencement de la catastrophe de Vincennes nous a été raconté par le prince même il a laissé un petit journal de route d'Ettenheim à Strasbourg le héros de la tragédie vient sur l'avant-scène prononcer ce prologue Journal du duc d'Enghien. " Le jeudi 15 mars, à Ettenheim, ma maison cernée dit le prince, par un détachement de dragons et des piquets de gendarmerie ; total, deux cents hommes environ, deux généraux, le colonel des dragons, le colonel Charlot de la gendarmerie de Strasbourg, à cinq heures du matin. A cinq heures et demie, les portes enfoncées, emmené au Moulin, près la Tuilerie. Mes papiers enlevés, cachetés. Conduit dans une charrette, entre deux haies de fusiliers, jusqu'au Rhin. Embarqué pour Rhisnau. Débarqué et marché à pied jusqu'à Pfortsheim. Déjeuné à l'auberge. Monté en voiture avec le colonel Charlot, le maréchal-des-logis de la gendarmerie, un gendarme sur le siège et Grunstein. Arrivé à Strasbourg, chez le colonel Charlot vers cinq heures et demie. Transféré une demi-heure après dans un fiacre, à la citadelle. ... " Dimanche 18, on vient m'enlever à une heure et demie du matin. On ne me laisse que le temps de m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel Charlot m'a annoncé que nous allons chez le général de division, qui a reçu des ordres de Paris. Au lieu de cela, je trouve une voiture avec six chevaux de poste sur la place de l'Eglise. Le lieutenant Petermann y monte à côté de moi, le maréchal des-logis Blitersdorff sur le siège, deux gendarmes en dedans, l'autre en dehors. " Ici le naufragé, prêt à s'engloutir, interrompt son journal de bord. Arrivée vers les quatre heures du soir à l'une des barrières de la capitale, où vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu d'entrer dans Paris, suivit le boulevard extérieur et s'arrêta au château de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour intérieure, est conduit dans une chambre de la forteresse, on l'y enferme et il s'endort. A mesure que le prince approchait de Paris, Bonaparte affectait un calme qui n'était pas naturel. Le 18 mars, il partit pour la Malmaison ; c'était le dimanche des Rameaux. Madame Bonaparte, qui, comme toute sa famille, était instruite de l'arrestation du prince, lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui répondit " Tu n'entends rien à la politique. " Le colonel Savary était devenu un des habitués de Bonaparte. Pourquoi ? parce qu'il avait vu le Premier Consul pleurer à Marengo. Les hommes à part doivent se défier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles un témoin peut se rendre mettre des résolutions d'un grand homme. On assure que le Premier Consul fit rédiger tous les ordres pour Vincennes. Il était dit dans un de ces ordres, que si la condamnation prévue était une condamnation à mort, elle devait être exécutée sur-le-champ. Je crois à cette version, bien que je ne puisse l'attester, puisque ces ordres manquent. Madame de Rémusat, qui, dans la soirée du 20 mars, jouait aux échecs à la Malmaison avec le Premier Consul, l'entendit murmurer quelques vers sur la clémence d'Auguste ; elle crut que Bonaparte revenait à lui et que le prince était sauvé. Non ; le destin avait prononcé son oracle. Lorsque Savary reparut à la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le Premier Consul s'était enfermé seul pendant plusieurs heures. Et puis le vent souffla, et tout fut fini. Commission militaire nommée. Un ordre de Bonaparte, du 29 ventôse an XII, avait arrêté qu'une commission militaire, composée de sept membres nommés par le général gouverneur de Paris Murat, se réunirait à Vincennes, pour juger le ci-devant duc d ' Enghien, prévenu d ' avoir porté les armes contre la République, etc . En exécution de cet arrêté, le même jour, 29 ventôse, Joachim Murat nomma, pour former ladite commission, les sept militaires ; à savoir Le général Hulin, commandant les grenadiers à pied de la garde des Consuls, président ; Le colonel Guitton, commandant le 1er régiment de cuirassiers ; Le colonel Bazancourt, commandant le 4e régiment d'infanterie légère ; Le colonel Ravier, commandant le 18e régiment d'infanterie de ligne ; Le colonel Barrois, commandant le 96e régiment d'infanterie de ligne ; Le colonel Rabbe, commandant le 2e régiment de la garde municipale de Paris ; Le citoyen d'Autancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui remplira les fonctions de capitaine-rapporteur. Interrogatoire du capitaine-rapporteur. Le capitaine d'Autancourt, le chef d'escadron Jacquin, de la légion d'élite, deux gendarmes à pied du même corps, Lerva, Tharsis, et le citoyen Noirot, lieutenant au même corps se rendent à la chambre du duc d'Enghien ; ils le réveillent il n'avait plus que quatre heures à attendre, avant de retourner à son sommeil. Le capitaine-rapporteur, assisté de Molin, capitaine au 18e régiment, greffier choisi par ledit rapporteur, interroge le prince. A lui demandé ses noms, prénoms, âge et lieu de naissance ? A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né le 2 août 1772, à Chantilly. A lui demandé où il a résidé depuis sa sortie de France ? A répondu qu'après avoir suivi ses parents, le corps de Condé s'étant formé, il avait fait toute la guerre, et qu'avant cela, il avait fait la campagne de 1792, en Brabant, avec le corps de Bourbon. A lui demandé s'il n'était point passé en Angleterre, et si cette puissance lui accorde toujours un traitement ? A répondu n'y être jamais allé ; que l'Angleterre lui accorde toujours un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre. A lui demandé quel grade il occupait dans l'armée de Condé ? A répondu commandant de l'avant-garde avant 1796, avant cette campagne comme volontaire au quartier général de son grand-père et toujours, depuis 1796, comme commandant de l'avant-garde. A lui demandé s'il connaissait le général Pichegru ; s'il a eu des relations avec lui ? A répondu Je ne l'ai, je crois, jamais vu. Je n'ai point eu de relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne l'avoir point connu d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais. A lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des relations avec lui ? A répondu Pas davantage. De quoi a été dressé le présent qui a été signé par le duc d'Enghien, le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes et le capitaine-rapporteur. Avant de signer le présent procès-verbal, le duc d'Enghien a dit " Je fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du Premier Consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande. " Séance et jugement de la commission militaire. A deux heures du matin, 21 mars, le duc d'Enghien fut amené dans la salle où siégeait la commission et répéta ce qu'il avait dit dans l'interrogatoire du capitaine-rapporteur. Il persista dans sa déclaration il ajouta qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre contre la France. " Lui ayant été demandé s'il avait quelque chose à présenter dans ses moyens de défense, a répondu n'avoir rien à dire de plus. " Le président fait retirer l'accusé ; le conseil délibérant à huis clos, le président recueille les voix, en commençant par le plus jeune en grade ; ensuite, ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des voix a déclaré le duc d'Enghien coupable, et lui a appliqué l'article .. de la loi du ... ainsi conçu ... et en conséquence l'a condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite à la diligence du capitaine-rapporteur, après en avoir donné lecture au condamné, en présence des différents détachements des corps de la garnison. " Fait, clos et jugé sans désemparer à Vincennes les jour, mois et an que dessus et avons signé. " La fosse étant faite, remplie et close, dix ans d'oubli, de consentement général et de gloire inouïe s'assirent dessus ; l'herbe poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux illuminations qui éclairaient le sacre pontifical, le mariage de la fille des Césars ou la naissance du roi de Rome. Seulement de rares affligés rôdaient dans le bois, aventurant un regard furtif au bas du fossé vers l'endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers l'apercevaient du haut du donjon qui les renfermait. La Restauration vint la terre de la tombe fut remuée et avec elle les consciences ; chacun alors crut devoir s'expliquer. M. Dupin aîné publia sa discussion. M. Hulin, président de la commission militaire, parla. M. le duc de Rovigo entra dans la controverse en accusant M. de Talleyrand ; un tiers répondit pour M. de Talleyrand, et Napoléon éleva sa grande voix sur le rocher de Sainte-Hélène. Il faut reproduire et étudier ces documents, pour assigner à chacun la part qui lui revient et la place qu'il doit occuper dans ce drame. Il est nuit, et nous sommes à Chantilly ; il était nuit quand le duc d'Enghien était à Vincennes. [ Voir dans les textes retranchés, Sur une pièce retrouvée[C M 1 573] .] Chantilly, novembre 1838. Année de ma vie 1804. Lorsque M. Dupin publia sa brochure, il me l'envoya avec cette lettre " Paris, ce 10 novembre 1823. " Monsieur le vicomte, " Veuillez recevoir un exemplaire de ma publication relative à l'assassinat du duc d'Enghien. " Il y a longtemps qu'elle eût paru, si je n'avais voulu avant tout, respecter la volonté de monseigneur le duc de Bourbon, qui, ayant eu connaissance de mon travail, m'avait fait exprimer son désir que cette déplorable affaire ne fût point exhumée. " Mais la Providence avant permis que d'autres prissent l'initiative, il est devenu nécessaire de faire connaître la vérité, et après m'être assuré qu'on ne persistait plus à me faire garder le silence, j'ai parlé avec franchise et sincérité. " J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, " Monsieur le vicomte, " De votre Excellence, le très humble et très obéisant serviteur, " Dupin. " M. Dupin, que je félicitai et remerciai, révèle dans sa lettre d'envoi un trait ignoré et touchant des nobles et miséricordieuses vertus du père de la victime. M. Dupin commence ainsi sa brochure " La mort de l'infortuné duc d'Enghien est un des événements qui ont le plus affligé la nation française il a déshonoré le gouvernement consulaire. " Un jeune prince, à la fleur de l'âge, surpris par trahison sur un sol étranger, où il dormait en paix sous la protection du droit des gens ; entraîné violemment vers la France ; traduit devant de prétendus juges qui, en aucun cas, ne pouvaient être les siens ; accusé de crimes imaginaires ; privé du secours d'un défenseur ; interrogé et condamné à huis clos ; mis à mort de nuit dans les fossés du château fort qui servait de prison d'Etat ; tant de vertus méconnues, de si chères espérances détruites, feront à jamais de cette catastrophe un des actes les plus révoltants auxquels il ait pu s'abandonner un gouvernement absolu ! " Si aucune forme n'a été respectée ; si les juges étaient incompétents ; s'ils n'ont pas même pris la peine de relater dans leur arrêt la date et le texte des lois sur lesquelles ils prétendaient appuyer cette condamnation ; si le malheureux duc d'Enghien a été fusillé en vertu d'une sentence signée en blanc ... et qui n'a été régularisée qu'après coup ! alors ce n'est plus seulement l'innocente victime d'une erreur judiciaire ; la chose reste avec son véritable nom c'est un odieux assassinat. " Cet éloquent exorde conduit M. Dupin à l'examen des pièces il montre d'abord l'illégalité de l'arrestation le duc d'Enghien n'a point été arrêté en France ; il n'était point prisonnier de guerre, puisqu'il n'avait pas été pris les armes à la main ; il n'était pas prisonnier à titre civil car l'extradition n'avait pas été demandée ; c'était un emparement violent de la personne, comparable aux captures que font les pirates de Tunis et d'Alger, une course de voleurs, incursio latronum . Le jurisconsulte passe à l'incompétence de la commission militaire la connaissance de prétendus complots tramés contre l'Etat n'a jamais été attribuée aux commissions militaires. Vient après cela l'examen du jugement " L'interrogatoire c'est M. Dupin qui continue de parler a lieu le 29 ventôse à minuit. Le 30 ventôse, à deux heures du matin, le duc d'Enghien est introduit devant la commission militaire. " Sur la minute du jugement on lit Aujourd'hui, le 30 ventôse an XII de la République, à deux heures du matin ces mots, deux heures du matin , qui n'y ont été mis que parce qu'en effet, il était cette heure-là, sont effacés sur la minute, sans avoir été remplacés par d'autre indication. " Pas un seul témoin n'a été ni entendu, ni produit contre l'accusé. " L'accusé est déclaré coupable ! Coupable de quoi ? Le jugement ne le dit pas. " Tout jugement qui prononce une peine doit contenir la citation de la loi en vertu de laquelle la peine est appliquée. " Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a été remplie ; aucune mention n'atteste au procès-verbal que les commissaires aient eu sous les yeux un exemplaire de la loi ; rien ne constate que le président en ait lu le texte avant de l'appliquer. Loin de là, le jugement, dans sa forme matérielle, offre la preuve que les commissaires ont condamné sans savoir ni la date, ni la teneur de la loi ; car ils ont laissé en blanc, dans la minute de la sentence, et la date de la loi et le numéro de l'article, et la place destinée à recevoir son texte. Et cependant c'est sur la minute d'une sentence constituée dans cet état d'imperfection, que le plus noble sang a été versé par des bourreaux ! " La délibération doit être secrète ; mais la prononciation du jugement doit être publique ; c'est encore la Loi qui nous le dit. Or le jugement du 30 ventôse dit bien Le conseil délibérant à huis clos ; mais on n'y trouve pas la mention que l'on ait rouvert les portes, on n'y voit pas exprimé que le résultat de la délibération ait été prononcé en séance publique. Il le dirait, y pourrait-on croire ? Une séance publique, à deux heures du matin, dans le donjon de Vincennes, lorsque toutes les issues du château étaient gardées par des gendarme d'élite ! Mais, enfin, on n'a pas même pris la précaution de recourir au mensonge ; le jugement est muet sur ce point. " Ce jugement est signé par le président et les six autres commissaires, y compris le rapporteur, mais il est à remarquer que la minute n ' est pas signée par le greffier, dont le concours, cependant, était nécessaire pour lui donner authenticité. " La sentence est terminée par cette terrible formule " Sera exécuté de suite, à la diligence du capitaine-rapporteur . De suite ! mots désespérants qui sont l'ouvrage des juges ! De suite ! Et une loi expresse, celle du 15 brumaire an VI, accordait le recours en révision contre tout jugement militaire ! " M. Dupin, passant à l'exécution, continue ainsi " Interrogé de nuit, jugé de nuit, le duc d'Enghien a été tué de nuit. Cet horrible sacrifice devait se consommer dans l'ombre, afin qu'il fût dit que toutes les lois avaient été violées, toutes, même celles qui prescrivaient la publicité de l'exécution. " Le jurisconsulte vient aux irrégularités dans l'instruction " L'article 19 de la loi du 13 brumaire an V porte qu'après avoir clos l'interrogatoire, le rapporteur dira au prévenu de faire choix d ' un ami pour défenseur . - Le prévenu aura la faculté de choisir ce défenseur dans toutes les classes de citoyens présents sur les lieux ; s'il déclare qu'il ne peut faire ce choix, le rapporteur le fera pour lui. Ah !sans doute le prince n'avait point d'amis [Allusion à une abominable réponse qu'on aurait faite, dit-on, à M. le duc d'Enghien. parmi ceux qui l'entouraient ; la cruelle déclaration lui en fut faite par un des fauteurs de cette horrible scène !... Hélas ! que n'étions-nous présents ? que ne fut-il permis au prince de faire un appel au barreau de Paris ? Là, il eût trouvé des amis de son malheur, des défenseurs de son infortune. C'est en vue de rendre ce jugement présentable aux yeux du public qu'on paraît avoir préparé plus à loisir une nouvelle rédaction. La substitution tardive d'une seconde rédaction en apparence plus régulière que la première bien qu'également injuste, n'ôte rien à l'odieux d'avoir fait périr le duc d'Enghien sur un croquis de jugement signé à la hâte et qui n'avait pas encore reçu son complément. " Telle est la lumineuse brochure de M. Dupin. Je ne sais toutefois si, dans un acte de la nature de celui qu'examine l'auteur, le plus ou le moins de régularité tient une place importante qu'on eût étranglé le duc d'Enghien dans une chaise de poste de Strasbourg à Paris, ou qu'on l'ait tué dans le bois de Vincennes, la chose est égale. Mais n'est-il pas providentiel de voir des hommes après longues années, les uns démontrer l'irrégularité d'un meurtre auquel ils n'avaient pris aucune part, les autres accourir, sans qu'on le leur demandât, devant l'accusation publique ? Qu'ont-ils donc entendu ? quelle voix d'en haut les a sommés de comparaître ? Chantilly, novembre 1838. Le général Hulin. Après le grand jurisconsulte, voici venir un vétéran aveugle il a commandé les grenadiers de la Vieille Garde ; c'est tout dire aux braves. Sa dernière blessure, il l'a reçue de Malet, dont le plomb impuissant est resté perdu dans un visage qui ne s'est jamais détourné du boulet. Frappé de cécité, retiré du monde, n ' ayant pour consolations que les soins de sa famille ce sont ses propres paroles, le juge du duc d'Enghien semble sortir de son tombeau à l'appel du souverain Juge ; il plaide sa cause sans se faire illusion et sans s'excuser " Qu'on ne se méprenne point dit-il, sur mes intentions. Je n'écris point par peur, puisque ma personne est sous la protection de lois émanées du trône même, et que sous le gouvernement d'un roi juste, je n'ai rien à redouter de la violence et de l'arbitraire. J'écris pour dire la vérité, même en tout ce qui peut m'être contraire. Ainsi, je ne prétends justifier ni la forme ni le fond du jugement, mais je veux montrer sous l'empire et au milieu de quel concours de circonstances il a été rendu ; je veux éloigner de moi et de mes collègues l'idée que nous ayons agi comme des hommes de parti. " Si l'on doit nous blâmer encore, je veux aussi qu'on dise de nous Ils ont été bien malheureux ! " Le général Hulin affirme que, nommé président d'une commission militaire, il n'en connaissait pas le but ; qu'arrivé à Vincennes, il l'ignorait encore ; que les autres membres de la commission l'ignoraient également ; que le commandant du château, M. Harel, étant interrogé, lui dit ne savoir rien lui-même, ajoutant ces paroles " Que voulez-vous ? je ne suis plus rien ici. Tout se fait sans mes ordres et ma participation c'est un autre qui commande ici. " Il était dix heures du soir, quand le général Hulin fut tiré de son incertitude par la communication des pièces. - L'audience fut ouverte à minuit, lorsque l'examen du prisonnier par le capitaine-rapporteur eut été fini. " La lecture des pièces, dit le président de la commission, donna lieu à un incident. Nous remarquâmes qu'à la fin de l'interrogatoire subi devant le capitaine-rapporteur, le prince, avant de signer, avait tracé, de sa propre main, quelques lignes où il exprimait le désir d ' avoir une explication avec le Premier Consul . Un membre fit la proposition de transmettre cette demande au gouvernement. La commission y déféra ; mais, au même instant, le général, qui était venu se poster derrière mon fauteuil, nous représenta que cette demande était inopportune . D'ailleurs, nous ne trouvâmes dans la loi aucune disposition qui nous autorisât à surseoir. La commission passa donc outre, se réservant, après les débats, de satisfaire au voeu du prévenu. " Voilà ce que raconte le général Hulin. Or on lit cet autre passage dans la brochure du duc de Rovigo " Il y avait même assez de monde pour qu'il m'ait été difficile, étant arrivé des derniers, de pénétrer derrière le siège du président où je parvins à me placer. " C'était donc le duc de Rovigo qui s'était posté derrière le fauteuil du président ? Mais lui, ou tout autre, ne faisant pas partie de la commission, avait-il le droit d'intervenir dans les débats de cette commission et de représenter qu'une demande était inopportune ? Ecoutons le commandant des grenadiers de la Vieille Garde parler du courage du jeune fils des Condé ; il s'y connaissait " Je procédai à l'interrogatoire du prévenu ; je dois le dire, il se présenta devant nous avec une noble assurance, repoussa loin de lui d'avoir trempé directement ni indirectement dans un complot d'assassinat contre la vie du Premier Consul ; mais il avoua aussi avoir porté les armes contre la France, disant avec un courage et une fierté qui ne nous permirent jamais, dans son propre intérêt, de le faire varier sur ce point " Qu ' il avait soutenu les droits de sa famille, et qu ' un Condé ne pouvait jamais rentrer en France que les armes à la main. Ma naissance, mon opinion , ajouta-t-il, me rendent à jamais l ' ennemi de votre gouvernement . " La fermeté de ses aveux devenait désespérante pour ses juges. Dix fois nous le mîmes sur la voie de revenir sur ses déclarations, toujours il persista d'une manière inébranlable " Je vois , disait-il par intervalles, les intentions honorables des membres de la commission, mais je ne peux me servir des moyens qu ' ils m ' offrent. " Et sur l'avertissement que les commissions militaires jugeaient sans appel " Je le sais , me répondit-il, et je ne me dissimule pas le danger que je cours ; je désire seulement avoir une entrevue avec le Premier Consul. " " Est-il dans toute notre histoire une page plus pathétique ? La nouvelle France jugeant la France ancienne, lui rendant hommage, lui présentant les armes, lui faisant le salut du drapeau en la condamnant ; le tribunal établi dans la forteresse où le grand Condé, prisonnier, cultivait des fleurs ; le général des grenadiers de la garde de Bonaparte, assis en face du dernier descendant du vainqueur de Rocroi, se sentant ému d'admiration devant l'accusé sans défenseur, abandonné de la terre, l'interrogeant tandis que le bruit du fossoyeur qui creusait la tombe, se mêlait aux réponses assurées du jeune soldat ! Quelques jours après l'exécution, le général Hulin s'écriait " O le brave jeune homme ! quel courage ! Je voudrais mourir comme lui ! " Le général Hulin, après avoir parlé de la minute et de la seconde rédaction du jugement, dit " Quant à la seconde rédaction, la seule vraie, comme elle ne portait pas l'ordre d ' exécuter de suite , mais seulement de lire de suite le jugement au condamné, l ' exécution de suite ne serait pas le fait de la commission, mais seulement de ceux qui auraient pris sur leur responsabilité propre de brusquer cette fatale exécution. " Hélas ! nous avions bien d'autres pensées ! A peine le jugement fut-il signé, que je me mis à écrire une lettre dans laquelle, me rendant en cela l'interprète du voeu unanime de la commission, j'écrivais au Premier Consul pour lui faire part du désir qu'avait témoigné le prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de remettre une peine que la rigueur de notre position ne nous avait pas permis d'éluder. " C'est à cet instant qu'un homme, qui s'était constamment tenu dans la salle du conseil, et que je nommerais à l'instant, si je ne réfléchissais que, même en me défendant, il ne me convient pas d'accuser... - Que faites-vous là ? me dit-il en s'approchant de moi. - J'écris au Premier Consul, lui répondis-je, pour lui exprimer le voeu du conseil et celui du condamné. - Votre affaire est finie, me dit-il en reprenant la plume maintenant cela me regarde. " J'avoue que je crus, et plusieurs de mes collègues avec moi, qu'il voulait dire Cela me regarde d ' avertir le Premier Consul . La réponse, entendue en ce sens, nous laissait l'espoir que l'avertissement n'en serait pas moins donné. Et comment nous serait-il venu à l'idée que qui que ce fût auprès de nous, avait l ' ordre de négliger les formalités voulues par les lois ? " Tout le secret de cette funeste catastrophe est dans cette déposition. Le vétéran qui, toujours près de mourir sur le champ de bataille, avait appris de la mort le langage de la vérité, conclut par ces dernières paroles " Je m'entretenais de ce qui venait de se passer sous le vestibule contigu à la salle des délibérations. Des conversations particulières s'étaient engagées ; j'attendais ma voiture, qui, n'ayant pu entrer dans la cour intérieure, non plus que celles des autres membres, retarda mon départ et le leur ; nous étions nous-mêmes enfermés, sans que personne pût communiquer au dehors, lorsqu'une explosion se fit entendre ; bruit terrible qui retentit au fond de nos âmes et les glaça de terreur et d'effroi. " Oui, je le jure au nom de tous mes collègues, cette exécution ne fut point autorisée par nous notre jugement portait qu'il en serait envoyé une expédition au ministre de la guerre, au grand juge ministre de la justice, et au général en chef gouverneur de Paris. " L'ordre d'exécution ne pouvait être régulièrement donné que par ce dernier ; les copies n'étaient point encore expédiées ; elles ne pouvaient pas être terminées avant qu'une partie de la journée ne fût écoulée. Rentré dans Paris, j'aurais été trouver le gouverneur, le Premier Consul, que sais-je ? Et tout à coup un bruit affreux vient nous révéler que le prince n'existe plus ! " Nous ignorions si celui qui a si cruellement précipité cette exécution funeste avait des ordres s ' il n ' en avait point, lui seul est responsable ; s ' il en avait, la commission étrangère à ces ordres, la commission, tenue en chartre privée , la commission, dont le dernier voeu était pour le salut du prince, n'a pu ni en prévenir, ni en empêcher l'effet. On ne peut l'en accuser. " Vingt ans écoulés n'ont point adouci l'amertume de mes regrets. Que l'on m'accuse d'ignorance d'erreur, j'y consens ; qu'on me reproche une obéissance à laquelle aujourd'hui je saurais bien me soustraire dans de pareilles circonstances ; mon attachement à un homme que je croyais destiné à faire le bonheur de mon pays ; ma fidélité à un gouvernement que je croyais légitime alors et qui était en possession de mes sentiments ; mais que l'on me tienne compte, ainsi qu'à mes collègues, des circonstances fatales au milieu desquelles nous avons été appelés à prononcer. " La défense est faible, mais vous vous repentez général paix vous soit ! Si votre arrêt est devenu la feuille de route du dernier Condé, vous irez rejoindre, à la garde avancée des morts, le dernier conscrit de notre ancienne patrie. Le jeune soldat se fera un plaisir de partager son lit avec le grenadier de la Vieille Garde ; la France de Fribourg et la France de Marengo dormiront ensemble. Chantilly, novembre 1838. Le duc de Rovigo. M. le duc de Rovigo, en se frappant la poitrine, prend son rang dans la procession qui vient se confesser à la tombe. J'avais été longtemps sous le pouvoir du ministre de la police ; il tomba sous l'influence qu'il supposait m'être rendue au retour de la légitimité il me communiqua une partie de ses Mémoires . Les hommes, dans sa position, parlent de ce qu'ils ont fait avec une merveilleuse candeur ; ils ne se doutent pas de ce qu'ils disent contre eux-mêmes s'accusant sans s'en apercevoir, ils ne soupçonnent pas qu'il y ait une autre opinion que la leur, et sur les fonctions dont ils s'étaient chargés, et sur la conduite qu'ils ont tenue. S'ils ont manqué de fidélité, ils ne croient pas avoir violé leur serment ; s'ils ont pris sur eux des rôles qui répugnent à d'autres caractères, ils pensent avoir rendu de grands services. Leur naïveté ne les justifie pas, mais elle les excuse. M. le duc de Rovigo me consulta sur les chapitres où il traite de la mort du duc d'Enghien ; il voulait connaître ma pensée, précisément parce qu'il savait ce que j'avais fait ; je lui sus gré de cette marque d'estime, et lui rendant franchise pour franchise, je lui conseillai de ne rien publier. Je lui dis " Laissez mourir tout cela ; en France l'oubli ne se fait pas attendre. Vous vous imaginez laver Napoléon d'un reproche et rejeter la faute sur M. de Talleyrand ; or vous ne justifiez pas assez le premier, et n'accusez pas assez le second. Vous prêtez le flanc à vos ennemis ; ils ne manqueront pas de vous répondre. Qu'avez-vous besoin de faire souvenir le public que vous commandiez la gendarmerie d'élite à Vincennes ? Il ignorait la part directe que vous avez eue dans cette action de malheur, et vous la lui révélez. Général, jetez le manuscrit au feu je vous parle dans votre intérêt. " Imbu des maximes gouvernementales de l'Empire, le duc de Rovigo pensait que ces maximes convenaient également au trône légitime ; il avait la conviction que sa brochure lui rouvrirait la porte des Tuileries. C'est en partie à la lumière de cet écrit que la postérité verra se dessiner les fantômes de deuil. Je voulus cacher l'inculpé venu me demander asile pendant la nuit ; il n'accepta point la protection de mon foyer. M. de Rovigo fait le récit du départ de M. de Caulaincourt qu'il ne nomme point ; il parle de l'enlèvement à Ettenheim, du passage du prisonnier à Strasbourg, et de son arrivée à Vincennes. Après une expédition sur les côtes de la Normandie, le général Savary était revenu à la Malmaison. Il est appelé à cinq heures du soir, le 19 mars 1804, dans le cabinet du Premier Consul, qui lui remet une lettre cachetée pour la porter au général Murat, gouverneur de Paris. Il vole chez le général, se croise avec le ministre des relations extérieures, reçoit l'ordre de prendre la gendarmerie d'élite et d'aller à Vincennes. Il s'y rend à huit heures du soir et voit arriver les membres de la commission. Il pénètre bientôt dans la salle où l'on jugeait le prince, le 20, à une heure du matin, et il va s'asseoir derrière le président. Il rapporte les réponses du duc d'Enghien, à peu près comme les rapporte le procès-verbal de l'unique séance. Il m'a raconté que le prince, après avoir donné ses dernières explications, ôta vivement sa casquette, la posa sur la table, et, comme un homme qui résigne sa vie, dit au président " Monsieur, je n'ai plus rien à dire. " M. de Rovigo insiste sur ce que la séance n'était point mystérieuse " Les portes de la salle ", affirme-t-il " étaient ouvertes et libres pour tous ceux qui pouvaient s'y rendre à cette heure . " M. Dupin avait déjà remarqué cette perturbation de raisonnement. A cette occasion M. Achille Roche, qui semble écrire pour M. de Talleyrand, s'écrie " La séance ne fut point mystérieuse ! A minuit ! elle se tint dans la partie habitée du château ; dans la partie habitée d'une prison ! Qui assistait donc à cette séance ? des geôliers, des soldats, des bourreaux. " Nul ne pouvait donner des détails plus exacts sur le moment et le lieu du coup de foudre que M. le duc de Rovigo ; écoutons-le " Après le prononcé de l'arrêt je me retirai avec les officiers de mon corps qui, comme moi, avaient assisté aux débats, et j'allai rejoindre les troupes qui étaient sur l'esplanade du château. L'officier qui commandait l'infanterie de ma légion, vint me dire avec une émotion profonde, qu'on lui demandait un piquet pour exécuter la sentence de la commission militaire - Donnez-le, répondis-je. - Mais, où dois-je le placer ? - Là où vous ne pourrez blesser personne. Car déjà les habitants des populeux environs de Paris étaient sur les routes pour se rendre aux divers marches. Après avoir bien examiné les lieux, l'officier choisit le fossé comme l'endroit le plus sûr pour ne blesser personne. M. le duc d'Enghien y fut conduit par l'escalier de la tour d'entrée du côté du parc, et y entendit la sentence, qui fut exécutée. " Sous ce paragraphe, on trouve cette note de l'auteur du mémoire " Entre la sentence et son exécution, on avait creusé une fosse c'est ce qui a fait dire qu'on l'avait creusée avant le jugement. " Malheureusement, les inadvertances sont ici déplorables " M. de Rovigo prétend, dit M. Achille Roche, apologiste de M. de Talleyrand, qu'il a obéi ! Qui lui a transmis l'ordre d'exécution ? Il paraît que c'est un M. Delga, tué à Wagram. Mais que ce soit ou ne soit pas ce M. Delga, si M. Savary se trompe en nous nommant M. Delga, on ne réclamera pas, aujourd'hui, sans doute, la gloire qu'il attribue à cet officier. On accuse M. de Rovigo d'avoir hâté cette exécution ; ce n'est pas lui, répond-il un homme qui est mort lui a dit qu'on avait donné des ordres pour la hâter. " Le duc de Rovigo n'est pas heureux au sujet de l'exécution, qu'il raconte avoir eu lieu de jour cela d'ailleurs ne changeant rien au fait, n'ôterait qu'un flambeau au supplice. " A l'heure où se lève le soleil, en plein air, fallait-il, dit le général, une lanterne pour voir un homme à six pas ! Ce n'est pas que le soleil, ajoute-t-il, fût clair et serein ; comme il était tombé toute la nuit une pluie fine, il restait encore un brouillard humide qui retardait son apparition. L'exécution a eu lieu à six heures du matin, le fait est attesté par des pièces irrécusables . " Et le général ne fournit ni n'indique ces pièces. La marche du procès démontre que le duc d'Enghien fut jugé à deux heures du matin, et fut fusillé de suite. Ces mots, deux heures du matin , écrits d'abord à la première minute de l'arrêt, sont ensuite biffés sur cette minute. Le procès-verbal de l'exhumation prouve, par la déposition de trois témoins, madame Bon, le sieur Godard et le sieur Bounelet celui-ci avait aidé à creuser la fosse, que la mise à mort s'effectua de nuit. M. Dupin aîné rappelle la circonstance d'un falot attaché sur le coeur du duc d'Enghien, pour servir de point de mire, ou tenu, à même intention, d'une main ferme, par le prince. Il a été question d'une grosse pierre retirée de la fosse et dont on aurait écrasé la tête du patient. Enfin, le duc de Rovigo devait s'être vanté de posséder quelques dépouilles de l'holocauste j'ai cru moi-même à ces bruits ; mais les pièces légales prouvent qu'ils n'étaient pas fondés. Par le procès-verbal, en date du mercredi 20 mars 1816, des médecins et chirurgiens, pour l'exhumation du corps il a été reconnu que la tête était brisée, que la mâchoire supérieure, entièrement séparée des os de la face, était garnie de douze dents ; que la mâchoire inférieure, fracturée dans sa partie moyenne, était partagée en deux, et ne présentait plus que trois dents . Le corps était à plat sur le ventre, la tête plus basse que les pieds ; les vertèbres du cou avaient une chaîne d'or. Le second procès-verbal d'exhumation à la même date, 20 mars 1816, le Procès-verbal général , constate qu'on a retrouvé, avec les restes du squelette, une bourse de maroquin contenant onze pièces d'or, soixante-dix pièces d'or renfermées dans des rouleaux cachetés, des cheveux, des débris de vêtements, des morceaux de casquette portant l'empreinte des balles qui l'avaient traversée. Ainsi, M. de Rovigo n'a rien pris des dépouilles ; la terre qui les retenait les a rendues et a témoigné de la probité du général ; une lanterne n'a point été attachée sur le coeur du prince, on en aurait trouvé les fragments, comme ceux de la casquette trouée ; une grosse pierre n'a point été retirée de la fosse ; le feu du piquet à six pas a suffi pour mettre en pièces la tête, pour séparer la mâchoire supérieure des os de la face , etc. A cette dérision des vanités humaines, il ne manquait que l'immolation pareille de Murat, gouverneur de Paris, la mort de Bonaparte captif, et cette inscription gravée sur le cercueil du duc d'Enghien " Ici est le corps de très haut et puissant Prince du sang, pair de France, mort à Vincennes le 21 mars 1804, âgé de 31 ans 7 mois et 19 jours. " Le corps était des os fracassés et nus ; le haut et puissant Prince , les fragments brisés de la carcasse d'un soldat pas un mot qui rappelle la catastrophe, pas un mot de blâme ou de douleur dans cette épitaphe gravée par une famille en larmes ; prodigieux effet du respect que le siècle porte aux oeuvres et aux susceptibilités révolutionnaires ! on s'est hâté de même de faire disparaître la chapelle mortuaire du duc de Berry. Que de néants ! Bourbons, inutilement rentrés dans vos palais, vous n'avez été occupés que d'exhumations et de funérailles ; votre temps de vie était passé. Dieu l'a voulu ! L'ancienne gloire de la France périt sous les yeux de l'ombre du grand Condé, dans un fossé de Vincennes peut-être était-ce au lieu même où Louis IX, à qui l ' on n ' alloit que comme à un saint , " s'asseyoit sous un chesne et où tous ceux qui avoient affaire à luy venoient luy parler sans empeschement d'huissiers ni d'autres ; et quand il voyoit aucune chose à amender, en la parole de ceux qui parloient pour autrui, lui-même l'amendoit de sa bouche, et tout le peuple qui avoit affaire par devant lui estoit autour de luy ". Joinville. Le duc d'Enghien demanda à parler à Bonaparte ; il avait affaire par devant lui ; il ne fut point écouté ! Qui du bord du ravelin contemplait au fond du fossé ces armes, ces soldats à peine éclairés d'une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans la nuit éternelle ? où était-il placé, le falot ? Le duc d'Enghien avait-il à ses pieds sa fosse ouverte ? fut-il obligé de l'enjamber pour se mettre à la distance des six pas mentionnés par le duc de Rovigo ? On a conservé une lettre de M. le duc d'Enghien âgé de neuf ans, à son père, le duc de Bourbon ; il lui dit " Tous les Enguiens sont heureux ; celui de la bataille de Cerizoles, celui qui gagna la bataille de Rocroi j'espère l'être aussi. " Est-il vrai qu'on refusa un prêtre à la victime ? Est-il vrai qu'elle ne trouva qu'avec difficulté une main pour se charger de transmettre à une femme le dernier gage d'un attachement ? Qu'importait aux bourreaux un sentiment de piété ou de tendresse ? Ils étaient là pour tuer, le duc d'Enghien pour mourir. Le duc d'Enghien avait épousé secrètement, par le ministère d'un prêtre, la princesse Charlotte de Rohan en ces temps où la patrie était errante, un homme, en raison même de son élévation, était arrêté par mille entraves politiques ; pour jouir de ce que la société publique accorde à tous, il était obligé de se cacher. Ce mariage légitime, aujourd'hui connu, rehausse l'éclat d'une fin tragique ; il substitue la gloire du ciel au pardon du ciel la religion perpétue la pompe du malheur, quand, après la catastrophe accomplie, la croix s'élève sur le lieu désert. Chantilly, novembre 1838. M. de Talleyrand. M. de Talleyrand, après la brochure de M. de Rovigo, avait présenté un mémoire justificatif à Louis XVIII ce mémoire, que je n'ai point vu et qui devait tout éclaircir, n'éclaircissait rien. En 1820, nommé ministre plénipotentiaire à Berlin, je déterrai dans les archives de l'ambassade une lettre du citoyen Laforest, écrite au citoyen Talleyrand, au sujet de M. le duc d'Enghien. Cette lettre énergique est d'autant plus honorable pour son auteur qu'il ne craignait pas de compromettre sa carrière, sans recevoir de récompense de l'opinion publique, sa démarche devant rester ignorée noble abnégation d'un homme qui, par son obscurité même, avait dévolu ce qu'il a fait de bien à l'obscurité. M. de Talleyrand reçut la leçon et se tut ; du moins je ne trouvai rien de lui dans les mêmes archives, concernant la mort du prince. Le ministre des relations extérieures avait pourtant mandé le 2 ventôse, au ministre de l'électeur de Bade, " que le Premier Consul avait cru devoir donner à des détachements l'ordre de se rendre à Offembourg et à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs des conspirations inouïes qui, par leur nature mettent hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part ". Un passage des généraux Gourgaud, Montholon et du docteur Ward met en scène Bonaparte " Mon ministre, dit-il, me représenta fortement qu'il fallait se saisir du duc d'Enghien, quoiqu'il fût sur un territoire neutre. Mais j'hésitais encore, et le prince de Bénévent m'apporta deux fois, pour que je le signasse, l'ordre de son arrestation. Ce ne fut cependant qu'après que je me fus convaincu de l'urgence d'un tel acte, que je me décidai à le signer. " Au dire du Mémorial de Sainte-Hélène , ces paroles seraient échappées à Bonaparte " Le duc d'Enghien se comporta devant le tribunal avec une grande bravoure. A son arrivée à Strasbourg, il m'écrivit une lettre cette lettre fut remise à Talleyrand, qui la garda jusqu'à l'exécution. " Je crois peu à cette lettre Napoléon aura transformé en lettre la demande que fit le duc d'Enghien de parler au vainqueur de l'Italie, ou plutôt les quelques lignes exprimant cette demande, qu'avant de signer l'interrogatoire prêté devant le capitaine-rapporteur, le prince avait tracées de sa propre main. Toutefois, parce que cette lettre ne se retrouverait pas, il ne faudrait pas en conclure rigoureusement qu'elle n'a pas été écrite " J'ai su, dit le duc de Rovigo, que dans les premiers jours de la Restauration, en 1814, l'un des secrétaires de M. de Talleyrand n'a pas cessé de faire des recherches dans les archives, sous la galerie du Muséum. Je tiens ce fait de celui qui a reçu l'ordre de l'y laisser pénétrer. Il en a été fait de même au dépôt de la guerre pour les actes du procès de M. le duc d'Enghien, où il n'est resté que la sentence. " Le fait est vrai tous les papiers diplomatiques, et notamment la correspondance de M. de Talleyrand avec l' Empereur et le Premier Consul , furent transportés des archives du Muséum à l'hôtel de la rue Saint-Florentin ; on en détruisit une partie ; le reste fut enfoui dans un poêle, où l'on oublia de mettre le feu la prudence du ministre ne put aller plus loin contre la légèreté du prince. Les documents non brûlés furent retrouvés ; quelqu'un pensa les devoir conserver j'ai tenu dans mes mains et lu de mes yeux une lettre de M. de Talleyrand ; elle est datée du 8 mars 1804 et relative à l'arrestation, non encore exécutée, de M. le duc d'Enghien. Le ministre invite le Premier Consul à sévir contre ses ennemis. On ne me permit pas de garder cette lettre, j'en ai retenu seulement ces deux passages " Si la justice oblige de punir rigoureusement, la politique exige de punir sans exception. ... J'indiquerai au Premier Consul M. de Caulaincourt, auquel il pourrait donner ses ordres, et qui les exécuterait avec autant de discrétion que de fidélité. " Ce rapport du prince de Talleyrand paraîtra-t-il un jour en entier ? Je l'ignore ; mais ce que je sais, c'est qu'il existait encore il y a deux ans. Il y eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc d'Enghien. Cambacérès, dans ses Mémoires inédits, affirme, et je le crois, qu'il s'opposa à cette arrestation ; mais en racontant ce qu'il dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua. Du reste, le Mémorial de Sainte-Hélène nie les sollicitations en miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été exposé. La prétendue scène de Joséphine demandant à genoux la grâce du duc d'Enghien, s'attachant au pan de l'habit de son mari et se faisant traîner par ce mari inexorable, est une de ces inventions de mélodrame avec lesquelles nos fabliers composent aujourd'hui la véridique histoire. Joséphine ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait être jugé ; elle le savait seulement arrêté. Elle avait promis à madame de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Comme celle-ci revenait, le 19 au soir, à la Malmaison avec Joséphine, on s'aperçut que la future impératrice, au lieu d'être uniquement préoccupée des périls du prisonnier de Vincennes, mettait souvent la tête à la portière de sa voiture pour regarder un général mêlé à sa suite la coquetterie d'une femme avait emporté ailleurs la pensée qui pouvait sauver la vie du duc d'Enghien. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme " Le duc d'Enghien est fusillé. " Cette parole en regardant à une montre a été mal à propos attribuée à M. de Talleyrand. Ces Mémoires de madame de Rémusat, que j'ai connue, étaient extrêmement curieux sur l'intérieur de la cour impériale. L'auteur les a brûlés pendant les Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau ce ne sont plus que des souvenirs reproduits par des souvenirs ; la couleur est affaiblie ; mais Bonaparte y est toujours montré à nu et jugé avec impartialité. Des hommes attachés à Napoléon disent qu'il ne sut la mort du duc d'Enghien qu'après l'exécution du prince ce récit paraîtrait recevoir quelque valeur de l'anecdote rapportée plus haut par le duc de Rovigo, concernant Réal allant à Vincennes, si cette anecdote était vraie. La mort une fois arrivée par les intrigues du parti révolutionnaire, Bonaparte reconnut le fait accompli, pour ne pas irriter des hommes qu'il croyait puissants cette ingénieuse explication n'est pas recevable. Part de chacun. En résumant maintenant ces faits, voici ce qu'ils m'ont prouvé Bonaparte seul a voulu la mort du duc d'Enghien ; personne ne lui avait fait une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent trouver des causes occultes à tout. - Cependant, il est probable que certains hommes compromis ne voyaient pas sans plaisir le Premier Consul se séparer à jamais des Bourbons. Le jugement de Vincennes fut une affaire de tempérament corse, un accès de froide colère, de passion précautionnée contre les descendants de Louis XIV, spectre toujours menaçant. M. de Caulaincourt n'est coupable que d'avoir accepté le prix du sang. Murat n'a à se reprocher que d'avoir transmis des ordres généraux et de n'avoir pas eu la force de se retirer il n'était point à Vincennes pendant le jugement. Le duc de Rovigo s'est trouvé chargé de l'exécution ; il avait probablement un ordre secret le général Hulin l'insinue. Quel homme eût osé prendre sur lui de faire exécuter de suite une sentence à mort sur le duc d'Enghien, s'il n'eût agi d'après un mandat impératif ? Quant à M. de Talleyrand, prêtre et gentilhomme, il inspira le meurtre en inquiétant il n'était pas en paix avec la Légitimité. Il serait possible, en recueillant ce que Napoléon a dit à Sainte-Hélène et les lettres que l'évêque d'Autun a pu écrire, de prouver que celui-ci a pris à la mort du duc d'Enghien une fort large part ; toutefois il ne faut pas aller au-delà de la vérité. Que M. de Talleyrand ait décidé Bonaparte à la fatale arrestation, contre l'avis de Cambacérès, il est difficile de le nier ; mais qu'il ait prévu le résultat du conseil qu'il donnait, il est difficile de l'admettre. Comment aurait-il pu croire que de propos délibéré, le Premier Consul eût préféré une mesure toute dommageable, à un rôle de magnanimité tout profitable ? La légèreté, le caractère, l'éducation, les habitudes du ministre l'éloignaient de la violence ; la corruption lui ôtait l'énergie ; il était trop peu honorable pour devenir profond criminel. S'il se permit des conseils funestes, il est clair qu'il n'en sentit pas la portée, comme il s'assit, sous la Restauration, auprès de Fouché, sans se douter qu'il se perdait par cette association. Le prince de Bénévent ne s'occupait point des difficultés qui découlaient du bien et du mal, parce qu'il ne les voyait pas le sens moral lui manquait ; aussi se trompait-il éternellement dans ses jugements sur l'avenir. La commission militaire a jugé avec douleur et repentir. Telle est, consciencieusement, impartialement, strictement, la juste part de chacun. Mon sort a été trop lié à cette catastrophe pour que je n'aie pas essayé d'en éclaircir les ténèbres et d'en exposer les détails. Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, s'il m'eût de plus en plus rapproché de lui et son penchant l'y portait, qu'en fût-il résulté pour moi ? Ma carrière littéraire était finie ; entré de plein saut dans la carrière politique, où j'ai prouvé ce que j'aurais pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et puissant. La France aurait pu gagner à ma réunion avec l'empereur ; moi, j'y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir quelques idées de liberté et de modération dans la tête du grand homme ; mais ma vie, rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût été privée de ce qui en a fait le caractère et l'honneur la pauvreté, le combat et l'indépendance. Chantilly, novembre 1838. Bonaparte ses sophismes et ses remords. Enfin le principal accusé se lève après tous les autres ; il ferme la marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu'un juge fasse comparaître devant lui le nommé Bonaparte , comme le capitaine-rapporteur fit comparaître devant lui le nommé d ' Enghien ; supposons que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous reste ; comparez et lisez A lui demandé ses nom et prénoms ? - A répondu se nommer Napoléon Bonaparte. A lui demandé où il a résidé depuis qu'il est sorti de France ? - A répondu Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à Sainte-Hélène. A lui demandé quel rang il occupait dans l'armée ? - A répondu Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu. Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu. Les divers acteurs de la tragédie se sont mutuellement chargés ; Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne ; il conserve sa grandeur sous le poids de la malédiction ; il ne fléchit point la tête et reste debout. il s'écrie comme le stoïcien " Douleur, je n'avouerai jamais que tu sois un mal ! " Mais ce que dans son orgueil il n'avouera point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce Prométhée, le vautour au sein ravisseur du feu céleste, se croyait supérieur à tout, et il est forcé de répondre au duc d'Enghien qu'il a fait poussière avant le temps le squelette, trophée sur lequel il s'est abattu, l'interroge et le domine par une nécessité du ciel. La domesticité et l'armée, l'antichambre et la tente, avaient leurs représentants à Sainte-Hélène un serviteur, estimable par sa fidélité au maître qu'il avait choisi, était venu se placer près de Napoléon comme un écho à son service. La niaiserie lui répétait la fable, en lui donnant un accent de sincérité. Bonaparte était la Destinée ; comme elle, il trompait dans la forme les esprits fascinés ; mais au fond de ses impostures, on entendait retentir cette vérité inexorable " Je suis ! " Et l'univers en a senti le poids. L'auteur de l'ouvrage le plus accrédité sur Sainte-Hélène expose la théorie qu'inventait Napoléon au profit des meurtriers ; l'exilé volontaire tient pour parole d'Evangile un homicide bavardage à prétention de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de Napoléon telle qu'il voulait l'arranger, et comme il prétendait qu'elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses néophytes M. le comte de Las-Cases apprenait sa leçon sans s'en apercevoir ; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même qu'Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d'or. " La première fois ", dit l'honnête chambellan, " que j'entendis Napoléon prononcer le nom du duc d'Enghien, j'en devins rouge d'embarras. Heureusement, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, autrement il n'eût pas manqué de s'en apercevoir. Néanmoins, lorsque, pour la première fois, l'empereur développa l'ensemble de cet événement, ses détails, ses accessoires ; lorsqu'il exposa ses divers motifs avec sa logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que l'affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle... L'empereur traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi à remarquer dans sa personne des nuances caractéristiques très prononcées. J'ai pu voir à cette occasion très distinctement en lui, et maintes fois, l'homme privé se débattant avec l'homme public, et les sentiments naturels de son coeur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa position. Dans l'abandon de l'intimité, il ne se montrait pas indifférent au sort du malheureux prince ; mais sitôt qu'il s'agissait du public, c'était tout autre chose. Un jour, après avoir parlé avec moi du sort et de la jeunesse de l'infortuné, il termina en disant - " Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'était favorable ; on m'a assuré qu'il ne parlait pas de moi sans quelque admiration ; et voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas ! " - Et ces dernières paroles furent dites avec une telle expression, tous les traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elles, que si celui que Napoléon plaignait eût été dans ce moment en son pouvoir, je suis bien sûr que, quels qu'eussent été ses intentions ou ses actes, il eût été pardonné avec ardeur... L'empereur avait coutume de considérer cette affaire sous deux rapports très distincts celui du droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou des écarts de la violence. " Avec nous et dans l'intimité, l'empereur disait que la faute, au dedans, pourrait en être attribuée à un excès de zèle autour de lui, ou à des vues privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il disait qu'il avait été poussé inopinément, qu'on avait pour ainsi dire surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats. " Assurément, disait-il si j'eusse été instruit à temps de certaines particularités concernant les opinions et le naturel du prince ; si surtout j'avais vu la lettre qu'il m'écrivit et qu'on ne me remit, Dieu sait par quels motifs, qu'après qu'il n'était plus, bien certainement j'eusse pardonné. " Et il nous était aisé de voir que le coeur et la nature seuls dictaient ces paroles à l'empereur, et seulement pour nous ; car il se serait senti humilié qu'on pût croire un instant qu'il cherchât à se décharger sur autrui, ou descendit à se justifier ; sa crainte à cet égard, ou sa susceptibilité, étaient telles qu'en parlant à des étrangers ou dictant sur ce sujet pour le public, il se restreignait à dire que, s'il eût eu connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, vu les grands avantages politiques qu'il en eût pu recueillir ; et, traçant de sa main ses dernières pensées, qu'il suppose devoir être consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus délicats pour sa mémoire, que si c'était à refaire il le ferait encore. " Ce passage, quant à l'écrivain, a tous les caractères de la plus parfaite sincérité ; elle brille jusque dans la phrase où M. le comte de Las-Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un homme qui n'était pas coupable. Mais les théories du chef sont les subtilités à l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est inconciliable. En faisant la distinction du droit commun ou de la justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence , Napoléon semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne s'arrangeait pas ; il ne pouvait soumettre sa conscience de même qu'il avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supérieurs et aux petites gens lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vouloir faire passer pour l'oeuvre du génie, pour une vaste combinaison que le vulgaire ne peut comprendre. L'orgueil dit ces choses-là, et la sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un esprit dominateur cette sentence qu'il débitait dans sa componction de grand homme " Mon cher, voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas ! " Attendrissement vraiment philosophique ! Quelle impartialité ! comme elle justifie, en le mettant sur le compte du destin, le mal qui est venu de nous-mêmes ! on pense tout excuser maintenant lorsqu'on s'est écrié " Que voulez-vous ? c'était ma nature, c'était l'infirmité humaine. " Quand on a tué son père, on répète " Je suis fait comme cela ! " Et la foule reste là bouche béante, et l'on examine le crâne de cette puissance et l'on reconnaît qu'elle était faite comme cela . Et que m'importe que vous soyez fait comme cela ! Dois-je subir votre façon d'être ? Ce serait un beau chaos que le monde, si tous les hommes qui sont faits comme cela , venaient à vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses erreurs, on les divinise ; on fait un dogme de ses torts, on change en religion des sacrilèges, et l'on se croirait apostat de renoncer au culte de ses iniquités. Ce qu' il faut conclure de tout ce récit. - Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien. Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute la mort du duc d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté même où il s'était cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait les lois de la morale en négligeant, en dédaignant sa vraie force, c'est-à-dire, ses qualités supérieures dans l'ordre et l'équité. Tant qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les étrangers ennemis de la France, il fut victorieux ; il se trouva dépouillé de sa vigueur aussitôt qu'il entra dans les voies corrompues le cheveu coupé par Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles. En preuve de cette vérité, remarquez qu'au moment même de la mort du prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise fortune, détermina la chute de l'ordonnateur de la tragédie de Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l'arrestation du duc d'Enghien adressa des représentations vigoureuses contre la violation du territoire de l'Empire Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans le Moniteur, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul Ier. A Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour le jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait " Au duc d'Enghien quem devoravit bellua corsica. " Les deux puissants adversaires se réconcilièrent en apparence dans la suite ; mais la blessure mutuelle que la politique avait faite et que l'insulte élargit, leur resta au coeur Napoléon ne se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou ; Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris. La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine j'ai parlé de la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait à M. de Talleyrand l'effet qu'avait produit le meurtre du duc d'Enghien à la cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle de Vincennes arriva. " Je demeurais à Berlin, dit-elle, sur le quai de la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à huit heures, on m'éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand était à cheval sous mes fenêtres et me demandait de venir me parler. - Savez-vous, me dit-il, que le duc d'Enghien a été enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? - Quelle folie ! lui répondis-je ; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? En effet, je l'avoue, ma haine, quelque forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas jusqu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait. - Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis je vais vous envoyer le Moniteur , dans lequel vous lirez le jugement. Il partit à ces mots, et l'expression de sa physionomie présageait la vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, j'eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars 30 pluviôse, qui contenait un arrêt de mort prononcé par la commission militaire, séant à Vincennes, contre le nommé Louis d ' Enghien ! C'est ainsi que des Français désignaient le petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie Quand on abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance, que le retour des formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de Rocroi ? Ce Bonaparte qui en a gagné, des batailles, ne sait pas même les respecter ; il n'y a ni passé ni avenir pour lui ; son âme impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour l'opinion ; n'admet le respect que pour la force existante. Le prince Louis m'écrivait, en commençant son billet par ces mots - Le nommé Louis de Prusse, fait demander madame de Staël, etc. - Il sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, après cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme ? La nécessité, dira-t-on ? Il y a un sanctuaire de l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer ; s'il n'en était pas ainsi, que serait la vertu sur la terre ? Un amusement libéral qui ne conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés. " Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit en 1806. Frédéric-Guillaume, dans son manifeste du 9 octobre, dit " Les Allemands n'ont pas vengé la mort du duc d'Enghien ; mais jamais le souvenir de ce forfait ne s'effacera parmi eux. " Ces particularités historiques, peu remarquées, méritaient de l'être ; car elles expliquent des inimitiés dont on serait embarrassé de trouver ailleurs la cause première, et elles découvrent en même temps ces degrés par lesquels la Providence conduit la destinée d'un homme, pour arriver de la faute au châtiment. Un article du Mercure. Changement dans la vie de Bonaparte. Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut ni troublée par la peur, ni atteinte par la contagion, ni entraînée par les exemples ! La satisfaction que j'éprouve aujourd'hui de ce que je fis alors, me garantit que la conscience n'est point une chimère. Plus content que tous ces potentats, que toutes ces nations tombées aux pieds du glorieux soldat, je relis avec un orgueil pardonnable cette page qui m'est restée comme mon seul bien et que je ne dois qu'à moi. En 1807, le coeur encore ému du meurtre que je viens de raconter, j'écrivais ces lignes ; elles firent supprimer le Mercure et exposèrent de nouveau ma liberté. " Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés réclament encore des sacrifices ; le Dieu n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter ; les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un coeur généreux deux mille ans après notre vie ? " La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence il fut obligé d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il n'eut pas à sa disposition la force entière ; car il les faussait incessamment par sa gloire et par son génie. Il devint suspect ; il fit peur ; on perdit confiance en lui et dans sa destinée ; il fut contraint de voir, sinon de rechercher, des hommes qu'il n'aurait jamais vus et qui, par son action, se croyaient devenus ses égaux la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur reprocher, car il n'avait plus la liberté vertueuse du blâme. Ses grandes qualités restèrent les mêmes, mais ses bonnes inclinations s'altérèrent et ne soutinrent plus ses grandes qualités ; par la corruption de cette tache originelle sa nature se détériora. Dieu commanda à ses anges de déranger les harmonies de cet univers, d'en changer les lois, de l'incliner sur ses pôles " Les anges, dit Milton, poussèrent avec effort obliquement le centre du monde... le soleil reçut l'ordre de détourner ses rênes du chemin de l'équateur... Les vents déchirèrent les bois et bouleversèrent les mers. " They with labor push'd Oblique the centric globe ... the sun Was bid turn reins from th' equinoctial road ... winds ... rend the woods, and seas upturn. Abandon de Chantilly. Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumées comme l'ont été celles du duc d'Enghien ? Si j'avais été le maître, cette dernière victime dormirait encore sans honneurs dans le fossé du château de Vincennes. Cet excommunié eût été laissé, à l'instar de Raymond de Toulouse, dans un cercueil ouvert ; nulle main d'homme n'aurait osé dérober sous une planche la vue du témoin des jugements incompréhensibles et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d'Enghien et le tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant il n'y aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux bouts de la terre. Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeuré sur le sol étranger, ainsi que l'exilé des nations celui-ci a pris soin de rendre à celui-là sa patrie, un peu durement il est vrai ; mais sera-ce pour toujours ? La France tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution l'attestent n'est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé, dans son testament, déclare qu ' il n ' est pas sûr du pays qu ' il habitera le jour de sa mort . O Bossuet ! que n'auriez-vous point ajouté au chef-d'oeuvre de votre éloquence, si lorsque vous parliez sur le cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l'avenir ! C'est ici même, c'est à Chantilly qu'est né le duc d'Enghien Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly, dit l'arrêt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance la trace de ses pas s'est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, de Nordlingen, de Lens, de Senef, où est-il allé avec ses mains victorieuses et maintenant défaillantes ? Et ses descendants, le Condé de Johannisberg et de Berstheim ; et son fils, et son petits-fils, où sont-ils ? Ce château, ces jardins, ces jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit , que sont-ils devenus ? Des statues mutilées, des lions dont on restaure la griffe ou la mâchoire ; des trophées d'armes sculptés dans un mur croulant ; des écussons à fleurs de lis effacées ; des fondements de tourelles rasées ; quelques coursiers de marbre au-dessus des écuries vides que n'anime plus de ses hennissements le cheval de Rocroi ; près d'un manège une haute porte non achevée voilà ce qui reste des souvenirs d'une race héroïque ; un testament noué par un cordon a changé les possesseurs de l'héritage. A diverses reprises, la forêt entière est tombée sous la cognée. Des personnages des temps écoulés ont parcouru ces chasses aujourd'hui muettes, jadis retentissantes. Quel âge et quelles passions avaient-ils, lorsqu'ils s'arrêtaient au pied de ces chênes ? quelle chimère les occupait ? O mes inutiles Mémoires , je ne pourrais maintenant vous dire Qu'à Chantilly, Condé vous lise quelquefois ; Qu'Enghien en soit touché ! Hommes obscurs, que sommes-nous auprès de ces hommes fameux ? Nous disparaîtrons sans retour vous renaîtrez, oeillet de poète, qui reposez sur ma table auprès de ce papier, et dont j'ai cueilli la petite fleur attardée parmi les bruyères ; mais nous, nous ne revivrons pas avec la solitaire parfumée qui m'a distrait. 1. Année de ma vie, 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - Méréville. - 2. Madame de Coislin. - 3. Voyage à Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc. - 4. Retour à Lyon. - 5. Course à la Grande-Chartreuse. - 6. Mort de madame de Caud. Année de ma vie 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - Méréville. Désormais à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la protection de madame Bacciocchi de la colère de Bonaparte, je quittai mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de Miromesnil. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tolendal et madame Denain, sa mieux aimée , comme on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. de Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée c'était une illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant ma porte ; plus haut, la rue ou le chemin, montait à travers un terrain vague que l'on appelait la Butte-aux-Lapins . La Butte-aux-Lapins, semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc abandonné ; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait couvrir la France de prostituées et de débris. Je ne m'occupais de rien ; tout au plus m'entretenais-je dans le parc avec quelques lapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome, de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes sentiments ; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais et j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier. Pourtant ma démission avait accru ma renommée un peu de courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de l'ancienne société de madame de Beaumont m'introduisirent dans de nouveaux châteaux. M. de Tocqueville, beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan c'était partout des héritages d'échafaud. Là, je voyais croître mes neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels s'élevait Alexis, auteur de la Démocratie en Amérique . Il était plus gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Combourg. Est-ce la dernière renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes ? Alexis de Tocqueville a parcouru l'Amérique civilisée dont j'ai visité les forêts. Verneuil a changé de maître ; il est devenu possession de madame de Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta pour fille. Près de Mantes au Mesnil, était madame de Rosambo mon neveu, Louis de Chateaubriand, s'y maria dans la suite à mademoiselle d'Orglandes, nièce de madame de Rosambo celle-ci ne promène plus sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir ; elle a passé. Quand j'allais de Verneuil au Mesnil, je rencontrais Mezy sur la route madame de Mezy était le roman renfermé dans la vertu et la douleur maternelle. Du moins, si son enfant qui tomba d'une fenêtre et se brisa la tête, avait pu, comme les jeunes cailles que nous chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans l'Ile-Belle, île riante de la Seine Coturnix per stipulas pascens ! De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de Vintimille m'avait présenté à Méréville. Méréville était une oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les poètes gaulois appellent les doctes Fées . Ici les aventures de Blanca et de Velléda furent lues devant d'élégantes générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme des fleurs écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années. Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos dans ma rue de Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le Génie du Christianisme m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement dans ma tête aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cymodocée devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec les filles de mon imagination ; mais avant qu'elles soient sorties de l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités. Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil car la maison fut vendue. Je m'arrangeai avec madame là marquise de Coislin, qui me loua l'attique de son hôtel place Louis XV. Madame de Coislin. Madame de Coislin était une femme du plus grand air. Agée de près de quatre-vingts ans, ses yeux fiers et dominateurs avaient une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes lettres, et s'en faisait gloire ; elle avait passé à travers le siècle voltairien sans s'en douter ; si elle en avait conçu une idée quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est pas qu'elle parlât jamais de sa naissance ; elle était trop supérieure pour tomber dans ce ridicule elle savait très bien voir les petites gens sans déroger ; mais enfin, elle était née du premier marquis de France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en 1096 ; Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis IX ; de Jean II de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort dont on ne devait pas la rendre responsable ; elle était naturellement de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre elle ne pouvait rien à cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il avait plu au ciel de l'affliger. Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV ? elle ne me l'a jamais avoué elle convenait pourtant qu'elle en avait été fort aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la dernière rigueur. " Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait madame de Pompadour. - Ah ! sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me cacher dessous ! " Par un singulier hasard, j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise de Cuningham, à Londres ; elle l'avait reçue de George IV, et elle me la montrait avec une amusante simplicité. Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux marines de Vernet, que Louis le Bien-Aimé avait données à la noble dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre. Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par des oreillers ; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montées à l'ancienne façon descendaient sur les épaulettes de son manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des adresses de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles adresses madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées elle n'achetait point de papier, c'était la poste qui le lui fournissait. De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait arrangé les jeunes amours de Louis XV. Madame de Châteauroux et ses deux soeurs étaient cousines de madame de Coislin celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de Mailly repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui l'insultait, dans l'église Saint-Roch, par un nom grossier " Mon ami puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi. " Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit, entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d'une vermine d'écus qui s'attachait à sa peau ses gens la soulageaient. Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me rappelait l'avare Hermocrate, qui dictant son testament s'était institué son héritier. Elle donnait cependant à dîner par hasard ; mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, suivant elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas. Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy avec madame de Coislin et le marquis de Nesle ; le marquis courait en avant et faisait préparer d'excellents dîners. Madame de Coislin venait à la suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au départ, on lui présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne voulait entendre qu'aux cerises ; l'hôte lui soutenait que, soit que l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge était de payer le dîner. Madame de Coislin s'était fait un illuminisme à sa guise. Crédule et incrédule, le manque de foi la portait à se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré madame de Krüdner ; la mystérieuse Française n'était illuminée que sous bénéfice d'inventaire ; elle ne plut pas à la fervente Russe, laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdner dit passionnément à madame de Coislin " Madame, quel est votre confesseur intérieur ? - Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point mon confesseur intérieur ; je sais seulement que mon confesseur est dans l'intérieur de son confessionnal. " Sur ce, les deux dames ne se virent pas. Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska, fort pieuse, qui s'opposait à cette dangereuse innovation. Elle soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge de femme " Cela sent la parvenue, disait-elle ; nous autres, femmes de la cour, nous n'avions que deux chemises ; on les renouvelait quand elles étaient usées ; nous étions vêtues de robes de soie et nous n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant. " Madame Suard, qui demeurait rue Royale, avait un coq dont le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame de Coislin. Elle écrivit à madame Suard " Madame, faites couper le cou à votre coq. " Madame Suard renvoya le messager avec ce billet " Madame, j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à mon coq. " La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à madame de Chateaubriand " Ah ! mon coeur, dans quel temps nous vivons ! C'est pourtant cette fille de Pankoucke, la femme de ce membre de l'Académie, vous savez ? " M. Hénin, ancien commis des affaires étrangères, et ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un jour à madame de Coislin une description une amante en larmes et abandonnée, pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui dit de cet air sérieux qui la rendait si comique " Monsieur Hénin, ne pourriez-vous pas faire prendre un autre poisson à cette dame ? " Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, car il n'y avait rien dedans ; tout était dans la pantomime, l'accent et l'air de la conteuse jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue entre monsieur et madame Jacqueminot , dont la perfection passait tout. Lorsque dans la conversation entre les deux époux, madame Jacqueminot répliquait " Mais, monsieur Jacqueminot ! " ce nom était prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du tabac. Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses lunettes et dit en se mouchant " Il y a une épizootie sur les bêtes à couronne. " Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller ; que si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi, on ne mourrait point. " Je le crois, dit-elle ; mais j'ai peur d'avoir une distraction. " Elle expira. Je descendis le lendemain chez elle ; je trouvai monsieur et madame d'Avaray, sa soeur et son beau-frère assis devant la cheminée, une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son lit, les rideaux à demi fermés elle n'entendait plus le bruit de l'or qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles. Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles. Madame de Coislin m'avait montré ce qui restait de la cour de Louis XV, sous Bonaparte et après Louis XVI, comme madame d'Houdetot m'avait fait voir ce qui traînait encore, au dix-neuvième siècle, de la société philosophique. Voyage à Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc. Dans l'été de l'année 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand à Vichy, où madame de Coislin l'avait menée, comme je viens de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame de Sévigné avait devant et après elle , en 1677 ; depuis cent vingt et quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma soeur, madame de Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un court séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, afin de nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries politiques. On a recueilli dans mes oeuvres deux petits Voyages que je fis alors en Auvergne et au Mont-Blanc. Après trente-quatre ans d'absence, des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, à Clermont, la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est longtemps occupé des principes dont la race humaine jouit en communauté, a des amis, des frères et des soeurs dans toutes les familles car si l'homme est ingrat, l'humanité est reconnaissante. Pour ceux qui se sont liés avec vous par une bienveillante renommée, et qui ne vous ont jamais vu, vous êtes toujours le même ; vous avez toujours l'âge qu'ils vous ont donné ; leur attachement, qui n'est point dérangé par votre présence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu'ils aiment dans vos écrits. Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la sainte Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans leur boîte, en descendant de leurs rochers ; heureux s'ils la rapportent ! Hélas ! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en moi ; je n'étais qu'à quelques lieues de ce Mont-d'or, où elle était venue chercher la vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en 1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates, 1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la société autour de moi. Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes Thiers et Roanne. Cette route, alors peu fréquentée, suivait ça et là les rives du Lignon. L'auteur de l' Astrée , qui n'est pas un grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui vivent ; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge où elle paraît, a de puissance créatrice ! Il y a, du reste, quelque chose d'ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames et des chevaliers ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du roman Rousseau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé. A Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche ; il fit avec nous la course à Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu'il y eût la moindre affaire. A Genève, je ne fus point reçu à la porte de la ville par Clotilde, fiancée de Clovis M. de Barante, le père, était devenu préfet du Léman. J'allai voir à Coppet madame de Staël ; je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un moyen précieux d'indépendance et de bonheur je la blessai. Madame de Staël aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie ? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans recours, bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents avaient péri sur l'échafaud ? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que plus vif on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui ; ce qui afflige l'un fait la joie de l'autre ; les coeurs ont des secrets divers, incompréhensibles à d'autres coeurs. Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne. Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève, et nous partîmes pour Chamonix. Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser ; il n'en était rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion m'est restée. On lit dans le Voyage an Mont-Blanc un passage que je rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie aux événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui également passés. " Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l'oubli des troubles de la terre c'est lorsqu'on se retire loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n'est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages.... Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrême ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m'occuper chaque jour j'irais volontiers chercher sur le Thabor et le Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint les monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde. " Cette dernière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en effet l'année suivante, 1806. A notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à Coppet, nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de M. de Forbin qui survint et nous procura un mauvais dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude ; il promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait ; il ne touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un jour quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller jusqu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses yeux avaient une protectrice pitié ; j'étais pauvre, humble, peu sûr de ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le coeur des princesses. A Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin son dîner du Lac ; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce temps-ci, on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le matin dans la rue. Le noble gentilhomme, peintre au droit de la Révolution, commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en croquis, en grotesques, en caricatures. Les uns portent des moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres ; les autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis ; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l ' arc-en-ciel, comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux jusqu'au portrait du tyran qu'ils peignent, ils visent à former une espèce à part entre le singe et le satyre ; ils tiennent à faire comprendre que le secret de l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles. Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence fièrement accueillie et noblement supportée ; enfin, quelquefois par des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de la solitude ! Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au pied du fort de l'Ecluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et m'environnaient comme une bande de fantômes ; mes saisons brûlantes me revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide des formes aériennes houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence secrète me poussait aux régions de l'Aurore, où m'entraînaient d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me releva du voeu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie, elle surabondait de la sève de mon intelligence et l'art, triomphant dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les Pères de la Thébaïde appelaient des ascensions de coeur. Raphaël qu'on pardonne au blasphème de la similitude, Raphaël, devant la Transfiguration seulement ébauchée sur le chevalet n'aurait pas été plus électrisé par son chef-d'oeuvre que je ne l'étais par cet Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphère d'amour et de gloire. Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau, retourne quelquefois sur ses pas après m'avoir abandonné ; ainsi se renouvellent mes anciennes souffrances ; rien ne guérit en moi ; si mes blessures se ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles de ces crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait percer les veines quand le sang afflue au coeur ou monte à la tête. Mais de quoi parlé-je ? O Religion, où sont donc tes puissances, tes freins, tes baumes ! Est-ce que je n'écris pas toutes ces choses à d'innombrables années de l'heure ou je donnai le jour à René ? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis ! C'est grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point des lois communes ; pour lui, les années sont toujours jeunes " Or les jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance ; lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allés cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau fraîche, puisée dans le prochain ruisseau. " Retour à Lyon. De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert elles m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de septembre. Je lui répondis " Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne ; vous sentez que ma femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve c'est aussi une tête que celle-là, et depuis qu'elle est avec moi, je me trouve à la tête de deux têtes très difficiles à gouverner. Nous resterons à Lyon, où l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé de Bonneville est ici, de retour de Rome ; il se porte à merveille ; il est gai, il préchaille ; il ne pense plus à ses malheurs ; il vous embrasse et va vous écrire. Enfin tout le monde est dans la joie excepté moi ; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j'ai dîné avec M. Saget. " Ce M. Saget était la providence des chanoines ; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui à peu près par l'endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la Saône. " Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit délicieuse, hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé il avait fait très chaud ce jour là ; la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l'air était frais sans être froid ; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase livrant mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte, enfoncée dans un mur de terrasse le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m'endormis à son chant mon sommeil fut doux ; mon réveil le fut davantage. Il était grand jour mes yeux en s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. " Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et s'était lié avec mademoiselle Devienne. Elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au sérieux, croyant apparemment comme les Mexicains, que le monde avait déjà usé quatre soleils, et qu'au quatrième lequel nous éclaire aujourd'hui les hommes avaient été changés en magots. Il faisait les cornes au martyre de saint Pothin et de saint Irénée, au massacre des protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tandis qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers de Louise Labé il n'aurait pas perdu un coup de dent durant la dernière exécution de Lyon, sous la charte-vérité. Certains jours à Sainte-Foix, on étalait une certaine tête de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans le vin de Madère et rembourrée de choses exquises ; de jeunes paysannes très jolies servaient à table ; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget le coteau en était tout noir. Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions dans la ruine de ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maîtresses qui avaient pillé sa vie, " espèce de femmes, dit saint Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quae sic vivis ut possis adamari ". Course à la Grande-Chartreuse. Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe, nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous partîmes, précédés d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de la Grande-Chartreuse, nous franchîmes la porte de la vallée, et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous la surveillance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de mourir la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz. On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnées chacune d'un jardin et d'un atelier ; on y remarquait des établis de menuisier et des rouets de tourneur la main avait laissé tomber le ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des ritratti des doges ; lieux et souvenirs divers ! Plus haut, à quelque distance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur. Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal, jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et inventeur du sucré de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En descendant des forêts, j'étais occupé des anciens cénobites ; pendant des siècles, ils portèrent, avec un peu de terre dans le pan de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne tournâtes pas même la tête en passant ! Nous n'eûmes pas plus tôt atteint la porte de la vallée qu'un orage éclate ; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le tonnerre ; le guide lui criait " Recommandez votre âme à Dieu ! Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! " Nous arrivâmes à Voreppe au son du tocsin ; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait avec sa placidité inaltérable " Je suis comme un poisson dans l'eau. " Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe ; l'orage n'y était plus ; mais il m'en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M. Ballanche. Je le fais observer, car j'ai eu trop souvent, dans ces Mémoires , à remarquer les absents. De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville, mes promenades et mes regrets au bord de l'Yonne avec M. Joubert. Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat ; elles rappelaient les trois amies de ma grand-mère à Plancouët, à la différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises ? Elles parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard mon compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse ; elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour enchanteront l'avenir. Qui sait ? Elles écrivaient peut-être à leur seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux domino suo, imo patri, etc., qu'elles se sentaient honorées du nom d'amie, du nom de maîtresse ou de courtisane, concubinae vé scorti . " Au milieu de son sçavoir dit un docteur grave, je trouve Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna d'amour Héloïse, son escolière. " Mort de madame de Caud. Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil, lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma soeur ; peu s'en fallait qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le Ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait rien je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son génie jetait la plus vive lumière ; elle en était toute éclairée. Elle traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques madame de Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la sainte, et qu'allant par-delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai ces Mémoires en y déposant, comme des reliques, ces billets de madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie éternelle. 17 janvier. " Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins toute mon occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues réflexions sur ton caractère et ta manière d'être. Comme toi et moi nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête ! tant ma timidité et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force intérieure ! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus tendre remerciement de toutes les complaisances et de toutes les marques d'amitié que tu n'as cessé de me donner. Voilà la dernière lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes idées elles n'en restent pas moins tout entières en moi. " Sans date. " Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence de M. Chênedollé ? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à continuer ses visites ; je me résigne à ce que celle de mardi soit la dernière. Je ne veux point gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison ; je n'en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles idées ; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres ; je me livrerai à corps perdu à tous les événements de mon passage dans ce monde. Quelle pitié que l'attachement que je me porte ! Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux, bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservé ma vie sans tache voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est relevé vers Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et véritable place. " Ce jeudi. " Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit " Mais il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. " Pouvait-on frapper plus juste ? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idée de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie. " Sans date. " Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d'elle, je ne m'étais pas aperçue du besoin d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je possédais ce bien sans m'en douter. Mais depuis que nous avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant séparée de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son esprit dans la conversation de quelqu'un, je sens que mes idées me font mal lorsque je ne puis m'en débarrasser ; cela tient sûrement à ma mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à l'espèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me suis délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi ce sera humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. A tantôt, j'espère. " Sans date. " Sois tranquille, mon ami ; ma santé se rétablit à vue d'oeil. Je me demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin à l'étayer. Je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert. Adieu mon pauvre frère. " Sans date. " Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout simplement, au hasard, de t'écrire quelques pensées de Fénelon pour remplir mon engagement " - On est bien à l'étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour entrer dans l'immensité de Dieu. - Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en approchons tous les jours à grands pas. Encore un peu, et il n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons ce que nous aimons vit et ne mourra point. - Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un fonds d'agonie. " Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de t'écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai peut-être davantage. Bon soir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire que mon coeur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée. Bonjour, mon ami. Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je crains que mon coeur ne s'en soit trop mêlé. " Sans date. " Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier à te corriger ? Les Blossac m'ont confié dans le plus grand secret une romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans toute leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-vous que je suis ta soeur, qu'il m'est un peu permis d'abuser de vos richesses. " " Saint-Michel. " Je ne te dirai plus Ne viens plus me voir, - parce que n'ayant désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence m'est essentielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures ; je compte être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas, qui ont pour moi l'effet d'objets qui, ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer, quoiqu'on les vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela ; de ce moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer entièrement, irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait prendre à moi ; je ne suis pas assez folle pour cela. " " Saint-Michel. " Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir si près de moi ; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre. J'éprouve quelquefois une grande répugnance de coeur à boire mon calice. Comment ce coeur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins ; je suis bien mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées m'entraînent ; je ne m'occupe presque plus de Dieu et je me borne à lui dire cent fois par jour - Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car mon esprit tombe dans la défaillance. " Sans date. " Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir. Veuille, mon frère, donner un seul coup d'oeil sur les premiers moments de notre existence ; rappelle-toi que souvent nous avons été assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même sein ; que déjà tu donnais des larmes aux miennes ; que dès les premiers jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t'avoue ingénuement, mon frère, que c'est pour me faire revivre davantage dans ton coeur. Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces demeures, je n'ai eu d'inquiétude que sur ton sort ; sans cesse j'interrogeais sur toi les pressentiments de mon coeur. Lorsque j'eus la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la seule pensée de notre réunion m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds sans retour l'espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est que parce que je dispute encore avec elle, que j'éprouve de si cruels déchirements ; mais quand je me serai soumise à mon sort,... Et quel sort ! où sont mes amis, mes protecteurs et mes richesses ! A qui importe mon existence, cette existence délaissée de tous, et qui pèse toute entière sur elle-même ? Mon Dieu ! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir ? Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur ma destinée. Mais pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations ; laisse-moi croire que ma présence t'est douce. Crois que parmi les coeurs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincérité et de la tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennui ? Tu sais que ce n'est pas moi qui t'ai proposé l'aimable distraction d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser ; mais si tu as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise ? Je n'ai point de courage contre tes politesses. Autrefois, tu me distinguais un peu plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je t'ai écrit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul mot de ce que contient cette lettre. " Cette lettre si poignante et toute admirable est la dernière que je reçus ; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel ; ma soeur se promenait dans le jardin avec madame de Navarre ; elle rentra quand on lui fit savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idées et elle avait par intervalles un léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui me déchiraient le coeur, de ne plus penser que je pouvais jamais être fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux dans un logement isolé, du côté du Jardin-des-Plantes, là où elle pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie sa femme de chambre, je lui donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me demanda ce que je comptais faire cet été je lui dis que j'irais à Vichy rejoindre ma femme ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait même renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai ; elle était plus tranquille. Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était affectueuse ; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les fragments si beaux dans le troisième livre de ces Mémoires . J'encourageai au travail le grand poète ; elle m'embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit sur le palier de l'escalier s'appuya sur la rampe et me regarda tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et, levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait toujours " Adieu, chère soeur ! à bientôt ! soigne-toi bien. Ecris-moi à Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu consentiras à vivre avec nous. " Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain ; je lui donnai des ordres et de l'argent pour qu'il baissât secrètement les prix de toutes les choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir au courant de tout et de ne pas manquer de me mander de revenir, en cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé de madame de Caud ; mais Saint-Germain oubliait de me parler de la nouvelle demeure et des nouveaux arrangements de ma soeur. J'avais commencé à écrire à celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout à coup dangereusement malade j'étais au bord de son lit quand on m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain ; je l'ouvris une ligne foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile. J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon sort et de la destinée de ma soeur que ses cendres fussent jetées au ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort ; je n'y avais aucun parent ; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je ne pus courir à des restes sacrés ; des ordres transmis de loin arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile était ignorée et n'avait pas un ami ; elle n'était connue que du vieux serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eut été chargé de lier les deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me permissent de la ramener à Paris. Ma soeur fut enterrée parmi les pauvres dans quel cimetière fut-elle déposée ? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel ? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma soeur, à quoi cela me servirait-il ? Retrouverais-je le même gardien de l'enclos funèbre ? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette ? Les mains rudes qui touchèrent les dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir ? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée ? ne pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile soit à jamais perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur ; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaître ma soeur, et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon coeur elle n'en sortira que quand j'aurai cessé de vivre. Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle ! Que m'importaient, au moment où je perdais ma soeur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des trônes et le changement de la face du monde ? La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme c'était mon enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants ils ne s'écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement ; ils appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire ou au berceau de l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous voulons être regrettés la hauteur du génie et les qualités supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer dans la consolation de madame de Chateaubriand. 1. Années de ma vie, 1805 et 1806. - Je reviens à Paris. - Je pars pour le Levant. - 2. Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui portait des pèlerins grecs en Syrie. - 3. De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. - 4. Réflexions sur mon voyage. - Mort de Julien. - 5. Années 1807, 1808, 1809 et 1810. - Article du Mercure du mois de juin 1807. - J'achète la Vallée-aux-Loups et je m'y retire. - 6. Les Martyrs . - 7. Armand de Chateaubriand. - 8. Années 1811, 1812 1813, 1814. - Publication de l' Itinéraire . - Lettre du cardinal de Beausset. - Mort de Chénier. - Je suis reçu membre de l'Institut. - Affaire de mon discours. - 9. Prix décennaux. - L' Essai sur les Révolutions . - Les Natchez . Paris, 1839. Revu en décembre 1846. Années de ma vie, 1805 et 1806. - Je reviens à Paris. - Je pars pour le levant. Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le Jardin-des-Plantes, j'eus le coeur navré encore une compagne de ma vie laissée sur la route ! Nous rentrâmes à l'hôtel de Coislin, et, bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent passer les soirées chez moi, j'étais travaillé de tant de souvenirs et de pensées, que je n'en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers objets qui m'avaient quitté, comme un marin étranger dont l'engagement est expiré et qui n'a ni foyers ni patrie je frappais du pied la rive ; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan pour me rafraîchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à Solyme, j'étais impatient d'aller mêler mes délaissements aux ruines d'Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine. J'allai voir ma famille en Bretagne, et, de retour à Paris, je partis pour Trieste le 13 juillet 1806 madame de Chateaubriand m'accompagna jusqu'à Venise, où M. Ballanche la vint rejoindre. Ma vie étant exposée heure par heure dans l' Itinéraire , je n'aurais plus rien à dire ici, s'il ne me restait quelques lettres inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon domestique et compagnon, a, de son côté, fait son Itinéraire auprès du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu'il met à ma disposition servira de contrôle à ma narration je serai Cook, il sera Clerke. Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé dans l'ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler le premier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi de Modon à Smyrne. Itinéraire de Julien. " Nous nous sommes embarqués le vendredi 1er août ; mais, le vent n'étant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restés jusqu'au lendemain à la pointe du jour. Alors le pilote du port est venu nous prévenir qu'il pouvait nous en sortir. Comme je n'avais jamais été sur mer, je m'étais fait une idée exagérée du danger, car je n'en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisième, il s'éleva une tempête ; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous assaillit et grossit la mer d'une force effrayante. Notre équipage n'était composé que de huit matelots, d'un capitaine, d'un officier, d'un pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mîmes tous à aider aux matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie dont nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos habits pour agir plus librement. Ce travail m'occupait et me faisait oublier le danger qui, à la vérité, est plus effrayant par l'idée qu'on s'en forme qu'il ne l'est réellement. Pendant deux jours, les orages se sont succédé, ce qui m'a aguerri dans mes premiers jours de navigation ; je n'étais aucunement incommodé. Monsieur craignait que je ne fusse malade en mer ; lorsque le calme fut rétabli, il me dit " Me voilà rassuré sur votre santé ; puisque vous avez bien supporté ces deux jours d'orage, vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps. " C'est ce qui n'a pas eu lieu dans le reste de notre trajet jusqu'à Smyrne. Le 10, qui était un dimanche, Monsieur a fait aborder près d'une ville turque nommée Modon, où il a débarqué pour aller en Grèce. Dans les passagers qui étaient avec nous, il y avait deux Milanais, qui allaient à Smyrne, pour faire leur état de ferblantier et fondeur d'étain. Dans les deux il y en avait un, nommé Joseph, qui parlait assez bien la langue turque, à qui Monsieur proposa de venir avec lui comme domestique interprète, et dont il fait mention dans son Itinéraire . Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que de quelques jours, qu'il rejoindrait le bâtiment à une île où nous devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu'il nous attendrait dans cette île, s'il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage de Sparte et d ' Athènes , il me laissa à bord pour continuer ma route jusqu'à Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre de recommandation près le consul français, pour le cas où il ne nous rejoindrait pas ; c'est ce qui est arrivé. Le quatrième jour, nous sommes arrivés à l'île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et Monsieur n'y était pas. Nous avons passé la nuit et l'avons attendu jusqu'à sept heures du matin. Le capitaine est retourné à terre pour prévenir qu'il était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu'il était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui cherchait à nous approcher, il était urgent de se mettre promptement en défense. Il fit charger ses quatre pièces de canon et monter sur le pont ses fusils, pistolets et armes blanches ; mais, comme le vent nous était avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes arrivés un lundi 18, à sept heures du soir, dans le port de Smyrne. " Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio je trouvai Julien à Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mémoire, la Grèce comme un de ces cercles éclatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les veux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des muses. Quand retrouverai-je le thym de l'Hymète, les lauriers-roses des bords de l'Eurotas ? Un des hommes que j'ai laissés avec le plus d'envie sur des rives étrangères, c'est le douanier turc du Pirée il vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur des îles bleuâtres, des promontoires brillants, des mers dorées. Là, je n'entendais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de Thémistocle, et le murmure des lointains souvenirs au silence des débris de Sparte, la gloire même était muette. J'abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pauvre drogman Joseph, le Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d'abord aller à Troie, par piété poétique ; une chute de cheval m'attendait au début de ma route ; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J'ai rappelé cet accident dans mon Itinéraire ; Julien le raconte aussi, et il fait, à propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie l'exactitude. Itinéraire de Julien. " Monsieur, qui s'était endormi sur son cheval, est tombé sans se réveiller. Aussitôt son cheval s'est arrêté, ainsi que le mien qui le suivait. Je mis de suite pied à terre pour en savoir la cause, car il m'était impossible de la voir à la distance d'une toise. Je vois Monsieur à moitié endormi à côté de son cheval, et tout étonné de se trouver à terre ; il m'a assuré qu'il ne s'était pas blessé. Son cheval n'a pas cherché à s'éloigner, ce qui aurait été dangereux, car des précipices se trouvaient très près du lieu où nous étions. " Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j'eus avec mon guide la dispute qu'on lit dans l' Itinéraire . Voici le récit de Julien " Nous sommes partis de très bonne heure de ce village, après avoir remonté notre cantine. A peu de distance du village, je fus très étonné de voir Monsieur en colère contre notre conducteur ; je lui en demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il était convenu avec le conducteur, à Smyrne, qu'il le mènerait dans les plaines de Troie, chemin faisant, et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant que ces plaines étaient infestées de brigands. Monsieur n'en voulait rien croire et n'écoutait personne. Comme je voyais qu'il s'emportait de plus en plus, je fis signe au conducteur de venir près de l'interprète et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui avait dit des dangers qu'il y avait à courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter. Le conducteur dit à l'interprète, qu'on lui avait assuré qu'il fallait être en très grand nombre pour n'être pas attaqué le janissaire me dit la même chose. Alors j'allai trouver Monsieur et lui répétai ce qu'ils m'avaient dit tous trois, et, de plus, que nous trouverions à une journée de marche un petit village où il y avait une espèce de consul qui pourrait nous instruire de la vérité. D'après ce rapport, Monsieur se calma et nous continuâmes notre route jusqu'à cet endroit. Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui dit tous les dangers qu'il courait, s'il persistait à vouloir aller en si petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a été obligé de renoncer à son projet, et nous continuâmes notre route pour Constantinople. " J'arrive à Constantinople. Mon itinéraire. " L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches, ni presque point de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières, sans murs et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès les colombes font leurs nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux, dont ils sont environnés ; on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux ; ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire égorge. Au milieu des prisons et des bagnes, s'élève un sérail, capitole de la servitude c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. " Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues Itinéraire de Julien. " L'intérieur de Constantinople est très désagréable par sa pente vers le canal et le port ; on est obligé de mettre dans toutes les rues qui descendent dans cette direction rues fort mal pavées des retraites très près les unes des autres, pour retenir les terres que l'eau entraînerait. Il y a peu de voitures les Turcs font beaucoup plus usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le quartier français quelques chaises à porteurs pour les dames. Il y a aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des marchandises. On voit également des porte-faix, qui sont des Turcs ayant de très gros et longs bâtons ; ils peuvent se mettre cinq ou six à chaque bout et portent des charges énormes d'un pas régulier ; un seul homme porte aussi de très lourds fardeaux. Ils ont une espèce de crochet qui leur prend depuis les épaules jusqu'aux reins, et, avec une remarquable adresse d'équilibre, ils portent tous les paquets sans être attachés. epuis Constantinople jusqu'à Jérusalem. Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui portait des pèlerins grecs en Syrie. Mon itinéraire. " Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards. " On voyait autant de nattes rangées en ordre des deux côtés de l'entre-pont. Dans cette espèce de république, chacun faisait son ménage à volonté les femmes soignaient leurs enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait " Jérusalem ! " en me montrant le midi ; et je répondais " Jérusalem ! " Enfin, sans la peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde ; mais, au moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient Christos, Kyrie eleison ! L'orage passé, nous reprenions notre audace. " Ici, je suis battu par Julien Itinéraire de Julien. " Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jaffa, qui eut lieu le jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarqués sur un bâtiment grec, où il y avait au moins, tant hommes que femmes et enfants cent cinquante Grecs qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, ce qui causait beaucoup d'embarras dans le bâtiment. " Nous avions, de même que les autres passagers, nos provisions de bouche et nos ustensiles de cuisine, que j'avais achetés à Constantinople. J'avais, en outre, une autre provision assez complète que M. l'ambasssadeur nous avait donnée, composée de très beaux biscuits, jambons, saucissons, cervelas ; vins de différentes sortes, rhum, sucre, citrons, jusqu'à du vin de quinquina contre la fièvre. Je me trouvais donc pourvu, d'une provision très abondante, que je ménageais et ne consommais qu'avec une grande économie, sachant que nous n'avions pas que ce trajet à faire tout était serré où aucun passager ne pouvait aller. " Notre trajet, qui n'a été que de treize jours, m'a paru très long par toutes sortes de désagréments et de malpropretés sur le bâtiment. Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les femmes et les enfants étaient malades, vomissaient partout, au point que nous étions obligés d'abandonner notre chambre et de coucher sur le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodément qu'ailleurs, ayant pris le parti d'attendre que tous nos Grecs aient fini leur tripotage. " Je passe le détroit des Dardanelles ; je touche à Rhodes, et je prends un pilote pour la côte de Syrie. - Un calme nous arrête sous le continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap Chélidonia. - Nous restons deux jours en mer, sans savoir où nous étions. Mon itinéraire. " Le temps était si beau et l'air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. J'avais disputé un point du gaillard d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en grommelant. C'était là que je dormais le 30 de septembre, à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix j'ouvris les yeux, et j'aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du vaisseau. Je demandai ce que c'était ; on me cria Signor, il Carmelo ! le Carmel ! Le vent s'était levé la veille à huit heures du soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m'enquérant de la montagne sacrée. Chacun s'empressait de me la montrer de la main ; mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d'auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l'apparition de la Terre-Sainte ; le chef des papas priait à haute voix on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps en temps, un cri s'élevait de la proue quand on revoyait le Carmel. J'aperçus enfin moi-même, cette montagne, comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de joie et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde. ... " Le vent nous manqua à midi ; il se leva de nouveau à quatre heures ; mais, par l'ignorance du pilote, nous dépassâmes le but... A deux heures de l'après-midi nous revîmes Jaffa. " Un bateau se détacha de la terre avec trois religieux. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un caïque. " Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène assez plaisante mon domestique était vêtu d'une redingote blanchâtre ; le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportèrent en triomphe, malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d'un mendiant déguenillé. " Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène Itinéraire de Julien. " Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est de voir venir six Arabes pour me porter à terre, tandis qu'il n'y en avait que deux pour Monsieur, ce qui l'amusait beaucoup de me voir porter comme une châsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de Monsieur ; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne était blanchâtre, avec des boutons de métal blanc qui jetaient assez d'éclat par le soleil qu'il faisait ; c'est ce qui a pu, sans doute, leur causer cette méprise. " Nous sommes entrés le mercredi Ier octobre chez les religieux de Jaffa, qui sont de l'ordre des Cordeliers, parlant latin et italien, mais très peu français. Ils nous ont très bien reçus et ont fait tout leur possible pour nous procurer tout ce qui nous était nécessaire. " J'arrive à Jérusalem. - Par le conseil des Pères du couvent, je traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain. - Après m'être arrêté au couvent de Bethléem, je pars avec une escorte d'Arabes ; je m'arrête à Saint-Saba. - A minuit, je me trouve au bord de la mer Morte. Mon itinéraire. " Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui saisit le coeur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l'espace s'étend sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles le soleil brûlant, l'aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l'Ecriture sont là. Chaque nom renferme un mystère ; chaque grotte déclare l'avenir ; chaque sommet retentit des accents d'un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts, attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osé rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Eternel. Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain. " Itinéraire de Julien. " Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger, ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux de Jérusalem nous avaient donnée. Après notre collation faite, nos Arabes allèrent à une certaine distance de nous, pour écouter, l'oreille sur terre, s'ils entendaient quelque bruit ; nous ayant assuré que nous pouvions être tranquilles, alors chacun s'est abandonné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, j'avais fait un très bon somme, quand Monsieur vint me réveiller, à cinq heures du matin, pour faire préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà empli une bouteille de fer-blanc, tenant environ trois chopines, de l'eau de la mer Morte pour rapporter à Paris. " Mon itinéraire. " Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'à mon grand étonnement, je voyais s'élever du milieu d'un sol stérile. Tout à coup, les Bethléémites s'arrêtèrent et me montrèrent de la main, au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans pouvoir dire ce que c'était j'entrevoyais comme une espèce de sable en mouvement sur l'immobilité du sol. Je m'approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de l'arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec lenteur une onde épaisse c'était le Jourdain... " Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain. Je n'osai les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait toujours. " Itinéraire de Julien. " Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures du matin, par des sables où nos chevaux entraient jusqu'aux genoux, et par des fossés qu'ils avaient peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu'à dix heures, et, pour nous délasser, nous nous sommes baignés très commodément par l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il aurait été très facile de passer de l'autre côté à la nage, n'ayant de largeur, à l'endroit nous étions, qu'environ 40 toises ; mais il n'eût pas été prudent de le faire, car il y avait des Arabes qui cherchaient à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunissent en très grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de fer-blanc d'eau du Jourdain. " Nous rentrâmes dans Jérusalem Julien n'est pas beaucoup frappé des Saints Lieux ; en vrai philosophe, il est sec " Le Calvaire, dit-il, est dans la même église, sur une hauteur, semblable à beaucoup d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, et d'où l'on ne voit au loin que des terres en friche, et pour tous bois des broussailles et arbustes rongés par les animaux. La vallée de Josaphat se trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et ressemble à un fossé de rempart. " Je quittai Jérusalem, j'arrivai à Jaffa, et je m'embarquai pour Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie " Il y a ", dit-il, " des juifs, qui font l'agiotage comme partout où ils sont. A une demi-lieue de la ville, il y a la colonne de Pompée, qui est en granit rougeâtre, montée sur un massif de pierres de tailles. " Mon itinéraire. " Le 23 novembre, à midi, le vent étant devenu favorable, je me rendis à bord du vaisseau. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous nous promîmes amitié et souvenance j'acquitte aujourd'hui ma dette. " Nous levâmes l'ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port. Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à l'horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à l'occident. " Le Ier décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra le chemin. Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions des Martyrs . La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempête ne sont pas stériles ; l'incertitude de notre avenir donne aux objets leur véritable prix la terre, contemplée du milieu d'une mer orageuse, ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir. " Itinéraire de Julien. " Après notre sortie du port d'Alexandrie, nous avons été assez bien pendant les premiers jours, mais cela n'a pas duré, car nous avons toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet. Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et quatre matelots. Quand nous voyions, à la fin du jour, que nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours à en donner à notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j'en servais à Monsieur, à l'officier et à moi ; mais nous ne prenions pas cela aussi tranquillement que dans un café. Cet officier avait beaucoup plus d'usage que le capitaine ; il parlait très bien français, ce qui nous a été très agréable dans notre trajet. " Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les îles Kerkeni. Mon itinéraire. " Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la veille de Noël ; mais le jour de Noël même, le vent, se rangeant à l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journée du 28. " Nous jetâmes l'ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit jours à l'ancre dans la petite Syrte où je vis commencer l'année 1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues ! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon enfance où je recevais avec un coeur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels ! Comme ce premier jour de l'année était attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de la mer, à la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour moi, sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité ! Ce jour, né du sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des cheveux blancs. " Julien est exposé à la même destinée, et il me reprend d'une de ces impatiences dont heureusement je me suis corrigé. Itinéraire de Julien. " Nous étions très près de l'île de Malte et nous avions à craindre d'être aperçus par quelque bâtiment anglais qui aurait pu nous forcer d'entrer dans le port ; mais aucun n'est venu à notre rencontre. Notre équipage se trouvait très fatigué et le vent continuait à ne pas nous être favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé Kerkeni, duquel nous n'étions pas éloignés, fit voile dessus, sans en prévenir Monsieur, lequel voyant que nous approchions de ce mouillage, s'est fâché de ce qu'il n'avait pas été consulté, disant au capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant supporté de plus mauvais temps. Mais nous étions trop avancés pour reprendre notre route, et, d'ailleurs, la prudence du capitaine a été fort approuvée, car cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la mer très mauvaise. Ayant été obligés de rester vingt-quatre heures de plus que notre prévision dans le mouillage, Monsieur en marquait vivement son mécontentement au capitaine, malgré les justes raisons que celui-ci lui donnait. " Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout à coup, le vent devint si violent que nous fûmes obligés de nous mettre au large, et nous restâmes trois semaines sans pouvoir aborder ce port. C'est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au capitaine d'avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait le persuader qu'il nous serait arrivé plus grand malheur, si le capitaine eut été moins prévoyant. Le malheur que je voyais était de voir nos provisions baisser sans savoir quand nous arriverions. " Je foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame Devoise l'hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître mon hôte ; il parle aussi de la campagne et des juifs " Ils prient et pleurent ", dit-il. Un brick de guerre américain m'ayant donné passage à son bord, je traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. " Chemin faisant, dit Julien, je demandai à Monsieur s'il avait pris l'or qu'il avait mis dans le secrétaire de la chambre où il couchait ; il me dit qu'il l'avait oublié, et je fus obligé de retourner à Tunis. " L'argent ne peut jamais me demeurer dans la cervelle. Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetâmes l'ancre en face les débris de la cité d'Annibal. Je les regardais du bord sans pouvoir deviner ce que c'était. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à peine du sol qui les portait c'était Carthage. Je la visitai avant de m'embarquer pour l'Europe. Mon itinéraire. " Du sommet de Byrsa, l'oeil embrasse les ruines de Carthage qui sont plus nombreuses qu'on ne le pense généralement elles ressemblent à celles de Sparte n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de février ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées ; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal ; je contemplais les vastes plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de César ; mes yeux voulaient reconnaître l'emplacement du palais d'Utique. Hélas ! les débris du palais de Tibère existent encore à Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de Caton ! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures passaient tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait, pour dernier tableau, saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. " Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l'Afrique à Carthage. Itinéraire de Julien. " Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans les ruines de Carthage où il se trouve encore quelques fondations à rase terre ; qui prouvent la solidité des monuments de l'antiquité. Il y a aussi comme des distributions de bains qui sont submergés par la mer. Il existe encore de très belles citernes ; on en voyait d'autres qui étaient comblées. Le peu d'habitants qui occupent ces contrées cultivent les terres qui leur sont nécessaires. Ils ramassent différents marbres et pierres, ainsi que des médailles qu'ils vendent aux voyageurs comme antiques Monsieur en a acheté pour rapporter en France. De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de Gibraltar ; d'Algésiras, il arrive promptement à Cadix, et de Cadix à Grenade. Indifférent à Blanca , il remarque seulement que l ' Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d ' une hauteur immense . Mon Itinéraire n'entre pas dans beaucoup plus de détails sur Grenade ; je me contente de dire " L'Alhambra me parut digne d'être remarqué, même après les temples de Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à celle de Sparte on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays. " C'est dans le Dernier des Abencérages que j'ai décrit l'Alhambra. L'Alhambra, le Généralife, le Monte-Santo se sont gravés dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l'aube du jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me sens encore assez de nature pour peindre la Vega ; mais je n'oserais le tenter, de peur de l' archevêque de Grenade . Pendant mon séjour dans la ville des sultanes, un guitariste, chassé par un tremblement de terre d'un village que je venais de traverser, s'était donné à moi. Sourd comme un pot, il me suivait partout quand je m'asseyais sur une ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en s'accompagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-être pas composé la symphonie de la Création , mais sa poitrine brunie se montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand besoin d'écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning " Vénérable Eléonore, ma très chère amie, je voudrais bien être assez heureux pour posséder une veste de poil de lapin tricotée par vous. " Je traversai d'un bout à l'autre cette Espagne où, seize années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l'anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourbon l'honneur de nos armes fut rétabli, et j'aurais sauvé la Légitimité, si la Légitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée. Julien ne me lâche pas qu'il ne m'ait ramené sur la place Louis XV, le 5 juin 1807, à trois heures après-midi. De Grenade, il me conduit à Aranjuez, à Madrid, à l'Escurial, d'où il saute à Bayonne. " Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau, Tarbes, Barèges et Bordeaux, où nous sommes arrivés le 18, très fatigués, avec chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes repartis le 19, et nous avons passé à Angoulême et à Tours, et nous sommes arrivés le 28 à Blois, où nous avons couché. Le 31, nous avons continué notre route jusqu'à Orléans, et ensuite nous avons fait notre dernier coucher à Angerville. " J'étais là, à une poste d'un château dont mon long voyage ne m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Amide, où étaient-ils ? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j'ai aperçu du grand chemin la colonne de Méréville ; ainsi que la colonne de Pompée, elle m'annonçait le désert comme mes fortunes de mer, tout a changé. J'arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi j'avais devancé ma vie. Tout insignifiants que sont ces billets, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui représentent des lieux qu'on a visités. Ces billets datés de Modon, d'Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constantinople ; de Jaffa, de Jérusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos ; ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes d'encre, apportées par tous les vents, m'intéressent. Il n'y a pas jusqu'à mes firmans que je ne me plaise à dérouler j'en touche avec plaisir le vélin, j'en suis l'élégante calligraphie et je m'ébahis à la pompe du style. J'étais donc un bien grand personnage. Nous sommes de bien pauvres diables, avec nos lettres à trois sous et nos passeports à quarante, auprès de ces seigneurs du turban ! Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi, à qui de droit, mon firman pour Athènes " Hommes de loi des bourgs de Misitra Sparte et d'Argos, cadis, nababs, effendis, de qui puisse la sagesse s'augmenter encore ; honneur de vos pairs et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit votre maître, qui le remplacez dans chacune de vos juridictions, gens en place et gens d'affaires, dont le crédit ne peut que croître. " Nous vous mandons qu'entre les nobles de France, un noble particulièrement de Paris, muni de cet ordre, accompagné d'un janissaire armé et d'un domestique pour son escorte, a sollicité la permission et expliqué son intention de passer par quelques-uns des lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre à Athènes, qui est un isthme hors de là, séparé de vos juridictions. " Vous donc, effendis, vaïvodes et tous autres désignés ci-dessus, quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions, vous aurez le plus grand soin qu'on s'acquitte envers lui des égards et de tous les détails dont l'amitié fait une loi, etc., etc. " An 1221 de l'hégire. " Mon passeport de Constantinople pour Jérusalem porte " Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds Jérusalem, Schérif très excellent effendi " Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée sur son tribunal auguste, agrée nos bénédictions sincères et nos salutations affectueuses. " Nous vous mandons qu'un personnage noble, de la cour de France, nommé François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous, pour accomplir le saint pèlerinage des chrétiens. " Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et des gendarmes qui visitent son passeport ? on peut lire également dans ces firmans les révolutions des peuples combien de laissez-passer a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu'un esclave tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c'est-à-dire à un magistrat de Sparte ; pour qu'un musulman recommandât un chrétien au cadi de Kouds, c'est-à-dire de Jérusalem ! L' Itinéraire est entré dans les éléments qui composent ma vie. Quand je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en diligence, le merveilleux s'est évanoui ; il ne m'est guère resté en propre que Tunis on s'est moins dirigé de ce côté, et l'on convient que j'ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette honorable lettre le prouve " Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du terrain ; il a été levé trigonométriquement sur une base de 1 500 mètres, il s'appuie sur des observations barométriques faites avec des baromètres correspondants. C'est un travail de dix ans de précision et de patience ; il confirme vos opinions sur la position des ports de Byrsa. " J'ai repris avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j'ai déterminé, je crois, l'enceinte extérieure et les autres parties du Cothon, de Byrsa et de Mégara, etc., etc. Je vous rends la justice qui vous est due à tant de titres. " Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre génie avec ma trigonométrie et ma lourde érudition, je serai chez vous au premier signe de votre part. Si nous vous suivons, mon père et moi, dans la littérature, longissimo intervallo , au moins nous aurons tâché de vous imiter pour la noble indépendance dont vous donnez à la France un si beau modèle. " J'ai l'honneur d'être, et je m'en vante, votre franc admirateur, " Dureau de La Malle. " Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me faire un nom en géographie. Dorénavant, si j'avais encore la manie de faire parler de moi, je ne sais où je pourrais courir, afin d'attirer l'attention du public peut-être reprendrais-je mon ancien projet de la découverte du passage au pôle nord ; peut-être remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et droite des bois qui défendent l'accès de l'Himalaya ; lorsque, parvenu au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je découvrirais l'amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles ; lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l'évêque anglican de Calcutta le nom des autres montagnes de l'est, ils me répondraient qu'elles bordent l'empire chinois. A la bonne heure ! mais revenir des Pyramides, c'est comme si vous reveniez de Montlhéry. A ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des environs de Saint-Denis en France, m'a écrit pour me demander si Pontoise ne ressemblait pas à Jérusalem. La page qui termine l' Itinéraire semble être écrite en ce moment même, tant elle reproduit mes sentiments actuels. " Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à l'étude au milieu de tous les hasards et de tous les chagrins ; diversa exilia et desertas quaerere terras un grand nombre de feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots ; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence... Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit ; je sais que les lettres dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas, j'ai assez écrit si mon nom doit vivre ; beaucoup trop s'il doit mourir. " Il est possible que mon Itinéraire demeure comme un manuel à l'usage des juifs-errants de ma sorte j'ai marque scrupuleusement les étapes et tracé une carte routière. Tous les voyageurs, à Jérusalem, m'ont écrit pour me féliciter et me remercier de mon exactitude ; j'en citerai un témoignage " Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quelques semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de Saint-Laumer ; en vous apportant une lettre d'Abou-Gosch, nous venions vous dire combien on trouvait de nouveaux mérites à votre Itinéraire en le lisant sur les lieux, et comme on appréciait jusqu'à son titre même, tout humble et tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant justifié à chaque pas par l'exactitude scrupuleuse des descriptions, fidèles encore aujourd'hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins, seul changement de ces contrées, etc. " Jules Folentlot. " " Rue Caumartin, n° 23. " Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire ; je suis de la race des Celtes et des tortues, race pédestre ; non du sang des Tartares et des oiseaux, races pourvues de chevaux et d'ailes. La Religion, il est vrai, me ravit souvent dans ses bras ; mais quand elle me remet à terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour déjeuner de mon olive et de mon pain bis. Si je suis moult allé en bois, comme font volontiers les François , je n'ai, cependant, jamais aimé le changement pour le changement ; la route m'ennuie j'aime seulement le voyage à cause de l'indépendance qu'il me donne, comme j'incline vers la campagne, non pour la campagne, mais pour la solitude. " Tout ciel m'est un, dit Montaigne, vivons entre les nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus. " Il me reste aussi de ces pays d'orient quelques autres lettres, parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des pères de la Terre-Sainte, des consuls et des familles, me supposant devenu puissant sous la Restauration, ont réclamé, auprès de moi, les droits de l'hospitalité de loin, on se trompe et l'on croit ce qui semble juste. M. Gaspari m'écrivit, en 1816, pour solliciter ma protection en faveur de son fils ; sa lettre est adressée A monsieur le vicomte de Chateaubriand, grand-maître de l ' Université royale, à Paris . M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et m'apprenant des nouvelles de son univers, me mande d'Alexandrie " Depuis votre départ, le pays n'est pas amélioré, quoique la tranquillité règne. Quoique le chef n'ait rien à craindre de la part des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haute-Egypte, il faut pourtant qu'il se tienne en garde. Abd-el-Ouad fait toujours des siennes à la Mecque. Le canal de Manouf vient d'être fermé ; Méhémet-Ali sera mémorable en Egypte pour avoir exécuté ce projet, etc. " Le 13 août 1816, M. Pangalo fils m'écrivait de Zéa. " Monseigneur, " Votre Itinéraire de Paris à Jérusalem est parvenu à Zéa, et j'ai lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y dire d'obligeant pour elle. Votre séjour, parmi nous, a été si court que nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges que Votre Excellence a faits de notre hospitalité, et de la manière trop familière avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d'apprendre aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se trouve replacée par les derniers événements, et qu'elle occupe un rang dû à son mérite autant qu'à sa naissance. Nous l'en félicitons, et nous espérons qu'au faîte des grandeurs, monsieur le comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, de la nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, de cette famille dans laquelle le consulat de France existe depuis le glorieux règne de Louis-le-Grand, qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si souffrant, n'est plus ; j'ai perdu mon père ; je me trouve, avec une fortune très médiocre, chargé de toute la famille ; j'ai ma mère, six soeurs à marier, et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants. J'ai recours aux bontés de Votre Excellence ; je la prie de venir au secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de Zéa, qui est très nécessaire pour la relâche fréquente des bâtiments du Roi, ait des appointements comme les autres vice-consulats ; que d'agent, que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le traitement attaché à ce grade. Je crois que Votre Excellence obtiendrait facilement cette demande, en faveur des longs services de mes aïeux, si elle daignait s'en occuper, et qu'elle excusera la familiarité importune de vos hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés. " Je suis avec le plus profond respect, " Monseigneur, " De Votre Excellence, " Le très humble et très obéissant serviteur, " Pangalo. " " Zéa, le 3 août 1816. " Toutes les fois qu'un peu de gaîté me vient sur les lèvres, j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un remords en relisant un passage atténué il est vrai, par des expressions reconnaissantes sur l'hospitalité de nos consuls devant le Levant " Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l' Itinéraire , chantent en grec Ah ! vous dirai-je, maman ? M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'égosillaient, et les souvenirs d'Iulis, d'Aristée, de Simonide étaient complètement effacés. " Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration, le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris " Monsieur l'Ambassadeur, " Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu l'honneur de vous voir dans ces îles, désirerait obtenir de Votre Excellence un moment d'audience. Comme elle sait que vous habitez la campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour où vous viendrez à Paris et où vous pourrez lui accorder cette audience. " J'ai l'honneur d'être, etc. " Dupont. " Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'époque de mon voyage sur l'océan, tant la mémoire est ingrate ! Cependant, j'avais gardé un souvenir parfait de la fille inconnue qui s'assit auprès de moi dans la triste Cyclade glacée " Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne, elle avait les jambes nues quoiqu'il fît froid, et marchait parmi la rosée ; etc. " Des circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchèrent de voir mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'était la fiancée de Guillaumy, quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle ? Avait-elle été atteinte de l'hiver de Terre-Neuve, ou conservait-elle le printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort de Saint-Pierre ? A la tête d'une excellente traduction des Lettres de saint Jérôme MM. Collombet et Grégoire ont voulu trouver dans leur notice, entre ce saint et moi, à propos de la Judée, une ressemblance à laquelle je me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa solitude, traçait la peinture de ses combats intérieurs je n'aurais pas rencontré les expressions de génie de l'habitant de la grotte de Bethléem ; tout au plus, aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ses deux cantiques en italien de l'époque qui précède l'italien de Dante In foco l'amor mi mise, In foco l'amor mi mise. J'aime à recevoir des lettres d'outre-mer ; ces lettres semblent m'apporter quelque murmure des vents, quelque rayon des soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les flots et que lient les souvenirs de l'hospitalité. Voudrais-je revoir ces contrées lointaines ? Une ou deux, peut-être. Le ciel de l'Attique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface point ; mon imagination est encore parfumée des myrtes du temple de la Vénus aux jardins et de l'iris du Céphise. Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écrivait à Bossuet la lettre qu'on va lire. L'auteur futur de Télémaque s'y révèle avec l'ardeur du missionnaire et du poète. " Divers petits accidents ont toujours retardé jusqu'ici mon retour à Paris ; mais enfin, Monseigneur, je pars et peu s'en faut que je ne vole. A la vue de ce voyage j'en médite un plus grand. La Grèce entière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule ; déjà le Péloponnèse respire en liberté, et l'Eglise de Corinthe va refleurir ; la voix de l'Apôtre s'y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec les plus curieux monuments, l'esprit même de l'antiquité. Je cherche cet aréopage, où saint Paul annonça aux sages du monde le Dieu inconnu ; mais le profane vient après le sacré et je ne dédaigne pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République. Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et je goûte les délices du Tempé. " Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme leur patrie ? .... Arva, beata Petamus arva, divites et insulas. Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du disciple bien-aimé ; ô heureuse Pathmos, j'irai baiser sur la terre les pas de l'Apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me sentirai saisi d'indignation contre le faux prophète, qui a voulu développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant qui, loin de précipiter l'Eglise comme Babylone, enchaîne le dragon et la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le jour après une si longue nuit ; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revêtue d'une nouvelle gloire ; enfin, les enfants d'Abraham épars sur toute la terre, et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des quatre vents, viendront en foule reconnaître le Christ qu'ils ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En voilà assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d'apprendre que c'est ici ma dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma passion de vous entretenir de loin, en attendant que je puisse le faire de près. " " Fr. de Fénelon. " C'était là le vrai nouvel Homère, seul digne de chanter la Grèce et d'en raconter la beauté au nouveau Chrysostome. Réflexions sur mon voyage. - Mort de Julien. Je n'ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l'Egypte et de la terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire ; ils me plaisaient indépendamment de l'antiquité, de l'art et de l'histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que par le désert contre lequel elles étaient appliquées ; la colonne de Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le long des sables de la Libye. A l'embouchure pélusiaque du Nil, je n'aurais pas désiré un monument pour me rappeler cette scène peinte par Plutarque " L'affranchi chercha au long de la grève où il trouva quelque demeurant du vieil bateau de pécheur, suffisant pour brusler un pauvre corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain, homme d'âge qui, en ses jeunes ans, avoit été à la guerre sous Pompée. Ah ! lui dit le Romain, tu n'auras pas tout seul cet honneur et te prie, veuille-moi recevoir pour compagnon en une si sainte et si dévote rencontre, afin que je n'aie point occasion de me plaindre en tout, ayant en récompense de plusieurs maux que j'ai endurés, rencontré au moins cette bonne aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le plus grand capitaine des Romains. " Le rival de César n'a plus de tombeau près de la Libye et une jeune esclave libyenne a reçu de la main d'une Pompée une sépulture non loin de cette Rome, d'où le grand Pompée était banni. A ces jeux de la fortune, on conçoit comment les chrétiens s'allaient cacher dans la Thébaïde. " Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans sous la poussière ausonienne, je repose près de Rome le long de ce rivage sablonneux. L'illustre Pompée qui m'avait élevée avec une tendresse de mère, a pleuré ma mort et m'a déposée dans un tombeau qui m'égale, moi pauvre esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu ceux de l'hymen. Le flambeau de Proserpine a trompé nos espérances. " Anthologie . Les vents ont dispersé les personnages de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous parler l'un est tombé de l'Acropolis d'Athènes, l'autre du rivage de Chio ; celui-ci s'est précipité de la montagne de Sion, celui-là ne sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux aussi ont changé de même qu'en Amérique s'élèvent des villes où j'ai vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l'Egypte, où mes regards n'avaient rencontré que des horizons nus et ronds comme la bosse d ' un bouclier , disent les poésies arabes, et des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu . La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale ou n'a-t-elle fait que changer de joug ? Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'empire turc dans ses vieilles moeurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, l'Egypte. Un nouvel Orient va-t-il se former ? qu'en sortira-t-il ? Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous amené la barbarie dans l'intérieur de la chrétienté ? Que résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le Levant ? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur, et des chemins de fer ; par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha tout cela n'est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé l'Europe à l'époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront le harem ne leur cachera plus ses secrets ; ils n'auront point vu le vieux soleil de l'orient et le turban de Mahomet. Le petit Bédouin me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la Judée " En avant, marche ! " L'ordre était donné, et l'orient a marché. Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu ? Il m'avait demandé, en me remettant son manuscrit, d'être concierge dans ma maison, rue d'Enfer cette place était occupée par un vieux portier et sa famille que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps ; enfin, nous fûmes obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours copieusement remplie d'excellents billets hypothéqués sur mes châteaux en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l'hospice des Vieillards il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientôt occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi, sur la natte dont l'on venait d'enlever un musulman pestiféré. Ma vocation est définitivement pour l'hôpital où gît la vieille société. Elle fait semblant de vivre et n'en est pas moins à l'agonie. Quand elle sera expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe ; la première nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir " La glace se forme au souffle de Dieu ", dit Job. Paris, 1839. Revu en juin 1847. Années 1807, 1808, 1809 et 1810. - Article du Mercure du mois de juin 1807. - J'achète la Vallée-aux-Loups et je m'y retire. Madame de Chateaubriand avait été très malade pendant mon voyage ; plusieurs fois mes amis m'avaient cru perdu. Dans quelques notes que M. de Clausel a écrites pour ses enfants et qu'il a bien voulu me permettre de parcourir, je trouve ce passage " M. de Chateaubriand partit pour le voyage de Jérusalem au mois de juillet 1806 pendant son absence, j'allais tous les jours chez madame de Chateaubriand. Notre voyageur me fit l'amitié de m'écrire une lettre en plusieurs pages, de Constantinople, que vous trouverez dans le tiroir de notre bibliothèque, à Coussergues. Pendant l'hiver de 1806 à 1807, nous savions que M. de Chateaubriand était en mer pour revenir en Europe ; un jour, j'étais à me promener dans le jardin des Tuileries avec M. de Fontanes par un vent d'ouest affreux ; nous étions à l'abri de la terrasse du bord de l'eau. M. de Fontanes me dit - Peut-être dans ce moment-ci, un coup de cette horrible tempête va le faire naufrager. Nous avons su depuis que ce pressentiment faillit se réaliser. Je note ceci pour exprimer la vive amitié, l'intérêt pour la gloire littéraire de M. de Chateaubriand, qui devait s'accroître par ce voyage ; les nobles, les profonds et rares sentiments qui animaient M. de Fontanes, homme excellent dont j'ai reçu aussi de grands services et dont je vous recommande de vous souvenir devant Dieu. " Si je devais vivre et si je pouvais faire vivre dans mes ouvrages les personnes qui me sont chères, avec quel plaisir j'emmènerais avec moi tous mes amis ! Plein d'espérance, je rapportai sous mon toit ma poignée de glanes ; mon repos ne fut pas de longue durée. Par une suite d'arrangements, j'étais devenu seul propriétaire du Mercure . M. Alexandre de Laborde publia, vers la fin du mois de juin 1807, son voyage en Espagne, au mois de juillet, je fis dans le Mercure , l'article dont j'ai cité des passages en parlant de la mort du duc d'Enghien Lorsque dans le silence de l ' abjection , etc. Les prospérités de Bonaparte, loin de me soumettre, m'avaient révolté ; j'avais pris une énergie nouvelle dans mes sentiments et dans les tempêtes. Je ne portais pas en vain un visage brûlé par le soleil, et je ne m'étais pas livré au courroux du ciel pour trembler avec un front noirci devant la colère d'un homme. Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n'en avait pas fini avec moi. Mon article tombant au milieu de ses prospérités et de ses merveilles, remua la France on en répandit d'innombrables copies à la main ; plusieurs abonnés du Mercure détachèrent l'article et le firent relier à part ; on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison. Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire une idée de l'effet produit par une voix retentissant seule dans le silence du monde. Les nobles sentiments refoulés au fond des coeurs se réveillèrent. Napoléon s'emporta on s'irrite moins en raison de l'offense reçue qu'en raison de l'idée que l'on s'est formée de soi. Comment ! mépriser jusqu'à sa gloire ; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l'univers était prosterné ! " Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas ! je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. " Il donna l'ordre de supprimer le Mercure et de m'arrêter. Ma propriété périt ; ma personne échappa par miracle Bonaparte eut à s'occuper du monde ; il m'oublia, mais je demeurai sous le poids de la menace. C'était une déplorable position que la mienne quand je croyais devoir agir par les inspirations de mon honneur, je me trouvais chargé de ma responsabilité personnelle et des chagrins que je causais à ma femme. Son courage était grand, mais elle n'en souffrait pas moins, et ces orages, appelés successivement sur ma tête, troublaient sa vie. Elle avait tant souffert pour moi durant la Révolution ! Il était naturel qu'elle désirât un peu de repos. D'autant plus que madame de Chateaubriand admirait Bonaparte sans restriction ; elle ne se faisait aucune illusion sur la Légitimité ; elle me prédisait sans cesse ce qui m'arriverait au retour des Bourbons. Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée-aux-Loups , le 4 octobre 1811 là se trouve la description de la petite retraite que j'achetai pour me cacher à cette époque. Quittant notre appartement chez madame de Coislin, nous allâmes d'abord demeurer rue des Saints-Pères, hôtel de Lavalette, qui tirait son nom de la maîtresse et du maître de l'hôtel. M. de Lavalette, trapu, vêtu d'un habit prune-de-Monsieur, et marchant avec une canne à pomme d'or devint mon homme d'affaires, si j'ai jamais eu des affaires. Il avait été officier du gobelet chez le Roi, et ce que je ne mangeais pas, il le buvait. Vers la fin de novembre, voyant que les réparations de ma chaumière n'avançaient pas, je pris le parti de les aller surveiller. Nous arrivâmes le soir à la Vallée. Nous ne suivîmes pas la route ordinaire ; nous entrâmes par la grille au bas du jardin. La terre des allées, détrempée par la pluie, empêchait les chevaux d'avancer ; la voiture versa. Le buste en plâtre d'Homère, placé auprès de madame de Chateaubriand, sauta par la portière et se cassa le cou mauvais augure pour les Martyrs , dont je m'occupais alors. La maison, pleine d'ouvriers qui riaient, chantaient, cognaient, était chauffée avec des copeaux et éclairée par des bouts de chandelle ; elle ressemblait à un ermitage illuminé la nuit par des pèlerins, dans les bois. Charmés de trouver deux chambres passablement arrangées et dans l'une desquelles on avait préparé le couvert, nous nous mimes à table. Le lendemain, réveillé au bruit des marteaux et des chants des colons, je vis le soleil se lever avec moins de souci que le maître des Tuileries. J'étais dans des enchantements sans fin ; sans être madame de Sévigné, j'allais, muni d'une paire de sabots planter mes arbres dans la boue, passer et repasser dans les mêmes allées, voir et revoir tous les petits coins, me cacher partout où il y avait une broussaille, me représentant ce que serait mon parc dans l'avenir, car alors l'avenir ne manquait point. En cherchant à rouvrir aujourd'hui par ma mémoire l'horizon qui s'est fermé, je ne trouve plus le même, mais j'en rencontre d'autres. Je m'égare dans mes pensées évanouies ; les illusions sur lesquelles je tombe sont peut-être autant belles que les premières ; seulement elles ne sont plus si jeunes ; ce que je voyais dans la splendeur du midi, je l'aperçois à la lueur du couchant. - Si je pouvais néanmoins cesser d'être harcelé par des songes ! Bayard, sommé de rendre une place, répondit " Attendez que j'aie fait un pont de corps morts, pour pouvoir passer avec ma garnison. " Je crains qu'il ne me faille, pour sortir, passer sur le ventre de mes chimères. Mes arbres, étant encore petits, ne recueillaient pas les bruits des vents de l'automne ; mais, au printemps, les brises qui haleinaient les fleurs des prés voisins en gardaient le souffle, qu'elles reversaient sur ma vallée. Je fis quelques additions à la chaumière ; j'embellis sa muraille de briques d'un portique soutenu par deux colonnes de marbre noir et deux cariatides de femmes de marbre blanc je me souvenais d'avoir passé à Athènes. Mon projet était d'ajouter une tour au bout de mon pavillon ; en attendant, je simulai des créneaux sur le mur qui me séparait du chemin je précédais ainsi la manie du moyen âge, qui nous hébète à présent. La Vallée-aux-Loups, de toutes les choses qui me sont échappées, est la seule que je regrette ; il est écrit que rien ne me restera. Après ma Vallée perdue, j'avais planté l' Infirmerie de Marie-Thérèse , et je viens pareillement de la quitter. Je défie le sort de m'attacher à présent au moindre morceau de terre ; je n'aurai, dorénavant, pour jardin que ces avenues honorées de si beaux noms autour des Invalides, et où je me promène avec mes confrères manchots et boiteux. Non loin de ces allées, s'élève le cyprès de madame de Beaumont ; dans ces espaces déserts, la grande et légère duchesse de Châtillon s'est jadis appuyée sur mon bras. Je ne donne plus le bras qu'au temps il est bien lourd ! Je travaillais avec délices à mes Mémoires , et les Martyrs avançaient ; j'en avais déjà lu quelques livres à M. de Fontanes. Je m'étais établi au milieu de mes souvenirs comme dans une grande bibliothèque je consultais celui-ci et puis celui-là, ensuite je fermais le registre en soupirant, car je m'apercevais que la lumière, en y pénétrant, en détruisait le mystère. Eclairez les jours de la vie, ils ne seront plus ce qu'ils sont. Au mois de juillet 1808, je tombai malade, et je fus obligé de revenir à Paris. Les médecins rendirent la maladie dangereuse. Du vivant d'Hippocrate, il y avait disette de morts aux enfers, dit l'épigramme grâce à nos Hippocrates modernes, il y a aujourd'hui abondance. C'est peut-être le seul moment où, près de mourir j'aie eu envie de vivre. Quand je me sentais tomber en faiblesse, ce qui m'arrivait souvent, je disais à madame de Chateaubriand " Soyez tranquille ; je vais revenir. " Je perdais connaissance, mais avec une grande impatience intérieure, car je tenais, Dieu sait à quoi. J'avais aussi la passion d'achever ce que je croyais et ce que je crois encore être mon ouvrage le plus correct. Je payais le fruit des fatigues que j'avais éprouvées dans ma course au Levant. Girodet avait mis la dernière main à mon portrait. Il le fit noir comme j'étais alors ; mais il le remplit de son génie. M. Denon reçut le chef-d'oeuvre pour le salon ; en noble courtisan, il le mit prudemment à l'écart. Quand Bonaparte passa sa revue de la galerie, après avoir regardé les tableaux, il dit " Où est le portrait de Chateaubriand ? " Il savait qu'il devait y être on fut obligé de tirer le proscrit de sa cachette. Bonaparte, dont la bouffée généreuse était exhalée, dit, en regardant le portrait " Il a l'air d'un conspirateur qui descend par la cheminée. " Etant un jour retourné seul à la Vallée, Benjamin, le jardinier, m'avertit qu'un gros monsieur étranger m'était venu demander ; que ne m'ayant point trouvé, il avait déclaré vouloir m'attendre ; qu'il s'était fait faire une omelette, et qu'ensuite il s'était jeté sur mon lit. Je monte, j'entre dans ma chambre, j'aperçois quelque chose d'énorme endormi ; secouant cette masse, je m'écrie " Eh ! eh ! qui est là ? " La masse tressaillit et s'assit sur son séant. Elle avait la tête couverte d'un bonnet à poil elle portait une casaque et un pantalon de laine mouchetée qui tenaient ensemble, son visage était barbouillé de tabac et sa langue tirée. C'était mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas revu depuis le camp de Thionville. Il revenait de Russie et voulait entrer dans la régie. Mon ancien cicerone à Paris, est allé mourir à Nantes. Ainsi a disparu un des premiers personnages de ces Mémoires . J'espère qu'étendu sur une couche d'asphodèle, il parle encore de mes vers à madame de Chastenay, si cette ombre agréable est descendue aux Champs-Elysées. Les Martyrs . Au printemps de 1809 parurent les Martyrs . Le travail était de conscience j'avais consulté des critiques de goût et de savoir, MM. de Fontanes, Bertin, Boissonnade, Malte-Brun, et je m'étais soumis à leurs raisons. Cent et cent fois j'avais fait, défait et refait la même page. De tous mes écrits, c'est celui où la langue est la plus correcte. Je ne m'étais pas trompé sur le plan ; aujourd'hui que mes idées sont devenues vulgaires, personne ne nie que les combats de deux religions, l'une finissant, l'autre commençant, n'offrent aux Muses un des sujets les plus riches, les plus féconds et les plus dramatiques. Je croyais donc pouvoir un peu nourrir des espérances par trop folles ; mais j'oubliais la réussite de mon premier ouvrage dans ce pays, ne comptez jamais sur deux succès rapprochés ; l'un détruit l'autre. Si vous avez quelque talent en prose, donnez-vous de garde d'en montrer en vers ; si vous êtes distingué dans les lettres, ne prétendez pas à la politique tel est l'esprit français et sa misère. Les amours-propres alarmés, les envies surprises par le début heureux d'un auteur, se coalisent et guettent la seconde publication du poète, pour prendre une éclatante revanche Tous la main dans l ' encre , jurent de se venger. Je devais payer la sotte admiration que j'avais pipée lors de l'apparition du Génie du Christianisme ; force m'était de rendre ce que j'avais volé. Hélas ! point ne se fallait donner tant de peine pour me ravir ce que je croyais moi-même ne pas mériter ! Si j'avais délivré la Rome chrétienne, je ne demandais qu'une couronne obsidionale, une tresse d'herbe cueillie dans la Ville éternelle. L'exécuteur de la justice des vanités fut M. Hoffmann, à qui Dieu fasse paix ! Le Journal des Débats n'était plus libre ; ses propriétaires n'y avaient plus de pouvoir, et la censure y consigna ma condamnation. M. Hoffmann fit pourtant grâce à la bataille des Francs et à quelques autres morceaux de l'ouvrage ; mais si Cymodocée lui parut gentille, il était trop excellent catholique pour ne pas s'indigner du rapprochement profane des vérités du Christianisme et des fables de la Mythologie. Velléda ne me sauvait pas. On m'imputa à crime d'avoir transformé la druidesse germaine de Tacite en gauloise, comme si j'avais voulu emprunter autre chose qu'un nom harmonieux ! et ne voilà-t-il pas que les chrétiens de France, à qui j'avais rendu de si grands services en relevant leurs autels, s'avisèrent bêtement de se scandaliser sur la parole évangélique de M. Hoffmann ! Ce titre des Martyrs les avait trompés ; ils s'attendaient à lire un martyrologe et le tigre, qui ne déchirait qu'une fille d'Homère, leur parut un sacrilège. Le martyre réel du pape Pie VII, que Bonaparte avait amené prisonnier à Paris ne les scandalisait pas mais ils étaient tout émus de mes fictions, peu chrétiennes disaient-ils. Et ce fut M. l'évêque de Chartres qui se chargea de faire justice des horribles impiétés de l'auteur du Génie du Christianisme . Hélas ! il doit s'apercevoir qu'aujourd'hui son zèle est appelé à bien d'autres combats. M. l'évêque de Chartres est le frère de mon excellent ami, M. de Clausel, très grand chrétien, qui ne s'est pas laissé emporter par une vertu aussi sublime que le critique, son frère. Je pensai devoir répondre à la censure, comme je l'avais fait à l'égard du Génie du Christianisme . Montesquieu, par sa défense de l ' Esprit des lois , m'encourageait. J'eus tort. Les auteurs attaqués diraient les meilleures choses du monde, qu'ils n'excitent que le sourire des esprits impartiaux et les moqueries de la foule. Ils se placent sur un mauvais terrain la position défensive est antipathique au caractère français. Quand, pour répondre à des objections, je montrais qu'en stigmatisant tel passage, on avait attaqué quelque beau reste de l'antiquité ; battu sur le fait, on se tirait d'affaire en disant alors que les Martyrs n'étaient qu'un pastiche. Si je justifiais la présence simultanée des deux religions par l'autorité même des Pères de l'Eglise, on répliquait qu'à l'époque où je plaçais l'action des Martyrs , le paganisme n'existait plus chez les grands esprits. Je crus de bonne foi l'ouvrage tombé ; la violence de l'attaque avait ébranlé ma conviction d'auteur. Quelques amis me consolaient ; ils soutenaient que la proscription n'était pas justifiée, que le public, tôt ou tard, porterait un autre arrêt ; M. de Fontanes surtout était ferme je n'étais pas Racine, mais il pouvait être Boileau, et il ne cessait de me dire " Ils y reviendront. " Sa persuasion à cet égard était si profonde, qu'elle lui inspira des stances charmantes Le Tasse, errant de ville en ville, etc., etc. sans crainte de compromettre son goût et l'autorité de son jugement. En effet, les Martyrs se sont relevés ; ils ont obtenu l'honneur de quatre éditions consécutives ; ils ont même joui auprès des gens de lettres d'une faveur particulière on m'a su gré d'un ouvrage qui témoigne d'études sérieuses, de quelque travail de style, d'un grand respect pour la langue et le goût. La critique du fond a été promptement abandonnée. Dire que j'avais mêlé le profane au sacré, parce que j'avais peint deux cultes qui existaient ensemble, et dont chacun avait ses croyances, ses autels, ses prêtres, ses cérémonies, c'était dire que j'aurais dû renoncer à l'histoire. Pour qui mouraient les martyrs ? Pour Jésus-Christ. A qui les immolait-on ? Aux dieux de l'empire. Il y avait donc deux cultes. La question philosophique, savoir si, sous Dioclétien, les Romains et les Grecs croyaient aux dieux d'Homère, et si le culte public avait subi des altérations, cette question, comme poète, ne me regardait pas ; comme historien , j'aurais eu beaucoup de choses à dire. Il ne s'agit plus de tout cela. Les Martyrs sont restés, contre ma première attente, et je n'ai eu qu'à m'occuper du soin d'en revoir le texte. Le défaut des Martyrs tient au merveilleux direct que, dans le reste de mes préjugés classiques, j'avais mal à propos employé. Effrayé de mes innovations, il m'avait paru impossible de me passer d'un enfer et d'un ciel . Les bons et les mauvais anges suffisaient cependant à la conduite de l'action, sans la livrer à des machines usées. Si la bataille des Francs, si Velléda, si Jérôme, Augustin, Eudore, Cymodocée ; si la description de Naples et de la Grèce n'obtiennent pas grâce pour les Martyrs , ce ne sont pas l'enfer et le ciel qui les sauveront. Un des endroits qui plaisaient le plus à M. de Fontanes, était celui-ci " Cymodocée s'assit devant la fenêtre de la prison et, reposant sur sa main sa tête embellie du voile des martyrs, elle soupira ces paroles harmonieuses " Légers vaisseaux de l'Ausonie, fendez la mer calme et brillante ; esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents, courbez-vous sur la rame agile. Reportez-moi sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamisus. " Volez, oiseaux de Libye, dont le cou flexible se courbe avec grâce, volez au sommet de l'Ithome, et dites que la fille d'Homère va revoir les lauriers de la Messénie ! " Quand retrouverai-je mon lit d'ivoire, la lumière du jour si chère aux mortels, les prairies émaillées de fleurs qu'une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle ! " Le Génie du Christianisme restera mon grand ouvrage, parce qu'il a produit ou déterminé une révolution, et commencé la nouvelle ère du siècle littéraire. Il n'en est pas de même des Martyrs ; ils venaient après la révolution opérée, ils n'étaient qu'une preuve surabondante de mes doctrines ; mon style n'était plus une nouveauté, et même, excepté dans l'épisode de Velléda et dans la peinture des moeurs des Francs, mon poème se ressent des lieux qu'il a fréquentés le classique y domine le romantique. Enfin, les circonstances qui contribuèrent au succès du Génie du Christianisme n'existaient plus ; le gouvernement, loin de m'être favorable, m'était contraire. Les Martyrs me valurent un redoublement de persécution. les allusions frappantes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien ne pouvaient échapper à la police impériale ; d'autant que le traducteur anglais, qui n'avait pas de ménagements à garder, et à qui il était fort égal de me compromettre, avait fait, dans sa préface, remarquer les allusions. La publication des Martyrs coïncida avec un accident funeste. Il ne désarma pas les aristarques, grâce à l'ardeur dont nous sommes échauffés à l'endroit du pouvoir ; ils sentaient qu'une critique littéraire qui tendait à diminuer l'intérêt attaché à mon nom, pouvait être agréable à Bonaparte. Celui-ci, comme les banquiers millionnaires qui donnent de larges festins et font payer les ports de lettres, ne négligeait pas les petits profits. Armand de Chateaubriand. Armand de Chateaubriand que vous avez vu compagnon de mon enfance et retrouvé à l'armée des Princes avec la sourde et muette Libba, était resté en Angleterre. Marié à Jersey, il était chargé de la correspondance des Princes. Parti le 25 septembre 1808, il fut jeté sur les gisements de Bretagne, le même jour, à onze heures du soir, près de Saint-Cast. L'équipage du bateau était composé de onze hommes ; deux seuls étaient Français, Roussel et Quintal. Armand se rendit chez M. Delaunay-Boisé-Lucas, père, demeurant au village de Saint-Cast, où jadis les Anglais avaient été forcés de se rembarquer son hôte lui conseilla de repartir ; mais le bateau avait déjà repris la route de Jersey. Armand, s'étant entendu avec le fils de M. Boisé-Lucas, lui remit les paquets dont il était chargé de la part de M. Henri Larivière, agent des Princes. " Je me rendis le 29 septembre à la côte, dit-il dans un de ses interrogatoires, où je restai deux nuits sans voir mon bateau. La lune étant très forte, je me retirai et je revins le 14 ou le 15 du mois. Je restai jusqu'au 24 dudit. Je passai toutes les nuits dans les rochers, mais inutilement ; mon bateau ne vint pas, et, le jour, je me rendais au Boisé-Lucas. Le même bateau et le même équipage, dont Roussel et Quintal faisaient partie, devaient me reprendre. A l'égard des précautions prises avec M. Boisé-Lucas père, il n'y en avait pas d'autres que celles que je vous ai déjà détaillées. " L'intrépide Armand abordé à quelques pas de son champ paternel, comme à la côte inhospitalière de la Tauride, cherchait en vain des yeux sur les flots, à la clarté de la lune, la barque qui l'aurait pu sauver. Autrefois, ayant déjà quitté Combourg, prêt à passer aux Grandes-Indes, j'avais promené ma vue attristée sur ces flots. Des rochers de Saint-Cast où se couchait Armand, du cap de la Varde où j'étais assis, quelques lieues de la mer, parcourues par nos regards opposés, ont été témoins des ennuis et ont séparé les destinées de deux hommes unis par le nom et le sang. C'est aussi au milieu des mêmes vagues que je rencontrai Gesril pour la dernière fois. Il m'arrive assez souvent, dans mes rêves, d'apercevoir Gesril et Armand laver la blessure de leurs fronts dans l'abîme, en même temps que s'épand, rougie jusqu'à mes pieds, l'onde avec laquelle nous avions accoutumé de nous jouer dans notre enfance [Les originaux du procès d'Armand m'ont été remis par une main ignorée et généreuse . Armand parvint à s'embarquer sur un bateau acheté à Saint-Malo ; mais, repoussé par le nord-ouest, il fut encore obligé de caler. Enfin, le 6 janvier, aidé d'un matelot appelé Jean Brien, il mit à la mer un petit canot échoué, et s'empara d'un autre canot à flot. Il rend compte ainsi de sa navigation, qui tient de mon étoile et de mes aventures, dans son interrogatoire du 18 mars " Depuis les neuf heures du soir, que nous partîmes, jusque vers les deux heures après minuit le temps nous fut favorable. Jugeant alors que nous n'étions pas éloignés des rochers appelés les Mainquiers , nous mîmes à l'ancre dans le dessein d'attendre le jour, mais le vent ayant fraîchi et craignant qu'il n'augmentât davantage, nous continuâmes notre route. Peu de moments après, la mer devint très grosse, et notre compas ayant été brisé par une vague, nous restâmes dans l'incertitude de la route que nous faisions. La première terre dont nous eûmes connaissance le 7 il pouvait être alors midi fut la côte de Normandie, ce qui nous obligea à mettre à l'autre bord, et de nouveau nous revînmes mettre à l'ancre près des rochers appelés Ecrebo , situés entre la côte de Normandie et Jersey. Les vents contraires et forts nous obligèrent à rester dans cette situation tout le reste du jour et la journée du 8. Le 9 au matin, dès qu'il fit jour, je dis à Depagne qu'il me paraissait que le vent avait diminué, vu que notre bateau ne travaillait pas beaucoup, et de regarder d'où venait le vent. Il me dit qu'il ne voyait plus les rochers auprès desquels nous avions mis l'ancre. Je jugeai alors que nous allions en dérive et que nous avions perdu notre ancre. La violence de la tempête ne nous laissait d'autre ressource que de nous jeter à la côte. Comme nous ne voyions point la terre, j'ignorais à quelle distance nous pouvions en être. Ce fut à ce moment que je jetai à la mer mes papiers, auxquels j'avais pris la précaution d'attacher une pierre. Nous fîmes alors vent arrière et fîmes côte, vers les neuf heures du matin, à Bretteville-sur-Ay, en Normandie. " Nous fûmes accueillis à la côte par les douaniers, qui me retirèrent de mon bateau presque mort, ayant les pieds et les jambes gelés. On nous déposa l'un et l'autre chez le lieutenant de la brigade de Bretteville. Deux jours après, Depagne fut conduit dans les prisons de Coutances, et, depuis cette époque, je ne l'ai pas revu. Quelques jours après, je fus moi-même transféré à la maison d'arrêt de cette ville ; le lendemain conduit par le maréchal-des-logis à Saint-Lô, où je restai huit jours chez ce même maréchal-des-logis. J'ai paru une fois devant M. le préfet du département, et, le 26 janvier, je partis avec le capitaine et le maréchal-des-logis de gendarmerie, pour être amené à Paris, où j'arrivai le 28. On me conduisit au bureau de M. Demaret, au ministère de la police générale, et de là à la prison de la Grande-Force. " Armand eut contre lui les vents, les flots et la police impériale ; Bonaparte était de connivence avec les orages. Les dieux faisaient une bien grande dépense de courroux contre une existence chétive. Le paquet jeté à la mer fut rejeté par elle sur la grève de Notre-Dame-d'Alloue, près Valognes. Les papiers renfermés dans ce paquet servirent de pièces de conviction ; il y en avait trente-deux. Quintal, revenu avec son bateau aux plages de la Bretagne pour prendre Armand, avait aussi, par une fatalité obstinée, fait naufrage dans les eaux de Normandie, quelques jours avant mon cousin. L'équipage du bateau de Quintal avait parlé ; le préfet de Saint-Lô avait su que M. de Chateaubriand était le chef des entreprises des Princes. Lorsqu'il apprit qu'une chaloupe montée seulement de deux hommes était atterrée, il ne douta point qu'Armand ne fût un des deux naufragés, car tous les pêcheurs parlaient de lui comme de l'homme le plus intrépide à la mer qu'on eût jamais vu. Le 20 janvier 1809, le préfet de la Manche rendit compte à la police générale de l'arrestation d'Armand. Sa lettre commence ainsi " Mes conjectures sont complètement vérifiées Chateaubriand est arrêté ; c'est lui qui a abordé sur la côte de Bretteville et qui avait pris le nom de John Fall . " Inquiet de ce que, malgré des ordres très précis que j'avais donnés, John Fall n'arrivait point à Saint-Lô, je chargeai le maréchal-des-logis de gendarmerie Mauduit, homme sûr et plein d'activité d'aller chercher ce John Fall partout où il serait, et de l'amener devant moi, dans quelque état qu'il fût. Il le trouva à Coutances, au moment où l'on se disposait à le transférer à l'hôpital, pour lui traiter les jambes, qui ont été gelées. " Fall a paru aujourd'hui devant moi. J'avais fait mettre Lelièvre dans un appartement séparé, d'où il pouvait voir arriver John Fall sans être aperçu. Lorsque Lelièvre l'a vu monter les degrés d'un perron placé près de cet appartement, il s'est écrié, en frappant des mains et en changeant de couleur - C'est Chateaubriand ! Comment donc l'a-t-on pris ? " Lelièvre n'était prévenu de rien. Cette exclamation lui a été arrachée par la surprise. Il m'a prié ensuite de ne pas dire qu'il avait nommé Chateaubriand, parce qu'il serait perdu. " J'ai laissé ignorer à John Fall que je susse qui il était. " Armand, transporté à Paris, déposé à la Force, subit un interrogatoire secret à la maison d'arrêt militaire de l'Abbaye. Bertrand, capitaine à la première demi-brigade de vétérans, avait été nommé par le général Hulin devenu commandant d'armes de Paris, juge-rapporteur de la commission militaire chargée, par décret du 25 février, de connaître l'affaire d'Armand. Les personnes compromises étaient M. de Goyon envoyé à Brest par Armand, et M. de Boisé-Lucas fils, chargé de remettre des lettres de Henri de Larivière à MM. Laya et Sicard, à Paris. Dans une lettre du 13 mars, écrite à Fouché, Armand lui disait " Que l'empereur daigne rendre à la liberté des hommes qui languissent dans les prisons pour m'avoir témoigné trop d'amitié. A tout événement, que la liberté leur soit également rendue. Je recommande ma malheureuse famille à la générosité de l'empereur. " Ces méprises d'un homme à entrailles humaines, qui s'adresse à une hyène, font mal. Bonaparte aussi n'était pas le lion de Florence ; il ne se dessaisissait pas de l'enfant aux larmes de la mère. J'avais écrit pour demander une audience à Fouché ; il me l'accorda, et m'assura, avec l'aplomb de la légèreté révolutionnaire, " qu'il avait vu Armand, que je pouvais être tranquille ; qu'Armand lui avait dit qu'il mourrait bien, et qu'en effet il avait l'air très résolu ". Si j'avais proposé à Fouché de mourir, eût-il conservé, à l'égard de lui-même, ce ton délibéré et cette superbe insouciance ? Je m'adressai à madame de Rémusat, je la priai de remettre à l'impératrice une lettre en demande de justice ou de grâce à l'empereur. Madame la duchesse de Saint-Leu m'a raconté, à Arenenberg, le sort de ma lettre Joséphine la donna à l'empereur ; il parut hésiter en la lisant, puis, rencontra un mot dont il fut blessé et il la jeta au feu avec impatience. J'avais oublié qu'il ne faut être fier que pour soi. M. de Goyon, condamné avec Armand, subit sa sentence. On avait pourtant intéressé en sa faveur madame la baronne-duchesse de Montmorenci, fille de madame de Matignon dont les Goyon étaient alliés. Une Montmorenci domestique aurait dû tout obtenir, s'il suffisait de prostituer un nom pour apporter à un pouvoir nouveau une vieille monarchie. Madame de Goyon, qui ne put sauver son mari, sauva le jeune Boisé-Lucas. Tout se mêla de ce malheur, qui ne frappait que des personnages inconnus. On eût dit qu'il s'agissait de la chute d'un monde tempêtes sur les flots, embûches sur la terre, Bonaparte, la mer, les meurtriers de Louis XVI, et peut-être quelque passion , âme mystérieuse des catastrophes du monde. On ne s'est pas même aperçu de toutes ces choses ; tout cela n'a frappé que moi et n'a vécu que dans ma mémoire. Qu'importaient à Napoléon des insectes écrasés par sa main sur sa couronne ? Le jour de l'exécution, je voulus accompagner mon camarade sur son dernier champ de bataille ; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle. J'arrivai, tout en sueur, une seconde trop tard Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de Paris. Sa tête était brisée ; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle. Je suivis la charrette qui conduisit le corps d'Armand et de ses deux compagnons, plébéien et noble, Quintal et Goyon, au cimetière de Vaugirard où j'avais enterré M. de Laharpe. Je retrouvai mon cousin pour la dernière fois, sans pouvoir le reconnaître le plomb l'avait défiguré, il n'avait plus de visage ; je n'y pus remarquer le ravage des années, ni même y voir la mort au travers d'un orbe informe et sanglant ; il resta jeune dans mon souvenir comme au temps de Libba. Il fut fusillé le Vendredi-Saint le Crucifié m'apparaît au bout de tous mes malheurs. Lorsque je me promène sur le boulevard de la plaine de Grenelle, je m'arrête à regarder l'empreinte du tir, encore marquée sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n'avaient laissé d'autres traces, on ne parlerait plus de lui. Etrange enchaînement de destinées ! Le général Hulin, commandant d'armes de Paris, nomma la commission qui fit sauter la cervelle d'Armand ; il avait été, jadis nommé président de la commission qui cassa la tête du duc d'Enghien. N'aurait-il pas dû s'abstenir, après sa première infortune, de tout rapport avec un conseil de guerre ? Et moi, j'ai parlé de la mort du fils du grand Condé sans rappeler au général Hulin la part qu'il avait eue dans l'exécution de l'obscur soldat, mon parent. Pour juger les juges du tribunal de Vincennes, j'avais sans doute, à mon tour, reçu ma commission du Ciel. Paris, 1839. Années 1811, 1812, 1813, 1814. Publication de L' Itinéraire . - Lettre du cardinal de Beausset. - Mort de Chénier. - Je suis reçu membre de l'Institut. - Affaire de mon discours. L'année 1811 fut une des plus remarquables de ma carrière littéraire. Je publiai l' Itinéraire de Paris à Jérusalem , je remplaçai M. de Chénier à l'Institut, et je commençai d'écrire les Mémoires que j'achève aujourd'hui. Le succès de l' Itinéraire fut aussi complet que celui des Martyrs avait été disputé. Il n'est si mince barbouilleur de papier qui, à l'apparition de son farrago , ne reçoive des lettres de félicitations. Parmi les nouveaux compliments qui me furent adressés, il ne m'est pas permis de faire disparaître la lettre d'un homme de vertu et de mérite qui a donné deux ouvrages dont l'autorité est reconnue, et qui ne laissent presque plus rien à dire sur Bossuet et Fénelon. L'évêque d'Alais, cardinal de Beausset, est l'historien de ces grands prélats. Il outre infiniment la louange à mon égard, c'est l'usage reçu quand on écrit à un auteur et cela ne compte pas ; mais le cardinal fait sentir du moins l'opinion générale du moment sur l' Itinéraire ; il entrevoit, relativement à Carthage, les objections dont mon sentiment géographique serait l'objet ; toutefois, ce sentiment a prévalu, et j'ai remis à leur place les ports de Didon. On aimera à retrouver dans cette lettre l'élocution d'une société choisie, ce style rendu grave et doux par la politesse, la religion et les moeurs ; excellence de ton dont nous sommes si loin aujourd'hui. " A Villemoisson, par Lonjumeau Seine-et-Oise. " Ce 25 mars 1811. " Vous avez dû recevoir, monsieur, et vous avez reçu le juste tribut de la reconnaissance et de la satisfaction publique ; mais je puis vous assurer qu'il n'est aucun de vos lecteurs qui ait joui avec un sentiment plus vrai de votre intéressant ouvrage. Vous êtes le premier et le seul voyageur qui n'ait pas eu besoin du secours de la gravure et du dessin pour mettre sous les yeux de ses lecteurs les lieux et les monuments qui rappellent de beaux souvenirs et de grandes images. Votre âme a tout senti, votre imagination a tout peint, et le lecteur sent avec votre âme et voit avec vos yeux. " Je ne pourrais vous rendre que bien faiblement l'impression que j'ai éprouvée dès les premières pages en longeant avec vous les côtes de l'île de Corcyre, et en voyant aborder tous ces hommes éternels , que des destins contraires y ont successivement conduits. Quelques lignes vous ont suffi pour graver à jamais les traces de leurs pas ; on les retrouvera toujours dans votre Itinéraire , qui les conservera plus fidèlement que tant de marbres qui n'ont pas su garder les grands noms qui leur ont été confiés. " Je connais actuellement les monuments d'Athènes comme on aime à les connaître. Je les avais déjà vus dans de belles gravures, je les avais admirés, mais je ne les avais pas sentis. On oublie trop souvent que si les architectes ont besoin de la description exacte des mesures et des proportions, les hommes ont besoin de retrouver l'âme et le génie qui ont conçu les pensées de ces grands monuments. " Vous avez rendu aux Pyramides cette noble et profonde intention, que de frivoles déclamateurs n'avaient pas même aperçue. " Que je vous sais gré, monsieur, d'avoir voué à la juste exécration de tous les siècles ce peuple stupide et féroce, qui fait, depuis douze cents ans, la désolation des plus belles contrées de la terre ! on sourit avec vous à l'espérance de le voir rentrer dans le désert d'où il est sorti. " Vous m'avez inspiré un sentiment passager d'indulgence pour les Arabes, en faveur du beau rapprochement que vous en avez fait avec les sauvages de l'Amérique septentrionale. " La Providence semble vous avoir conduit à Jérusalem pour assister à la dernière représentation de la première scène du Christianisme. S'il n'est plus donné aux yeux des hommes de revoir ce tombeau, le seul qui n ' aura rien à rendre au dernier jour , les chrétiens le retrouveront toujours dans l'Evangile, et les âmes méditatives et sensibles dans vos tableaux. " Les critiques ne manqueront pas de vous reprocher les hommes et les faits dont vous avez couvert les ruines de Carthage, que vous ne pouviez pas peindre puisqu'elles n'existent plus. Mais, je vous en conjure, monsieur, bornez-vous seulement à leur demander s'ils ne seraient pas eux-mêmes bien fâchés de ne pas les retrouver dans ces peintures si attachantes. " Vous avez le droit de jouir, monsieur, d'un genre de gloire qui vous appartient exclusivement par une sorte de création ; mais il est une jouissance encore plus satisfaisante pour un caractère tel que le vôtre, c'est celle d'avoir donné aux créations de votre génie la noblesse de votre âme et l'élévation de vos sentiments. C'est ce qui assurera, dans tous les temps, à votre nom et à votre mémoire, l'estime, l'admiration et le respect de tous les amis de la religion, de la vertu et de l'honneur. " C'est à ce titre que je vous supplie, monsieur, d'agréer l'hommage de tous mes sentiments. " de Beausset, anc. év. d'Alais. " M. de Chénier mourut le 10 janvier 1811. Mes amis eurent la fatale idée de me presser de le remplacer à l'Institut. Ils prétendaient qu'exposé comme je l'étais aux inimitiés du chef du gouvernement, aux soupçons et aux tracasseries de la police, il m'était nécessaire d'entrer dans un corps alors puissant par sa renommée et par les hommes qui le composaient ; qu'à l'abri derrière ce bouclier, je pourrais travailler en paix. J'avais une répugnance invincible à occuper une place, même en dehors du gouvernement ; il me souvenait trop de ce que m'avait coûté la première. L'héritage de Chénier me semblait périlleux ; je ne pourrais tout dire qu'en m'exposant ; je ne voulais point passer sous silence le régicide, quoique Cambacérès fût la seconde personne de l'Etat ; j'étais déterminé à faire entendre mes réclamations en faveur de la liberté et à élever ma voix contre la tyrannie ; je voulais m'expliquer sur les horreurs de 1793, exprimer mes regrets sur la famille tombée de nos rois, gémir sur les malheurs de ceux qui leur étaient restés fidèles. Mes amis me répondirent que je me trompais ; que quelques louanges du chef du gouvernement obligées dans le discours académique, louanges dont sous un rapport, je trouvais Bonaparte digne, lui feraient avaler toutes les vérités que je voudrais dire, que j'aurais à la fois l'honneur d'avoir maintenu mes opinions et le bonheur de faire cesser les terreurs de madame de Chateaubriand. A force de m'obséder, je me rendis, de guerre lasse ; mais je leur déclarai qu'ils se méprenaient ; que Bonaparte, lui, ne se méprendrait point à des lieux communs sur son fils, sa femme, sa gloire ; qu'il n'en sentirait que plus vivement la leçon ; qu'il reconnaîtrait le démissionnaire à la mort du duc d'Enghien, et l'auteur de l'article qui fit supprimer le Mercure ; qu'enfin, au lieu de m'assurer le repos, je ranimerais contre moi les persécutions. Ils furent bientôt obligés de reconnaître la vérité de mes paroles il est vrai qu'ils n'avaient pas prévu la témérité de mon discours. J'allai faire les visites d'usage aux membres de l'Académie. Madame de Vintimille me conduisit chez l'abbé Morellet. Nous le trouvâmes assis dans un fauteuil devant son feu ; il s'était endormi, et l' Itinéraire , qu'il lisait, lui était tombé des mains. Réveillé en sursaut au bruit de mon nom annoncé par son domestique, il releva la tête et s'écria " Il y a des longueurs, il y a des longueurs ! " Je lui dis en riant que je le voyais bien, et que j'abrégerais la nouvelle édition. Il fut bon homme et me promit sa voix, malgré Atala . Lorsque, dans la suite, la Monarchie selon la Charte parut, il ne revenait pas qu'un pareil ouvrage politique eût pour auteur le chantre de la fille des Florides . Grotius n'avait-il pas écrit la tragédie d' Adam et Eve , et Montesquieu le Temple de Gnide ? Il est vrai que je n'étais ni Grotius ni Montesquieu. L'élection eut lieu ; je passai au scrutin à une assez forte majorité. Je me mis de suite à travailler à mon discours ; je le fis et le refis vingt fois, n'étant jamais content de moi tantôt, le voulant rendre possible à la lecture, je le trouvais trop fort ; tantôt, la colère me revenant, je le trouvais trop faible. Je ne savais comment mesurer la dose de l'éloge académique. Si, malgré mon antipathie pour l'homme, j'avais voulu rendre l'admiration que je sentais pour la partie publique de sa vie, j'aurais été bien au-delà de la péroraison. Milton, que je cite au commencement du discours, me fournissait un modèle dans sa Seconde défense du peuple anglais, iI fit un éloge pompeux de Cromwell " Tu as non seulement éclipsé les actions de tous nos rois, dit-il, mais celles qui ont été racontées de nos héros fabuleux. Réfléchis souvent au cher gage que la terre qui t'a donné la naissance a confié à tes soins ; la liberté qu'elle espéra autrefois de la fleur des talents et des vertus, elle l'attend maintenant de toi ; elle se flatte de l'obtenir de toi seul. Honore les vives espérances que nous avons conçues ; honore les sollicitudes de ta patrie inquiète ; respecte les regards et les blessures de tes braves compagnons, qui, sous ta bannière, ont hardiment combattu pour la liberté ; respecte les ombres de ceux qui périrent sur le champ de bataille ; enfin, respecte-toi toi-même ; ne souffre pas, après avoir bravé tant de périls pour l'amour des libertés, qu'elles soient violées par toi-même, ou attaquées par d'autres mains. Tu ne peux être vraiment libre que nous ne le soyons nous-mêmes. Telle est la nature des choses celui qui empiète sur la liberté de tous est le premier à perdre la sienne et à devenir esclave. " Johnson n'a cité que les louanges données au Protecteur, afin de mettre en contradiction le républicain avec lui-même ; le beau passage que je viens de traduire montre ce qui faisait le contrepoids de ces louanges. La critique de Johnson est oubliée ; la défense de Milton est restée tout ce qui tient aux enchaînement des partis et aux passions du moment meurt comme eux et avec elles. Mon discours étant prêt, je fus appelé à le lire devant la commission nommée pour l'entendre il fut repoussé à l'exception de deux ou trois membres. Il fallait voir la terreur des fiers républicains qui m'écoutaient et que l'indépendance de mes opinions épouvantait ; ils frémissaient d'indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que s'il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l'Institut et m'aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie. Je reçus ce billet de M. Daru " Saint-Cloud, 28 avril 1811. " J'ai l'honneur de prévenir monsieur de Chateaubriand que, lorsqu'il aura le temps ou l'occasion de venir à Saint-Cloud, je pourrai lui rendre le discours qu'il a bien voulu me confier. Je saisis cette occasion pour lui renouveler l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur de le saluer. " " Daru. " J'allai à Saint-Cloud. M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon par Bonaparte l'ongle du lion était enfoncé partout, et j'avais une espèce de plaisir d'irritation à croire le sentir dans mon flanc. M. Daru ne me cacha point la colère de Napoléon ; mais il me dit qu'en conservant la péroraison, sauf une douzaine de mots, et en changeant presque tout le reste, je serais reçu avec de grands applaudissements. On avait copié le discours au château, en en supprimant quelques passages et en en interpolant quelques autres. Peu de temps après, il parut dans les provinces imprimé de la sorte. Ce discours est un des meilleurs titres de l'indépendance de mes opinions et de la constance de mes principes. M. Suard, libre et ferme, disait que ce discours lu en pleine Académie aurait fait crouler les voûtes de la salle sous un tonnerre d'applaudissements. Se figure-t-on en effet, le chaleureux éloge de la liberté prononcé au milieu de la servilité de l'empire ? J'avais conservé ce discours avec un soin religieux ; le malheur a voulu que tout dernièrement en quittant l'infirmerie de Marie-Thérèse, on a brûlé une foule de papiers parmi lesquels le discours a péri. Je le regrette non pour ce que peut valoir un discours académique ; mais pour la singularité du monument. J'y avais placé le nom de mes confrères dont les ouvrages m'avaient fourni le prétexte de manifester des sentiments honorables. Néanmoins, les lecteurs de ces Mémoires n'en seront pas privés un de mes collègues eut la générosité d'en prendre copie ; la voici " Lorsque Milton publia le Paradis perdu , aucune voix ne s'éleva dans les trois royaumes de la Grande Bretagne pour louer un ouvrage qui, malgré ses nombreux défauts, n'en est pas moins un des plus beaux monuments de l'esprit humain. L'Homère anglais mourut oublié, et ses contemporains laissèrent à l'avenir le soin d'immortaliser le chantre d'Eden. Est-ce là une de ces grandes injustices littéraires dont presque tous les siècles offrent des exemples ? Non, messieurs ; à peine échappés aux guerres civiles, les Anglais ne purent se résoudre à célébrer la mémoire d'un homme qui se fit remarquer par l'ardeur de ses opinions dans un temps de calamités. Que réserverons-nous dirent-ils, à la tombe du citoyen qui se dévoue au salut de son pays, si nous prodiguons les honneurs aux cendres de celui qui peut, tout au plus, nous demander une généreuse indulgence ? La postérité rendra justice à la mémoire de Milton ; mais nous, nous devons une leçon à nos fils ; nous devons leur apprendre, par notre silence, que les talents sont un présent funeste quand ils s'allient aux passions, et qu'il vaut mieux se condamner à l'obscurité que de se rendre célèbre par les malheurs de sa patrie. " Imiterai-je, messieurs, ce mémorable exemple, ou vous parlerai-je de la personne et des ouvrages de M. Chénier ? Pour concilier vos usages et mes opinions, je crois devoir prendre un juste milieu entre un silence absolu et un examen approfondi. Mais, quelles que soient mes paroles, aucun fiel n'empoisonnera ce discours. Si vous retrouvez en moi la franchise de Duclos, mon compatriote, j'espère vous prouver aussi que j'ai la même loyauté. " Il eût été curieux, sans doute, de voir ce qu'un homme dans ma position, avec mes principes et mes opinions, pourrait dire de l'homme dont j'occupe aujourd'hui la place. Il serait intéressant d'examiner l'influence des révolutions sur les lettres, de montrer comment les systèmes peuvent égarer le talent, le jeter dans des routes trompeuses qui semblent conduire à la renommée, et qui n'aboutissent qu'à l'oubli. Si Milton, malgré ses égarements politiques, a laissé des ouvrages que la postérité admire, c'est que Milton, sans être revenu de ses erreurs, se retira d'une société qui se retirait de lui, pour chercher dans la religion l'adoucissement de ses maux et la source de sa gloire. Privé de la lumière du ciel, il se créa une nouvelle terre, un nouveau soleil, et sortit, pour ainsi dire, d'un monde où il n'avait vu que des malheurs et des crimes ; il plaça dans les berceaux d'Eden cette innocence primitive, cette félicité sainte qui régnèrent sous les tentes de Jacob et de Rachel ; et il mit aux enfers les tourments, les passions et les remords de ces hommes dont il avait partagé les fureurs. " Malheureusement, les ouvrages de M. Chénier, quoiqu'on y découvre le germe d'un talent remarquable, ne brillent ni par cette antique simplicité, ni par cette majesté sublime. L'auteur se distinguait par un esprit éminemment classique. Nul ne connaissait mieux les principes de la littérature ancienne et moderne théâtre, éloquence, histoire, critique, satire, il a tout embrassé ; mais ses écrits portent l'empreinte des jours désastreux qui les ont vus naître. Trop souvent dictés par l'esprit de parti, ils ont été applaudis par les factions. Séparerai-je, dans les travaux de mon prédécesseur, ce qui est déjà passé comme nos discordes, et ce qui restera peut-être comme notre gloire ? Ici se trouvent confondus les intérêts de la société et les intérêts de la littérature. Je ne puis assez oublier les uns pour m'occuper uniquement des autres ; alors, messieurs, je suis obligé de me taire, ou d'agiter des questions politiques. " Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l'isoler au milieu des affaires humaines. Ces personnes me diront Pourquoi garder le silence ? ne considérez les ouvrages de M. Chénier que sous les rapports littéraires. C'est-à-dire, messieurs, qu'il faut que j'abuse de votre patience et de la mienne pour répéter des lieux communs que l'on trouve partout, et que vous connaissez mieux que moi. Autres temps, autres moeurs héritiers d'une longue suite d'années paisibles, nos devanciers pouvaient se livrer à des discussions purement académiques, qui prouvaient encore mieux leur talent que leur bonheur. Mais nous, restes infortunés d'un grand naufrage nous n'avons plus ce qu'il faut pour goûter un calme si parfait. Nos idées, nos esprits, ont pris un cours différent. L'homme a remplacé en nous l'académicien en dépouillant les lettres de ce qu'elles peuvent avoir de futile, nous ne les voyons plus qu'à travers nos puissants souvenirs et l'expérience de notre adversité. Quoi ! après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l'écrivain toute considération élevée ! On lui refusera d'examiner le côté sérieux des objets ! Il passera une vie frivole à s'occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires ! Il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau ! Il ne montrera pas sur la fin de ses jours un front sillonné par ses longs travaux, par ses graves pensées, et souvent ses mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l'homme ! Quels soins importants auront donc blanchi ses cheveux ? Les misérables peines de l'amour-propre et les jeux puérils de l'esprit. " Certes, messieurs, ce serait nous traiter avec un mépris bien étrange ! Pour moi, je ne puis ainsi me rapetisser, ni me réduire à l'état d'enfance, dans l'âge de la force et de la raison. Je ne puis me renfermer dans le cercle étroit qu'on voudrait tracer autour de l'écrivain. Par exemple, messieurs, si je voulais faire l'éloge de l'homme de lettres, de l'homme de cour qui préside à cette assemblée, croyez-vous que je me contenterais de louer en lui cet esprit français, léger, ingénieux, qu'il a reçu de sa mère, et dont il offre parmi nous le dernier modèle ? Non sans doute je voudrais encore faire briller dans tout son éclat le beau nom qu'il porte. Je citerais le duc de Boufflers qui fit lever aux Autrichiens le blocus de Gênes. Je parlerais du maréchal son père, de ce gouverneur qui disputa aux ennemis de la France les remparts de Lille, et consola par cette défense mémorable la vieillesse malheureuse d'un grand roi. C'est de ce compagnon de Turenne que madame de Maintenon disait " En lui le coeur est mort le dernier. " Enfin je passerais jusqu'à ce Louis de Boufflers, dit le Robuste, qui montrait dans les combats la vigueur et le courage d'Hercule. Ainsi je trouverais aux deux extrémités de cette famille la force et la grâce, le chevalier et le troubadour. On veut que les Français soient fils d'Hector je croirais plutôt qu'ils descendent d'Achille, car ils manient, comme ce héros, la lyre et l'épée. " Si je voulais, messieurs, vous entretenir du poète célèbre qui chanta la nature d'une voix si brillante, pensez-vous que je me bornerais à vous faire remarquer l'admirable flexibilité d'un talent qui sut rendre avec un mérite égal les beautés régulières de Virgile et les beautés incorrectes de Milton ? Non je vous montrerais aussi ce poète ne voulant pas se séparer de ses infortunés compatriotes, les suivant avec sa lyre aux rives étrangères, chantant leurs douleurs pour les consoler ; illustre banni au milieu de cette foule d'exilés dont j'augmentais le nombre. Il est vrai que son âge et ses infirmités, ses talents et sa gloire, ne l'avaient pas mis dans sa patrie à l'abri des persécutions. On voulait lui faire acheter la paix par des vers indignes de sa muse, et sa muse ne put chanter que la redoutable immortalité du crime et la rassurante immortalité de la vertu Rassurez-vous, vous êtes immortels. " Si je voulais enfin, messieurs, vous parler d'un ami bien cher à mon coeur, d'un de ces amis qui, selon Cicéron, rendent la prospérité plus éclatante et l'adversité plus légère, je vanterais la finesse et la pureté de son goût, l'élégance exquise de sa prose, la beauté, la force, l'harmonie de ses vers, qui, formés sur les grands modèles, se distinguent néanmoins par un caractère original. Je vanterais ce talent supérieur qui ne connut jamais les sentiments de l'envie, ce talent heureux de tous les succès qui ne sont pas les siens, ce talent qui depuis dix années ressent tout ce qui peut m'arriver d'honorable, avec cette joie naïve et profonde connue seulement des plus généreux caractères et de la plus vive amitié. Mais je n'omettrais pas la partie politique de mon ami. Je le peindrais à la tête d'un des premiers corps de l'Etat, prononçant ces discours qui sont des chefs-d'oeuvre de bienséance, de mesure et de noblesse. Je le représenterais sacrifiant le doux commerce des muses à des occupations qui seraient sans doute sans charmes, si l'on ne s'y livrait dans l'espoir de former des enfants capables de suivre un jour les traces glorieuses de leurs pères et d'éviter nos erreurs. " En parlant des hommes de talent dont se compose cette assemblée, je ne pourrais donc m'empêcher de les considérer sous le rapport de la morale et de la société. L'un se distingue au milieu de vous par un esprit fin, délicat et sage, par une urbanité si rare aujourd'hui, et surtout par la constance la plus honorable dans ses opinions modérées. L'autre, sous les glaces de l'âge, a retrouvé toute la chaleur de la jeunesse pour plaider la cause des malheureux. Celui-ci, historien élégant et agréable poète, nous devient plus respectable et plus cher par le souvenir d'un père et d'un fils mutilés au service de la patrie. Celui-là, en rendant l'ouïe aux sourds et la parole aux muets, nous rappelle les miracles du culte évangélique auquel il s'est consacré. N'est-il point parmi vous, messieurs, des témoins de vos anciens triomphes, qui puissent raconter au digne héritier du chancelier d'Aguesseau comment le nom de son aïeul fut jadis applaudi dans cette assemblée ? Je passe aux nourrissons favoris des neuf soeurs, et j'aperçois le vénérable auteur d' Oedipe retiré dans la solitude, et Sophocle oubliant à Colone la gloire qui le rappelle dans Athènes. Combien nous devons aimer les autres fils de Melpomène, qui nous ont intéressés aux malheurs de nos pères ! Tous les coeurs français ont de nouveau tremblé au pressentiment de la mort d'Henri IV. La muse tragique a rétabli l'honneur de ces preux chevaliers lâchement trahis par l'histoire, et noblement vengés par l'un de nos modernes Euripides. " Descendant aux successeurs d'Anacréon, je m'arrêterais à cet homme aimable qui, semblable au vieillard de Téos, redit encore, après quinze lustres, ces chants amoureux que l'on fait entendre à quinze ans. J'irais, messieurs, chercher votre renommée sur ces mers orageuses que gardait autrefois le géant Adamastor, et qui se sont apaisées aux noms charmants d'Eléonore et de Virginie. Tibi rident aequora . " Hélas ! trop de talents parmi nous ont été errants et voyageurs ! La poésie n'a-t-elle pas chanté en vers harmonieux l'art de Neptune, cet art si fatal qui la transporta sur des bords lointains ? Et l'éloquence française, après avoir défendu l'Etat et l'autel, ne se retire-t-elle pas comme à sa source dans la patrie de saint Ambroise ? Que ne puis-je placer ici tous les membres de cette assemblée dans un tableau dont la flatterie n'a point embelli les couleurs ? Car, s'il est vrai que l'envie obscurcisse quelquefois les qualités estimables des gens de lettres, il est encore plus vrai que cette classe d'hommes se distingue par des sentiments élevés, par des vertus désintéressées, par la haine de l'oppression, le dévouement à l'amitié, et la fidélité au malheur. C'est ainsi, messieurs, que j'aime à considérer un sujet sous toutes les faces, et que j'aime surtout à rendre les lettres sérieuses en les appliquant aux plus hauts sujets de la morale, de la philosophie et de l'histoire. Avec cette indépendance d'esprit, il faut donc que je m'abstienne de toucher à des ouvrages qu'il est impossible d'examiner sans irriter les passions. Si je parlais de la tragédie de Charles IX, pourrais-je m'empêcher de venger la mémoire du cardinal de Lorraine et de discuter cette étrange leçon donnée aux rois ? Caius Gracchus, Calas, Henri VIII, Fénelon, m'offriraient sur plusieurs points cette même altération de l'histoire pour appuyer les mêmes doctrines. Si je lis les satires, j'y trouve immolés des hommes placés aux premiers rangs de cette assemblée ; toutefois, écrites d'un style pur, élégant et facile, elles rappellent agréablement l'école de Voltaire, et j'aurais d'autant plus de plaisir à les louer, que mon nom n'a pas échappé à la malice de l'auteur. Mais laissons là des ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles je ne troublerai pas la mémoire d'un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis ; il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serai-je point assez malheureux pour trouver un écueil ? Car en portant à M. Chénier ce tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres. Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu'un puissant monarque élève aux mânes des dynasties outragées. Ah ! qu'il eût été plus heureux pour M. Chénier de n'avoir point participé à ces calamités publiques, qui retombèrent enfin sur sa tête ! Il a su comme moi ce que c'est que de perdre dans les orages un frère tendrement chéri. Qu'auraient dit nos malheureux frères si Dieu les eût appelés le même jour à son tribunal ? S'ils s'étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute " Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentiments d'amour et de paix ; la mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie. " Tels auraient été leurs cris fraternels. " Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible à l'hommage que je rends ici à son frère, car il était naturellement généreux ; ce fut même cette générosité de caractère qui l'entraîna dans des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu'elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius. Mais bientôt, trompé dans son espérance, son humeur s'aigrit, son talent se dénatura. Transporté de la solitude du poète au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentiments qui font le charme de la vie ? Heureux s'il n'eût vu d'autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né, s'il n'eût contemplé d'autres ruines que celles de Sparte et d'Athènes ! Je l'aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse ; ou bien, puisqu'il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus jeté par nos tempêtes ? Le silence des forêts aurait calmé cette âme troublée, et les cabanes des sauvages l'eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vain souhait ! M. Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d'une maladie mortelle, vous le vîtes, messieurs, s'incliner lentement vers le tombeau et quitter pour toujours ... " On ne m'a point raconté ses derniers moments. " Nous tous, qui vécûmes dans les troubles et les agitations, nous n'échapperons pas aux regards de l'histoire. Qui peut se flatter d'être trouvé sans tache, dans un temps de délire où personne n'avait l'usage entier de sa raison ? Soyons donc pleins d'indulgence pour les autres ; excusons ce que nous ne pouvons approuver. Telle est la faiblesse humaine, que le talent, le génie, la vertu même, peuvent quelquefois franchir les bornes du devoir. M. Chénier adora la liberté ; pourrait-on lui en faire un crime ? les chevaliers eux-mêmes, s'ils sortaient de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle. On verrait se former cette illustre alliance entre l'honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grâce infinie dans nos monuments les ordres empruntés des Grecs. La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l'homme ? Elle enflamme le génie, elle élève le coeur, elle est nécessaire à l'ami des muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent, jusqu'à un certain point vivre dans la dépendance, parce qu'ils se servent d'une langue à part qui n'est pas entendue de la foule ; mais les lettres, qui parlent une langue universelle, languissent et meurent dans les fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir, s'il faut s'interdire en écrivant, tout sentiment magnanime, toute pensée forte et grande ? La liberté est si naturellement l'amie des sciences et des lettres, qu'elle se réfugie auprès d'elles lorsqu'elle est bannie du milieu des peuples ; et c'est nous, messieurs, qu'elle charge d'écrire ses annales et de la venger de ses ennemis, de transmettre son nom et son culte à la dernière postérité. Pour qu'on ne se trompe pas dans l'interprétation de ma pensée, je déclare que je ne parle ici que de la liberté qui naît de l'ordre et enfante des lois, et non de cette liberté fille de la licence et mère de l'esclavage. Le tort de l'auteur de Charles IX ne fut donc pas d'avoir offert son encens à la première de ces divinités, mais d'avoir cru que les droits qu'elle nous donne sont incompatibles avec un gouvernement monarchique. C'est dans ses opinions qu'un Français met cette indépendance que d'autres peuples placent dans leurs lois. La liberté est pour lui un sentiment plutôt qu'un principe, et il est citoyen par instinct et sujet par choix. Si l'écrivain dont vous déplorez la perte avait fait cette réflexion, il n'aurait pas embrassé dans un même amour la liberté qui fonde et la liberté qui détruit. " J'ai, messieurs, fini la tâche que les usages de l'Académie m'ont imposée. Près de terminer ce discours je suis frappé d'une idée qui m'attriste ; il n'y a pas longtemps que M. Chénier prononçait sur mes ouvrages des arrêts qu'il se préparait à publier et c'est moi qui juge aujourd'hui mon juge. Je le dis dans toute la sincérité de mon coeur, j'aimerais mieux encore être exposé aux satires d'un ennemi, et vivre en paix dans la solitude, que de vous faire remarquer, par ma présence au milieu de vous, la rapide succession des hommes sur la terre, la subite apparition de cette mort qui renverse nos projets et nos espérances, qui nous emporte tout à coup, et livre quelquefois notre mémoire à des hommes entièrement opposés à nos sentiments et à nos principes. Cette tribune est une espèce de champ de bataille où les talents viennent tour à tour briller et mourir. Que de génies divers elle a vus passer ! Corneille, Racine, Boileau, La Bruyère, Bossuet, Fénelon, Voltaire, Buffon, Montesquieu... Qui ne serait effrayé, messieurs, en pensant qu'il va former un anneau dans la chaîne de cette illustre ligne ? Accablé du poids de ces noms immortels, ne pouvant me faire reconnaître à mes talents pour héritier légitime, je tâcherai du moins de prouver ma descendance par mes sentiments. " Quand mon tour sera venu de céder ma place à l'orateur qui doit parler sur ma tombe, il pourra traiter sévèrement mes ouvrages ; mais il sera forcé de dire que j'aimais avec transport ma patrie, que j'aurais souffert mille maux plutôt que de coûter une seule larme à mon pays, que j'aurais fait sans balancer le sacrifice de mes jours à ces nobles sentiments, qui seuls donnent du prix à la vie et de la dignité à la mort. " Mais quel temps ai-je choisi, messieurs, pour vous parler de deuil et de funérailles ! Ne sommes-nous pas environnés de fêtes ? Voyageur solitaire, je méditais il y a quelques jours sur les ruines des empires détruits et je vois s'élever un nouvel empire. Je quitte à peine ces tombeaux où dorment les nations ensevelies, et j'aperçois un berceau chargé des destinées de l'avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. César monte au Capitole, les peuples racontent les merveilles, les monuments élevés, les cités embellies, les frontières de la patrie baignées par ces mers lointaines qui portaient les vaisseaux de Scipion, et par ces mers reculées que ne vit pas Germanicus. " Tandis que le triomphateur s'avance entouré de ses légions, que feront les tranquilles enfants des muses ? Ils marcheront au-devant du char pour joindre l'olivier de la paix aux palmes de la victoire, pour présenter au vainqueur la troupe sacrée, pour mêler aux récits guerriers les touchantes images qui faisaient pleurer Paul-Emile sur les malheurs de Persée. " Et vous, fille des Césars, sortez de votre palais avec votre jeune fils dans vos bras ; venez ajouter la grâce à la grandeur, venez attendrir la victoire et tempérer l'éclat des armes par la douce majesté d'une reine et d'une mère. " Dans le manuscrit qui me fut rendu, le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d'un bout à l'autre de la main de Bonaparte. Une partie de ma réclamation contre l'isolement des affaires dans lequel on voudrait tenir la littérature était également stigmatisée au crayon. L'éloge de l'abbé Delille, qui rappelait l'émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d'exil, était mis entre parenthèses ; l'éloge de M. de Fontanes avait une croix . Presque tout ce que je disais sur M. de Chénier, sur son frère, sur le mien, sur les autels expiatoires que l'on préparait à Saint-Denis était haché de traits. Le paragraphe commençant par ces mots " M. de Chénier adora la liberté, etc. ", avait une double rature longitudinale. Je suis encore à comprendre comment le texte du discours corrompu, publié par les agents de l'Empire, a conservé assez correctement ce paragraphe. Je n'invente, je ne change rien, on peut lire le passage imprimé dans l'édition furtive. L'objurgation contre la tyrannie qui suivait ce morceau sur la liberté, et qui en faisait le pendant, est supprimé en entier dans cette édition de police. La péroraison est conservée seulement l'éloge de nos triomphes dont je faisais honneur à la France, est tourné tout entier au profit de Napoléon. Tout ne fut pas fini quand on eut déclaré que je ne serais pas reçu à l'Académie et qu'on m'eut rendu mon discours. On voulait me contraindre à en écrire un second, je déclarai que je m'en tenais au premier et que je n'en ferais pas d'autre. Des personnes pleines de grâces, de générosité et de courage, que je ne connaissais pas, s'intéressaient à moi. Madame Lindsay, qui m'avait ramené de Calais parla à madame Gay laquelle s'adressa à madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély ; elles parvinrent à remonter jusqu'au duc de Rovigo et l'invitèrent à me laisser à l'écart. Les femmes de ce temps-là interposaient leur beauté entre la puissance et l'infortune. Tout ce bruit se prolongea par les prix décennaux jusque dans l'année 1812. Bonaparte, qui me persécutait, fit pourtant demander à l'Académie, à propos de ces prix pourquoi elle n'avait point mis sur les rangs le Génie du Christianisme . L'Académie s'expliqua ; plusieurs de mes confrères écrivirent leur jugement peu favorable à mon ouvrage. J'aurais pu leur dire ce qu'un poète grec dit à un oiseau " Fille de l'Attique, nourrie de miel, toi qui chantes si bien, tu enlèves une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes pour nourriture à tes petits. Toutes deux ailées, toutes deux habitant ces lieux, toutes deux célébrant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu pas la liberté ? Il n'est pas juste qu'une chanteuse périsse du bec d'une de ses semblables. " Prix décennaux. - L' Essai sur les Révolutions . - Les Natchez . Ce mélange de colère et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est constant et étrange il me veut enfermer pour le reste de mes jours à Vincennes et tout à coup il demande à l'Institut pourquoi il n'a pas parlé de moi à l'occasion des prix décennaux. Il fait plus, il déclare à Fontanes que, puisque l'Institut ne me trouve pas digne de concourir pour le prix, il m'en donnera un, qu'il me nommera surintendant général de toutes les bibliothèques de France ; surintendance appointée comme une ambassade de première classe. La première idée que Bonaparte avait eue de m'employer dans la carrière diplomatique ne lui passait pas il n'admettait point, pour cause à lui bien connue, que j'eusse cessé de faire partie du ministère des relations extérieures. Et toutefois, malgré ces munificences projetées, son préfet de police m'invite contradictoirement à m'éloigner de Paris, et je vais continuer mes Mémoires à Dieppe. Bonaparte descend au rôle d'écolier taquin ; il déterre l' Essai sur les Révolutions et il se réjouit de la guerre qu'il m'attire à ce sujet. Un M. Damaze de Raymond se fit mon champion je l'allai remercier rue Vivienne. Il avait sur sa cheminée avec ses breloques, une tête de mort ; quelque temps après il fut tué en duel, et sa charmante figure alla rejoindre la face effroyable qui semblait l'appeler. Tout le monde se battait alors un des mouchards chargés de l'arrestation de Georges reçut de lui une balle dans la tête. Pour couper court à l'attaque de mauvaise foi de mon puissant adversaire, je m'adressai à ce M. de Pommereul dont je vous ai parlé lors de ma première arrivée à Paris il était devenu directeur général de l'imprimerie et de la librairie je lui demandai la permission de réimprimer l' Essai tout entier. On peut voir ma correspondance et le résultat de cette correspondance dans la préface de l' Essai sur les Révolutions , édition de 1826, tome deuxième des Oeuvres complètes. Au surplus, le gouvernement impérial avait grandement raison de me refuser la réimpression de l'ouvrage en entier ; l' Essai n'était, ni par rapport aux libertés, ni par rapport à la monarchie légitime, un livre qu'on dût publier lorsque régnaient le despotisme et l'usurpation. La police se donnait un air d'impartialité en laissant dire quelque chose en ma faveur, et elle riait en m'empêchant de faire la seule chose qui me pût défendre. Au retour de Louis XVIII on exhuma de nouveau l' Essai ; comme on avait voulu s'en servir contre moi au temps de l'Empire, sous le rapport politique, on voulait me l'opposer au jour de la Restauration, sous le rapport religieux. J'ai fait une amende honorable si complète de mes erreurs dans les notes de la nouvelle édition de l' Essai historique , qu'il n'y a plus rien à me reprocher. La postérité viendra ; elle prononcera sur le livre et sur le commentaire , si ces vieilleries-là peuvent encore l'occuper. J'ose espérer qu'elle jugera l' Essai comme ma tête grise l'a jugé ; car, en avançant dans la vie on prend de l'équité de cet avenir dont on approche. Le livre et les notes me mettent devant les hommes tel que j'ai été au début de ma carrière, tel que je suis au terme de cette carrière. Au surplus, cet ouvrage que j'ai traité avec une rigueur impitoyable offre le compendium de mon existence comme poète, moraliste et homme politique futur. La sève du travail est surabondante, l'audace des opinions poussée aussi loin qu'elle peut aller. Force est de reconnaître que, dans les diverses routes où je me suis engagé, les préjugés ne m'ont jamais conduit, que je n'ai été aveugle dans aucune cause, qu'aucun intérêt ne m'a guidé, que les partis que j'ai pris ont toujours été de mon choix. Dans l' Essai , mon indépendance en religion et en politique est complète ; j'examine tout républicain , je sers la monarchie ; philosophe , j'honore la religion. Ce ne sont point là des contradictions, ce sont des conséquences forcées de l'incertitude de la théorie et de la certitude de la pratique chez les hommes. Mon esprit, fait pour ne croire à rien, pas même à moi, fait pour dédaigner tout, grandeurs et misères, peuples et rois, a nonobstant été dominé par un instinct de raison qui lui commandait de se soumettre à ce qu'il y a de reconnu beau religion, justice, humanité, égalité, liberté, gloire. Ce que l'on rêve aujourd'hui de l'avenir, ce que la génération actuelle s'imagine avoir découvert d'une société à naître, fondée sur des principes tout différents de ceux de la vieille société, se trouve positivement annoncé dans l' Essai . J'ai devancé de trente années ceux qui se disent les proclamateurs d'un monde inconnu. Mes actes ont été de l'ancienne cité, mes pensées de la nouvelle ; les premiers de mon devoir, les dernières de ma nature. L' Essai n'était pas un livre impie ; c'était un livre de doute et de douleur. Je l'ai déjà dit [Livre onzième de ces Mémoires .] . Du reste, j'ai dû m'exagérer ma faute et racheter par des idées d'ordre tant d'idées passionnées répandues dans mes ouvrages. J'ai peur au début de ma carrière d'avoir fait du mal à la jeunesse ; j'ai à réparer auprès d'elle, et je lui dois au moins d'autres leçons. Qu'elle sache qu'on peut lutter avec succès contre une nature troublée ; la beauté morale, la beauté divine, supérieure à tous les rêves de la terre, je l'ai vue ; il ne faut qu'un peu de courage pour l'atteindre et s'y tenir. Afin d'achever ce que j'ai à dire sur ma carrière littéraire, je dois mentionner l'ouvrage qui la commença, et qui demeura en manuscrit jusqu'à l'année où je l'insérai dans mes Oeuvres complètes . A la tête des Natchez , la préface a raconté comment l'ouvrage fut retrouvé en Angleterre par les soins et les obligeantes recherches de M. de Thuisy. Un manuscrit dont j'ai pu tirer Atala, René , et plusieurs descriptions placées dans le Génie du Christianisme , n'est pas tout à fait stérile. Ce premier manuscrit était écrit de suite, sans section ; tous les sujets y étaient confondus voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc. ; mais auprès de ce manuscrit d'un seul jet il en existait un autre partagé en livres. Dans ce second travail, j'avais non seulement procédé à la division de la matière, mais j'avais encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l'épopée. Un jeune homme qui entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses études, ses lectures, doit produire le chaos ; mais aussi dans ce chaos il y a une certaine fécondité qui tient à la puissance de l'âge. Il m'est arrivé ce qui n'est peut-être jamais arrivé à un auteur c'est de relire après trente années un manuscrit que j'avais totalement oublié. J'avais un danger à craindre. En repassant le pinceau sur le tableau, je pouvais éteindre les couleurs ; une main plus sûre, mais moins rapide, courait risque de faire disparaître les traits moins corrects, mais aussi les touches les plus vives de la jeunesse ; il fallait conserver à la composition son indépendance, et pour ainsi dire sa fougue ; il fallait laisser l'écume au frein du jeune coursier. S'il y a dans les Natchez des choses que je ne hasarderais qu'en tremblant aujourd'hui, il y a aussi des choses que je ne voudrais plus écrire, notamment la lettre de René dans le second volume. Elle est de ma première manière et reproduit tout René je ne sais ce que les René qui m'ont suivi ont pu dire pour mieux approcher de la folie. Les Natchez s'ouvrent par une invocation au désert et à l'astre des nuits, divinités suprêmes de ma jeunesse " A l'ombre des forêts américaines, je veux chanter des airs de la solitude, tels que n'en ont point encore entendu des oreilles mortelles ; je veux raconter vos malheurs, ô Natchez ! ô nation de la Louisiane dont il ne reste plus que les souvenirs ! Les infortunes d'un obscur habitant des bois auraient-elles moins de droits à nos pleurs que celles des autres hommes ? et les mausolées des rois dans nos temples sont-ils plus touchants que le tombeau d'un Indien sous le chêne de sa patrie ? " Et toi, flambeau des méditations, astre des nuits, sois pour moi l'astre du Pinde ! Marche devant mes pas, à travers les régions inconnues du Nouveau-Monde, pour me découvrir à ta lumière les secrets ravissants de ces déserts ! " Mes deux natures sont confondues dans ce bizarre ouvrage, particulièrement dans l'original primitif. On y trouve des incidents politiques et des intrigues de roman ; mais à travers la narration on entend partout une voix qui chante, et qui semble venir d'une région inconnue. Fin de ma carrière littéraire. De 1812 à 1814, il n'y a plus que deux années pour finir l'Empire, et ces deux années dont on a vu quelque chose par anticipation, je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mémoires ; mais je n'imprimai plus rien. Ma vie de poésie et d'érudition fut véritablement close par la publication de mes trois grands ouvrages, le Génie du Christianisme , les Martyrs et l' Itinéraire . Mes écrits politiques commencèrent à la Restauration ; avec ces écrits également commença mon existence politique active. Ici donc se termine ma carrière littéraire proprement dite ; entraîné par le flot des jours, je l'avais omise ; ce n'est qu'en cette année 1831 que j'ai rappelé des temps laissés en arrière de 1800 à 1814. Cette carrière littéraire, comme il vous a été loisible de vous en convaincre, ne fut pas moins troublée que ma carrière de voyageur et de soldat ; il y eut aussi des travaux, des rencontres et du sang dans l'arène ; tout n'y fut pas muses et fontaine Castalie ; ma carrière politique fut encore plus orageuse. Peut-être quelques débris marqueront-ils le lieu qu'occupèrent mes jardins d'Acadème. Le Génie du Christianisme commence la révolution religieuse contre le philosophisme du dix-huitième siècle. Je préparais en même temps cette révolution qui menace notre langue, car il ne pouvait y avoir renouvellement dans l'idée qu'il n'y eût innovation dans le style. Y aura-t-il après moi d'autres formes de l'art à présent inconnues ? Pourra-t-on partir de nos études actuelles afin d'avancer, comme nous sommes partis des études passées pour faire un pas ? Est-il des bornes qu'on ne saurait franchir, parce qu'on se vient heurter contre la nature des choses ? Ces bornes ne se trouvent-elles point dans la division des langues modernes, dans la caducité de ces mêmes langues, dans les vanités humaines telles que la société nouvelle les a faites ? Les langues ne suivent le mouvement de la civilisation qu'avant l'époque de leur perfectionnement ; parvenues à leur apogée, elles restent un moment stationnaires, puis elles descendent sans pouvoir remonter. Maintenant, le récit que j'achève rejoint les premiers livres de ma vie politique, précédemment écrits à des dates diverses. Je me sens un peu plus de courage en rentrant dans les parties faites de mon édifice. Quand je me suis remis au travail, je tremblais que le vieux fils de Coelus ne vît se changer en truelle de plomb la truelle d'or du bâtisseur de Troie. Pourtant il me semble que ma mémoire, chargée de me verser mes souvenirs ne m'a pas trop failli avez-vous beaucoup senti la glace de l'hiver dans ma narration ? trouvez-vous une énorme différence entre les poussières éteintes que j'ai essayé de ranimer, et les personnages vivants que je vous ai fait voir en vous racontant ma première jeunesse ? Mes années sont mes secrétaires ; quand l'une d'entre elles vient à mourir, elle passe la plume à sa puînée, et je continue de dicter ; comme elles sont soeurs, elles ont à peu près la même main. 1. De Bonaparte. - 2. Bonaparte. - Sa famille. - 3. Branche particulière des Bonaparte de la Corse. - 4. Naissance et enfance de Bonaparte. - 5. La Corse de Bonaparte. - 6. Paoli. - 7. Deux Pamphlets. - 8. Brevet de capitaine. - 9. Toulon. - 10. Journées de Vendémiaire. - 11. Suite. - 12. Campagnes d'Italie. - 13. Congrès de Rastadt. - Retour de Napoléon en France. - Napoléon est nommé chef de l'armée dite d'Angleterre. - Il part pour l'expédition d'Egypte. - 14. Expédition d'Egypte. - Malte. - Bataille des Pyramides. - Le Caire. - Napoléon dans la grande Pyramide. - Suez. - 15. Opinion de l'armée. - 16. Campagne de Syrie. - 17. Retour en Egypte. Conquête de la Haute-Egypte. - 18. Bataille d'Aboukir. - Billets et lettres de Napoléon. - Il repasse en France. - Dix-huit brumaire. De Bonaparte. La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie couronnée de fleurs comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile et les délicieuses campagnes d'Enna. La prière est dite à haute voix par le prêtre de Neptune ; les libations sont faites avec des coupes d'or ; la foule, bordant la mer, unit ses invocations à celle du pilote ; le paean est chanté, tandis que la voile se déploie aux rayons et au souffle de l'aurore. Alcibiade, vêtu de pourpre et beau comme l'Amour, se fait remarquer sur les trirèmes, fier des sept chars qu'il a lancés dans la carrière d'Olympie. Mais à peine l'île d'Alcinoüs est-elle passée, l'illusion s'évanouit Alcibiade banni va vieillir loin de sa patrie et mourir percé de flèches sur le sein de Timandra. Les compagnons de ses premières espérances, esclaves à Syracuse, n'ont pour alléger le poids de leurs chaînes que quelques vers d'Euripide. Vous avez vu ma jeunesse quitter le rivage ; elle n'avait pas la beauté du pupille de Périclès, élevé sur les genoux d'Aspasie ; mais elle en avait les heures matineuses et des désirs et des songes, Dieu sait ! Je vous les ai peints ces songes aujourd'hui, retournant à la terre après maint exil, je n'ai plus à vous raconter que des vérités tristes comme mon âge. Si parfois je fais encore entendre les accords de la lyre, ce sont les dernières harmonies du poète qui cherche à se guérir de la blessure des flèches du temps, ou à se consoler de la servitude des années. Vous savez la mutabilité de ma vie dans mon état de voyageur et de soldat ; vous connaissez mon existence littéraire depuis 1800 jusqu'à 1813, année où vous m'avez laissé à la Vallée-aux-Loups qui m'appartenait encore, lorsque ma carrière politique s'ouvrit. Nous entrons présentement dans cette carrière avant d'y pénétrer, force m'est de revenir sur les faits généraux que j'ai sautés en ne m'occupant que de mes travaux et de mes propres aventures ces faits sont de la façon de Napoléon. Passons donc à lui ; parlons du vaste édifice qui se construisait en dehors de mes songes. Je deviens maintenant historien sans cesser d'être écrivain de mémoires ; un intérêt public va soutenir mes confidences privées ; mes petits récits se grouperont autour de ma narration. Lorsque la guerre de la Révolution éclata, les rois ne la comprirent point ; ils virent une révolte où ils auraient dû voir le changement des nations, la fin et le commencement d'un monde ils se flattèrent qu'il ne s'agissait pour eux que d'agrandir leurs Etats de quelques provinces arrachées à la France ; ils croyaient à l'ancienne tactique militaire, aux anciens traités diplomatiques, aux négociations des cabinets ; et des conscrits allaient chasser les grenadiers de Frédéric, des monarques allaient venir solliciter la paix dans les antichambres de quelques démagogues obscurs, et la terrible opinion révolutionnaire allait dénouer sur les échafauds les intrigues de la vieille Europe. Cette vieille Europe pensait ne combattre que la France ; elle ne s'apercevait pas qu'un siècle nouveau marchait sur elle. Bonaparte dans le cours de ses succès toujours croissants semblait appelé à changer les dynasties royales, à rendre la sienne la plus âgée de toutes. Il avait fait rois les électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe ; il avait donné la couronne de Naples à Murat, celle d'Espagne à Joseph, celle de Hollande à Louis, celle de Westphalie à Jérôme ; sa soeur, Elisa Bacciocchi, était princesse de Lucques ; il était, pour son propre compte, empereur des Français, roi d'Italie, dans lequel royaume se trouvaient compris Venise, la Toscane, Parme et Plaisance ; le Piémont était réuni à la France ; il avait consenti à laisser régner en Suède un de ses capitaines, Bernadotte ; par le traité de la confédération du Rhin, il exerçait les droits de la maison d'Autriche sur l'Allemagne ; il s'était déclaré médiateur de la confédération helvétique ; il avait jeté bas la Prusse ; sans posséder une barque, il avait déclaré les Iles Britanniques en état de blocus. L'Angleterre malgré ses flottes fut au moment de n'avoir pas un port en Europe pour y décharger un ballot de marchandises ou pour y mettre une lettre à la poste. Les Etats du pape faisaient partie de l'empire français ; le Tibre était un département de la France. On voyait dans les rues de Paris des cardinaux demi-prisonniers qui, passant la tête à la portière de leur fiacre, demandaient " Est-ce ici que demeure le roi de... ? - Non, répondait le commissionnaire interrogé, c'est plus haut. " L'Autriche ne s'était rachetée qu'en livrant sa fille le chevaucheur du midi réclama Honoria de Valentinien, avec la moitié des provinces de l'empire. Comment s'étaient opérés ces miracles ? Quelles qualités possédait l'homme qui les enfanta ? Quelles qualités lui manquèrent pour les achever ? Je vais suivre l'immense fortune de Bonaparte qui, nonobstant, a passé si vite que ses jours occupent une courte période du temps renfermé dans ces Mémoires . De fastidieuses productions de généalogies, de froides disquisitions sur les faits, d'insipides vérifications de dates sont les charges et les servitudes de l'écrivain. Bonaparte. - Sa famille. Le premier Buonaparte Bonaparte dont il soit fait mention dans les annales modernes est Jacques Buonaparte, lequel, augure du conquérant futur, nous a laissé l'histoire du sac de Rome en 1527, dont il avait été témoin oculaire. Napoléon-Louis Bonaparte, fils de la duchesse de Saint-Leu, mort après l'insurrection de la Romagne, a traduit en français ce document curieux ; à la tête de la traduction il a placé une généalogie des Buonaparte le traducteur dit " qu'il se contentera de remplir les lacunes de la préface de l'éditeur de Cologne, en publiant sur la famille Bonaparte des détails authentiques ; lambeaux d'histoire, dit-il, presque entièrement oubliés, mais au moins intéressants pour ceux qui aiment à retrouver dans les annales des temps passés l'origine d'une illustration plus récente ". Suit une généalogie où l'on voit un chevalier Nordille Buonaparte lequel, le 2 avril 1266, cautionna le prince Conradin de Souabe celui-là même à qui le duc d'Anjou fit trancher la tête pour la valeur des droits de douane des effets dudit prince. Vers l'an 1255 commencèrent les proscriptions des familles trévisanes une branche des Bonaparte alla s'établir en Toscane, où on les rencontre dans les hautes places de l'Etat. Louis-Marie-Fortuné Buonaparte, de la branche établie à Sarzane, passa en Corse en 1612, se fixa à Ajaccio et devint le chef de la branche des Bonaparte de Corse. Les Bonaparte portent de gueules à deux barres d'or accompagné de deux étoiles. Il y a une autre généalogie que M. Panckoucke a placée à la tête du recueil des écrits de Bonaparte ; elle diffère en plusieurs points de celle qu'a donnée Napoléon-Louis. D'un autre côté, madame d'Abrantès veut que Bonaparte soit un Comnène, alléguant que le nom de Bonaparte est la traduction littérale du grec Caloméros , surnom des Comnène. Napoléon-Louis croit devoir terminer sa généalogie par ces paroles " J'ai omis beaucoup de détails, car les titres de noblesse ne sont un objet de curiosité que pour un petit nombre de personnes, et d'ailleurs la famille Bonaparte n'en retirerait aucun lustre. " Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux. " Nonobstant ce vers philosophique, la généalogie subsiste . Napoléon-Louis veut bien faire à son siècle la concession d'un apophthegme démocratique sans que cela tire à conséquence. Tout ici est singulier Jacques Buonaparte historien du sac de Rome et de la détention du pape Clément VII par les soldats du connétable de Bourbon, est du même sang que Napoléon Buonaparte, destructeur de tant de villes, maître de Rome changée en préfecture, roi d'Italie, dominateur de la couronne des Bourbons et geôlier de Pie VII, après avoir été sacré empereur des Français par la main de ce pontife. Le traducteur de l'ouvrage de Jacques Buonaparte est Napoléon-Louis Buonaparte neveu de Napoléon, et fils du roi de Hollande frère de Napoléon ; et ce jeune homme vient de mourir dans la dernière insurrection de la Romagne, à quelque distance des deux villes où la mère et la veuve de Napoléon sont exilées, au moment où les Bourbons tombent du trône pour la troisième fois. Comme il aurait été assez difficile de faire de Napoléon le fils de Jupiter Ammon par le serpent aimé d'Olympias, ou le petit-fils de Vénus par Anchise, de savants affranchis [Las Cases.] trouvèrent une autre merveille à leur usage ils démontrèrent à l'empereur qu'il descendait en ligne directe du Masque de fer. Le gouverneur des îles Sainte-Marguerite se nommait Bonpart ; il avait une fille ; le Masque de fer, frère jumeau de Louis XIV, devint amoureux de la fille de son geôlier et l'épousa secrètement de l'aveu même de la cour. Les enfants qui naquirent de cette union furent clandestinement portés en Corse, sous le nom de leur mère ; les Bonpart se transformèrent en Bonaparte par la différence du langage. Ainsi le Masque de fer est devenu le mystérieux aïeul, à face de bronze du grand homme, rattaché de la sorte au grand roi. La branche des Franchini-Bonaparte porte sur son écu trois fleurs de lis d'or. Napoléon souriait d'un air d'incrédulité à cette généalogie ; mais il souriait c'était toujours un royaume revendiqué au profit de sa famille. Napoléon affectait une indifférence qu'il n'avait pas, car il avait lui-même fait venir sa généalogie de Toscane Bourrienne. Précisément parce que la divinité de la naissance manque à Bonaparte, cette naissance est merveilleuse " Je voyais, dit Démosthène, ce Philippe contre qui nous combattions pour la liberté de la Grèce et le salut de ses Républiques, l'oeil crevé, l'épaule brisée, la main affaiblie, la cuisse retirée, offrir avec une fermeté inaltérable tous ses membres aux coups du sort, satisfait de vivre pour l'honneur et de se couronner des palmes de la victoires. " Or, Philippe était père d'Alexandre ; Alexandre était donc fils de roi et d'un roi digne de l'être, par ce double fait, il commanda l'obéissance. Alexandre, né sur le trône, n'eut pas, comme Bonaparte, une petite vie à traverser afin d'arriver à une grande vie. Alexandre n'offre pas la disparate de deux carrières ; son précepteur est Aristote ; dompter Bucéphale est un des passe-temps de son enfance. Napoléon pour s'instruire n'a qu'un maître vulgaire ; des coursiers ne sont point à sa disposition ; il est le moins riche de ses compagnons d'études. Ce sous-lieutenant d'artillerie, sans serviteurs, va tout à l'heure obliger l'Europe à le reconnaître ; ce petit caporal mandera dans ses antichambres les plus grands souverains de l'Europe Ils ne sont pas venus, nos deux rois ? Qu'on leur die Qu'ils se font trop attendre et qu'Attila s'ennuie. Napoléon, qui s'écriait avec tant de sens " Oh ! si j'étais mon petit-fils ! " ne trouva point le pouvoir dans sa famille, il le créa quelles facultés diverses cette création ne suppose-t-elle pas ! Veut-on que Napoléon n'ait été que le metteur en oeuvre de l'intelligence sociale répandue autour de lui ; intelligence que des événements inouïs, des périls extraordinaires, avaient développée ? Cette supposition admise, il n'en serait pas moins étonnant en effet, que serait-ce qu'un homme capable de diriger et de s'approprier tant de supériorités étrangères ? Branche particulière des Bonaparte de la Corse. Toutefois si Napoléon n'était pas né prince, il était selon l'ancienne expression, fils de famille. M. de Marbeuf, gouverneur de l'île de Corse, fit entrer Napoléon dans un collège près d'Autun ; il fut admis ensuite à l'école de Brienne. Elisa, madame Bacciocchi, reçut son éducation à Saint-Cyr Bonaparte réclama sa soeur quand la Révolution brisa les portes de ces retraites religieuses. Ainsi l'on trouve une soeur de Napoléon pour dernière élève d'une institution dont Louis XIV avait entendu les premières jeunes filles chanter les choeurs de Racine. Les preuves de noblesse exigées pour l'admission de Napoléon à une école militaire furent faites elles contiennent l'extrait baptistaire de Charles Bonaparte père de Napoléon, duquel Charles on remonte à François dixième ascendant. Un certificat des nobles principaux de la ville d'Ajaccio, prouvant que la famille Bonaparte a toujours été au nombre des plus anciennes et des plus nobles ; un acte de reconnaissance de la famille Bonaparte de Toscane, jouissant du patriciat et déclarant que son origine est commune avec la famille Bonaparte de Corse, etc., etc. " Lors de l'entrée de Bonaparte à Trévise, dit M. de Las Cases, on lui annonça que sa famille y avait été puissante ; à Bologne, qu'elle y avait été inscrite sur le livre d'or... A l'entrevue de Dresde, l'empereur François apprit à l'empereur Napoléon que sa famille avait été souveraine à Trévise, et qu'il s'en était fait représenter les documents il ajouta qu'il était sans prix d'avoir été souverain, et qu'il fallait le dire à Marie-Louise, à qui cela ferait grand plaisir. " Né d'une race de gentilshommes, laquelle avait des alliances avec les Orsini, les Lomelli, les Médicis, Napoléon, violenté par la Révolution, ne fut démocrate qu'un moment ; c'est ce qui ressort de tout ce qu'il dit et écrit dominé par son sang, ses penchants étaient aristocratiques. Pascal Paoli ne fut point le parrain de Napoléon, comme on l'a dit ce fut l'obscur Laurent Giubega, de Calvi ; on apprend cette particularité du registre de baptême tenu à Ajaccio par l'économe, le prêtre Diamante. J'ai peur de compromettre Napoléon en le replaçant à son rang dans l'aristocratie. Cromwell, dans son discours prononcé au Parlement le 12 septembre 1654, déclare être né gentilhomme ; Mirabeau, La Fayette, Desaix et cent autres partisans de la Révolution étaient nobles aussi. Les Anglais ont prétendu que le prénom de l'empereur était Nicolas, d'où en dérision ils disaient Nic . Ce beau nom de Napoléon venait à l'empereur d'un de ses oncles qui maria sa fille avec un Ornano. Saint Napoléon est un martyr grec. D'après les commentateurs de Dante, le comte Orso était fils de Napoléon de Cerbaja. Personne autrefois, en lisant l'histoire, n'était arrêté par ce nom qu'ont porté plusieurs cardinaux ; il frappe aujourd'hui. La gloire d'un homme ne remonte pas ; elle descend. Le Nil à sa source n'est connu que de quelque Ethiopien ; à son embouchure, de quel peuple est-il ignoré ? Naissance et enfance de Bonaparte. Il reste constaté que le vrai nom de Bonaparte est Buonaparte ; il l'a signé lui-même de la sorte dans toute sa campagne d'Italie et jusqu'à l'âge de trente-trois ans. Il le francisa ensuite, et ne signa plus que Bonaparte je lui laisse le nom qu'il s'est donné et qu'il a gravé au pied de son indestructible statue [Ce nom de Buonaparte s'écrivait quelquefois avec le retranchement de l' u l'économe d'Ajaccio qui signe au baptême de Napoléon a écrit trois fois Bonaparte sans employer la voyelle italienne ou .] . Bonaparte s'est-il rajeuni d'un an afin de se trouver Français, c'est-à-dire afin que sa naissance ne précédât pas la date de la réunion de la Corse à la France ? Cette question est traitée à fond d'une manière courte, mais substantielle, par M. Eckard on peut lire sa brochure. Il en résulte que Bonaparte est né le 5 février 1768, et non pas le 15 août 1769, malgré l'assertion positive de M. Bourrienne. C'est pourquoi le Sénat conservateur dans sa proclamation du 3 avril 1814, traite Napoléon d'étranger. L'acte de célébration du mariage de Bonaparte avec Marie-Josèphe-Rose de Tascher, inscrit au registre de l'état civil du deuxième arrondissement de Paris, 19 ventôse an IV 9 mars 1796, porte que Napoléon Buonaparte naquit à Ajaccio le 5 février 1768, et que son acte de naissance, visé par l'officier civil, constate cette date. Cette même date s'accorde parfaitement avec ce qui est dit dans l'acte de mariage, que l'époux est âgé de vingt-huit ans. L'acte de naissance de Napoléon, présenté à la mairie du deuxième arrondissement lors de la célébration de son mariage avec Joséphine, fut retiré par un des aides de camp de l'empereur au commencement de 1810, lorsqu'on procédait à l'annulation du mariage de Napoléon avec Joséphine. M. Duclos, n'osant résister à l'ordre impérial, écrivit au moment même sur une des pièces de la liasse Bonaparte Son acte de naissance lui a été remis, ne pouvant, à l ' instant de sa demande, lui en délivrer copie . La date de la naissance de Joséphine est altérée dans l'acte de mariage, grattée et surchargée, quoiqu'on en découvre à la loupe les premiers linéaments. L'impératrice s'est ôté quatre ans les plaisanteries qu'on faisait sur ce sujet au château des Tuileries et à Sainte-Hélène sont mauvaises et ingrates. L'acte de naissance de Bonaparte, enlevé par l'aide de camp en 1810, a disparu ; toutes les recherches pour le découvrir ont été infructueuses. Ce sont là des faits irréfragables, et aussi je pense d'après ces faits, que Napoléon est né à Ajaccio le 5 février 1768. Cependant je ne me dissimule pas les embarras historiques qui se présentent à l'adoption de cette date. Joseph, frère aîné de Bonaparte, est né le 5 janvier 1768 ; son frère cadet, Napoléon, ne peut être né la même année, à moins que la date de la naissance de Joseph ne soit pareillement altérée cela est supposable, car tous les actes de l'état civil de Napoléon et de Joséphine sont soupçonnés d'être des faux. Nonobstant une juste suspicion de fraude, le comte de Beaumont, sous-préfet de Calvi, dans ses Observations sur la Corse , affirme que le registre de l'état civil d'Ajaccio marque la naissance de Napoléon au 15 août 1769. Enfin les papiers que m'avait prêtés M. Libri démontraient que Bonaparte lui-même se regardait comme étant né le 15 août 1769 à une époque où il ne pouvait avoir aucune raison pour désirer se rajeunir. Mais restent toujours la date officielle des pièces de son premier mariage et la suppression de son acte de naissance. Quoi qu'il en soit, Bonaparte ne gagnerait rien à cette transposition de vie si vous fixez sa nativité au 15 d'août 1769, force est de reporter sa conception vers le 15 novembre 1768 ; or, la Corse n'a été cédée à la France que par le traité du 15 mai 1768 ; les dernières soumissions des Pièves cantons de la Corse ne se sont même effectuées que le 14 juin 1769. D'après les calculs les plus indulgents, Napoléon ne serait encore Français que de quelques heures de nuit dans le sein de sa mère. Eh bien, s'il n'a été que le citoyen d'une patrie douteuse, cela classe à part sa nature existence tombée d'en haut, pouvant appartenir à tous les temps et à tous les pays. Toutefois Bonaparte a incliné vers la patrie italienne ; il détesta les Français jusqu'à l'époque où leur vaillance lui donna l'empire. Les preuves de cette aversion abondent dans les écrits de sa jeunesse. Dans une note que Napoléon a écrite sur le suicide, on trouve ce passage " Mes compatriotes, chargés de chaînes, embrassent en tremblant la main qui les opprime... Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissons, vous avez encore corrompu nos moeurs. " Une lettre écrite à Paoli en Angleterre, en 1789, qui a été rendue publique, commence de la sorte " Général, " Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. " Une autre lettre de Napoléon à M. Gubica, greffier en chef des Etats de la Corse, porte " Tandis que la France renaît, que deviendrons-nous, nous autres infortunés Corses ? Toujours vils, continuerons-nous à baiser la main insolente qui nous opprime ? continuerons-nous à voir tous les emplois que le droit naturel nous destinait occupés par des étrangers aussi méprisables par leurs moeurs et leur conduite que leur naissance est abjecte ? " Enfin le brouillon d'une troisième lettre manuscrite de Bonaparte, touchant la reconnaissance par les Corses de l'Assemblée nationale de 1789, débute ainsi " Messieurs, " Ce fut par le sang que les Français étaient parvenus à nous gouverner ; ce fut par le sang qu'ils voulurent assurer leur conquête. Le militaire, l'homme de loi, le financier, se réunirent pour nous opprimer, nous mépriser et nous faire avaler à longs traits la coupe de l'ignominie. Nous avons assez longtemps souffert leurs vexations ; mais puisque nous n'avons pas eu le courage de nous en affranchir de nous-mêmes, oublions-les à jamais ; qu'ils redescendent dans le mépris qu'ils méritent, ou du moins qu'ils aillent briguer dans leur patrie la confiance des peuples certes, ils n'obtiendront jamais la nôtre. " Les préventions de Napoléon contre la mère-patrie ne s'effacèrent pas entièrement sur le trône, il parut nous oublier ; il ne parla plus que de lui, de son empire, de ses soldats, presque jamais des Français ; cette phrase lui échappait " Vous autres Français. " L'empereur, dans les papiers de Sainte-Hélène, raconte que sa mère, surprise par les douleurs, l'avait laissé tomber de ses entrailles sur un tapis à grand ramage représentant les héros de l'Iliade il n'en serait pas moins ce qu'il est, fût-il tombé dans du chaume. Je viens de parler de papiers retrouvés ; lorsque j'étais ambassadeur à Rome, en 1828, le cardinal Fesch, en me montrant ses tableaux et ses livres, me dit avoir des manuscrits de la jeunesse de Napoléon ; il y attachait si peu d'importance qu'il me proposa de me les montrer ; je quittai Rome, et je n'eus pas le temps de compulser les documents. Au décès de Madame Mère et du cardinal Fesch, divers objets de la succession ont été dispersés, le carton qui renfermait les Essais de Napoléon a été apporté à Lyon avec plusieurs autres ; il est tombé entre les mains de M. Libri. M. Libri a inséré dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars de cette année 1842 une notice détaillée des papiers du cardinal Fesch ; il a bien voulu depuis m'envoyer le carton. J'ai profité de la communication pour accroître l'ancien texte de mes Mémoires concernant Napoléon, toute réserve faite à un plus ample informé, aux renseignements contradictoires et aux objections à survenir. La Corse de Bonaparte. Benson dans ses Esquisses de la Corse Sketches of Corsica, parle de la maison de campagne qu'habitait la famille de Bonaparte " En allant le long du rivage de la mer d'Ajaccio, vers l'île Sanguinière, à environ un mille de la ville, on rencontre deux piliers de pierre, fragments d'une porte qui s'ouvrait sur le chemin ; elle conduisait à une villa en ruine, autrefois résidence du demi-frère utérin de madame Bonaparte, que Napoléon créa cardinal Fesch. Les restes d'un petit pavillon sont visibles au dessous d'un rocher ; l'entrée en est quasi obstruée par un figuier touffu c'était la retraite accoutumée de Bonaparte, quand les vacances de l'école dans laquelle il étudiait lui permettaient de revenir chez lui. " L'amour du pays natal suivit chez Napoléon sa marche ordinaire. Bonaparte, en 1788, écrivait, à propos de M. de Sussy, que la Corse offrait un printemps perpétuel ; il ne parla plus de son île quand il fut heureux ; il avait même de l'antipathie pour elle ; elle lui rappelait un berceau trop étroit. Mais à Sainte-Hélène sa patrie lui revint en mémoire. " La Corse avait mille charmes pour Napoléon [ Mémorial de Sainte-Hélène .] ; il en détaillait les plus grands traits, la coupe hardie de sa structure physique. Tout y était meilleur, disait-il ; il n'y avait pas jusqu'à l'odeur du sol même elle lui eût suffi pour le deviner les yeux fermés ; il ne l'avait retrouvée nulle part. Il s'y voyait dans ses premières années, à ses premières amours ; il s'y trouvait dans sa jeunesse au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les vallées profondes. " Napoléon trouva le roman dans son berceau ; ce roman commence à Vannina, tuée par Sampietro, son mari. Le baron Neuhof , ou le roi Théodore, avait paru sur tous les rivages, demandant des secours à l'Angleterre, au pape, au Grand Turc, au bey de Tunis, après s'être fait couronner roi des Corses, qui ne savaient à qui se donner Voltaire en rit. Les deux Paoli, Hyacinthe et surtout Pascal, avaient rempli l'Europe du bruit de leur nom. Buttafuoco pria Rousseau d'être le législateur de la Corse ; le philosophe de Genève songeait à s'établir dans la patrie de celui qui, en dérangeant les Alpes, emporta Genève sous son bras. " Il est encore en Europe, écrivait Rousseau, un pays capable de législation c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe. " Nourri au milieu de la Corse, Bonaparte fut élevé à cette école primaire des révolutions ; il ne nous apporta pas à son début le calme ou les passions du jeune âge, mais un esprit déjà empreint des passions politiques. Ceci change l'idée qu'on s'est formée de Napoléon. Quand un homme est devenu fameux, on lui compose des antécédents les enfants prédestinés, selon les biographes, sont fougueux, tapageurs, indomptables ; ils apprennent tout, ou n'apprennent rien, le plus souvent aussi ce sont des enfants tristes, qui ne partagent point les jeux de leurs compagnons, qui rêvent à l'écart et sont déjà poursuivis du nom qui les menace. Voilà qu'un enthousiaste a déterré des billets extrêmement communs sans doute italiens de Napoléon à ses grands parents ; il nous faut avaler ces puériles âneries. Les pronostics de notre futurition sont vains ; nous sommes ce que nous font les circonstances ; qu'un enfant soit gai ou triste, silencieux ou bruyant, qu'il montre ou ne montre pas des aptitudes au travail, nul augure à en tirer. Arrêtez un écolier à seize ans ; tout intelligent que vous le fassiez, cet enfant prodige, fixé à trois lustres, restera un imbécile ; l'enfant manque même de la plus belle des grâces, le sourire il rit, et ne sourit pas. Napoléon était donc un petit garçon ni plus ni moins distingué que ses émules " Je n'étais, dit-il, qu'un enfant obstiné et curieux. " Il aimait les renoncules et il mangeait des cerises avec mademoiselle Colombier. Quand il quitta la maison paternelle, il ne savait que l'italien. Son ignorance de la langue de Turenne était presque complète ; comme le maréchal de Saxe Allemand, Bonaparte Italien ne mettait pas un mot d'orthographe ; Henri IV, Louis XIV et le maréchal de Richelieu, moins excusables, n'étaient guère plus corrects. C'est visiblement pour cacher la négligence de son instruction que Napoléon a rendu son écriture indéchiffrable. Sorti de la Corse à neuf ans, il ne revit son île que huit ans après. A l'école de Brienne, il n'avait rien d'extraordinaire ni dans sa manière d'étudier, ni dans son extérieur. Ses camarades le plaisantaient sur son nom de Napoléon et sur son pays ; il disait à son camarade Bourrienne " Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai. " Dans un compte rendu au roi, en 1784, M. de Kéralio affirme que le jeune Bonaparte serait un excellent marin ; la phrase est suspecte, car ce compte rendu n'a été retrouvé que quand Napoléon inspectait la flottille de Boulogne. Sorti de Brienne le 14 octobre 1784, Bonaparte passa à l'Ecole militaire de Paris. La liste civile payait sa pension ; il s'affligeait d'être boursier. Cette pension lui fut conservée, témoin ce modèle de reçu trouve dans le carton Fesch carton de M. Libri - " Je soussigné reconnais avoir reçu de M. Biercourt la somme de 200 provenant de la pension que le roi m'a accordée sur les fonds de l'Ecole militaire en qualité d'ancien cadet de l'école de Paris. " Mademoiselle de Comnène madame d'Abrantès, fixée tour à tour chez sa mère à Montpellier, à Toulouse et à Paris, ne perdait point de vue son compatriote Bonaparte. " Quand je passe aujourd'hui sur le quai de Conti ", écrit-elle " je ne puis m'empêcher de regarder la mansarde, à l'angle gauche de la maison, au troisième étage c'est là que logeait Napoléon, toutes les fois qu'il venait chez mes parents. " Bonaparte n'était pas aimé à son nouveau prytanée ; morose et frondeur, il déplaisait à ses maîtres ; iI blâmait tout sans ménagement. Il adressa un mémoire au sous-principal sur les vices de l'éducation que l'on y recevait " Ne vaudrait-il pas mieux les astreindre les élèves à se suffire à eux-mêmes, c'est-à-dire, moins leur petite cuisine qu'ils ne feraient pas, leur faire manger du pain de munition ou d'un qui en approcherait, les habituer à battre, brosser leurs habits, à nettoyer leurs souliers et leurs bottes ? " C'est ce qu'il ordonna depuis à Fontainebleau et à Saint-Germain. Le labroueur délivra l'école de sa présence et fut nommé sous-lieutenant d'artillerie au régiment de La Fère. Entre 1784 et 1793 s'étend la carrière littéraire de Napoléon, courte par l'espace, longue par les travaux. Errant avec les corps d'artillerie dont il faisait partie à Auxonne, à Dôle, à Seurres, à Lyon, Bonaparte était attiré à tout endroit de bruit comme l'oiseau appelé par le miroir ou accourant à l'appeau. Attentif aux questions académiques, il y répondait, il s'adressait avec assurance aux personnes puissantes qu'il ne connaissait pas il se faisait l'égal de tous avant d'en devenir le maître. Tantôt il parlait sous un nom emprunté, tantôt il signait son nom qui ne trahissait point l'anonyme. Il écrivait à l'abbé Raynal, à M. Necker ; il envoyait aux ministres des mémoires sur l'organisation de la Corse, sur des projets de défense de Saint-Florent, de la Mortella, du golfe d'Ajaccio, sur la manière de disposer le canon pour jeter des bombes. On ne l'écoutait pas plus qu'on n'avait écouté Mirabeau lorsqu'il rédigeait à Berlin des projets relatifs à la Prusse et à la Hollande. Il étudiait la géographie. On a remarqué qu'en parlant de Sainte-Hélène, il la signale par ces seuls mots " Petite île. " Il s'occupait de la Chine, des Indes, des Arabes. Il travaillait sur les historiens, les philosophes, les économistes, Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Filangieri, Mably, Smith, réfutait le Discours sur l ' origine et les fondements de l ' égalité de l ' homme et il écrivait " Je ne crois pas cela ; je ne crois rien de cela. " Lucien Bonaparte raconte que lui, Lucien, avait fait deux copies d'une histoire esquissée par Napoléon. Le manuscrit de cette esquisse s'est retrouvé en partie dans le carton du cardinal Fesch les recherches sont peu curieuses, le style est commun, l'épisode de Vannina est reproduit sans effet. Le mot de Sampietro aux grands seigneurs de la cour de Henri II après l'assassinat de Vannina vaut tout le récit de Napoléon " Qu'importent au roi de France les démêlés de Sampietro et de sa femme ! " Bonaparte n'avait pas au début de sa vie le moindre pressentiment de son avenir ; ce n'était qu'à l'échelon atteint qu'il prenait l'idée de s'élever plus haut mais s'il n'aspirait pas à monter, il ne voulait pas descendre ; on ne pouvait arracher son pied de l'endroit où il l'avait une fois posé. Trois cahiers des manuscrits carton Fesch sont consacrés à des recherches sur la Sorbonne et les libertés gallicanes ; il y a des correspondances avec Paoli, Saliceti, et surtout avec le P. Dupuy, minime, sous-principal à l'école de Brienne, homme de bon sens et de religion qui donnait des conseils à son jeune élève et qui appelle Napoléon son cher ami . A ces ingrates études Bonaparte mêlait des pages d'imagination ; il parle des femmes ; il écrit le Masque prophète, le Roman corse , une nouvelle anglaise, le Comte d ' Essex ; il a des dialogues sur l'amour qu'il traite avec mépris, et pourtant il adresse en brouillon une lettre de passion à une inconnue aimée ; il fait peu de cas de la gloire, ne met au premier rang que l'amour de la patrie et cette patrie était la Corse. Tout le monde a pu voir à Genève une demande parvenue à un libraire le romanesque sous-lieutenant s'enquérait de Mémoires de madame de Warens. Napoléon était poète aussi, comme le furent César et Frédéric il préférait Arioste au Tasse ; il y trouvait les portraits de ses capitaines futurs, et un cheval tout bridé pour son voyage aux astres. On attribue à Bonaparte le madrigal suivant adressé à madame Saint-Huberty jouant le rôle de Didon ; le fond peut appartenir à l'empereur, la forme est d'une main plus savante que la sienne Romains, qui vous vantez d'une illustre origine, Voyez d'où dépendait votre empire naissant ! Didon n'a pas d'attrait assez puissant Pour retarder la fuite où son amant s'obstine. Mais si l'autre Didon, ornement de ces lieux, Eût été reine de Carthage, Il eût, pour la servir, abandonné ses dieux Et votre beau pays serait encor sauvage. Vers ce temps-là Bonaparte semblerait avoir été tenté de se tuer. Mille béjaunes sont obsédés de l'idée du suicide, qu'ils pensent être la preuve de leur supériorité. Cette note manuscrite se trouve dans les papiers communiqués par M. Libri " Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui ? du côté de la mort... Si j'avais passé soixante ans, je respecterais les préjugés de mes contemporains, et j'attendrais patiemment que la nature eût achevé son cours ; mais puisque je commence à éprouver des malheurs, que rien n'est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours où rien ne me prospère ? " Ce sont là les rêveries de tous les romans. Le fond et le tour de ces idées se trouvent dans Rousseau, dont Bonaparte aura altéré le texte par quelques phrases de sa façon. Voici un essai d'un autre genre ; je le transcris lettre à lettre l'éducation et le sang ne doivent pas rendre les princes trop dédaigneux à l'encontre qu'ils se souviennent de leur empressement à faire queue au planton d'un homme qui les chassait à volonté de la chambrée des rois. " Formules, certificas et autres choses esentielles relatives à mon état actuel. " Magière de demander un congé . " Lorsque l'on est en semestre et que l'on veut obtenir un congé d'été pour cause de maladie, l'on s'en fait dresser par un médecin de la ville et un cherugien un certificat comme quoi avant l'époque que vous désigné, votre senté ne vous permet pas de rejoindre à la garnison. Vous observeré que ce certificat soit sur papier timbré, qu'il soit visé par le juge et le commandant de la place. " Vous dresserez alors votre mémoire au ministre de la guerre de la manière et formule suivante " A Ajaccio, le 21 avril 1787. " Mémoire en demande d'un congé. " Corps royal de l'artillerie. " Le sieur Napolione de Buonaparte, lieutenant en second au régiment de La Fère, artillerie " Régiment de La Fère. " Soupplie, monseigneur le maréchal de Ségur de vouloir bien lui accorder un congé de 5 mois et demie à compter du 16 mai prochain dont il a besoin pour le retablissement de sa senté suivant le certificat de medecin et cherugien ci-joint. Vu mon peu de fortune et une cure coûteuse, je demande la grace que le congé me soit accordé avec appointement. " " Buonaparte. " " L'on envoie le tout au colonel du régiment sur l'adresse du ministre ou du commissaire-ordonnateur, M. de Lance, soit que l'on lui écrive sur l'adresse de M. Sauquier, commissaire-ordonnateur des guerres à la cour. " Que de détails pour enseigner à faire un faux ! On croit voir l'empereur travailler à régulariser les saisies des royaumes, paperasses illicites dont son cabinet s'encombrait. Le style du jeune Napoléon est déclamatoire ; il n'y a de digne d'observation que l'activité d'un vigoureux pionnier qui déblaie des sables. La vue de ces travaux précoces me rappelle mes fatras juvéniles, mes Essais historiques , mon manuscrit des Natchez de quatre mille pages in-folio, attachées avec des ficelles ; mais je ne faisais pas aux marges de petites maisons , des dessins d ' enfant , des barbouillages d ' écolier , comme on en voit aux marges des brouillons de Bonaparte ; parmi mes juvéniles ne roulait pas une balle de pierre qui pouvait avoir été le modèle d'un boulet d'étude. Ainsi donc il y a une avant-scène à la vie de l'empereur ; un Bonaparte inconnu précède l'immense Napoléon, la pensée de Bonaparte était dans le monde avant qu'il y fût de sa personne elle agitait secrètement la terre ; on sentait en 1789, au moment où Bonaparte apparaissait, quelque chose de formidable, une inquiétude dont on ne pouvait se rendre compte. Quand le globe est menacé d'une catastrophe, on en est averti par des commotions latentes ; on a peur ; on écoute pendant la nuit ; on reste les yeux attachés sur le ciel sans savoir ce que l'on a et ce qui va arriver. Paoli. Paoli avait été rappelé d'Angleterre sur une motion de Mirabeau, dans l'année 1789. Il fut présenté à Louis XVI par le marquis de La Fayette, nommé lieutenant général et commandant militaire de la Corse. Bonaparte suivit-il l'exilé dont il avait été le protégé, et avec lequel il était en correspondance ? on l'a présumé. Il ne tarda pas à se brouiller avec Paoli les crimes de nos premiers troubles refroidirent le vieux général ; il livra la Corse à l'Angleterre, afin d'échapper à la Convention. Bonaparte, à Ajaccio, était devenu membre d'un club de Jacobins ; un club opposé s'éleva, et Napoléon fut obligé de s'enfuir. Madame Letizia et ses filles se réfugièrent dans la colonie grecque de Carghèse, d'où elles gagnèrent Marseille. Joseph épousa dans cette ville, le 1er août 1794 mademoiselle Clary, fille d'un riche négociant. En 1792, le ministre de la guerre, l'ignoré Lajard, destitua un moment Napoléon, pour n'avoir pas assisté à une revue. On retrouve Bonaparte à Paris avec Bourrienne dans cette année 1792. Privé de toute ressource, il s'était fait industriel il prétendait louer des maisons en construction dans la rue Montholon, avec le dessein de les sous-louer. Pendant ce temps-là la Révolution allait son train ; le 20 juin sonna. Bonaparte, sortant avec Bourrienne de chez un restaurateur, rue Saint-Honoré, près le Palais-Royal, vit venir cinq ou six mille déguenillés qui poussaient des hurlements et marchaient contre les Tuileries ; il dit à Bourrienne " Suivons ces gueux-là " ; et il alla s'établir sur la terrasse du bord de l'eau. Lorsque le roi, dont la demeure était envahie, parut à l'une des fenêtres, coiffé bonnet rouge, Bonaparte s'écria avec indignation " Che coglione ! comment a-t-on laissé entrer cette canaille ? il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, et le reste courrait encore. " Vous savez que le 20 juin 1792, j'étais bien près de Bonaparte je me promenais à Montmorency, tandis que Barère et Maret cherchaient, comme moi, mais par d'autres raisons, la solitude. Est-ce à cette époque que Bonaparte était obligé de vendre et de négocier de petits assignats appelés Corcet ? Après le décès d'un marchand de vin de la rue Sainte-Avoye, dans un inventaire fait par Dumay, notaire, et Chariot, commissaire-priseur, Bonaparte figure à l'appel d'une dette de loyer de quinze francs, qu'il ne put acquitter cette misère augmente sa grandeur. Napoléon a dit à Sainte-Hélène " Au bruit de l'assaut aux Tuileries, le 10 août, je courus au Carrousel, chez Fauvelet, frère de Bourrienne, qui y tenait un magasin de meubles. " Le frère de Bourrienne avait fait une spéculation qu'il appelait encan national ; Bonaparte y avait déposé sa montre ; exemple dangereux que de pauvres écoliers se croiront des Napoléons pour avoir mis leur montre en gage ! Deux pamphlets. Bonaparte retourna dans le midi de la France le 2 janvier an II ; il s'y trouvait avant le siège de Toulon ; il y écrivait deux pamphlets le premier est une Lettre à Matteo Buttafuoco ; il le traite indignement, et fait en même temps un crime à Paoli d'avoir remis le pouvoir entre les mains du peuple " Etrange erreur, s'écrie-t-il, qui soumet à un brutal, à un mercenaire, l'homme qui, par son éducation, l'illustration de sa naissance, sa fortune, est seul fait pour gouverner ! " Bien que révolutionnaire, Bonaparte se montre partout ennemi du peuple ; il fut néanmoins complimenté sur sa brochure par Masseria, président du club patriotique d'Ajaccio. Le 29 juillet 1793, il fit imprimer un autre pamphlet le Souper de Beaucaire . Bourrienne en produit un manuscrit revu par Bonaparte, mais abrégé et mis plus d'accord avec les opinions de l'empereur au moment qu'il revit son oeuvre c'est un dialogue entre un Marseillais, un Nîmois, un militaire et un fabricant de Montpellier. II est question des affaires du moment, de l'attaque d'Avignon par l'armée de Carteaux, dans laquelle Napoléon avait figuré en qualité d'officier d'artillerie. Il annonce au Marseillais que son parti sera battu, parce qu'il a cessé d'adhérer à la Révolution. Le Marseillais dit au militaire, c'est-à-dire à Bonaparte " on se ressouvient toujours de ce monstre qui était cependant un des principaux du club ; il fit lanterner un citoyen, pilla sa maison et viola sa femme, après lui avoir fait boire un verre du sang de son époux. - Quelle horreur ! s'écrie le militaire ; mais ce fait est-il vrai ? Je m'en méfie, car vous savez que l'on ne croit plus au viol aujourd'hui. " Légèreté du dernier siècle qui fructifiait dans le tempérament glacé de Bonaparte. Cette accusation d'avoir bu et fait boire du sang a souvent été reproduite. Quand le duc de Montmorency fut décapité à Toulouse, les hommes d'armes burent de son sang pour se communiquer la vertu d'un grand coeur. Brevet de capitaine. Nous arrivons au siège de Toulon ici s'ouvre la carrière militaire de Bonaparte. Sur le rang que Napoléon occupait alors dans l'artillerie, le carton du cardinal Fesch renferme un étrange document c'est un brevet de capitaine d'artillerie délivré le 30 août 1792 à Napoléon par Louis XVI, vingt jours après le détrônement réel, arrivé le 10 août. Le roi avait été renfermé au Temple le 13, surlendemain du massacre des Suisses. Dans ce brevet il est dit que la nomination du 30 août 1792 comptera à l'officier promu à partir du 16 février précédent. Les infortunés sont souvent prophètes ; mais cette fois la prévision du martyr n'était pour rien dans la gloire future de Napoléon. Il existe encore dans les bureaux de la guerre des brevets en blanc, signés d'avance par Louis XVI ; il n'y reste à remplir que les vides d'attente ; de ce genre aura été la commission précitée. Louis XVI, renfermé au Temple, à la veille de son procès, au milieu de sa famille captive, avait autre chose à faire que de s'occuper de l'avancement d'un inconnu. L'époque du brevet se fixe par le contre-seing ; ce contre-seing est Servan . Servan, nommé au département de la guerre le 8 mai 1792, fut révoqué le 13 juin même année ; Dumouriez eut le portefeuille jusqu'au 18 ; Lajard prit à son tour le ministère jusqu'au 23 juillet ; Dabancourt lui succéda jusqu'au 10 août, jour que l'Assemblée nationale rappela Servan, lequel donna sa démission le 3 octobre. Nos ministères étaient alors aussi difficiles à compter que le furent depuis nos victoires. Le brevet de Napoléon ne peut être du premier ministère de Servan, puisque la pièce porte la date du 30 août 1792 ; il doit être de son second ministère ; cependant il existe une lettre de Lajard, du 12 juillet, adressée au capitaine d ' artillerie Bonaparte . Expliquez cela si vous pouvez. Bonaparte a-t-il acquis le document en question de la corruption d'un commis, du désordre des temps, de la fraternité révolutionnaire ? Quel protecteur poussait les affaires de ce Corse ? Ce protecteur était le maître éternel ; la France, sous l'impulsion divine, délivra elle-même le brevet au premier capitaine de la terre ; ce brevet devint légal sous la signature de Louis, qui laissa sa tête, à condition qu'elle serait remplacée par celle de Napoléon marchés de la Providence devant lesquels il ne reste qu'à lever les mains au ciel. Toulon. Toulon avait reconnu Louis XVII et ouvert ses ports aux flottes anglaises. Carteaux d'un côté et le général Lapoype de l'autre, requis par les représentants Fréron, Barras, Ricord et Saliceti, s'approchèrent de Toulon. Napoléon, qui venait de servir sous Carteaux à Avignon, appelé au conseil militaire, soutint qu'il fallait s'emparer du fort Murgrave , bâti par les Anglais sur la hauteur du Caire, et placer sur les deux promontoires l'Eguillette et Balaguier des batteries qui foudroyant la grande et la petite rade, contraindraient la flotte ennemie à l'abandonner. Tout arriva comme Napoléon l'avait prédit on eut une première vue sur ses destinées. Madame Bourrienne a inséré quelques notes dans les Mémoires de son mari ; j'en citerai un passage qui montre Bonaparte devant Toulon " Je remarquai, dit-elle, à cette époque 1795 à Paris, que son caractère était froid et souvent sombre ; son sourire était faux et souvent fort mal placé ; et, à propos de cette observation, je me rappelle qu'à cette même époque, peu de jours après notre retour, il eut un de ces moments d'hilarité farouche qui me fit mal et qui me disposa à peu l'aimer. Il nous raconta avec une gaieté charmante qu'étant devant Toulon où il commandait l'artillerie, un officier qui se trouvait de son arme et sous ses ordres eut la visite de sa femme, à laquelle il était uni depuis peu, et qu'il aimait tendrement. Peu de jours après, Bonaparte eut ordre de faire une nouvelle attaque sur la ville, et l'officier fut commandé. Sa femme vint trouver le général Bonaparte, et lui demanda, les larmes aux yeux, de dispenser son mari de service ce jour-là. Le général fut insensible à ce qu'il nous disait lui-même avec une gaieté charmante et féroce. Le moment de l'attaque arriva, et cet officier qui avait toujours été d'une bravoure extraordinaire, à ce que disait Bonaparte lui-même, eut le pressentiment de sa fin prochaine ; il devint pâle, il trembla. Il fut placé à côté du général, et, dans un moment où le feu de la ville devint très fort, Bonaparte lui dit Gare ! voilà une bombe qui nous arrive ! L'officier, ajouta-t-il, au lieu de s'effacer se courba et fut séparé en deux. Bonaparte riait aux éclats en citant la partie qui lui fut enlevée. " Toulon repris, les échafauds se dressèrent ; huit cents victimes furent réunies au Champ-de-Mars ; on les mitrailla. Les commissaires s'avancèrent en criant " Que ceux qui ne sont pas morts se relèvent, la République leur fait grâce ", et les blessés qui se relevaient furent massacrés. Cette scène était si belle qu'elle s'est reproduite à Lyon après le siège. Que dis-je ? aux premiers coups du foudroyant orage Quelque coupable encor peut-être est échappé Annonce le pardon, et, par l'espoir trompé, Si quelque malheureux en tremblant se relève, Que la foudre redouble et que le fer achève. L'abbé Delille. Bonaparte commandait-il en personne l'exécution en sa qualité de chef d'artillerie ? L'humanité ne l'aurait pas arrêté, bien que par goût il ne fût pas cruel. On trouve ce billet aux commissaires de la Convention " Citoyens représentants, c'est du champ de gloire, marchant dans le sang des traîtres, que je vous annonce avec joie que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée ni l'âge ni le sexe n'ont été épargnés. Ceux qui n'avaient été que blessés par le canon républicain ont été dépêchés par le glaive de la liberté et par la baïonnette de l'égalité. Salut et admiration. " " Brutus Buonaparte, citoyen sans-culotte. " Cette lettre a été insérée pour la première fois, je pense, dans la Semaine , gazette publiée par Malte-Brun. La vicomtesse de Fors pseudonyme la donne dans ses Mémoires sur la Révolution française ; elle ajoute que ce billet fut écrit sur la caisse d'un tambour ; Fabry le reproduit, article Bonaparte , dans la Biographie des hommes vivants ; Royou, Histoire de France , déclare qu'on ne sait pas quelle bouche fit entendre le cri meurtrier ; Fabry, déjà cité, dit, dans les Missionnaires de 93 , que les uns attribuent le cri à Fréron, les autres à Bonaparte. Les exécutions du Champ-de-Mars de Toulon sont racontées par Fréron dans une lettre à Moïse Bayle de la Convention, et par Mottedo et Barras au comité de salut public. De qui en définitive est le premier bulletin des victoires napoléoniennes ? serait-il de Napoléon ou de son frère ? Lucien, en détestant ses erreurs, avoue, dans ses Mémoires , qu'il a été à son début ardent républicain. Placé à la tête du comité révolutionnaire à Saint-Maximin, en Provence, " nous ne nous faisions pas faute, dit-il, de paroles et d'adresses aux Jacobins de Paris. Comme la mode était de prendre des noms antiques mon ex-moine prit, je crois, celui d'Epaminondas, et moi celui de Brutus. Un pamphlet a attribué à Napoléon cet emprunt du nom de Brutus, mais il n'appartient qu'à moi. Napoléon pensait à élever son propre nom au-dessus de ceux de l'ancienne histoire, et s'il eût voulu figurer dans ces mascarades, je ne crois pas qu'il eût choisi celui de Brutus. " Il y a courage dans cette confession. Bonaparte, dans le Mémorial de Sainte-Hélène , garde un silence profond sur cette partie de sa vie. Ce silence, selon madame la duchesse d'Abrantès, s'explique par ce qu'il y avait de scabreux dans sa position " Bonaparte s'était mis plus en évidence ", dit-elle, " que Lucien, et quoique depuis il ait beaucoup cherché à mettre Lucien à sa place, alors on ne pouvait s'y tromper. Le Mémorial de Sainte-Hélène , aura-t-il pensé, sera lu par cent millions d'individus, parmi lesquels peut-être en comptera-t-on à peine mille qui connaissent les faits qui me déplaisent. Ces mille personnes conserveront la mémoire de ces faits d'une manière peu inquiétante par la tradition orale le Mémorial sera donc irréfutable. " Ainsi de lamentables doutes restent sur le billet que Lucien ou Napoléon a signé comment Lucien, n'étant pas représentant de la Convention, se serait-il arrogé le droit de rendre compte du massacre ? Etait-il député de la commune de Saint-Maximin pour assister au carnage ? Alors comment aurait-il assumé sur sa tête la responsabilité d'un procès-verbal lorsqu'il y avait plus grand que lui aux jeux de l'amphithéâtre, et des témoins de l'exécution accomplie par son frère ? Il en coûterait d'abaisser les regards si bas après les avoir élevés si haut. Admettons que le narrateur des exploits de Napoléon soit Lucien, président du comité de Saint-Maximin il en résulterait toujours qu'un des premiers coups de canon de Bonaparte aurait été tiré sur des Français ; il est sûr, du moins, que Napoléon fut encore appelé à verser leur sang le 13 vendémiaire ; il y rougit de nouveau ses mains à la mort du duc d'Enghien. La première fois, nos immolations auraient révélé Bonaparte ; la seconde hécatombe le porta au rang qui le rendit maître de l'Italie ; et la troisième lui facilita l'entrée à l'empire. Il a pris croissance dans notre chair ; il a brisé nos os, et s'est nourri de la moelle des lions. C'est une chose déplorable, mais il faut le reconnaître, si l'on ne veut ignorer les mystères de la nature humaine et le caractère des temps une partie de la puissance de Napoléon vient d'avoir trempé dans la Terreur. La Révolution est à l'aise pour servir ceux qui ont passé à travers ses crimes ; une origine innocente est un obstacle. Robespierre jeune avait pris Bonaparte en affection et voulait l'appeler au commandement de Paris à la place de Henriot. La famille de Napoléon s'était établie au château de Sallé, près d'Antibes. " J'y étais venu de Saint-Maximin ", dit Lucien, " passer quelques jours avec ma famille et mon frère. Nous étions tous réunis, et le général nous donnait tous les instants dont il pouvait disposer. Il vint un jour plus préoccupé que de coutume, et, se promenant entre Joseph et moi, il nous annonça qu'il ne dépendait que de lui de partir pour Paris dès le lendemain, en position de nous y établir tous avantageusement. Pour ma part cette annonce m'enchantait atteindre enfin la capitale me paraissait un bien que rien ne pouvait balancer. On m'offre, nous dit Napoléon, la place de Henriot. Je dois donner ma réponse ce soir. Eh bien ! qu'en dites-vous ? Nous hésitâmes un moment. Eh ! eh ! reprit le général, cela vaut bien la peine d'y penser il ne s'agirait pas de faire l'enthousiaste ; il n'est pas si facile de sauver sa tête à Paris qu'à Saint-Maximin. - Robespierre jeune est honnête, mais son frère ne badine pas. Il faudrait le servir. - Moi, soutenir cet homme ! non, jamais ! je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbécile commandant de Paris ; mais c ' est ce que je ne veux pas être . Il n'est pas temps. Aujourd'hui il n'y a de place honorable pour moi qu'à l'armée prenez patience, je commanderai Paris plus tard . Telles furent les paroles de Napoléon. Il nous exprima ensuite son indignation contre le régime de la Terreur, dont il nous annonça la chute prochaine, et finit par répéter plusieurs fois moitié sombre et moitié souriant Qu ' irais-je faire dans cette galère ? " Bonaparte, après le siège de Toulon, se trouva engagé dans les mouvements militaires de notre armée des Alpes. Il reçut l'ordre de se rendre à Gênes des instructions secrètes lui enjoignirent de reconnaître l'état de la forteresse de Savone, de recueillir des renseignements sur l'intention du gouvernement génois relativement à la coalition. Ces instructions, délivrées à Loano le 25 messidor an II de la République, sont signées Ricord . Bonaparte remplit sa mission. Le 9 thermidor arriva les députés terroristes furent remplacés par Albitte, Saliceti et Laporte. Tout à coup ils déclarèrent, au nom du peuple français, que le général Bonaparte, commandant de l'artillerie de l'armée d'Italie, avait totalement perdu leur confiance par la conduite la plus suspecte et surtout par le voyage qu'il avait dernièrement fait à Gênes. L'arrêté de Barcelonnette, 9 thermidor an II de la République française, une, indivisible et démocratique 6 août 1794, porte " que Bonaparte sera mis en état d'arrestation et traduit au comité de salut public à Paris, sous bonne et sûre escorte ". Saliceti examina les papiers de Bonaparte ; il répondait à ceux qui s'intéressaient au détenu qu'on était forcé d'agir avec rigueur d'après une accusation d'espionnage partie de Nice et de Corse. Cette accusation était la conséquence des instructions secrètes données par Ricord il fut aisé d'insinuer qu'au lieu de servir la France Napoléon avait servi l'étranger. L'empereur fit un grand abus d'accusations d'espionnage ; il aurait dû se rappeler les périls auxquels de pareilles accusations l'avaient exposé. Napoléon, se débattant, disait aux représentants " Saliceti, tu me connais... Albitte, tu ne me connais point ; mais tu connais cependant avec quelle adresse quelquefois la calomnie siffle. Entendez-moi ; restituez moi l'estime des patriotes ; une heure après, si les méchants veulent ma vie... je l'estime si peu ! je l'ai si souvent méprisée ! " Survint sentence d'acquittement. Parmi les pièces qui, dans ces années, servirent d'attestation à la bonne conduite de Bonaparte, on remarque un certificat de Pozzo di Borgo. Bonaparte ne fut rendu que provisoirement à la liberté ; mais dans cet intervalle il eut le temps d'emprisonner le monde. Saliceti, l'accusateur, ne tarda pas à s'attacher à l'accusé mais Bonaparte ne se confia jamais à son ancien ennemi. Il écrivit plus tard au général Dumas " Qu'il reste à Naples Saliceti ; il doit s'y trouver heureux. Il y a contenu les lazzaroni ; je le crois bien il leur a fait peur ; il est plus méchant qu'eux. Qu'il sache que je n'ai pas assez de puissance pour défendre du mépris et de l'indignation publique les misérables qui ont voté la mort de Louis XVI [Souvenirs du lieutenant général comte Dumas, t. III, p. 317.] . " Bonaparte, accouru à Paris, se logea rue du Mail, rue où je débarquai en arrivant de Bretagne avec madame Rose. Bourrienne le rejoignit, de même que Murat, soupçonné de terrorisme et ayant abandonné sa garnison d'Abbeville. Le gouvernement essaya d'envoyer Napoléon transformé en général de brigade d'infanterie dans la Vendée ; celui-ci déclina l'honneur, sous prétexte qu'il ne voulait pas changer d'arme. Le comité de salut public effaça le refusant de la liste des officiers généraux employés. Un des signataires de la radiation est Cambacérès, qui devint le second personnage de l'empire. Aigri par les persécutions, Napoléon songea à émigrer ; Volney l'en empêcha. S'il eut exécuté sa résolution, la cour fugitive l'eût méconnu ; il n'y avait pas d'ailleurs de ce côté de couronne à prendre ; j'aurais eu un énorme camarade, géant courbé à mes côtés dans l'exil. L'idée de l'émigration abandonnée, Bonaparte se tourna vers l'Orient, doublement congénial à sa nature par le despotisme et l'éclat. Il s'occupa d'un mémoire pour offrir son épée au Grand-Seigneur l'inaction et l'obscurité lui étaient mortelles. " Je serai utile à mon pays, s'écriait-il, si je puis rendre la force des Turcs plus redoutable à l'Europe. " Le gouvernement ne répondit point à cette note d'un fou, disait-on. Trompé dans ses divers projets, Bonaparte vit s'accroître sa détresse il était difficile à secourir ; il acceptait mal les services, de même qu'il souffrait d'avoir été élevé par la munificence royale. Il en voulait à quiconque était plus favorisé que lui de la fortune dans l'âme de l'homme pour qui les trésors des nations allaient s'épuiser, on surprenait des mouvements de haine que les communistes et les prolétaires manifestent à cette heure contre les riches. Quand on partage les souffrances du pauvre, on a le sentiment de l'inégalité sociale ; on n'est pas plutôt monté en voiture que l'on méprise les gens à pied. Bonaparte avait surtout en horreur les muscadins et les incroyables, jeunes fats du moment dont les cheveux étaient peignés à la mode des têtes coupées il aimait à décourager leur bonheur. Il eut des liaisons avec Baptiste aîné, et fit la connaissance de Talma. La famille Bonaparte professait le goût du théâtre l'oisiveté des garnisons conduisit souvent Napoléon dans les spectacles. Quels que soient les efforts de la démocratie pour rehausser ses moeurs par le grand but qu'elle se propose, ses habitudes abaissent ses moeurs ; elle a le vif ressentiment de cette étroitesse croyant la faire oublier elle versa dans la Révolution des torrents de sang, inutile remède, car elle ne put tout tuer, et, en fin de compte elle se retrouva en face de l'insolence des cadavres. La nécessité de passer par les petites conditions donne quelque chose de commun à la vie ; une pensée rare est réduite à s'exprimer dans un langage vulgaire, le génie est emprisonné dans le patois, comme, dans l'aristocratie usée, des sentiments abjects sont renfermés dans de nobles mots. Lorsqu'on veut relever certain côté inférieur de Napoléon par des exemples tirés de l'antiquité on ne rencontre que le fils d'Agrippine et pourtant les légions adorèrent l'époux d'Octavie, et l'empire romain tressaillait à son souvenir ! Bonaparte avait retrouvé à Paris mademoiselle de Comnène, qui épousa Junot, avec lequel Napoléon s'était lié dans le Midi. " A cette époque de sa vie, dit la duchesse d'Abrantès, Napoléon était laid. Depuis il s'est fait en lui un changement total. Je ne parle pas de l'auréole prestigieuse de sa gloire je n'entends que le changement physique qui s'est opéré graduellement dans l'espace de sept années. Ainsi tout ce qui en lui était osseux, jaune, maladif même, s'est arrondi, éclairci, embelli. Ses traits, qui étaient presque tous anguleux et pointus, ont pris de la rondeur, parce qu'ils se sont revêtus de chair, dont il y avait presque absence. Son regard et son sourire demeurèrent toujours admirables ; sa personne tout entière subit aussi du changement. Sa coiffure, si singulière pour nous aujourd'hui dans les gravures du passage du pont d'Arcole, était alors toute simple, parce que ces mêmes muscadins, après lesquels il criait tant en avaient encore de bien plus longues ; mais son teint était si jaune à cette époque, et puis il se soignait si peu, que ses cheveux mal peignés, mal poudrés, lui donnaient un aspect désagréable. Ses petites mains ont aussi subi la métamorphose ; alors elles étaient maigres, longues et noires. On sait à quel point il en était devenu vain avec juste raison depuis ce temps-là. Enfin lorsque je me représente Napoléon entrant en 1795 dans la cour de l'hôtel de la Tranquillité, rue des Filles-Saint-Thomas, la traversant d'un pas assez gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer, devenue depuis bannière glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc de Henri IV ; sans gants, parce que disait-il, c'était une dépense inutile ; portant des bottes mal faites, mal cirées, et puis tout cet ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune ; enfin, quand j'évoque son souvenir de cette époque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le même homme dans ces deux portraits. " Journées de vendémiaire. La mort de Robespierre n'avait pas tout fini les prisons ne se rouvraient que lentement ; la veille du jour où le tribun expirant fut porté à l'échafaud, quatre-vingts victimes furent immolées, tant les meurtres étaient bien organisés ! tant la mort procédait avec ordre et obéissance ! Les deux bourreaux Sanson furent mis en jugement ; plus heureux que Roseau , exécuteur de Tardif sous le duc de Mayenne, ils furent acquittés le sang de Louis XVI les avait lavés. Les condamnés relaxés ne savaient à quoi employer leur vie, les Jacobins désoeuvrés à quoi amuser leurs jours ; de là des bals et des regrets de la Terreur. Ce n'était que goutte à goutte qu'on parvenait à arracher la justice aux Conventionnels ; ils ne voulaient pas lâcher le crime de peur de perdre là puissance. Le tribunal révolutionnaire fut aboli. André Dumont avait fait la proposition de poursuivre les continuateurs de Robespierre ; la Convention poussée malgré elle, décréta à contre-coeur, sur un rapport de Saladin, qu'il y avait lieu de mettre en arrestation Barère, Billaud de Varennes et Collot d'Herbois, les deux derniers, amis de Robespierre, et qui pourtant avaient contribué à sa chute. Carrier, Fouquier-Tinville, Joseph Lebon, furent jugés ; des attentats révélés, notamment les mariages républicains et la noyade de six cents enfants à Nantes. Les sections, entre lesquelles se trouvaient divisées les gardes nationales, accusaient la Convention des maux passés et craignaient de les voir renaître. La société des Jacobins combattait encore ; elle ne pouvait renifler sur la mort. Legendre, jadis si violent, revenu à l'humanité, était entré au comité de sûreté générale. La nuit du supplice de Robespierre, il avait fermé le repaire ; mais huit jours après les Jacobins s'étaient rétablis sous le nom de Jacobins régénérés. Les tricoteuses s'y retrouvèrent. Fréron publiait son journal ressuscité l ' Orateur du peuple , et, tout en applaudissant à la chute de Robespierre, il se rangeait au pouvoir de la Convention. Le buste de Marat restait exposé ; les divers comités, seulement changés de formes, existaient. Un froid rigoureux et une famine, mêlés aux souffrances politiques, compliquaient les calamités ; des groupes armés, remblayés de femmes, criant " Du pain ! du pain ! " se formaient. Enfin le 1er prairial 20 mai 1795 la porte de la Convention fut forcée, Féraud assassiné et sa tête déposée sur le bureau du président. On raconte l'impassibilité de Boissy d'Anglas malheur à qui contesterait un acte de vertu ! Cette végétation révolutionnaire poussait vigoureusement sur la couche de fumier arrosé de sang humain qui lui servait de base. Rossignol, Huchet, Grignon, Moïse Bayle, Amar, Choudieu, Hentz, Granet, Léonard Bourdon, tous les hommes qui s'étaient distingués par leurs excès, s'étaient parqués entre les barrières ; et cependant notre renom croissait au dehors. Lorsque l'opinion s'élevait contre les Conventionnels, nos triomphes sur les étrangers étouffaient la clameur publique. Il y avait deux Frances l'une horrible à l'intérieur, l'autre admirable à l'extérieur ; on opposait la gloire à nos crimes, comme Bonaparte l'opposa à nos libertés. Nous avons toujours rencontré pour écueil devant nous nos victoires. Il est utile de faire remarquer l'anachronisme que l'on commet en attribuant notre succès à nos énormités il fut obtenu avant et après le règne de la Terreur ; donc la Terreur ne fut pour rien dans la domination de nos armes. Mais ce succès eut un inconvénient il forma une auréole autour de la tête des spectres révolutionnaires. On crut sans examiner la date, que cette lumière lui appartenait la prise de la Hollande, le passage du Rhin, semblèrent être la conquête de la hache, non de l'épée. Dans cette confusion on ne devinait pas comment la France parviendrait à se débarrasser des entraves qui, malgré la catastrophe des premiers coupables, continuaient de la presser le libérateur était là pourtant. Bonaparte avait conservé la plupart et la plus mauvaise part des amis avec lesquels il s'était lié dans le Midi et qui, comme lui, s'étaient réfugiés dans la capitale. Saliceti, demeuré puissant par la fraternité jacobine, s'était rapproché de Napoléon ; Fréron, lié avec Pauline Bonaparte la princesse Borghèse qu'il devait épouser, prêtait son appui à son futur beau-frère. Loin des criailleries du forum et de la tribune, Bonaparte se promenait le soir au Jardin des Plantes avec Junot. Junot lui racontait sa passion pour Paulette, Napoléon lui confiait son penchant pour madame de Beauharnais l'incubation des événements allait faire éclore un grand homme. Madame de Beauharnais avait des rapports intimes avec Barras il est probable que cette liaison aida le souvenir du commissaire de la Convention, lorsque les journées décisives arrivèrent. Suite. La liberté de la presse momentanément rendue travaillait dans le sens de la délivrance ; mais comme les démocrates n'avaient jamais aimé cette liberté et qu'elle attaquait leurs erreurs, ils l'accusaient d'être royaliste. L'abbé Morellet, Laharpe, lançaient des brochures qui se mêlaient à celles de l'Espagnol Marchenna, immonde savant et spirituel avorton. La jeunesse portait l'habit gris à revers et à collet noir, réputé l'uniforme des chouans. La réunion de la nouvelle législature était le prétexte des rassemblements des sections. La section Lepelletier, connue naguère sous le nom de section des Filles-Saint-Thomas, était la plus animée ; elle parut plusieurs fois à la barre de la Convention pour se plaindre Lacretelle le jeune lui prêta sa voix avec le même courage qu'il montra le jour où Bonaparte mitrailla les Parisiens sur les degrés de Saint-Roch. Les sections, prévoyant que le moment du combat approchait, firent venir de Rouen le général Danican pour le mettre à leur tête on ; peut juger de la peur et des sentiments de la Convention par les défenseurs qu'elle convoqua autour d'elle. " A la tête de ces républicains, dit Réal dans son Essai sur les journées de vendémiaire , que l'on appela le bataillon sacré des patriotes de 89 , et dans leurs rangs, on appelait ces vétérans de la Révolution qui en avaient fait les six campagnes, qui s'étaient battus sous les murs de la Bastille, qui avaient terrassé la tyrannie et qui s'armaient aujourd'hui pour défendre le même château qu'ils avaient foudroyé au 10 août. Là, je retrouvai les restes précieux de ces vieux bataillons de Liégeois et de Belges, sous les ordres de leur ancien général Fyon. " Réal finit ce dénombrement par cette apostrophe " O toi par qui nous avons vaincu l'Europe avec un gouvernement sans gouvernants et des armées sans paye, génie de la liberté, tu veillais encore sur nous ! " Ces fiers Trabans de la liberté vécurent trop de quelques jours ; ils allèrent achever leurs hymnes à l'indépendance dans les bureaux de la police d'un tyran. Ce temps n'est aujourd'hui qu'un degré rompu sur lequel a passé là Révolution que d'hommes ont parlé et agi avec énergie, se sont passionnés pour des faits dont on ne s'occupe plus ! Les vivants recueillent le fruit des existences oubliées qui se sont consumées pour eux. On touchait au renouvellement de la Convention ; les assemblées primaires étaient convoquées comités, clubs, sections, faisaient un tribouil effroyable. La Convention, menacée par l'aversion générale, vit qu'il se fallait défendre à Danican elle opposa Barras, nommé chef de la force armée de Paris et de l'intérieur. Ayant rencontré Bonaparte à Toulon, et remémoré de lui par madame de Beauharnais, Barras fut frappé du secours dont lui pourrait être un pareil homme il se l'adjoignit pour commandant en second. Le futur Directeur, entretenant la Convention des journées de vendémiaire, déclara que c'était aux dispositions savantes et promptes de Bonaparte que l'on devait le salut de l'enceinte, autour de laquelle il avait distribué les postes avec beaucoup d'habileté. Napoléon foudroya les sections et dit " J'ai mis mon cachet sur la France. " Attila avait dit " Je suis le marteau de l'univers, ego malleus orbis . " Après le succès, Napoléon craignit de s'être rendu impopulaire, et il assura qu'il donnerait plusieurs années de sa vie pour effacer cette page de son histoire. Il existe un récit des journées de vendémiaire de la main de Napoléon il s'efforce de prouver que ce furent les sections qui commencèrent le feu. Dans leur rencontre, il put se figurer être encore à Toulon le général Carteaux était à la tête d'une colonne sur le Pont-Neuf ; une compagnie de Marseillais marchait sur Saint-Roch ; les postes occupés par les gardes nationales furent successivement emportés. Réal, de la narration duquel je vous ai déjà entretenu, finit son exposition par ces niaiseries que croient ferme les Parisiens c'est un blessé qui, traversant le salon des Victoires, reconnaît un drapeau qu'il a pris " N'allons pas plus loin, dit-il d'une voix expirante, je veux mourir ici " ; c'est la femme du général Dufraisse qui coupe sa chemise pour en faire des bandes ; ce sont les deux filles de Durocher qui administrent le vinaigre et l'eau-de-vie. Réal attribue tout à Barras flagornerie de réticence ; elle prouve qu'en l'an IV Napoléon, vainqueur au profit d'un autre, n'était pas encore compté. Malgré son triomphe, Bonaparte n'espérait pas une prompte réussite, car il écrivait à Bourrienne " Cherche un petit bien dans ta belle vallée de l'Yonne ; je l'achèterai dès que j'aurai de l'argent ; mais n'oublie pas que je ne veux pas de bien national. " Dans la vallée de l'Yonne habitaient Madame de Beaumont et Monsieur Joubert. Bonaparte s'est ravisé sous l'Empire il a fait grand cas des biens nationaux. Ces émeutes de vendémiaire terminent l'époque des émeutes elles ne se sont renouvelées qu'en 1830, pour mettre fin à la monarchie. Quatre mois après les journées de vendémiaire, le 19 ventôse 9 mars an IV, Bonaparte épousa Marie-Josèphe-Rose de Tascher. L'acte ne fait aucune mention de la veuve du comte de Beauharnais. Tallien et Barras sont témoins au contrat. Au mois de juin Bonaparte est appelé au généralat des troupes cantonnées dans les Alpes maritimes ; Carnot réclame contre Barras l'honneur de cette nomination. On appelait le commandement de l'armée d'Italie la dot de madame Beauharnais . Napoléon, qui racontait à Sainte-Hélène, avec dédain, avoir cru s'allier à une grande dame, manquait de reconnaissance. Napoléon entre en plein dans ses destinées il avait eu besoin des hommes, les hommes vont avoir besoin de lui ; les événements l'avaient fait, il va faire les événements. Il a maintenant traversé ces malheurs auxquels sont condamnées les natures supérieures avant d'être reconnues, contraintes de s'humilier sous les médiocrités dont le patronage leur est nécessaire le germe du plus haut palmier est d'abord abrité par l'Arabe sous un vase d'argile. Campagnes d'Italie. Arrivé à Nice, au quartier général de l'armée d'Italie, Bonaparte trouve les soldats manquant de tout, nus, sans souliers, sans pain, sans discipline. Il avait vingt-huit ans ; sous ses ordres commandait Masséna avec trente-six mille hommes. C'était l'an 1796. Il ouvre sa première campagne le 20 mars, date fameuse qui devait se graver plusieurs fois dans sa vie. Il bat Beaulieu à Montenotte ; deux jours après, à Millesimo, il sépare les deux armées autrichienne et sarde. A Ceva, à Mondovi, à Fossano, à Cherasco, les succès continuent ; le génie de la guerre même est descendu. Cette proclamation fait entendre une voix nouvelle, comme les combats avaient annoncé un homme nouveau " Soldats ! vous avez remporté, en quinze jours, six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes. Vous avez gagné des batailles sans canon, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert ; grâce vous soit rendue, soldats !... " Peuples d'Italie ! l'armée française vient rompre vos chaînes ; le peuple français est l'ami de tous les peuples. Nous n'en voulons qu'aux tyrans qui vous asservissent. " Dès le 15 mai la paix est conclue entre la République française et le roi de Sardaigne ; la Savoie est cédée à la France avec Nice et Tende. Napoléon avance toujours, et il écrit à Carnot " Du quartier général, à Plaisance, 9 mai 1796. " Nous avons enfin passé le Pô la seconde campagne est commencée ; Beaulieu est déconcerté ; il calcule assez mal, et donne constamment dans les pièges qu'on lui tend. Peut-être voudra-t-il donner une bataille, car cet homme-là a l'audace de la fureur, et non celle du génie. Encore une victoire, et nous sommes maîtres de l'Italie. Dès l'instant que nous arrêterons nos mouvements, nous ferons habiller l'armée à neuf. Elle est toujours à faire peur ; mais tout engraisse ; le soldat ne mange que du pain de Gonesse, bonne viande et en quantité, etc. La discipline se rétablit tous les jours ; mais il faut souvent fusiller, car il est des hommes intraitables qui ne peuvent se commander. Ce que nous avons pris à l'ennemi est incalculable. Plus vous m'enverrez d'hommes, plus je les nourrirai facilement. Je vous fait passer vingt tableaux des premiers maîtres, du Corrège et de Michel-Ange. Je vous dois des remerciements particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme. Je vous la recommande elle est patriote sincère, et je l'aime à la folie. J'espère que les choses vont bien, pouvant vous envoyer une douzaine de millions à Paris ; cela ne vous fera pas de mal pour l'armée du Rhin. Envoyez-moi quatre mille cavaliers démontés, je chercherai ici à les remonter. Je ne vous cache pas que, depuis la mort de Stengel, je n'ai plus un officier supérieur de cavalerie qui se batte. Je désirerais que vous me pussiez envoyer deux ou trois adjudants généraux qui aient du feu et une ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites. " C'est une des lettres remarquables de Napoléon. Quelle vivacité ! quelle diversité de génie ! Avec les intelligences du héros se trouvent jetés pêle-mêle, dans la profusion triomphale, des tableaux de Michel-Ange, une raillerie piquante contre un rival, à propos de ces adjudants généraux en ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites . Le même jour Bonaparte écrivait au Directoire, pour lui donner avis de la suspension d'armes accordée au duc de Parme et de l'envoi du Saint Jérôme du Corrège. Le 2 mai, il annonce à Carnot le passage du pont de Lodi qui nous rend possesseurs de la Lombardie. S'il ne va pas tout de suite à Milan, c'est qu'il veut suivre Beaulieu et l'achever. - " Si j'enlève Mantoue, rien ne m'arrête plus pour pénétrer dans la Bavière ; dans deux décades je puis être dans le coeur de l'Allemagne. Si les deux armées du Rhin entrent en campagne, je vous prie de me faire part de leur position. Il serait digne de la République d'aller signer le traité de paix des trois armées réunies dans le coeur de la Bavière et de l'Autriche étonnées. " L'aigle ne marche pas, il vole, chargé des banderoles de victoires suspendues à son cou et à ses ailes. Il se plaint de ce qu'on veut lui donner pour adjoint Kellermann " Je ne puis pas servir volontiers avec un homme qui se croit le premier général de l'Europe, et je crois qu'un mauvais général vaut mieux que deux bons. " Le 1er juin 1796 les Autrichiens sont entièrement expulsés d'Italie, et nos avant-postes éclairent les monts de l'Allemagne. " Nos grenadiers et nos carabiniers, écrit Bonaparte au Directoire, jouent et rient avec la mort. Rien n'égale leur intrépidité, si ce n'est la gaieté avec laquelle ils font les marches les plus forcées. Vous croiriez qu'arrivés au bivouac ils doivent au moins dormir ; pas du tout chacun fait son conte ou son plan d'opération du lendemain, et souvent on en voit qui rencontrent très juste. L'autre jour je voyais défiler une demi-brigade ; un chasseur s'approcha de mon cheval Général, me dit-il, il faut faire cela. - Malheureux, lui dis-je veux-tu bien te taire ! Il disparaît à l'instant, je l'ai fait en vain chercher c'était justement ce que j'avais ordonné que l'on fît. " Les soldats graduèrent leur commandant à Lodi ils le firent caporal, à Castiglione sergent. Le 17 de novembre on débouche sur Arcole le jeune général passe le pont qui l'a rendu fameux ; dix mille hommes restent sur la place. " C'était un chant de l'Iliade ! " s'écriait Bonaparte, au seul souvenir de cette action. En Allemagne Moreau accomplissait la célèbre retraite que Napoléon jaloux appelait une retraite de sergent. Bonaparte se préparait à dire à son rival, en battant l'archiduc Charles Je suivrai d'assez près votre illustre retraite Pour traiter avec lui sans besoin d'interprète. Le 16 janvier 1797, les hostilités se renouèrent par la bataille de Rivoli. Deux combats contre Wurmser, à Saint-Georges et à la Favorite, entraînent pour l'ennemi la perte de cinq mille tués et de vingt mille prisonniers ; le demeurant se barricade dans Mantoue ; la ville bloquée capitule ; Wurmser, avec les douze mille hommes qui lui restent, se rend. Bientôt la Marche d'Ancône est envahie ; plus tard le traité de Tolentino nous livre des perles, des diamants, des manuscrits précieux, la Transfiguation , le Laocoon , l' Apollon du Belvédère , et termine cette suite d'opérations par lesquelles en moins d'un an quatre armées autrichiennes ont été détruites, la haute Italie soumise et le Tyrol entamé ; on n'a pas le temps de se reconnaître l'éclair et le coup partent à la fois. L'archiduc Charles, accouru pour défendre l'Autriche antérieure avec une nouvelle armée, est forcé au passage du Tagliamento ; Gradisca tombe ; Trieste est pris ; les préliminaires de la paix entre la France et l'Autriche sont signés à Léoben. Venise, formée au milieu de la chute de l'empire romain, trahie et troublée, nous avait ouvert ses lagunes et ses palais ; une révolution 31 mai 1797 s'accomplit dans Gênes sa rivale la République ligurienne prend naissance. Bonaparte aurait été bien étonné si, du milieu de ses conquêtes, il eût pu voir qu'il s'emparait de Venise pour l'Autriche, des Légations pour Rome, de Naples pour les Bourbons, de Gênes pour le Piémont de l'Espagne pour l'Angleterre, de la Westphalie pour la Prusse, de la Pologne pour la Russie, semblable à ces soldats qui, dans le sac d'une ville, se gorgent de butin qu'ils sont obligés de jeter, faute de le pouvoir emporter, tandis qu'au même moment ils perdent leur patrie. Le 9 juillet, la République cisalpine proclame son existence. Dans la correspondance de Bonaparte on voit courir la navette à travers la chaîne des révolutions attachées à la nôtre comme Mahomet avec le glaive et le Koran, nous allions l'épée dans une main, les droits de l'homme dans l'autre. Dans l'ensemble de ses mouvements généraux Bonaparte ne laisse échapper aucun détail tantôt il craint que les vieillards des grands peintres de Venise, de Bologne, de Milan, ne soient bien mouillés en passant le Mont Cenis ; tantôt il est inquiet qu'un manuscrit sur papyrus de la bibliothèque ambrosienne ne se soit perdu ; il prie le ministre de l'intérieur de lui apprendre s'il est arrivé à la Bibliothèque nationale. Il donne au Directoire exécutif son opinion sur ses généraux " Berthier talents, activité, courage, caractère, tout pour lui. " Augereau beaucoup de caractère, de courage, de fermeté, d'activité ; est aimé du soldat, heureux dans ses opérations. " Masséna actif, infatigable, a de l'audace, du coup d'oeil et de la promptitude à se décider. " Serrurier se bat en soldat, ne prend rien sur lui ; ferme ; n'a pas assez bonne opinion de ses troupes ; est malade. " Despinois mou, sans activité, sans audace, n'a pas l'état de la guerre, n'est pas aimé du soldat, ne se bat pas à sa tête ; a d'ailleurs de la hauteur, de l'esprit, des principes politiques sains ; bon à commander dans l'intérieur. " Sauret bon, très bon soldat, pas assez éclairé pour être général ; peu heureux. " Abatucci pas bon à commander cinquante hommes, etc., etc. " Bonaparte écrit au chef des Maïnottes " Les Français estiment le petit, mais brave peuple qui, seul de l'ancienne Grèce, a conservé sa vertu, les dignes descendants de Sparte, auxquels il n'a manqué pour être aussi renommés que leurs ancêtres que de se trouver sur un plus vaste théâtre. " Il instruit l'autorité de la prise de possession de Corfou " L'île de Corcyre, remarque-t-il, était, selon Homère, la patrie de la princesse Nausicaa. " Il envoie le traité de paix conclu avec Venise " Notre marine y gagnera quatre ou cinq vaisseaux de guerre, trois ou quatre frégates, plus trois ou quatre millions de cordages. - Qu'on me fasse passer les matelots français ou corses, mande-t-il ; je prendrai ceux de Mantoue et de Guarda. - Un million pour Toulon, que je vous ai annoncé, part demain ; deux millions, etc., formeront la somme de cinq millions que l'armée d'Italie aura fournie depuis la nouvelle campagne. - J'ai chargé... de se rendre à Sion pour chercher à ouvrir une négociation avec le Valais. - J'ai envoyé un excellent ingénieur pour savoir ce que coûterait cette route à établir le Simplon... J'ai chargé le même ingénieur de voir ce qu'il faudrait pour faire sauter le rocher dans lequel s'enfuit le Rhône, et par là rendre possible l'exploitation des bois du Valais et de la Savoie. " Il donne avis qu'il fait partir de Trieste un chargement de blé et d'aciers pour Gênes. Il fait présent au pacha de Scutari de quatre caisses de fusils, comme une marque de son amitié. Il ordonne de renvoyer de Milan quelques hommes suspects et d'en arrêter quelques autres. Il écrit au citoyen Grogniard, ordonnateur de la marine à Toulon " Je ne suis pas votre juge, mais si vous étiez sous mes ordres, je vous mettrais aux arrêts pour avoir obtempéré à une réquisition ridicule. " Une note remise au ministre du pape, dit " Le pape pensera peut-être qu'il est digne de sa sagesse, de la plus sainte des religions, de faire une bulle où mandement qui ordonne aux prêtres obéissance au gouvernement. " Tout cela est mêlé des négociations avec les républiques nouvelles, des détails des fêtes pour Virgile et Arioste, des bordereaux explicatifs des vingt tableaux et des cinq cents manuscrits de Venise ; tout cela a lieu à travers l'Italie assourdie du bruit des combats, à travers l'Italie devenue une fournaise où nos grenadiers vivaient dans le feu comme des salamandres. Pendant ces tourbillons d'affaires et de succès advint le 18 fructidor, favorisé par les proclamations de Bonaparte et les délibérations de son armée en jalousie de l'armée de la Meuse. Alors disparut celui qui, peut-être a tort, avait passé pour l'auteur des plans des victoires républicaines ; on assure que Danissy, Lafitte, d'Arçon, trois génies militaires supérieurs, dirigeaient ces plans. Carnot se trouva proscrit par l'influence de Bonaparte. Le 17 octobre, celui-ci signe le traité de paix de Campo-Formio la première guerre continentale de la Révolution finit à trente lieues de Vienne. Congrès de Rastadt. - Retour de Napoléon en France. - Napoléon est nommé chef de l'armée dite d'Angleterre. - Il part pour l'expédition d'Egypte. Un congrès étant rassemblé à Rastadt, et Bonaparte ayant été nommé par le Directoire représentant à ce congrès, il prit congé de l'armée d'Italie. " Je ne serai consolé, lui dit-il, que par l'espoir de me revoir bientôt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers. " Le 16 novembre 1797, son ordre du jour annonce qu'il a quitté Milan pour présider la légation française au congrès et qu'il a envoyé au Directoire le drapeau de l'armée d'Italie. Sur un des côtés de ce drapeau Bonaparte avait fait broder ce résumé de ses conquêtes " Cent cinquante mille prisonniers, dix-sept mille chevaux, cinq cent cinquante pièces de siège, six cents pièces de campagne, cinq équipages de ponts, neuf vaisseaux de cinquante-quatre canons, douze frégates de trente-deux, douze corvettes, dix-huit galères ; armistice avec le roi de Sardaigne, convention avec Gênes ; armistice avec le duc de Parme, avec le duc de Modène, avec le roi de Naples, avec le pape ; préliminaires de Léoben ; convention de Montebello avec la République de Gênes ; traité de paix avec l'empereur à Campo-Formio ; donné la liberté aux peuples de Bologne, Ferrare, Modène, Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de Crème, d'une partie du Véronais, de Chiavenna, Bormio, et de la Valteline ; au peuple de Gênes, aux fiefs impériaux, au peuple des départements de Corcyre, de la mer Egée et d'Ithaque. " Envoyé à Paris tous les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange, de Guerchin, du Titien, de Paul Véronèse, Corrége, Albane, des Carrache, Raphaël, Léonard de Vinci, etc., etc. " " Ce monument de l'armée d'Italie, dit l'ordre du jour, sera suspendu aux voûtes de la salle des séances publiques du Directoire, et il attestera les exploits de nos guerriers quand la génération présente aura disparu. " Après une convention purement militaire, qui stipulait la remise de Mayence aux troupes de la République et la remise de Venise aux troupes autrichiennes, Bonaparte quitta Rastadt et laissa la suite des affaires du congrès aux mains de Treilhard et de Bonnier. Dans les derniers temps de la campagne d'Italie, Bonaparte eut beaucoup à souffrir de l'envie de divers généraux et du Directoire deux fois il avait offert sa démission ; les membres du gouvernement la désiraient et n'osaient l'accepter. Les sentiments de Bonaparte ne suivaient pas le penchant du siècle ; il cédait à contrecoeur aux intérêts nés de la Révolution de là les contradictions de ses actes et de ses idées. De retour à Paris, il descendit dans sa maison, rue Chantereine, qui prit et porte encore le nom de rue de la Victoire . Le conseil des Anciens voulut faire à Napoléon le don de Chambord, ouvrage de François Ier qui ne rappelle plus que l'exil du dernier fils de saint Louis. Bonaparte fut présenté au Directoire, le 10 décembre 1795 [Chateaubriand se trompe sur la date, il s'agit bien de 1797] , dans la cour du palais du Luxembourg. Au milieu de cette cour s'élevait un autel de la Patrie, surmonté des statues de la Liberté, de l'Egalité et de la Paix. Les drapeaux conquis formaient un dais au-dessus des cinq directeurs habillés à l'antique ; l'ombre de la Victoire descendait de ces drapeaux sous lesquels la France faisait halte un moment. Bonaparte était vêtu de l'uniforme qu'il portait à Arcole et à Lodi. M. de Talleyrand reçut le vainqueur auprès de l'autel, se souvenant d'avoir naguère dit la messe sur un autre autel. Fuyard revenu des Etats-Unis, chargé par la protection de Chénier du ministère des relations extérieures, l'évêque d'Autun, le sabre au côté, était coiffé d'un chapeau à la Henri IV les événements forçaient de prendre au sérieux ces travestissements. Le prélat fit l'éloge du conquérant de l'Italie " Il aime ", dit-il mélancoliquement, " il aime les chants d'Ossian, surtout parce qu'ils détachent de la terre. Loin de redouter ce qu'on appelle son ambition, il nous faudra peut-être la solliciter un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre, peut-être lui ne le sera jamais telle est sa destinée. " Merveilleusement deviné ! Le frère de saint Louis à Grandella, Charles VIII à Fornoue, Louis XII à Agnadel, François Ier à Marignan, Lautrec à Ravenne, Catinat à Turin, demeurent loin du nouveau général. Les succès de Napoléon n'eurent point de Pavie. Les Directeurs, redoutant ce despotisme supérieur qui menaçait tous les despotismes, avaient vu avec inquiétude les hommages que l'on rendait à Napoléon ; ils songeaient à se débarrasser de sa présence. Ils favorisèrent la passion qu'il montrait pour une expédition dans l'Orient. Il disait " L'Europe est une taupinière ; il n'y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu'en Orient ; je n'ai déjà plus de gloire cette petite Europe n'en fournit pas assez. " Napoléon, comme un enfant, était charmé d'avoir été élu membre de l'Institut. Il ne demandait que six ans pour aller aux Indes et pour en revenir. " Nous n'avons que vingt-neuf ans ", remarquait-il en songeant à lui ; " ce n'est pas un âge j'en aurai trente-cinq à mon retour. " Nommé général d'une armée dite de l'Angleterre, dont les corps étaient dispersés de Brest à Anvers, Bonaparte passa son temps à des inspections, à des visites aux autorités civiles et scientifiques, tandis qu'on assemblait les troupes qui devaient composer l'armée d'Egypte. Survint l'échauffourée du drapeau tricolore et du bonnet rouge, que notre ambassadeur à Vienne, le général Bernadotte avait planté sur la porte de son palais. Le Directoire se disposait à retenir Napoléon pour l'opposer à la nouvelle guerre possible, lorsque M. de Cobentzel prévint la rupture, et Bonaparte reçut l'ordre de partir. L'Italie devenue républicaine, la Hollande transformée en république, la paix laissant à la France, étendue jusqu'au Rhin, des soldats inutiles, dans sa prévoyance peureuse le Directoire s'empressa d'écarter le vainqueur. Cette aventure d'Egypte change à la fois la fortune et le génie de Napoléon, en surdorant ce génie, déjà trop éclatant, d'un rayon du soleil qui frappa la colonne de nuée et de feu. Expédition d'Egypte. - Malte. - Bataille des Pyramides. - Le Caire. - Napoléon dans la grande Pyramide. - Suez. " Toulon, 19 mai 1798. " Proclamation. " Soldats, " Vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre. " Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime. " Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer, et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles. " Soldats, l'Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre ; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire. " Après cette proclamation de souvenirs, Napoléon s'embarque on dirait d'Homère ou du héros qui enfermait les chants du Méonide dans une cassette d'or. Cet homme ne chemine pas tout doucement à peine a-t-il mis l'Italie sous ses pieds, qu'il paraît en Egypte ; épisode romanesque dont il agrandit sa vie réelle. Comme Charlemagne, il attache une épopée à son histoire. Dans la bibliothèque qu'il emporta se trouvaient Ossian, Werther, la Nouvelle Héloïse et le Vieux Testament indication du chaos de la tête de Napoléon. Il mêlait les idées positives et les sentiments romanesques, les systèmes et les chimères, les études sérieuses et les emportements de l'imagination, la sagesse et la folie. De ces productions incohérentes du siècle il tira l'Empire ; songe immense mais rapide comme la nuit désordonnée qui l'avait enfanté. Entré dans Toulon le 9 mai 1798, Napoléon descend à l'hôtel de la Marine ; dix jours après il monte sur le vaisseau amiral l ' Orient ; le 19 mai il met à la voile ; il part de la borne où pour la première fois il avait répandu le sang, et un sang français les massacres de Toulon l'avaient préparé aux massacres de Jaffa. Il menait avec lui les généraux premiers-nés de sa gloire Berthier, Caffarelli, Kléber, Desaix, Lannes, Murat, Menou. Treize vaisseaux de ligne, quatorze frégates, quatre cents bâtiments de transport, l'accompagnent. Nelson le laissa échapper du port et le manqua sur les flots, bien qu'une fois nos navires ne fussent qu'à six lieues de distance des vaisseaux anglais. De la mer de Sicile, Napoléon aperçut le sommet des Apennins ; il dit " Je ne puis voir sans émotion la terre d'Italie ; voilà l'Orient j'y vais. " A l'aspect de l'Ida, explosion d'admiration sur Minos et la sagesse antique. Dans la traversée Bonaparte se plaisait à réunir les savants et provoquait leurs disputes ; il se rangeait ordinairement à l'avis du plus absurde ou du plus audacieux ; il s'enquérait si les planètes étaient habitées, quand elles seraient détruites par l'eau ou par le feu, comme s'il eût été chargé de l'inspection de l'armée céleste. Il aborde à Malte, déniche la vieille chevalerie retirée dans le trou d'un rocher marin ; puis il descend parmi les ruines de la cité d'Alexandre. Il voit à la pointe du jour cette colonne de Pompée que j'apercevais du bord de mon vaisseau en m'éloignant de la Libye. Du pied du monument, immortalisé d'un grand et triste nom, il s'élance ; il escalade les murailles derrière lesquelles se trouvait jadis le dépôt des remèdes de l ' âme , et les aiguilles de Cléopâtre, maintenant couchées à terre parmi des chiens maigres. La porte de Rosette est forcée ; nos troupes se ruent dans les deux havres et dans le phare. Egorgement effroyable ! L'adjudant général Boyer écrit à ses parents " Les Turcs, repoussés de tous côtés, se réfugient chez leur dieu et leur prophète ; ils remplissent leurs mosquées ; hommes, femmes, vieillards, jeunes et enfants, tous sont massacrés. " Bonaparte avait dit à l'évêque de Malte " Vous pouvez assurer vos diocésains que la religion catholique, apostolique et romaine sera non seulement respectée, mais ses ministres spécialement protégés. " Il dit, en arrivant en Egypte " Peuples d'Egypte, je respecte plus que les mameloucks Dieu, son Prophète et le Koran. Les Français sont amis des musulmans. Naguère ils ont marché sur Rome et renversé le trône du pape, qui aigrissait les chrétiens contre ceux qui professent l'islamisme ; bientôt après ils ont dirigé leur course vers Malte, et en ont chassé les incrédules qui se croyaient appelés de Dieu pour faire la guerre aux musulmans... Si l'Egypte est la ferme des mameloucks, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. " Napoléon marche aux Pyramides ; il crie à ses soldats " Songez que du haut de ces monuments quarante siècles ont les yeux fixés sur vous. " Il entre au Caire ; sa flotte saute en l'air à Aboukir ; l'armée d'Orient est séparée de l'Europe. Julien de la Drôme, fils de Julien le Conventionnel, témoin du désastre, le note minute par minute " Il est sept heures ; la nuit se fait et le feu redouble encore. A neuf heures et quelques minutes le vaisseau a sauté. Il est dix heures, le feu se ralentit et la lune se lève à droite du lieu où vient de s'élever l'explosion du vaisseau. " Bonaparte au Caire déclare au chef de la loi qu'il sera le restaurateur des mosquées ; il envoie son nom à l'Arabie, à l'Ethiopie, aux Indes. Le Caire se révolte ; il le bombarde au milieu d'un orage. l'inspiré dit aux croyants " Je pourrais demander à chacun de vous compte des sentiments les plus secrets de son coeur, car je sais tout, même ce que vous n'avez dit à personne. " Le grand schérif de la Mecque le nomme, dans une lettre, le protecteur de la Kaaba ; le pape, dans une missive, l'appelle mon très cher fils . Par une infirmité de nature, Bonaparte préférait souvent son côté petit à son grand côté. La partie qu'il pouvait gagner d'un seul coup ne l'amusait pas. La main qui brisait le monde se plaisait au jeu des gobelets ; sûr, quand il usait de ses facultés de se dédommager de ses pertes ; son génie était le réparateur de son caractère. Que ne se présenta-t-il tout d'abord comme l'héritier des chevaliers ? Par une position double, il n'était, aux yeux de la multitude musulmane, qu'un faux chrétien et qu'un faux mahométan. Admirer des impiétés de système, ne pas reconnaître ce qu'elles avaient de misérable, c'est se tromper misérablement il faut pleurer quand le géant se réduit à l'emploi du grimacier. Les infidèles proposèrent à saint Louis dans les fers la couronne d'Egypte, parce qu'il était resté, disent les historiens arabes, le plus fier chrétien qu'on ait jamais vu. Quand je passai au Caire, cette ville conservait des traces des Français un jardin public, notre ouvrage était planté de palmiers ; des établissements de restaurateurs l'avaient jadis entouré. Malheureusement, de même que les anciens Egyptiens, nos soldats avaient promené un cercueil autour de leurs festins. Quelle scène mémorable, si l'on pouvait y croire ! Bonaparte assis dans l'intérieur de la pyramide de Chéops sur le sarcophage d'un Pharaon dont la momie avait disparu, et causant avec les muphtis et les imans ! Toutefois, prenons le récit du Moniteur comme le travail de la muse. Si ce n'est pas l'histoire matérielle de Napoléon, c'est l'histoire de son intelligence ; cela en vaut encore la peine. Ecoutons dans les entrailles d'un sépulcre cette voix que tous les siècles entendront. Moniteur , 27 novembre 1798. " Ce jourd'hui, 25 thermidor de l'an VI de la République française une et indivisible, répondant au 28 de la lune de Mucharim, l'an de l'hégire 1213, le général en chef, accompagné de plusieurs officiers de l'état-major de l'armée et de plusieurs membres de l'Institut national, s'est transporté à la grande pyramide, dite de Chéops, dans l'intérieur de laquelle il était attendu par plusieurs muphtis et imans, chargés de lui en montrer la construction intérieure. " La dernière salle, à laquelle le général en chef est parvenu, est à voûte plate, et longue de trente-deux pieds sur seize de large et dix-neuf de haut. Il n'y a trouvé qu'une caisse de granit d'environ huit pieds de long sur quatre d'épaisseur, qui renfermait la momie d'un Pharaon. Il s'est assis sur le bloc de granit, a fait asseoir à ses côtés les muphtis et imans, Suleiman, Ibrahim et Muhamed , et il a eu avec eux, en présence de sa suite, la conversation suivante Bonaparte " Dieu est grand et ses oeuvres sont merveilleuses. Voici un grand ouvrage de main d'hommes ! Quel était le but de celui qui fit construire cette pyramide ? " Suleiman " C'était un puissant roi d'Egypte, dont on croit que le nom était Chéops. Il voulait empêcher que des sacrilèges ne vinssent troubler le repos de sa cendre. " Bonaparte " Le grand Cyrus se fit enterrer en plein air, pour que son corps retournât aux éléments penses-tu qu'il ne fit pas mieux ? le penses-tu ? " Suleiman s'inclinant " Gloire à Dieu, à qui toute gloire est due ! " Bonaparte " Gloire à Allah ! Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu ; Mohamed est son prophète, et je suis de ses amis. " Ibrabim " Que les anges de la victoire balayent la poussière sur ton chemin et te couvrent de leurs ailes ! Le mamelouck a mérité la mort. " Bonaparte " Il a été livré aux anges noirs Moukir et Quarkir. " Suleiman " Il étendit les mains de la rapine sur les terres, les moissons, les chevaux de l'Egypte. " Bonaparte " Les trésors, l'industrie et l'amitié des Francs seront votre partage, en attendant que vous montiez au septième ciel et qu'assis aux côtés des houris aux yeux noirs, toujours jeunes et toujours vierges, vous vous reposiez à l'ombre du laba, dont les branches offriront d'elles-mêmes aux vrais musulmans tout ce qu'ils pourront désirer. " De telles parades ne changent rien à la gravité des Pyramides Vingt siècles, descendus dans l'éternelle nuit, Y sont sans mouvement, sans lumière et sans bruit. Bonaparte, en remplaçant Chéops dans la crypte séculaire, en aurait augmenté l'immensité ; mais il ne s'est jamais traîné dans ce vestibule de la mort. " Pendant le reste de notre navigation sur le Nil dis-je dans l' Itinéraire , je demeurai sur le pont à contempler ces tombeaux. Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine ils portent la mémoire d'un peuple au delà de sa propre existence, et le font vivre contemporain des générations qui viennent s'établir dans ses champs abandonnés. " Remercions Bonaparte, aux Pyramides, de nous avoir si bien justifiés, nous autres petits hommes d'Etat entachés de poésie, qui maraudons de chétifs mensonges sur des ruines. D'après les proclamations, les ordres du jour, les discours de Bonaparte, il est évident qu'il visait à se faire passer pour l'envoyé du ciel, à l'instar d'Alexandre. Callisthènes, à qui le Macédonien infligea dans la suite un si rude traitement, en punition sans doute de la flatterie du philosophe, fut chargé de prouver que le fils de Philippe était fils de Jupiter ; c'est ce que l'on voit dans un fragment de Callisthènes conservé par Strabon. Le Pourparler d ' Alexandre , de Pasquier, est un dialogue des morts entre Alexandre le grand conquérant et Rabelais le grand moqueur " Cours-moi de l'oeil " dit Alexandre à Rabelais, " toutes ces contrées que tu vois être en ces bas lieux, tu ne trouveras aucun personnage d'étoffe qui, pour autoriser ses pensées, n'ait voulu donner à entendre qu'il eût familiarité avec les dieux. " Rabelais répond " Alexandre, pour te dire le vrai, je ne m'amusai jamais à reprendre tes petites particularités, mêmement en ce qui appartient au vin. Mais quel profit sens-tu de ta grandeur maintenant ? en es-tu autre que moi ? Le regret que tu as te doit causer telle fâcherie qu'il te seroit beaucoup plus expédient qu'avec ton corps tu eusses perdu la mémoire. " Et pourtant, en s'occupant d'Alexandre, Bonaparte se méprenait et sur lui-même et sur l'époque du monde et sur la religion aujourd'hui, on ne peut se faire passer pour un dieu. Quant aux exploits de Napoléon dans le Levant, ils n'étaient pas encore mêlés à la conquête de l'Europe ; ils n'avaient pas obtenu d'assez hauts résultats pour imposer à la foule islamiste, quoiqu'on le surnommât le sultan de feu . " Alexandre, à l'âge de trente-trois ans, dit Montaigne, avoit passé victorieux toute la terre habitable, et, dans une demi-vie, avoit atteint tout l'effort de l'humaine nature. Plus de rois et de princes ont écrit ses gestes que d'autres historiens n'ont écrit les gestes d'autre roi. " Du Caire, Bonaparte se rendit à Suez il vit la mer qu'ouvrit Moïse et qui retomba sur Pharaon. Il reconnut les traces d'un canal que commença Sésostris, qu'élargirent les Perses, que continua le second des Ptolémées, que réentreprirent les soudans dans le destin de porter à la Méditerranée le commerce de la mer Rouge. Il projeta d'amener une branche du Nil dans le golfe Arabique au fond de ce golfe son imagination traça l'emplacement d'un nouvel Ophir, où se tiendrait tous les ans une foire pour les marchands de parfums, d'aromates, d'étoffes de soie pour tous les objets précieux de Mascate, de la Chine, de Ceylan, de Sumatra, des Philippines et des Indes. Les cénobites descendent du Sinaï, et le prient d'inscrire son nom auprès de celui de Saladin, dans le livre de leurs garanties. Revenu au Caire, Bonaparte célèbre la fête anniversaire de la fondation de la République, en adressant ces paroles à ses soldats " Il y a cinq ans l'indépendance du peuple français était menacée ; mais vous prîtes Toulon ce fut le présage de la ruine de vos ennemis. Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dego ; l'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes ; vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-Georges ; l'an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l'Isonzo, de retour de l'Allemagne. Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent ! " Opinion de l'armée. Mais Bonaparte, au milieu des soins dont il était occupé et des projets qu'il avait conçus, était-il réellement fixé dans ces idées ? Tandis qu'il avait l'air de vouloir rester en Egypte, la fiction ne l'aveuglait pas sur la réalité, et il écrivait à Joseph, son frère " Je pense être en France dans deux mois ; fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne je compte y passer l'hiver. " Bonaparte ne calculait point ce qui pouvait s'opposer à son retour sa volonté était sa destinée et sa fortune. Cette correspondance tombée aux mains de l'Amirauté, les Anglais ont osé avancer que Napoléon n'avait eu d'autre mission que de faire périr son armée. Une des lettres de Bonaparte contient des plaintes sur la coquetterie de sa femme. Les Français, en Egypte, étaient d'autant plus héroïques qu'ils sentaient vivement leurs maux. Un maréchal des logis écrit à l'un de ses amis " Dis à Ledoux qu'il n'ait jamais la faiblesse de s'embarquer pour venir dans ce maudit pays. " Avrieury " Tous ceux qui viennent de l'intérieur disent qu'Alexandrie est la plus belle ville hélas ! que doit donc être le reste ? Figurez-vous un amas confus de maisons mal bâties, à un étage ; les belles avec terrasse, petite porte en bois, serrure idem ; point de fenêtres, mais un grillage en bois si rapproché qu'il est impossible de voir quelqu'un au travers. Rues étroites, hormis le quartier des Francs et le côté des grands. Les habitants pauvres, qui forment le plus grand nombre, au naturel, hormis une chemise bleue jusqu'à mi-cuisse, qu'ils retroussent la moitié du temps dans leurs mouvements, une ceinture et un turban de guenilles. J'ai de ce charmant pays jusque par-dessus la tête. Je m'enrage d'y être. La maudite Egypte ! Sable partout ! Que de gens attrapés, cher ami ! Tous ces faiseurs de fortune ou bien tous ces voleurs, ont le nez bas ; ils voudraient retourner d'où ils sont partis je le crois bien. " Rozis, capitaine " Nous sommes très réduits ; avec cela il existe un mécontentement général dans l'armée ; le despotisme n'a jamais été au point qu'il l'est aujourd'hui ; nous avons des soldats qui se sont donné la mort en présence du général en chef, en lui disant Voilà ton ouvrage ! ". Le nom de Tallien terminera la liste de ces noms aujourd'hui presque inconnus Tallien à Madame Tallien. " Quant à moi, ma chère amie, je suis ici, comme tu le sais, bien contre mon gré ; ma position devient chaque jour plus désagréable, puisque, séparé de mon pays, de tout ce qui m'est cher, je ne prévois pas le moment où je pourrai m'en rapprocher. " Je te l'avoue bien franchement, je préférerais mille fois être avec toi et ta fille retiré dans un coin de terre, loin de toutes les passions, de toutes les intrigues, et je t'assure que si j'ai le bonheur de retoucher le sol de mon pays, ce sera pour ne le quitter jamais. Parmi les quarante mille Français qui sont ici, il n ' y en a pas quatre qui pensent autrement . " Rien de plus triste que la vie que nous menons ici ! Nous manquons de tout. Depuis cinq jours je n'ai pas fermé l'oeil ; je suis couché sur le carreau ; les mouches, les punaises, les fourmis, les cousins, tous les insectes nous dévorent, et vingt fois chaque jour je regrette notre charmante chaumière. Je t'en prie, ma chère amie, ne t'en défais pas. " Adieu, ma bonne Thérésia, les larmes inondent mon papier. Les souvenirs les plus doux de ta bonté, de notre amour, l'espoir de te retrouver toujours aimable, toujours fidèle, d'embrasser ma chère fille, soutiennent seuls l'infortuné. " La fidélité n'était pour rien dans tout cela. Cette unanimité de plaintes est l'exagération naturelle d'hommes tombés de la hauteur de leurs illusions de tous temps les Français ont rêvé l'Orient ; la chevalerie leur en avait tracé la route ; s'ils n'avaient plus la foi qui les menait à la délivrance du saint tombeau, ils avaient l'intrépidité des croisés, la croyance des royaumes et des beautés qu'avaient créées, autour de Godefroi, les chroniqueurs et les troubadours. Les soldats vainqueurs de l'Italie avaient vu un riche pays à prendre, des caravanes à détrousser, des chevaux, des armes et des sérails à conquérir ; les romanciers avaient aperçu la princesse d'Antioche, et les savants ajoutaient leurs songes à l'enthousiasme des poètes. Il n'y a pas jusqu'au Voyage d ' Anténor qui ne passât au début pour une docte réalité on allait pénétrer la mystérieuse Egypte, descendre dans les catacombes, fouiller les Pyramides, retrouver des manuscrits ignorés, déchiffrer des hiéroglyphes et réveiller Thermosiris. Quand, au lieu de tout cela, l'Institut en s'abattant sur les Pyramides, les soldats en ne rencontrant que des fellahs nus, des cahutes de boue desséchée, se trouvèrent en face de la peste des Bédouins et des mameloucks, le mécompte fut énorme. Mais l'injustice de la souffrance aveugla sur le résultat définitif. Les Français semèrent en Egypte ces germes de civilisation que Méhémet a cultivés la gloire de Bonaparte s'accrut ; un rayon de lumière se glissa dans les ténèbres de l'Islamisme, et une brèche fut faite à la barbarie. Campagne de Syrie. Pour prévenir les hostilités des pachas de la Syrie et poursuivre quelques mameloucks, Bonaparte entra le 22 février dans cette partie du monde à laquelle le combat d'Aboukir l'avait légué. Napoléon trompait ; c'était un de ses rêves de puissance qu'il poursuivait. Plus heureux que Cambyse, il franchit sans rencontrer le vent du midi ; il campe parmi des tombeaux ; il escalade El-Arisch, et triomphe à Gaza " Nous étions, écrit-il le 6, aux colonnes placées sur les limites de l'Afrique et de l'Asie ; nous couchâmes le soir en Asie. " Cet homme immense marchait à la conquête du monde ; c'était un conquérant pour des climats qui n'étaient pas à conquérir. Jaffa est emporté. Après l'assaut, une partie de la garnison, estimée par Bonaparte à douze cents hommes et portée par d'autres à deux ou trois mille, se rendit et fut reçue à merci deux jours après, Bonaparte ordonna de la passer par les armes. Walter Scott et sir Robert Wilson ont raconté ces massacres ; Bonaparte, à Sainte-Hélène, n'a fait aucune difficulté de les avouer à lord Ebrington et au docteur O'Meara. Mais il en rejetait l'odieux sur la position dans laquelle il se trouvait il ne pouvait nourrir les prisonniers ; il ne les pouvait renvoyer en Egypte sous escorte . Leur laisser la liberté sur parole ? ils ne comprendraient même pas ce point d'honneur et ces procédés européens. " Wellington dans ma place, disait-il, aurait agi comme moi . " " Napoléon se décida, dit M. Thiers, à une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie il fit passer au fil de l'épée les prisonniers qui lui restaient ; l'armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d'effroi, l'exécution qui lui était commandée. " Le seul acte cruel de sa vie, c'est beaucoup affirmer après les massacres de Toulon, après tant de campagnes où Napoléon compta à néant la vie des hommes. Il est glorieux pour la France que nos soldats aient protesté par une espèce d ' effroi contre la cruauté de leur général. Mais les massacres de Jaffa sauvaient-ils notre armée ? Bonaparte ne vit-il pas avec quelle facilité une poignée de Français renversa les forces du pacha de Damas ? A Aboukir, ne détruisit-il pas treize mille Osmanlis avec quelques chevaux ? Kléber, plus tard, ne fit-il pas disparaître le grand vizir et ses myriades de mahométans ? S'il s'agissait de droit, quel droit les Français avaient-ils eu d'envahir l'Egypte ? Pourquoi égorgeaient-ils des hommes qui n'usaient que du droit de la défense ? Enfin Bonaparte ne pouvait invoquer les lois de la guerre, puisque les prisonniers de la garnison de Jaffa avaient mis bas les armes et que leur soumission avait été acceptée . Le fait que le conquérant s'efforçait de justifier le gênait ; ce fait est passé sous silence ou indiqué vaguement dans les dépêches officielles et dans les récits des hommes attachés à Bonaparte. " Je me dispenserai ", dit le docteur Larrey, " de parler des suites horribles qu'entraîne ordinairement l'assaut d'une place j'ai été le triste témoin de celui de Jaffa. " Bourrienne s'écrie " Cette scène atroce me fait encore frémir, lorsque j'y pense, comme le jour où je la vis, et j'aimerais mieux qu'il me fût possible de l'oublier que d'être forcé de la décrire. Tout ce qu'on peut se figurer d'affreux dans un jour de sang serait encore au-dessous de la réalité. " Bonaparte écrit au Directoire que " Jaffa fut livré au pillage et à toutes les horreurs de la guerre qui jamais ne lui a paru si hideuse. " Ces horreurs, qui les avait commandées ? Berthier, compagnon de Napoléon en Egypte, étant au quartier général d'Ens, en Allemagne, adressa, le 5 mai 1809, au major général de l'armée autrichienne une dépêche foudroyante contre une prétendue fusillade exécutée dans le Tyrol où commandait Chasteller " Il a laissé égorger Chasteller sept cents prisonniers français et dix-huit à dix-neuf cents Bavarois ; crime inouï dans l'histoire des nations, qui eût pu exciter une terrible représaille, si S. M. ne regardait les prisonniers comme placés sous sa foi et sous son honneur . " Bonaparte dit ici tout ce que l'on peut dire contre l'exécution des prisonniers de Jaffa. Que lui importaient de telles contradictions ? Il connaissait la vérité et il s'en jouait ; il en faisait le même usage que du mensonge ; il n'appréciait que le résultat, le moyen lui était égal ; le nombre des prisonniers l'embarrassait, il les tua. Il y a toujours eu deux Bonaparte l'un grand, l'autre petit. Lorsque vous croyez entrer en sûreté dans la vie de Napoléon, il rend cette vie affreuse. Miot, dans la première édition de ses Mémoires 1804 se tait sur les massacres ; on ne les lit que dans l'édition de 1814. Cette édition a presque disparu ; j'ai eu peine à la retrouver. Pour affirmer une aussi douloureuse vérité, il ne me fallait rien moins que le récit d'un témoin oculaire. Autre est de savoir en gros l'existence d'une chose, autre d'en connaître les particularités la vérité morale d'une action ne se décèle que dans les détails de cette action ; les voici d'après Miot " Le 20 ventôse 10 mars, dans l'après-midi, les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement au milieu d'un vaste bataillon carré formé par les troupes du général Bon. Un bruit sourd du sort qu'on leur préparait me détermina, ainsi que beaucoup d'autres personnes, à monter à cheval et à suivre cette colonne silencieuse de victimes, pour m'assurer si ce qu'on m'avait dit était fondé. Les Turcs, marchant pêle-mêle, prévoyaient déjà leur destinée ; ils ne versaient point de larmes ; ils ne poussaient point de cris ils étaient résignés. Quelques-uns blessés, ne pouvant suivre aussi promptement, furent tués en route à coups de baïonnette. Quelques autres circulaient dans la foule, et semblaient donner des avis salutaires dans un danger aussi imminent. Peut-être les plus hardis pensaient-ils qu'il ne leur était pas impossible d'enfoncer le bataillon qui les enveloppait ; peut-être espéraient-ils qu'en se disséminant dans les champs qu'ils traversaient, un certain nombre échapperait à la mort. Toutes les mesures avaient été prises à cet égard, et les Turcs ne firent aucune tentative d'évasion. " Arrivés enfin dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on les arrêta auprès d'une mare d'eau jaunâtre. Alors l'officier qui commandait les troupes fit diviser la masse par petites portions, et ces pelotons, conduits sur plusieurs points différents, y furent fusillés. Cette horrible opération demanda beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes réservées pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le déclarer, ne se prêtaient qu'avec une extrême répugnance au ministère abominable qu'on exigeait de leurs bras victorieux. Il y avait près de la mare d'eau un groupe de prisonniers, parmi lesquels étaient quelques vieux chefs au regard noble et assuré, et un jeune homme dont le moral était fort ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta à une action qui parut choquer ceux qui l'entouraient. Il se précipita dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises ; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant la grâce de la vie. Il s'écriait " De quoi suis-je coupable ? quel mal ai-je fait ? " Les larmes qu'il versait, ses cris touchants, furent inutiles ; ils ne purent changer le fatal arrêt prononcé sur son sort. A l'exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leur ablution dans cette eau stagnante dont j'ai parlé, puis, se prenant la main, après l'avoir portée sur le coeur et à la bouche, ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort ; on voyait dans leur tranquillité la confiance que leur inspirait, à ces derniers moment, leur religion et l'espérance d'un avenir heureux. Ils semblaient se dire " Je quitte ce monde pour aller jouir auprès de Mahomet d'un bonheur durable. " Ainsi ce bien-être après la vie, que lui promet le Koran, soutenait le musulman vaincu, mais fier de son malheur. " Je vis un vieillard respectable, dont le ton et les manières annonçaient un grade supérieur, je le vis faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s'y enterrer vivant sans doute il ne voulut mourir que par la main des siens. Il s'étendit sur le dos dans cette tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades, en adressant à Dieu des prières suppliantes, le couvrirent bientôt de sable et trépignèrent ensuite sur la terre qui lui servait de linceul, probablement dans l'idée d'avancer le terme de ses souffrances. " Ce spectacle, qui fait palpiter mon coeur et que je peins encore trop faiblement, eut lieu pendant l'exécution des pelotons répartis dans les dunes. Enfin il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placés près de la mare d'eau. Nos soldats avaient épuisé leurs cartouches ; il fallut frapper ceux-ci à la baïonnette et à l'arme blanche. Je ne pus soutenir cette horrible vue ; je m'enfuis, pâle et prêt à défaillir. Quelques officiers me rapportèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce mouvement irrésistible de la nature qui nous fait éviter le trépas, même quand nous n'avons plus l'espérance de lui échapper, s'élançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigés au coeur et qui devaient sur-le-champ terminer leur triste vie. Il se forma, puisqu'il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dégouttant le sang, et il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l'abri de ce rempart affreux, épouvantable, n'avaient point encore été frappés. Ce tableau est exact et fidèle, et le souvenir fait trembler ma main qui n'en rend point toute l'horreur. " La vie de Napoléon opposée à de telles pages explique l'éloignement que l'on ressent pour lui. Conduit par les religieux du couvent de Jaffa dans les sables au sud-ouest de la ville, j'ai fait le tour de la tombe, jadis monceau de cadavres, aujourd'hui pyramide d'ossements ; je me suis promené dans des vergers de grenadiers chargés de pommes vermeilles, tandis qu'autour de moi la première hirondelle arrivée d'Europe rasait la terre funèbre. Le ciel punit la violation des droits de l'humanité il envoya la peste ; elle ne fit pas d'abord de grands ravages. Bourrienne relève l'erreur des historiens qui placent la scène des Pestiférés de Jaffa au premier passage des Français dans cette ville ; elle n'eut lieu qu'à leur retour de Saint-Jean-d'Acre. Plusieurs personnes de notre armée m'avaient déjà assuré que cette scène était une pure fable ; Bourrienne confirme ces renseignements " Les lits des pestiférés, raconte le secrétaire de Napoléon, étaient à droite en entrant dans la première salle. Je marchais à côté du général ; j'affirme ne l'avoir pas vu toucher à un pestiféré. Il traversa rapidement les salles, frappant légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravache qu'il tenait à la main. Il répétait en marchant à grands pas ces paroles " Il faut que je retourne en Egypte pour la préserver des ennemis qui vont arriver. " Dans le rapport officiel du major général, 29 mai, il n'y est pas dit un mot des pestiférés, de la visite à l'hôpital et de l'attouchement des pestiférés. Que devient le beau tableau de Gros ? Il reste comme un chef-d'oeuvre de l'art. Saint Louis, moins favorisé par la peinture, fut plus héroïque dans l'action " Le bon roi, doux et débonnaire, quand il vit ce, eut grand pitié à son coeur, et fit tantost toutes autres choses laisser, et faire fosses emmi les champs et dédier là un cimetière par le légat... Le roi Louis aida de ses propres mains à enterrer les morts. A peine trouvoit-on aucun qui voulust mettre la main. " Le roi venoit tous les matins, de cinq jours qu'on mit à enterrer les morts, après sa messe, au lieu, et disait à sa gent " Allons ensevelir les martyrs qui ont souffert pour Notre-Seigneur, et ne soyez pas lassés de ce faire car ils ont plus souffert que nous n'avons. " Là, étoient présens, en habits de cérémonie, l'archevêque de Tyr et l'évêque de Damiette et leur clergé qui disoient le service des morts. Mais ils estoupoient leur nez pour la puanteur ; mais oncques ne fut vu au bon roi Louis estouper le sien, tant le faisoit fermement et dévotement. " Bonaparte met le siège devant Saint-Jean-d'Acre. On verse le sang à Cana, qui fut témoin de la guérison du fils du centenier par le Christ ; à Nazareth, qui cacha la pacifique enfance du Sauveur ; au Thabor, qui vit la transfiguration et où Pierre dit " Maître, nous sommes bien sur cette montagne ; dressons-y trois tentes. " Ce fut du mont Thabor que fut expédié l'ordre du jour à toutes les troupes qui occupaient Sour, l ' ancienne Tyr, Césarée, les cataractes du Nil, les bouches Pélusiaques, Alexandrie et les rives de la mer Rouge , qui portent les ruines de Kolsum et d' Arsinoé . Bonaparte était charmé de ces noms qu'il se plaisait à réunir. Dans ce lieu des miracles, Kléber et Murat renouvelèrent les faits d'armes de Tancrède et de Renaud ils dispersèrent les populations de la Syrie, s'emparèrent du camp du pacha de Damas, jetèrent un regard sur le Jourdain, sur la mer de Galilée, et prirent possession de Scafet, l'ancienne Béthulie. - Bonaparte remarque que les habitants montrent l'endroit où Judith tua Holopherne. Les enfants arabes des montagnes de la Judée m'ont appris des traditions plus certaines lorsqu'ils me criaient en français " En avant, marche ! " " Ces mêmes déserts, ai-je dit dans les Martyrs , ont vu marcher les armées de Sésostris, de Cambyse, d'Alexandre, de César siècles à venir, vous y ramènerez des armées non moins nombreuses, des guerriers non moins célèbres. " Après m'être guidé sur les traces encore récentes de Bonaparte en Orient, je suis ramené quand il n'est plus à repasser sur sa course. Saint-Jean était défendu par Djezzar le Boucher . Bonaparte lui avait écrit de Jaffa, le 9 mars 1799 " Depuis mon entrée en Egypte, je vous ai fait connaître plusieurs fois que mon intention n'était pas de vous faire la guerre, que mon seul but était de chasser les mameloucks... Je marcherai sous peu de jours sur Saint-Jean-d'Acre. Mais quelle raison ai-je d'ôter quelques années de vie à un vieillard que je ne connais pas ? Que font quelques lieues de plus à côté des pays que j'ai conquis ? " Djezzar ne se laissa pas prendre à ces caresses le vieux tigre se défait de l'ongle de son jeune confrère. Il était environné de domestiques mutilés de sa propre main. " On raconte que Djezzar est un Bosnien cruel, disait-il de lui-même récit du général Sébastiani , un homme de rien ; mais en attendant je n'ai besoin de personne et l'on me recherche. Je suis né pauvre ; mon père ne m'a légué que son courage. Je me suis élevé à force de travaux ; mais cela ne me donne pas d'orgueil car tout finit, et aujourd'hui peut-être, ou demain, Djezzar finira, non pas qu'il soit vieux, comme le disent ses ennemis, mais parce que Dieu l'a ainsi ordonné. Le roi de France, qui était puissant, a péri ; Nabuchodonosor a été tué par un moucheron, etc. " Au bout de soixante-et-un jours de tranchée, Napoléon fut obligé de lever le siège de Saint-Jean-d'Acre. Nos soldats, sortant de leurs huttes de terre, couraient après les boulets de l'ennemi que nos canons lui renvoyaient. Nos troupes, ayant à se défendre contre la ville et contre les vaisseaux embossés des Anglais, livrèrent neuf assauts et montèrent cinq fois sur les remparts. Du temps des croisés, il y avait à Saint-Jean-d'Acre, au rapport de Rigord, une tour appelée maudite . Cette tour avait peut-être été remplacée par la grosse tour qui fit échouer l'attaque de Bonaparte. Nos soldats sautèrent dans les rues où l'on se battit corps à corps pendant la nuit. Le général Lannes fut blessé à la tête, Colbert à la cuisse parmi les morts on compta Boyer, Venoux et le général Bon exécuteur du massacre des prisonniers de Jaffa. Kléber disait de ce siège " Les Turcs se défendent comme des chrétiens, les Français attaquent comme des Turcs. " Critique d'un soldat qui n'aimait pas Napoléon. Bonaparte s'en alla proclamant qu'il avait rasé le palais de Djezzar et bombardé la ville de manière qu'il n'y restait pas pierre sur pierre, que Djezzar s'était retiré avec ses gens dans un des forts de la côte, qu'il était grièvement blessé, et que les frégates aux ordres de Napoléon s'étaient emparées de trente bâtiments syriens chargés de troupes. Sir Sidney Smith et Phelippeaux, officier d'artillerie émigré, assistaient Djezzar l'un avait été prisonnier au Temple, l'autre compagnon d'études de Napoléon. Autrefois périt devant Saint-Jean-d'Acre la fleur de la chevalerie, sous Philippe-Auguste. Mon compatriote Guillaume le Breton, chante ainsi en vers latins du XIIe siècle " Dans tout le royaume à peine trouvait-on un lieu dans lequel quelqu'un n'eût quelque sujet de pleurer ; tant était grand le désastre qui précipita nos héros dans la tombe, lorsqu'ils furent frappés par la mort dans la ville d'Ascaron Saint-Jean-d'Acre. " Bonaparte était un grand magicien, mais il n'avait pas le pouvoir de transformer le général Bon, tué à Ptolémais, en Raoul, sire de Coucy, qui, expirant au pied des remparts de cette ville, écrivait à la dame de Fayel Mort pour loïalement amer son amie . Napoléon n'aurait pas été bien reçu à rejeter la chanson des canteors , lui qui se nourrissait à Saint-Jean-d'Acre de bien d'autres fables. Dans les derniers jours de sa vie sous un ciel que nous ne voyons pas, il s'est plu à divulguer ce qu'il méditait en Syrie, si toutefois il n'a pas inventé des projets d'après des faits accomplis et ne s'est pas amusé à bâtir avec un passé réel l'avenir fabuleux qu'il voulait que l'on crût. " Maître de Ptolémaïs ", nous racontent les révélations de Sainte-Hélène, " Napoléon fondait en Orient un empire, et la France était laissée à d'autres destinées. Il volait à Damas, à Alep, sur l'Euphrate. Les chrétiens de la Syrie, ceux même de l'Arménie, l'eussent renforcé. Les populations allaient être ébranlées. Les débris des mameloucks, les Arabes du désert de l'Egypte, les Druses du Liban, les Mutualis ou mahométans opprimés de la secte d'Ali, pouvaient se réunir à l'armée maîtresse de la Syrie, et la commotion se communiquait à toute l'Arabie. Les provinces de l'empire ottoman qui parlent arabe appelaient un grand changement et attendaient un homme avec des chances heureuses ; il pouvait se trouver sur l'Euphrate, au milieu de l'été, avec cent mille auxiliaires et une réserve de vingt-cinq mille Français qu'il eût successivement fait venir d'Egypte. Il aurait atteint Constantinople et les Indes et changé la face du monde. " Avant de se retirer de Saint-Jean-d'Acre, l'armée française avait touché Tyr désertée des flottes de Salomon et de la phalange du Macédonien, Tyr ne gardait plus que la solitude imperturbable d'Isaïe ; solitude dans laquelle les chiens muets refusent d ' aboyer . Le siège de Saint-Jean-d'Acre fut levé le 20 mai 1799. Arrivé à Jaffa le 27, Bonaparte fut obligé de continuer sa retraite. Il y avait environ trente à quarante pestiférés, nombre que Napoléon réduit à sept, qu'on ne pouvait transporter ; ne voulant pas les laisser derrière lui, dans la crainte, disait-il, de les exposer à la cruauté des Turcs, il proposa à Desgenettes de leur administrer une forte dose d'opium. Desgenettes lui fit la réponse si connue " Mon métier est de guérir les hommes, non de les tuer. " " On ne leur administra point d'opium, dit M. Thiers, et ce fait servit à propager une calomnie indigne et aujourd'hui détruite. " Est-ce une calomnie ? est-elle détruite ? C'est ce que je ne saurais affirmer aussi péremptoirement que le brillant historien ; son raisonnement équivaut à ceci Bonaparte n'a point empoisonné les pestiférés par la raison qu'il proposait de les empoisonner. Desgenettes, d'une pauvre famille de gentilshommes bretons, est encore en vénération parmi les Arabes de la Syrie, et Wilson dit que son nom ne devrait être écrit qu'en lettres d'or. Bourrienne écrit dix pages entières pour soutenir l'empoisonnement contre ceux qui le nient " Je ne puis pas dire que j'aie vu donner la potion, dit-il, je mentirais ; mais je sais bien positivement que la décision a été prise et a dû être prise après délibération, que l'ordre en a été donné et que les pestiférés sont morts. Quoi ! ce dont s'entretenait, dès le lendemain du départ de Jaffa, tout le quartier général comme d'une chose positive, ce dont nous parlions comme d'un épouvantable malheur, serait devenu une atroce invention pour nuire à la réputation d'un héros ? " Napoléon n'abandonna jamais une de ses fautes ; comme un père tendre, il préfère celui de ses enfants qui est le plus disgracié. L'armée française fut moins indulgente que les historiens admiratifs ; elle croyait à la mesure de l'empoisonnement, non seulement contre une poignée de malades, mais contre plusieurs centaines d'hommes. Robert Wilson, dans son Histoire de l ' expédition des Anglais en Egypte , avance le premier la grande accusation ; il affirme qu'elle était appuyée de l'opinion des officiers français prisonniers des Anglais en Syrie. Bonaparte donna le démenti à Wilson, qui répliqua n'avoir dit que la vérité. Wilson est le même major général qui fut commissaire de la Grande-Bretagne auprès de l'armée russe pendant la retraite de Moscou ; il eut le bonheur de contribuer depuis à l'évasion de M. de Lavalette. Il leva une légion contre la légitimité lors de la guerre d'Espagne en 1823, défendit Bilbao et renvoya à M. de Villèle son beau-frère, M. Desbassyns, contraint de relâcher dans le port. Le récit de Robert Wilson a donc, sous divers points de vue, un grand poids. La plupart des relations sont uniformes sur le fait de l'empoisonnement. M. de Las Cases admet que le bruit de l'empoisonnement était cru dans l'armée. Bonaparte devenu plus sincère dans sa captivité a dit à M. Warnen et au docteur O'Meara que, dans le cas où se trouvaient les pestiférés, il aurait cherché pour lui-même dans l'opium l'oubli de ses maux, et qu'il aurait fait administrer le poison à son propre fils. Walter Scott rapporte tout ce qui s'est débité à ce sujet ; mais il rejette la version du grand nombre des malades condamnés, soutenant qu'un empoisonnement ne pourrait s'exécuter avec succès sur une multitude ; il ajoute que sir Sidney rencontra dans l'hôpital de Jaffa les sept Français mentionnés par Bonaparte. Walter Scott est de la plus grande impartialité ; il défend Napoléon comme il aurait défendu Alexandre contre les reproches dont on peut charger sa mémoire [C'est pour ainsi dire la première fois que je parle de Walter Scott comme historien de Napoléon, et je le citerai encore c'est donc ici que je dois dire qu'on s'est trompé prodigieusement en accusant l'illustre Ecossais de prévention contre un grand homme. La vie de Napoléon Life of Napoleon n'occupe pas moins de onze volumes. Elle n'a pas eu le succès qu'on en pouvait espérer parce que, excepté dans deux ou trois endroits, l'imagination de l'auteur de tant d'ouvrages si brillants lui a failli ; il est ébloui par les succès fabuleux qu'il décrit, et comme écrasé par le merveilleux de la gloire. La Vie entière manque aussi des grandes vues que les Anglais ouvrent rarement dans l'histoire, parce qu'ils ne conçoivent pas l'histoire comme nous. Du reste, cette Vie est exacte, sauf quelques erreurs de chronologie ; toute la partie qui a rapport à la détention de Bonaparte à Sainte-Hélène est excellente les Anglais étaient mieux placés que nous pour connaître cette partie. En rencontrant une vie si prodigieuse, le romancier a été vaincu par la vérité. La raison domine dans le travail de Walter Scott ; il est en garde contre lui-même. La modération de ses jugements est si grande qu'elle dégénère en apologie. Le narrateur pousse la débonnaireté jusqu'à recevoir des excuses sophistiquées par Napoléon et qui ne sont pas admissibles. Il est évident que ceux qui parlent de l'ouvrage de Walter Scott comme d'un livre écrit sous l'influence des préjugés nationaux anglais et dans un intérêt privé ne l'ont jamais lu on ne lit plus en France. Loin de rien exagérer contre Bonaparte, l'auteur est effrayé par l'opinion ses concessions sont innombrables ; il capitule partout ; s'il aventure d'abord un jugement ferme, il le reprend ensuite par des considérations subséquentes qu'il croit devoir à l'impartialité ; il n'ose tenir tête à son héros, ni le regarder en face. Malgré cette sorte de pusillanimité devant l'infatuation populaire, Walter Scott a perdu le mérite de ses condescendances pour avoir, dans son avertissement, fait entendre cette simple vérité " Si le système général, de Napoléon, dit-il, a reposé sur la violence et la fraude, ce n'est ni la grandeur de ses talents, ni le succès de ses entreprises qui doit étouffer la voix ou éblouir les yeux de celui qui s'aventure à devenir son historien. If the general system of Napoleon has rested upon force or fraud, it is neither the greatness of his talents, nor the success of his undertakings, that ought to stifle the voice or dazzle the eyes of him who adventures to be his historian . " L'humble audace qui essuie, comme Madeleine, la poussière des pieds du Dieu avec sa chevelure passe aujourd'hui pour un sacrilège.] . La retraite sous le soleil de la Syrie fut marquée par des malheurs qui rappellent les misères de nos soldats dans la retraite de Moscou au milieu des frimas " Il y avait encore, dit Miot, dans les cabanes, sur les bords de la mer, quelques malheureux qui attendaient qu'on les transportât. Parmi eux, un soldat était attaqué de la peste, et, dans le délire qui accompagne quelquefois l'agonie, il supposa sans doute, en voyant l'armée marcher au bruit du tambour, qu'il allait être abandonné ; son imagination lui fit entrevoir l'étendue de son malheur s'il tombait entre les mains des Arabes. On peut supposer que ce fut cette crainte qui le mit dans une si grande agitation et qui lui suggéra l'idée de suivre les troupes il prit son havresac, sur lequel reposait sa tête, et le plaçant sur ses épaules, il fit l'effort de se lever. Le venin de l'affreuse épidémie qui coulait dans ses veines lui ôtait ses forces, et au bout de trois pas il retomba sur le sable en donnant de la tête. Cette chute augmenta sa frayeur, et, après avoir passé quelques moments à regarder avec des yeux égarés la queue des colonnes en marche, il se leva une seconde fois et ne fut pas plus heureux ; à sa troisième tentative il succomba et, tombant plus près de la mer, il resta à la place que les destins lui avaient choisie pour tombeau. La vue de ce soldat était épouvantable ; le désordre qui régnait dans ses discours insignifiants, sa figure qui peignait la douleur, ses yeux ouverts et fixes, ses habits en lambeaux, offraient tout ce que la mort a de plus hideux. L'oeil attaché sur les troupes en marche, il n'avait point eu l'idée, toute simple pour quelqu'un de sang-froid, de tourner la tête d'un autre côté il aurait aperçu la division Kléber et celle de cavalerie qui quittèrent Tentoura après les autres, et l'espoir de se sauver aurait peut-être conservé ses jours. " Quand nos soldats, devenus impassibles, voyaient un de leurs infortunés camarades les suivre comme un homme dans l'ivresse, trébuchant, tombant, se relevant et retombant pour toujours, ils disaient " Il a pris ses quartiers. " Une page de Bourrienne achèvera le tableau " Une soif dévorante, disent les Mémoires , le manque total d'eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes brûlantes, démoralisèrent les hommes, et firent succéder à tous les sentiments généreux le plus cruel égoïsme, la plus affligeante indifférence. J'ai vu jeter de dessus les brancards des officiers amputés dont le transport était ordonné, et qui avaient même remis de l'argent pour récompense de la fatigue. J'ai vu abandonner dans les orges des amputés, des blessés, des pestiférés, ou soupçonnés seulement de l'être. La marche était éclairée par des torches allumées pour incendier les petites villes, les bourgades, les villages, les hameaux, les riches moissons dont la terre était couverte. Le pays était tout en feu. Ceux qui avaient l'ordre de présider à ces désastres semblaient, en répandant partout la désolation, vouloir venger leurs revers et trouver un soulagement à leurs souffrances. Nous n'étions entourés que de mourants, de pillards et d'incendiaires. Des mourants jetés sur les bords du chemin disaient d'une voix faible Je ne suis pas pestiféré, je ne suis que blessé ; et, pour convaincre les passants, on en voyait rouvrir leur blessure ou s'en faire une nouvelle. Personne n'y croyait ; on disait Son affaire est faite ; on passait, on se tâtait, et tout était oublié. Le soleil, dans tout son éclat sous ce beau ciel, était obscurci par la fumée de nos continuels incendies. Nous avions la mer à notre droite ; à notre gauche et derrière nous le désert que nous faisions ; devant nous les privations et les souffrances qui nous attendaient. " Retour en Egypte. - Conquête de la Haute-Egypte. " Il est parti ; il est arrivé ; il a dissipé tous les orages ; son retour les a fait repasser dans le désert. " Ainsi chantait et se louait le triomphateur repoussé, en rentrant au Caire il emportait le monde dans des hymnes. Pendant son absence, Desaix avait achevé de soumettre la Haute-Egypte. On rencontre en remontant le Nil des débris à qui le langage de Bossuet laisse toute leur grandeur et l'augmente. " On a, dit l'auteur de l' Histoire universelle , découvert dans le Saïde des temples et des palais presque encore entiers, où ces colonnes et ces statues sont innombrables. On y admire surtout un palais dont les restes semblent n'avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bornées de part et d'autre par des sphinx d'une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence et quelle étendue ! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas même assurés d'en avoir vu la moitié ; mais tout ce qu'ils y ont vu était surprenant. Une salle, qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, était soutenue de six-vingt [Six rangées de vingt colonnes.] colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées d'obélisques que tant de siècles n'ont pu abattre. Les couleurs mêmes, c'est-à-dire ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice et y conservent leur vivacité tant l'Egypte savait imprimer le caractère d'immortalité à tous ses ouvrages ! Maintenant que le nom du roi Louis XIV pénètre aux parties du monde les plus inconnues, ne serait-ce pas un digne objet de cette noble curiosité de découvrir les beautés que la Thébaïde renferme dans ses déserts ? Quelles beautés ne trouverait-on pas si on pouvait aborder la ville royale, puisque si loin d'elle on découvre des choses si merveilleuses ! La puissance romaine, désespérant d'égaler les Egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois. " Napoléon se chargea d'exécuter les conseils que Bossuet donnait à Louis XIV. " Thèbes, dit M. Denon, qui suivait l'expédition de Desaix, cette cité reléguée que l'imagination n'entrevoit plus qu'à travers l'obscurité des temps, était encore un fantôme si gigantesque qu'à son aspect l'armée s'arrêta d'elle-même et battit des mains. Dans le complaisant enthousiasme des soldats, je trouvai des genoux pour me servir de table, des corps pour me donner de l'ombre... Parvenus aux cataractes du Nil, nos soldats, toujours combattant contre les beys et éprouvant des fatigues incroyables s'amusaient à établir dans le village de Syène des boutiques de tailleurs, d'orfèvres, de barbiers, de traiteurs à prix fixe. Sous une allée d'arbres alignés ils plantèrent une colonne milliaire avec l'inscription Route de Paris ... En redescendant le Nil, l'armée eut souvent affaire aux Mecquains. On mettait le feu aux retranchements des Arabes ils manquaient d'eau ; ils éteignaient le feu avec les pieds et les mains ; ils l'étouffaient avec leurs corps. Noirs et nus, dit encore M. Denon, on les voyait courir à travers les flammes c'était l'image des diables dans l'enfer. Je ne les regardais point sans un sentiment d'horreur et d'admiration. Il y avait des moments de silence dans lesquels une voix se faisait entendre ; on lui répondait par des hymnes sacrés et des cris de combat. " Ces Arabes chantaient et dansaient comme les soldats et les moines espagnols dans Saragosse embrasée ; les Russes brûlèrent Moscou la sorte de sublime démence qui agitait Bonaparte, il la communiquait à ses victimes. Bataille d'Aboukir. - Billets et lettres de Napoléon. - Il repasse en France. - Dix-huit brumaire. Napoléon rentré au Caire écrivait au général Dugua " Vous ferez, citoyen général, trancher la tête à Abdalla-Aga, ancien gouverneur de Jaffa. D'après ce que m'ont dit les habitants de Syrie, c'est un monstre dont il faut délivrer la terre... Vous ferez fusiller les nommés Hassan, Joussef, Ibrahim, Saleh, Mahamet, Bekir, Hadj-Saleh, Mustapha, Mahamed, tous mameloucks. " Il renouvelle souvent ces ordres contre des Egyptiens qui ont mal parlé des Français tel était le cas que Bonaparte faisait des lois ; le droit même de la guerre permettait-il de sacrifier tant de vies sur ce simple ordre d'un chef vous ferez fusiller ? Au sultan du Darfour il écrit " Je désire que vous me fassiez passer deux mille esclaves mâles, ayant plus de seize ans. " Il aimait les esclaves. Une flotte ottomane de cent voiles mouille à Aboukir et débarque une armée Murat, appuyé du général Lannes la jette dans la mer. Bonaparte instruit de ce succès le Directoire " Le rivage où l'année dernière les courants ont porté les cadavres anglais et français est aujourd'hui couvert de ceux de nos ennemis. " On se fatigue à marcher dans ces monceaux de victoires, comme dans les sables étincelants de ces déserts. Le billet suivant frappe tristement l'esprit " J'ai été peu satisfait, citoyen général, de toutes vos opérations pendant le mouvement qui vient d'avoir lieu. Vous avez reçu l'ordre de vous porter au Caire, et vous n'en avez rien fait. Tous les événements qui peuvent survenir ne doivent jamais empêcher un militaire d'obéir, et le talent à la guerre consiste à lever les difficultés qui peuvent rendre difficile une opération, et non pas à la faire manquer. Je vous dis ceci pour l'avenir. " Ingrat d'avance, cette rude instruction de Bonaparte est adressée à Desaix qui offrait à la tête des braves dans la Haute-Egypte, autant d'exemples d'humanité que de courage, marchant au pas de son cheval, causant de ruines, regrettant sa patrie, sauvant des femmes et des enfants, aimé des populations qui l'appelaient le Sultan juste , enfin à ce Desaix tué depuis à Marengo dans la charge par laquelle le Premier Consul devint le maître de l'Europe. Le caractère de l'homme perce dans le billet de Napoléon domination et jalousie ; on pressent celui que toute renommée afflige, le prédestinateur auquel est donnée la parole qui reste et qui contraint ; mais sans cet esprit de commandement Bonaparte aurait-il pu tout abattre devant lui ? Prêt à quitter le sol antique où l'homme d'autrefois s'écriait en expirant " Puissances qui dispensez la vie aux hommes, recevez-moi et accordez-moi une demeure parmi les dieux immortels ! " Bonaparte ne songe qu'à son avenir de la terre il fait avertir par la mer Rouge les gouverneurs de l'île de France et de l'île de Bourbon ; il envoie ses salutations au sultan du Maroc et au bey de Tripoli ; il leur fait part de ses affectueuses sollicitudes pour les caravanes et les pèlerins de la Mecque ; Napoléon cherche en même temps à détourner le grand vizir de l'invasion que la Porte médite, assurant qu'il est prêt à tout vaincre, comme à entrer dans toute négociation. Une chose ferait peu d'honneur à notre caractère si notre imagination et notre amour de nouveauté n'étaient plus coupables que notre équité nationale ; les Français s'extasient sur l'expédition d'Egypte, et ils ne remarquent pas qu'elle blessait autant la probité que le droit politique en pleine paix avec la plus vieille alliée de la France, nous l'attaquons, nous lui ravissons sa féconde province du Nil, sans déclaration de guerre comme des Algériens qui, dans une de leurs algarades, se seraient emparés de Marseille et de la Provence. Quand la Porte arme pour sa défense légitime, fiers de notre illustre guet-apens, nous lui demandons ce qu'elle a, et pourquoi elle se fâche ; nous lui déclarons que nous n'avons pris les armes que pour faire la police chez elle, que pour la débarrasser de ces brigands de mameloucks qui tenaient son pacha prisonnier. Bonaparte mande au grand vizir " Comment Votre Excellence ne sentirait-elle pas qu'il n'y a pas un Français de tué qui ne soit un appui de moins pour la Porte ? Quant à moi, je tiendrai pour le plus beau jour de ma vie celui où je pourrai contribuer à faire terminer une guerre à la fois impolitique et sans objet . " Bonaparte voulait s'en aller la guerre alors était sans objet et impolitique ! L'ancienne monarchie fut du reste aussi coupable que la République les archives des affaires étrangères conservent plusieurs plans de colonies françaises à établir en Egypte ; Leibnitz lui-même avait conseillé la colonie égyptienne à Louis XIV. Les Anglais n'estiment que la politique positive, celle des intérêts ; la fidélité aux traités et les scrupules moraux leur semblent puérils. Enfin l'heure était sonnée arrêté aux frontières orientales de l'Asie, Bonaparte va saisir d'abord le sceptre de l'Europe, pour chercher ensuite au nord, par un autre chemin, les portes de l'Himalaya et les splendeurs de Cachemire. Sa dernière lettre à Kléber, datée d'Alexandrie, 22 août 1799, est de toute excellence et réunit la raison, l'expérience et l'autorité. La fin de cette lettre s'élève à un pathétique sérieux et pénétrant. " Vous trouverez ci-joint, citoyen général, un ordre pour prendre le commandement en chef de l'armée. La crainte que la croisière anglaise ne reparaisse d'un moment à l'autre me fait précipiter mon voyage de deux ou trois jours. " J'emmène avec moi les généraux Berthier, Andréossi, Murat, Lannes et Marmont, et les citoyens Monge et Berthollet. " Vous trouverez ci-joints les papiers anglais et de Francfort jusqu'au 10 juin. Vous y verrez que nous avons perdu l'Italie, que Mantoue, Turin et Tortone sont bloqués. J'ai lieu d'espérer que la première tiendra jusqu'à la fin de novembre. J'ai l'espérance, si la fortune me sourit, d'arriver en Europe avant le commencement d'octobre. " Suivent des instructions particulières. " Vous savez apprécier aussi bien que moi combien la possession de l'Egypte est importante à la France cet empire turc, qui menace ruine de tous côtés s'écroule aujourd'hui, et l'évacuation de l'Egypte, serait un malheur d'autant plus grand, que nous verrions de nos jours cette belle province passer en d'autres mains européennes. " Les nouvelles des succès ou des revers qu'aura la République doivent aussi entrer puissamment dans vos calculs. " Vous connaissez, citoyen général, quelle est ma manière de voir sur la politique intérieure de l'Egypte quelque chose que vous fassiez, les chrétiens seront toujours nos amis. Il faut les empêcher d'être trop insolents, afin que les Turcs n'aient pas contre nous le même fanatisme que contre les chrétiens, ce qui nous les rendrait irréconciliables. " J'avais déjà demandé plusieurs fois une troupe de comédiens ; je prendrai un soin particulier de vous en envoyer. Cet article est très important pour l'armée et pour commencer à changer les moeurs du pays. " La place importante que vous allez occuper en chef va vous mettre à même enfin de déployer les talents que la nature vous a donnés. L'intérêt de ce qui se passera ici est vif, et les résultats en seront immenses pour le commerce, pour la civilisation ; ce sera l'époque d'où dateront de grandes révolutions. " Accoutumé à voir la récompense des peines et des travaux de la vie dans l'opinion de la postérité, j'abandonne avec le plus grand regret l'Egypte. L'intérêt de la patrie, sa gloire, l'obéissance, les événements extraordinaires qui viennent de se passer, me décident seuls à passer au milieu des escadres ennemies pour me rendre en Europe. Je serai d'esprit et de coeur avec vous. Vos succès me seront aussi chers que ceux où je me trouverais en personne, et je regarderai comme mal employés tous les jours de ma vie où je ne ferai pas quelque chose pour l'armée dont je vous laisse le commandement, et pour consolider le magnifique établissement dont les fondements viennent d'être jetés. L'armée que je vous confie est toute composée de mes enfants ; j'ai eu dans tous les temps, même dans les plus grandes peines, des marques de leur attachement. Entretenez-les dans ces sentiments, vous le devez à l'estime et à l'amitié toute particulière que j'ai pour vous et à l'attachement vrai que je leur porte. " " Bonaparte. " Jamais le guerrier n'a retrouvé d'accents pareils ; c'est Napoléon qui finit ; l'empereur, qui suivra, sera sans doute plus étonnant encore ; mais combien aussi plus haïssable ! Sa voix n'aura plus le son des jeunes années le temps, le despotisme, l'ivresse de la prospérité, l'auront altérée. Bonaparte aurait été bien à plaindre s'il eût été contraint, en vertu de l'ancienne loi égyptienne, à tenir trois jours embrassés les enfants qu'il avait fait mourir. Il avait songé, pour les soldats qu'il laissait exposés à l'ardeur du soleil, à ces distractions que le capitaine Parry employa trente-deux ans après pour ses matelots dans les nuits glacées du pôle. Il envoie le testament de l'Egypte à son brave successeur, qui sera bientôt assassiné, et il se dérobe furtivement, comme César se sauva à la nage dans le port d'Alexandrie. Cette reine que le poète appelait un fatal prodige , Cléopâtre, ne l'attendait pas ; il allait au rendez-vous secret que lui avait donné le sort, autre puissance infidèle. Après s'être plongé dans l'Orient, source des renommées merveilleuses, il nous revient, sans toutefois être monté à Jérusalem, de même qu'il n'entra jamais dans Rome. Le Juif qui criait Malheur ! malheur ! rôda autour de la ville sainte, sans pénétrer dans ses habitacles éternels. Un poète, s'échappant d'Alexandrie, monte le dernier sur la frégate aventureuse. Tout imprégné des miracles de la Judée, ayant appris la tombe aux Pyramides, Bonaparte franchit les mers, insouciant de leurs vaisseaux et de leurs abîmes tout était guéable pour ce géant, événements et flots. Napoléon prend la route que j'ai suivie il longe l'Afrique par des vents contraires ; au bout de vingt-un jours, il double le cap Bon ; il gagne les côtes de Sardaigne, est forcé de relâcher à Ajaccio, promène ses regards sur les lieux de sa naissance, reçoit quelque argent du cardinal Fesch, et se rembarque ; il découvre une flotte anglaise qui ne le poursuit pas. Le 8 octobre il entre dans la rade de Fréjus, non loin de ce golfe Juan où il se devait manifester une terrible et dernière fois. Il aborde à terre, part, arrive à Lyon, prend la route du Bourbonnais, entre à Paris le 16 octobre. Tout paraît disposé contre lui, Barras, Sieyès, Bernadotte, Moreau ; et tous ces opposants le servent comme par miracle. La conspiration s'ourdit ; le gouvernement est transféré à Saint-Cloud. Bonaparte veut haranguer le conseil des Anciens il se trouble, il balbutie les mots de frères d'armes, de volcan, de victoire, de César ; on le traite de Cromwell, de tyran, d'hypocrite il veut accuser et on l'accuse ; il se dit accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune ; il se retire en s'écriant " Qui m'aime me suive ! " On demande sa mise en accusation ; Lucien, président du conseil des Cinq-Cents, donne sa démission pour ne pas mettre Napoléon hors la loi. Il tire son épée et jure de percer le sein de son frère si jamais il essaie de porter atteinte à la liberté. On parlait de faire fusilier le soldat déserteur, l'infracteur des lois sanitaires, le porteur de la peste, et on le couronne. Murat fait sauter par les fenêtres les représentants ; le 18 brumaire s'accomplit ; le gouvernement consulaire naît, et la liberté meurt. Alors s'opère dans le monde un changement absolu l'homme du dernier siècle descend de la scène, l'homme du nouveau siècle y monte ; Washington, au bout de ses prodiges, cède la place à Bonaparte, qui recommence les siens. Le 9 novembre le président des Etats-Unis ferme l'année 1799 ; le Premier Consul de la République française ouvre l'année 1800 Un grand destin commence, un grand destin s'achève. Corneille . C'est sur ces événements immenses qu'est écrite cette première partie de mes Mémoires que vous avez vue, ainsi qu'un texte moderne profanant d'antiques manuscrits. Je comptais mes abattements et mes obscurités à Londres sur les élévations et l'éclat de Napoléon ; le bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans mes promenades solitaires ; son nom me poursuivait jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes indigences de mes compagnons d'infortune, et les joyeuses détresses, ou, comme aurait dit notre vieille langue, les misères hilareuses de Pelletier. Napoléon était de mon âge partis tous les deux du sein de l'armée, il avait gagné cent batailles que je languissais encore dans l'ombre de ces émigrations qui furent le piédestal de sa fortune. Resté si loin derrière lui, le pouvais-je jamais rejoindre ? Et néanmoins quand il dictait des lois aux monarques, quand il les écrasait de ses armées et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau à la main, il traversait les ponts d'Arcole et de Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je donné pour toutes ces victoires une seule de ces heures oubliées qui s'écoulaient en Angleterre dans une petite ville inconnue ? oh ! magie de la jeunesse ! 1. Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Egypte. - 2. Consulat. - Nouvelle invasion de l'Italie. - Campagne de trente jours. - Victoire de Hohenlinden. - Paix de Lunéville. - 3. Paix d'Amiens. - Rupture du traité. - Bonaparte élevé à l'empire. - 4. Empire. - Sacre. - Royaume d'Italie. - 5. Invasion de l'Allemagne. - Austerlitz. - Traité de paix de Presbourg. - Le Sanhédrin. - 6. Quatrième coalition. - La Prusse disparaît. - Décret de Berlin. - Guerre continuée en Pologne contre la Russie. - Tilsit. - Projet de partage du monde entre Napoléon et Alexandre. - Paix. - 7. Guerre d'Espagne. - Erfurt. - Apparition de Wellington. - 8. Pie VII. - Réunion des Etats Romains à la France. - 9. Protestation du Souverain Pontife. - Il est enlevé de Rome. - 10. Cinquième coalition. - Prise de Vienne. - Bataille d'Essling. - Bataille de Wagram. - Paix signée dans le palais de l'empereur d'Autriche. - Divorce. - Napoléon épouse Marie-Louise. - Naissance du roi de Rome. - 11. Projets et préparatifs de la guerre de Russie. - Embarras de Napoléon. - 12. L'empereur entreprend l'expédition de Russie. - Objections. - Faute de Napoléon. - 13. Réunion à Dresde. - Bonaparte passe en revue son armée et arrive au bord du Niémen. Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Egypte. Je quittai l'Angleterre quelques mois après que Napoléon eut quitté l'Egypte ; nous revînmes en France presque en même temps, lui de Memphis, moi de Londres il avait saisi des villes et des royaumes ; ses mains étaient pleines de puissantes réalités ; je n'avais encore pris que des chimères. Que s'était-il passé en Europe pendant l'absence de Napoléon ? La guerre recommencée en Italie, au royaume de Naples et dans les Etats de Sardaigne ; Rome et Naples momentanément occupées ; Pie VI prisonnier, amené pour mourir en France ; traité d'alliance conclu entre les cabinets de Pétersbourg et de Londres. Deuxième coalition continentale contre la France. Le 8 avril 1799, le congrès de Rastadt est rompu, les plénipotentiaires français sont assassinés. Suwaroff, arrivé en Italie, bat les Français à Cassano. La citadelle de Milan se rend au général russe. Une de nos armées, forcée d'évacuer Naples, se soutient à peine, commandée par le général Macdonald. Masséna défend la Suisse. Mantoue succombe après un blocus de soixante-douze jours et un siège de vingt. Le 15 octobre 1799, le général Joubert, tué à Novi, laisse le champ libre à Bonaparte ; il était destiné à jouer le rôle de celui-ci malheur à qui barrait une fortune fatale, témoin Hoche, Moreau et Joubert ! Vingt mille Anglais descendus au Helder y restent inutiles ; leur flotte en partie est bloquée par les glaces ; notre cavalerie charge sur des vaisseaux et les prend. Dix-huit mille Russes, auxquels les combats et les fatigues ont réduit l'armée de Suwaroff, ayant passé le Saint-Gothard le 24 septembre, se sont engagés dans la vallée de la Reuss. Masséna sauve la France à la bataille de Zurich. Suwaroff, rentré en Allemagne, accuse les Autrichiens et se retire en Pologne. Telle était la position de la France, lorsque Bonaparte reparaît, renverse le Directoire et établit le Consulat. Avant de m'engager plus loin, je rappellerai une chose dont on doit déjà être convaincu je ne m'occupe pas d'une vie particulière de Bonaparte ; je trace l'abrégé et le résumé de ses actions ; je peins ses batailles, je ne les décris pas ; on les trouve partout, depuis Pommereul, qui a donné les Campagnes d ' Italie , jusqu'à nos généraux, critiques et censeurs des combats où ils assistèrent, jusqu'aux tacticiens étrangers, anglais, russes, allemands, italiens, espagnols. Les bulletins publics de Napoléon et ses dépêches secrètes forment le fil très peu sûr de ces narrations. Les travaux du lieutenant général Jomini fournissent la meilleure source d'instruction l'auteur est d'autant plus croyable, qu'il a fait preuve d'études dans son Traité de la grande tactique et dans son Traité des grandes opérations militaires . Admirateur de Napoléon jusqu'à l'injustice, attaché à l'état-major du maréchal Ney, on a de lui l'histoire critique et militaire des campagnes de la Révolution ; il a vu de ses propres yeux la guerre en Allemagne, en Prusse, en Pologne et en Russie jusqu'à la prise de Smolensk ; il était présent en Saxe aux combats de 1813 ; de là il passa alors aux alliés ; il fut condamné à mort par un conseil de guerre de Bonaparte, et nommé au même moment aide de camp de l'empereur Alexandre. Attaqué par le général Sarrazin, dans son Histoire de la guerre de Russie et d ' Allemagne , Jomini lui répliqua. Jomini a eu à sa disposition les matériaux déposés au ministère de la guerre et aux autres archives du royaume ; il a contemplé à l'envers la marche rétrograde de nos armées, après avoir servi à les guider en avant. Son récit est lucide et entremêlé de quelques réflexions fines et judicieuses. On lui a souvent emprunté des pages entières sans le dire ; mais je n'ai point la vocation de copiste et je n'ambitionne point le renom suspect d'un César méconnu auquel il n'a manqué qu'un casque pour soumettre de nouveau la terre. Si j'avais voulu venir au secours de la mémoire des vétérans, en manoeuvrant sur des cartes, en courant autour des champs de bataille couverts de paisibles moissons, en extrayant tant et tant de documents, en entassant descriptions sur descriptions toujours les mêmes, j'aurais accumulé volumes sur volumes, je me serais fait une réputation de capacité, au risque d'ensevelir sous mes labeurs moi, mon lecteur et mon héros. N'étant qu'un petit soldat, je m'humilie devant la science des Végèce ; je n'ai point pris pour mon public les officiers à demi-solde ; le moindre caporal en sait plus que moi. Consulat. - Nouvelle invasion de l'Italie. - Campagne de trente jours. - Victoire de Hohenlinden. - Paix de Lunéville. Pour s'assurer de la place où il s'était assis, Napoléon avait besoin de se surpasser en miracles. Le 25 et le 30 avril 1800, les Français franchissent le Rhin, Moreau à leur tête. L'armée autrichienne, battue quatre fois en huit jours, recule d'un côté jusqu'au Voralberg, de l'autre jusqu'à Ulm. Bonaparte passe le grand Saint-Bernard le 16 mai ; et le 20 le petit Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard, le mont Cenis, le mont Genèvre, sont escaladés et emportés ; nous pénétrons en Italie par trois débouchés réputés imprenables, cavernes des ours, rochers des aigles. L'armée s'empare de Milan le 2 juin, et la République cisalpine se réorganise ; mais Gênes est obligée de se rendre après un siège mémorable, soutenu par Masséna. L'occupation de Pavie et l'affaire heureuse de Montebello précèdent la victoire de Marengo. Une défaite commence cette victoire les corps de Lannes et de Victor épuisés cessent de combattre et abandonnent le terrain. la bataille se renouvelle avec quatre mille hommes d'infanterie que conduit Desaix et qu'appuie la brigade de cavalerie de Kellermann Desaix est tué. Une charge de Kellermann décide le succès de la journée qu'achève de compléter l'esprit commun de Mélas. Desaix, gentilhomme d'Auvergne, sous-lieutenant dans le régiment de Bretagne, aide de camp du général Victor de Broglie, commanda en 1796 une division de l'armée de Moreau, et passa en Orient avec Bonaparte. Son caractère était désintéressé, naïf et facile. Lorsque le traité d'El-Arisch l'eut rendu libre, il fut retenu par lord Keith au lazaret de Livourne. " Quand les lumières étaient éteintes, dit Miot, son compagnon de voyage, notre général nous faisait conter des histoires de voleurs et de revenants ; il partageait nos plaisirs et apaisait nos querelles ; il aimait beaucoup les femmes et n'aurait voulu mériter leur amour que par son amour pour la gloire. " A son débarquement en Europe, il reçut une lettre du Premier Consul qui l'appelait auprès de lui ; elle l'attendrit, et Desaix disait " Ce pauvre Bonaparte est couvert de gloire, et il n'est pas heureux. " Lisant dans les journaux la marche de l'armée de réserve, il s'écriait " Il ne nous laissera rien à faire. " Il lui laissait à lui donner la victoire et à mourir. Desaix fut inhumé sur le haut des Alpes, à l'hospice du mont Saint-Bernard, comme Napoléon sur les mornes de Sainte-Hélène. Kléber assassiné trouva la mort en Egypte, de même que Desaix la rencontra en Italie. Après le départ du commandant en chef, Kléber avec onze mille hommes défait cent mille Turcs sous les ordres du grand vizir, à Héliopolis ; exploit auquel Napoléon n'a rien à comparer. Le 16 juin, convention d'Alexandrie. Les Autrichiens se retirent sur la rive gauche du bas Pô. Le sort de l'Italie est décidé dans cette campagne appelée de trente jours . Le triomphe d'Hochstedt obtenu par Moreau console l'ombre de Louis XIV. Cependant l'armistice entre l'Allemagne et l'Italie, conclu après la bataille de Marengo était dénoncé le 20 octobre 1800. Le 3 décembre amena la victoire de Hohenlinden au milieu d'une tempête de neige ; victoire encore obtenue par Moreau, grand général sur qui dominait un autre grand génie. Le compatriote de Du Guesclin marche sur Vienne. A vingt-cinq lieues de cette capitale, il conclut la suspension d'armes de Steyer avec l'archiduc Charles. Après la bataille de Pozzolo, le passage du Mincio, de l'Adige et de la Brenta, survient, le 9 février 1801, le traité de paix de Lunéville. Et il n'y avait pas neuf mois que Napoléon était au bord du Nil ! Neuf mois lui avaient suffi pour renverser la révolution populaire en France et pour écraser les monarchies absolues en Europe. Je ne sais plus si c'est à cette époque qu'il faut placer une anecdote que l'on trouve dans des mémoires familiers, et si cette anecdote mérite la peine d'être rappelée ; mais il ne manque pas d'historiettes sur César ; la vie n'est pas toute en plaine, on monte quelquefois, on descend souvent Napoléon avait reçu dans son lit, à Milan, une Italienne de seize années, belle comme le jour ; au milieu de la nuit il la renvoya, de même qu'il aurait fait jeter par la fenêtre un bouquet de fleurs. Une autre fois, une de ces printanières s'était glissée dans le même palais que lui ; elle rentrait à trois heures du matin, faisait le sabbat et roulait ses jeunes années sur la tête du lion, ce jour-là plus patient. Ces plaisirs, loin d'être l'amour, n'avaient même pas une vraie puissance sur un homme de la mort il aurait incendié Persépolis pour son propre compte, non pour les joies d'une courtisane. " François Ier, dit Tavannes, voit les affaires quand il n'a plus de femmes ; Alexandre voit les femmes quand il n'a plus d'affaires. " Les femmes, en général, détestaient Bonaparte comme mères ; elles l'aimaient peu comme femmes, parce qu'elles n'en étaient pas aimées sans délicatesse, il les insultait, ou ne les recherchait que pour un moment. Il a inspiré quelque passion d'imagination après sa chute en ce temps-ci, et pour un coeur de femme, la poésie de la fortune est moins séduisante que celle du malheur ; il y a des fleurs de ruines. A l'instar de l'ordre des chevaliers de Saint-Louis, la Légion d'honneur est créée par cette institution passe un rayon de la vieille monarchie, et s'introduit un obstacle à la nouvelle égalité. La translation des cendres de Turenne aux Invalides fit estimer Napoléon ; l'expédition du capitaine Baudain portait sa renommée autour du monde. Tout ce qui pouvait nuire au Premier Consul échoue il se débarrasse du complot des prévenus du 18 vendémiaire et échappe le 3 nivôse à la machine infernale ; Pitt se retire, Paul meurt ; Alexandre lui succède ; on n'apercevait point encore Wellington. Mais l'Inde s'ébranle pour nous enlever notre conquête du Nil ; l'Egypte est attaquée par la mer Rouge, tandis que le Capitan-Pacha l'aborde par la Méditerranée. Napoléon agite les empires toute la terre se mêlait de lui. Paix d'Amiens. - Rupture du traité. - Bonaparte élevé à l'empire. Les préliminaires de la paix entre la France et l'Angleterre, arrêtés à Londres le Ier octobre 1801, sont convertis en traité à Amiens. Le monde napoléonien n'était point encore fixé ; ses limites changeaient avec la crue ou la décroissance des marées de nos victoires. C'est à peu près alors que le Premier Consul nommait Toussaint-Louverture gouverneur à vie à Saint-Domingue et incorporait l'île d'Elbe à la France ; mais Toussaint, traîtreusement enlevé, devait mourir dans un château fort du Jura, et Bonaparte se nantissait d'une prison à Porto-Ferrajo, afin de subvenir à l'empire du monde quand il n'y aurait plus de place. Le 6 mai 1802, Napoléon est élu consul pour dix ans et bientôt consul à vie. Il se trouve à l'étroit dans la vaste domination que la paix avec l'Angleterre lui avait laissée sans s'embarrasser du traité d'Amiens, sans songer aux guerres nouvelles où sa résolution va le plonger, sous prétexte de la non-évacuation de Malte, il réunit les provinces du Piémont aux Etats français, et en raison des troubles survenus en Suisse, il l'occupe. L'Angleterre rompt avec nous cette rupture a lieu du 13 au 20 mai 1803, et le 22 mai paraît le décret sauvage qui enjoint d'arrêter tous les Anglais commerçant ou voyageant en France. Bonaparte envahit le 3 juin l'électorat de Hanovre à Rome, je fermais alors les yeux d'une femme ignorée. Le 21 mars 1804 amène la mort du duc d'Enghien je vous l'ai racontée. Le même jour, le Code civil ou le Code Napoléon est décrété pour nous apprendre à respecter les lois. Quarante jours après la mort du duc d'Enghien, un membre du Tribunat, nommé Curée, fait, le 30 avril 1804, la motion d'élever Bonaparte au suprême pouvoir, apparemment parce qu'on avait juré la liberté jamais maître plus éclatant n'est sorti de la proposition d'un esclave plus obscur. Le Sénat conservateur change en décret la proposition du Tribunat. Bonaparte n'imite ni César ni Cromwell plus assuré devant la couronne, il l'accepte. Le 18 mai il est proclamé empereur à Saint-Cloud, dans les salles dont lui-même chassa le peuple, dans les lieux où Henri III fut assassiné, Henriette d'Angleterre empoisonnée, Marie-Antoinette accueillie de quelques joies fugitives qui la conduisirent à l'échafaud, et d'où Charles X est parti pour son dernier exil. Les adresses de congratulation débordent. Mirabeau en 1790 avait dit " Nous donnons un nouvel exemple de cette aveugle et mobile inconsidération qui nous a conduits d'âge en âge à toutes les crises qui nous ont successivement affligés. Il semble que nos yeux ne puissent être dessillés et que nous ayons résolu d'être jusqu'à la consommation des siècles, des enfants quelquefois mutins et toujours esclaves. " Le plébiscite du Ier décembre 1804 est présenté à Napoléon ; l'empereur répond Mes descendants conserveront longtemps ce trône . Quand on voit les illusions dont la Providence environne le pouvoir, on est consolé par leur courte durée. Empire. - Sacre. - Royaume d'Italie. Le 2 décembre 1804 eurent lieu le sacre et le couronnement de l'empereur à Notre-Dame de Paris. Le pape prononça cette prière " Dieu tout-puissant et éternel, qui avez établi Hazaël pour gouverner la Syrie, et Jéhu roi d'Israël, en leur manifestant vos volontés par l'organe du prophète Elie ; qui avez également répandu l'onction sainte des rois sur la tête de Saül et de David, par le ministère du prophète Samuel, répandez par mes mains le trésor de vos grâces et de vos bénédictions sur votre serviteur Napoléon, que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons aujourd'hui empereur en votre nom. " Pie VII n'étant encore qu'évêque d'Imola avait dit en 1797 " Oui, mes très chers frères, siate buoni cristiani, e sarete ottimi democratici . Les vertus morales rendent bons démocrates. Les premiers chrétiens étaient animés de l'esprit de démocratie Dieu favorisa les travaux de Caton d'Utique et des illustres républicains de Rome. " Quo turbine fertur vita hominum ? Le 18 mars 1805, l'empereur déclare au Sénat qu'il accepte la couronne de fer que lui sont venus offrir les collèges électoraux de la République cisalpine il était à la fois l'inspirateur secret du voeu et l'objet public du voeu. Peu à peu l'Italie entière se range sous ses lois ; il l'attache à son diadème, comme au XVIe siècle les chefs de guerre mettaient un diamant en guise de bouton à leur chapeau. Invasion de l'Allemagne. - Austerlitz. - Traité de paix de Presbourg. - Le Sanhédrin. L'Europe blessée voulut mettre un appareil à sa blessure l'Autriche adhère au traité de Pétersbourg conclu entre la Grande-Bretagne et la Russie. Alexandre et le roi de Prusse ont une entrevue à Potsdam, ce qui fournit à Napoléon un sujet d'ignobles moqueries. La troisième coalition continentale s'ourdit. Ces coalitions renaissaient sans cesse de la défiance et de la terreur ; Napoléon s'éjouissait dans les tempêtes il profite de celle-ci. Du rivage de Boulogne où il décrétait une colonne et menaçait Albion avec des chaloupes, il s'élance. Une armée organisée par Davoust se transporte comme un nuage à la rive du Rhin. Le Ier octobre 1805, l'empereur harangue ses cent soixante mille soldats la rapidité de son mouvement déconcerte l'Autriche. Combat du Lech, combat de Werthingen, combat de Guntzbourg. Le 17 octobre, Napoléon paraît devant Ulm ; il fait à Mack le commandement Armes bas ! Mack obéit avec ses trente mille hommes. Munich se rend ; l'Inn est passé, Salzbourg pris, la Traun franchie. Le 13 novembre, Napoléon pénètre dans une de ces capitales qu'il visitera tour à tour il traverse Vienne, enchaîné à ses propres triomphes, il est emmené à leur suite jusqu'au centre de la Moravie à la rencontre des Russes. A gauche la Bohême s'insurge ; à droite les Hongrois se lèvent ; l'archiduc Charles accourt d'Italie. La Prusse entrée clandestinement dans la coalition et ne s'étant pas encore déclarée, envoie le ministre Haugwitz porteur d'un ultimatum. Arrive le 2 décembre 1805, la journée d'Austerlitz. Les alliés attendaient un troisième corps russe qui n'était plus qu'à huit marches de distance. Kutuzoff soutenait qu'on devait éviter de risquer une bataille. Napoléon par ses manoeuvres force les Russes d'accepter le combat ils sont défaits. En moins de deux mois les Français, partis de la mer du Nord, ont, par delà la capitale de l'Autriche, écrasé les logions de Catherine. Le ministre de Prusse vient féliciter Napoléon à son quartier général. " Voilà ", lui dit le vainqueur, " un compliment dont la fortune a changé l'adresse. " François second se présente à son tour au bivouac du soldat heureux " Je vous reçois, lui dit Napoléon, dans le seul palais que j'habite depuis deux mois. - Vous savez si bien tirer parti de cette habitation, répondit François, qu'elle doit vous plaire. " De pareils souverains valaient-ils la peine d'être abattus ? Un armistice est accordé. Les Russes se retirent en trois colonnes à journée d'étape dans un ordre déterminé par Napoléon. Depuis la bataille d'Austerlitz, Bonaparte ne fait presque plus que des fautes. Le traité de paix de Presbourg est signé le 26 décembre 1805. Napoléon fabrique deux rois, l'électeur de Bavière et l'électeur de Wurtemberg. Les républiques que Bonaparte avait créées, il les dévorait pour les transformer en monarchies ; et, contradictoirement à ce système, le 27 décembre 1805, au château de Schoenbrünn, il déclare que la dynastie de Naples a cessé de régner ; mais c'était pour la remplacer par la sienne à sa voix, les rois entraient ou sautaient par les fenêtres. Les desseins de la Providence ne s'accomplissaient pas moins avec ceux de Napoléon on voit marcher à la fois Dieu et l'homme. Bonaparte après sa victoire ordonne de bâtir le pont d'Austerlitz à Paris, et le ciel ordonne à Alexandre d'y passer. La guerre commencée dans le Tyrol s'était poursuivie tandis qu'elle continuait en Moravie. Au milieu des prosternations, quand on trouve un homme debout, on respire Hofer le Tyrolien ne capitula pas comme son maître ; mais la magnanimité ne touchait point Napoléon ; elle lui semblait stupidité ou folie. L'empereur d'Autriche abandonna Hofer. Lorsque je traversai le lac de Garde, qu'immortalisèrent Catulle et Virgile, on me montra l'endroit où fut fusillé le chasseur c'est tout ce que j'ai su personnellement du courage du sujet et de la lâcheté du Roi. Le prince Eugène, le 14 janvier 1806, épousa la fille du nouveau roi de Bavière les trônes s'abattaient de toute part dans la famille d'un soldat de la Corse. Le 20 février l'empereur décrète la restauration de l'église de Saint-Denis ; il consacre les caveaux reconstruits à la sépulture des princes de sa race, et Napoléon n'y sera jamais enseveli l'homme creuse la tombe ; Dieu en dispose. Berg et Clèves sont dévolus à Murat, les Deux-Siciles à Joseph. Un souvenir de Charlemagne traverse la cervelle de Napoléon et l'Université est érigée. La République batave, contrainte à aimer les princes, envoie le 5 juin 1806 implorer Napoléon, afin qu'il daignât lui accorder son frère Louis pour roi. L'idée de l'association de la Batavie à la France par une union plus ou moins déguisée ne provenait que d'une convoitise sans règle et sans raison c'était préférer une petite province à fromage aux avantages qui résulteraient de l'alliance d'un grand royaume ami, en augmentant sans profit les frayeurs et les jalousies de l'Europe ; c'était confirmer aux Anglais la possession de l'Inde, en les obligeant, pour leur sûreté, de garder le cap de Bonne-Espérance et Ceylan dont ils s'étaient emparés à notre première invasion de la Hollande. La scène de l'octroiement des Provinces-Unies au prince Louis était préparée on donna au château des Tuileries une seconde représentation de Louis XIV faisant paraître au château de Versailles son petit-fils Philippe V. Le lendemain il y eut déjeuner en grand gala, dans le salon de Diane. Un des enfants de la reine Hortense entre ; Bonaparte lui dit " Chouchou, répète-nous la fable que tu as apprise. " L'enfant aussitôt Les grenouilles qui demandent un roi . Et il continue Les grenouilles, se lassant De l'état démocratique, Par leurs clameurs firent tant Que Jupin leur envoie un roi tout pacifique. Assis derrière la récente souveraine de Hollande, l'empereur, selon une de ses familiarités, lui pinçait les oreilles s'il était de grande société, il n'était pas toujours de bonne compagnie. Le 17 de juillet 1806 a lieu le traité de la confédération des Etats du Rhin ; quatorze princes allemands se séparent de l'Empire, s'unissent entre eux et avec la France Napoléon prend le titre de protecteur de cette confédération. Le 20 juillet la paix de la France avec la Russie étant signée, François II, par suite de la confédération du Rhin renonce le 6 août à la dignité d'empereur électif d'Allemagne et devient empereur héréditaire d'Autriche le Saint-Empire romain croule. Cet immense événement fut à peine remarqué ; après la Révolution française, tout était petit ; après la chute du trône de Clovis, on entendait à peine le bruit de la chute du trône germanique. Au commencement de notre Révolution, l'Allemagne comptait une multitude de souverains. Deux principales monarchies tendaient à attirer vers elles les différents pouvoirs l'Autriche créée par le temps, la Prusse par un homme. Deux religions divisaient le pays et s'asseyaient tant bien que mal sur les bases du traité de Westphalie. L'Allemagne rêvait l'unité politique ; mais il manquait à l'Allemagne, pour arriver à la liberté, l'éducation politique, comme pour arriver à la même liberté l'éducation militaire manque à l'Italie. L'Allemagne avec ses anciennes traditions, ressemblait à ces basiliques aux clochetons multiples, lesquelles pèchent contre les règles de l'art, mais n'en représentent pas moins la majesté de la religion et la puissance des siècles. La confédération du Rhin est un grand ouvrage inachevé, qui demandait beaucoup de temps, une connaissance spéciale des droits et des intérêts des peuples ; il dégénéra subitement dans l'esprit de celui qui l'avait conçu d'une combinaison profonde, il ne resta qu'une machine fiscale et militaire. Bonaparte, sa première visée de génie passée, n'apercevait plus que de l'argent et des soldats ; l'exacteur et le recruteur prenait la place du grand homme. Michel-Ange de la politique et de la guerre, il a laissé des cartons remplis d'immenses ébauches. Remueur de tout, Napoléon imagina vers cette époque le grand Sanhédrin cette assemblée ne lui adjugea pas Jérusalem ; mais, de conséquence en conséquence, elle a fait tomber les finances du monde aux échoppes des Juifs, et produit par là dans l'économie sociale une fatale subversion. Le marquis de Lauderdale vint à Paris remplacer M. Fox dans les négociations pendantes entre la France et l'Angleterre ; pourparlers diplomatiques qui se réduisirent à ce mot de l'ambassadeur anglais sur M. de Talleyrand " C'est de la boue [J'affaiblis l'expression. dans un bas de soie. " Quatrième coalition. - La Prusse disparaît. - Décret de Berlin. - Guerre continuée en Pologne contre la Russie. - Tilsit. - Projet de partage du monde entre Napoléon et Alexandre. - Paix. Dans le courant de 1806, la quatrième coalition éclate. Napoléon part de Saint-Cloud, arrive à Mayence, enlève à Saalbourg les magasins de l'ennemi. A Saalfeldt, le prince Ferdinand de Prusse est tué. A Auerstaedt et à Iéna, le 14 octobre, la Prusse disparaît dans une double bataille ; je ne la retrouvai plus à mon retour de Jérusalem. Le Bulletin prussien peint tout dans une ligne " L ' armée du roi a été battue. Le roi et ses frères sont en vie . " Le duc de Brunswick survécut peu à ses blessures en 1792, sa proclamation avait soulevé la France ; il m'avait salué sur le chemin lorsque, pauvre soldat, j'allai rejoindre les frères de Louis XVI. Le prince d'orange et Moellendorf, avec plusieurs officiers généraux renfermés dans Halle, ont la permission de se retirer en vertu de la capitulation de la place. Moellendorf, âgé de plus de quatre-vingts ans, avait été le compagnon de Frédéric, qui en fait l'éloge dans l'histoire de son temps, de même que Mirabeau dans ses Mémoires secrets . Il assista à nos désastres de Rosbach et fut témoin de nos triomphes d'Iéna ainsi le duc de Brunswick vit à Clostercamp immoler d'Assas, et tomber à Auerstaedt Ferdinand de Prusse, coupable seulement de haine généreuse contre le meurtre du duc d'Enghien. Ces spectres des vieilles guerres de Hanovre et de Silésie avaient touché les boulets de nos deux empires les ombres impuissantes du passé ne pouvaient arrêter la marche de l'avenir ; entre les fumées de nos anciennes tentes et de nos bivouacs nouveaux, elles parurent et s'évanouirent. Erfurt capitule ; Leipsick est saisi par Davoust ; les passages de l'Elbe sont forcés ; Spandau cède ; Bonaparte fait prisonnière à Potsdam l'épée de Frédéric. Le 27 octobre 1806, le grand roi de Prusse, dans sa poussière autour de ses palais vides à Berlin, entend porter les armes d'une façon qui lui révèle des grenadiers étrangers Napoléon est arrivé. Quand le monument de la philosophie s'écroulait au bord de la Sprée, je visitais à Jérusalem le monument impérissable de la religion. Stettin, Custrin se rendent ; énorme victoire de Lubeck ; la capitale de la Wagrie est emportée d'assaut ; Blücher, destiné à pénétrer deux fois dans Paris, demeure entre nos mains. C'est l'histoire de la Hollande et de ses quarante-six villes emportées dans un voyage en 1672 par Louis XIV. Le 27 novembre paraît le décret de Berlin sur le système continental, décret gigantesque qui mit l'Angleterre au ban du monde, et fut au moment de s'accomplir ; ce décret paraissait fou, il n'était qu'immense. Nonobstant, si le blocus continental créa d'un côté les manufactures de la France, de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Italie, de l'autre il étendit le commerce anglais sur le reste du globe en gênant les gouvernements de notre alliance, il révolta des intérêts industriels, fomenta des haines, et contribua à la rupture entre le cabinet des Tuileries et le cabinet de Saint-Pétersbourg. Le blocus fut donc un acte douteux Richelieu ne l'aurait pas entrepris. Bientôt, à la suite des autres Etats de Frédéric, la Silésie est parcourue. La guerre avait commencé le 9 octobre entre la France et la Prusse en dix-sept jours nos soldats, comme une volée d'oiseaux de proie, ont plané sur les défilés de la Franconie, sur les eaux de la Saale et de l'Elbe ; le 6 décembre les trouve au delà de la Vistule. Murat, depuis le 29 novembre, tenait garnison à Varsovie, d'où s'étaient retirés les Russes, venus trop tard au secours des Prussiens. L'électeur de Saxe, enflé en roi napoléonien, accède à la confédération du Rhin, et s'engage à fournir en cas de guerre un contingent de vingt mille hommes. L'hiver de 1807 suspend les hostilités entre les deux empires de France et de Russie ; mais ces empires se sont abordés, et une altération s'observe dans les destinées. Toutefois, l'astre de Bonaparte monte encore malgré ses aberrations. En 1807, le 7 février, il garde le champ de bataille à Eylau il reste de ce lieu de carnage un des plus beaux tableaux de Gros, orné de la tête idéalisée de Napoléon. Après cinquante et un jours de tranchée, Dantzick ouvre ses portes au maréchal Lefebvre, qui n'avait cessé de dire aux artilleurs pendant le siège " Je n'y entends rien ; mais fichez-moi un trou et j'y passerai. " L'ancien sergent aux gardes françaises devint duc de Dantzick. Le 14 juin 1807, Friedland coûte aux Russes dix-sept mille morts et blessés, autant de prisonniers et soixante-dix canons ; nous le payâmes trop cher nous avions changé d'ennemi ; nous n'obtenions plus de succès sans que la veine française ne fût largement ouverte. Koenigsberg est emporté ; à Tilsit un armistice est conclu. Napoléon et Alexandre ont une entrevue dans un pavillon, sur un radeau. Alexandre menait en laisse le roi de Prusse qu'on apercevait à peine le sort du monde flottait sur le Niémen, où plus tard il devait s'accomplir. A Tilsit on s'entretint d'un traité secret en dix articles. Par ce traité, la Turquie européenne était dévolue à la Russie, ainsi que les conquêtes que les armes moscovites pourraient faire en Asie. De son côté, Bonaparte devenait maître de l'Espagne et du Portugal, réunissait Rome et ses dépendances au royaume d'Italie, passait en Afrique, s'emparait de Tunis et d'Alger, possédait Malte, envahissait l'Egypte, ouvrant la Méditerranée aux seules voiles françaises, russes, espagnoles et italiennes c'étaient des cantates sans fin dans la tête de Napoléon. Un projet d'invasion de l'Inde par terre avait déjà été concerté en 1800 entre Napoléon et l'empereur Paul Ier. La paix est conclue le 7 juillet. Napoléon, odieux dès le début pour la reine de Prusse, ne voulut rien accorder à ses intercessions. Elle habitait esseulée une petite maison sur la rive droite du Niémen, et on lui fit l'honneur de la prier deux fois aux festins des empereurs. La Silésie, jadis injustement envahie par Frédéric, fut rendue à la Prusse on respectait le droit de l'ancienne injustice ; ce qui venait de la violence était sacré. Une partie des territoires polonais passa en souveraineté à la Saxe ; Dantzick fut rétabli dans son indépendance ; on compta pour rien les hommes tués dans ses rues et dans ses fossés ridicules et inutiles meurtres de la guerre ! Alexandre reconnut la confédération du Rhin et les trois frères de Napoléon, Joseph, Louis et Jérôme, comme rois de Naples, de Hollande et de Westphalie. Guerre d'Espagne. - Erfurt. - Apparition de Wellington. Cette fatalité dont Bonaparte menaçait les rois le menaçait lui-même ; presque simultanément il attaque la Russie, l'Espagne et Rome trois entreprises qui l'ont perdu. Vous avez vu dans le Congrès de Vérone , dont la publication a devancé celle de ces Mémoires , l'histoire de l'envahissement de l'Espagne. Le traité de Fontainebleau fut signé le 29 octobre 1807. Junot arrivé en Portugal avait déclaré, d'après le décret de Bonaparte, que la maison de Bragance avait cessé de régner ; protocole adopté vous savez qu'elle règne encore. On était si bien instruit à Lisbonne de ce qui se passait sur la terre, que Jean second ne connut ce décret que par un numéro du Moniteur apporté par hasard, et déjà l'armée française était à trois marches de la capitale de la Lusitanie. Il ne restait à la cour qu'à fuir sur ces mers qui saluèrent les voiles de Gama et entendirent les chants de Camoëns. En même temps que pour son malheur Bonaparte avait au nord touché la Russie, le rideau se leva au midi ; on vit d'autres régions et d'autres scènes, le soleil de l'Andalousie, les palmiers du Guadalquivir que nos grenadiers saluèrent en portant les armes. Dans l'arène on aperçut des taureaux combattant, dans les montagnes des guérillas demi-nues, dans les cloîtres des moines priant. Par l'envahissement de l'Espagne, l'esprit de la guerre changea ; Napoléon se trouva en contact avec l'Angleterre, son génie funeste, et il lui apprit la guerre l'Angleterre détruisit la flotte de Napoléon à Aboukir, l'arrêta à Saint-Jean-d'Acre, lui enleva ses derniers vaisseaux à Trafalgar, le contraignit d'évacuer l'Ibérie, s'empara du midi de la France jusqu'à la Garonne, et l'attendit à Waterloo elle garde aujourd'hui sa tombe à Sainte-Hélène comme elle occupa son berceau en Corse. Le 5 mai 1808, le traité de Bayonne cède à Napoléon, au nom de Charles IV, tous les droits de ce monarque le rapt des Espagnes ne fait plus de Bonaparte qu'un principion d'Italie, à la façon de Machiavel, sauf l'énormité du vol. L'occupation de la Péninsule diminue ses forces contre la Russie dont il est encore ostensiblement l'ami et l'allié, mais dont il porte au coeur la haine cachée. Dans sa proclamation, Napoléon avait dit aux Espagnols " Votre nation périssait j'ai vu vos maux, je vais y porter remède ; je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent Il est le régénérateur de notre patrie . " Oui, il a été le régénérateur de l'Espagne, mais il prononçait des paroles qu'il comprenait mal. Un catéchisme d'alors, composé par les Espagnols, explique le sens véritable de la prophétie " Dis-moi, mon enfant, qui-es-tu ? - Espagnol par la grâce de Dieu. - Quel est l'ennemi de notre félicité ? - L'empereur des Français. - Qui est-ce ? - Un méchant. - Combien a-t-il de natures ? - Deux, la nature humaine et la nature diabolique. - De qui dérive Napoléon ? - Du péché. - Quel supplice mérite l'Espagnol qui manque à ses devoirs ? - La mort et l'infamie des traîtres. - Que sont les Français ? - D'anciens chrétiens devenus hérétiques. " Bonaparte tombé a condamné en termes non équivoques son entreprise d'Espagne " J'embarquai, dit-il, fort mal toute cette affaire. L' immoralité dut se montrer par trop patente, l ' injustice par trop cynique , et le tout demeure fort vilain, puisque j'ai succombé ; car l' attentat ne se présente plus que dans sa honteuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l'eût préconisé pourtant si j'avais réussi, et avec raison peut-être, à cause de ses grands et heureux résultats. Cette combinaison m'a perdu. Elle a détruit ma moralité en Europe, ouvert une école aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d'Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. " Cet aveu, pour réemployer la phrase de Napoléon, est par trop cynique ; mais ne nous y trompons pas en s'accusant, le but de Bonaparte est de chasser dans le désert, chargé de malédictions, un attentat-émissaire, afin d'appeler sans réserve l'admiration sur toutes ses autres actions. L'affaire de Baylen perdue, les cabinets de l'Europe, étonnés du succès des Espagnols, rougissent de leur pusillanimité. Wellington se lève pour la première fois sur l'horizon, au point où le soleil se couche ; une armée anglaise débarque le 31 juillet 1808 près de Lisbonne, et le 30 août les troupes françaises évacuent la Lusitanie. Soult avait en portefeuille des proclamations où il s'intitulait Nicolas Ier, roi de Portugal. Napoléon rappela de Madrid le grand-duc de Berg. Entre Joseph, son frère, et Joachim, son beau-frère, il lui plut d'opérer une transmutation il prit la couronne de Naples sur la tête du premier et la posa sur la tête du second ; il enfonça d'un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s'en allèrent, chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de shako. Le 27 septembre, à Erfurt, Bonaparte donna une des dernières représentations de sa gloire ; il croyait s'être joué d'Alexandre et l'avoir enivré d'éloges. Un général écrivait " Nous venons de faire avaler un verre d'opium au czar, et, pendant qu'il dormira, nous irons nous occuper ailleurs. " Un hangar avait été transformé en salle de spectacle ; deux fauteuils à bras étaient placés devant l'orchestre pour les deux potentats ; à gauche et à droite, des chaises garnies pour les monarques ; derrière étaient des banquettes pour les princes Talma, roi de la scène, joua devant un parterre de rois. A ce vers L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux, Alexandre serra la main de son grand ami , s'inclina et dit " Je ne l'ai jamais mieux senti. " Aux yeux de Bonaparte, Alexandre était alors un niais ; il en faisait des risées ; il l'admira quand il le supposa fourbe " C'est un Grec du Bas-Empire, disait-il, il faut s'en défier. " A Erfurt, Napoléon affectait la fausseté effrontée d'un soldat vainqueur ; Alexandre dissimulait comme un prince vaincu la ruse luttait contre le mensonge, la politique de l'Occident et la politique de l'Orient gardaient leurs caractères. Londres éluda les ouvertures de paix qui lui furent faites, et le cabinet de Vienne se déterminait sournoisement à la guerre. Livré de nouveau à son imagination, Bonaparte, le 26 octobre, fit au Corps législatif cette déclaration " L'empereur de Russie et moi nous nous sommes vus à Erfurt nous sommes d'accord et invariablement unis pour la paix comme pour la guerre. " Il ajouta " Lorsque je paraîtrai au delà des Pyrénées, le Léopard épouvanté cherchera l'Océan pour éviter la honte, la défaite ou la mort " et le Léopard a paru en deçà des Pyrénées. Napoléon, qui croit toujours ce qu'il désire, pense qu'il reviendra sur la Russie, après avoir achevé de soumettre l'Espagne en quatre mois, comme il arriva depuis à la Légitimité ; conséquemment il retire quatre-vingt mille vieux soldats de la Saxe, de la Pologne et de la Prusse ; il marche lui-même en Espagne ; il dit à la députation de la ville de Madrid " Il n'est aucun obstacle capable de retarder longtemps l'exécution de mes volontés. Les Bourbons ne peuvent plus régner en Europe ; aucune puissance ne peut exister sur le continent influencée par l'Angleterre. " Il y a trente-deux ans que cet oracle est rendu, et la prise de Saragosse, dès le 21 février 1809, annonça la délivrance de l'univers. Toute la vaillance des Français leur fut inutile les forêts s'armèrent, les buissons devinrent ennemis. Les représailles n'arrêtèrent rien, parce que dans ce pays les représailles sont naturelles. L'affaire de Baylen, la défense de Girone et de Ciudad-Rodrigo, signalèrent la résurrection d'un peuple. La Romana, du fond de la Baltique, ramène ses régiments en Espagne, comme autrefois les Francs, échappés de la mer Noire, débarquèrent triomphants aux bouches du Rhin. Vainqueurs des meilleurs soldats de l'Europe, nous versions le sang des moines avec cette rage impie que la France tenait des bouffonneries de Voltaire et de la démence athée de la Terreur. Ce furent pourtant ces milices du cloître qui mirent un terme aux succès de nos vieux soldats ils ne s'attendaient guère à rencontrer ces enfroqués, à cheval comme des dragons de feu, sur les poutres embrasées des édifices de Saragosse, chargeant leurs escopettes parmi les flammes au son des mandolines, au chant des boleros et au requiem de la messe des morts les ruines de Sagonte applaudirent. Mais néanmoins le secret des palais des Maures, changés en basiliques chrétiennes, fut pénétré ; les églises dépouillées perdirent les chefs-d'oeuvre de Velasquez et de Murillo ; une partie des os de Rodrigue à Burgos fut enlevée ; on avait tant de gloire qu'on ne craignit pas de soulever contre soi les restes du Cid, comme on n'avait pas craint d'irriter l'ombre de Condé. Lorsque, sortant du débris de Carthage, je traversai l'Hespérie avant l'invasion des Français, j'aperçus les Espagnes encore protégées de leurs antiques moeurs. L'Escurial me montra dans un seul site et dans un seul monument la sévérité de la Castille caserne de cénobites, bâtie par Philippe second dans la forme d'un gril de martyre, en mémoire de l'un de nos désastres, l'Escurial s'élevait sur un sol concret entre des mornes noirs. Il renfermait des tombes royales remplies ou à remplir, une bibliothèque à laquelle les araignées avaient apposé leur sceau, et des chefs-d'oeuvre de Raphaël moisissant dans une sacristie vide. Ses onze cent quarante fenêtres, aux trois quarts brisées, s'ouvraient sur les espaces muets du ciel et de la terre la cour et les hiéronymites y rassemblaient autrefois le siècle et le dégoût du siècle. Auprès du redoutable édifice à face d'Inquisition chassée au désert, étaient un parc strié de genêts et un village dont les foyers enfumés révélaient l'ancien passage de l'homme. Le Versailles des steppes n'avait d'habitants que pendant le séjour intermittent des rois. J'ai vu le mauvis, alouette de bruyère, perché sur la toiture à jour. Rien n'était plus imposant que ces architectures saintes et sombres, à croyance invincible, à mine haute, à taciturne expérience ; une insurmontable force attachait mes yeux aux dosserets sacrés, ermites de pierre qui portaient la religion sur leur tête. Adieu, monastères, à qui j'ai jeté un regard aux vallées de la Sierra-Nevada et aux grèves des mers de Murcie ! Là, au glas d'une cloche qui ne tintera bientôt plus, sous des arcades tombantes, parmi des laures sans anachorètes, des sépulcres sans voix, des morts sans mânes ; dans des réfectoires vides, dans des préaux abandonnés où Bruno laissa son silence, François ses sandales, Dominique sa torche, Charles sa couronne, Ignace son épée, Rancé son cilice ; à l'autel d'une foi qui s'éteint, on s'accoutumait à mépriser le temps et la vie si l'on rêvait encore de passions, votre solitude leur prêtait quelque chose qui allait bien à la vanité des songes. A travers ces constructions funèbres on voyait passer l'ombre d'un homme noir, de Philippe II, leur inventeur. Pie VII. - Réunion des Etats romains à la France. Bonaparte était entré dans l'orbite de ce que les astrologues appelaient la planète traversière la même politique qui l'agitait en Espagne vassale l'agitait dans l'Italie soumise. Que lui revenait-il des chicanes faites au clergé ? Le souverain pontife, les évêques, les prêtres, le catéchisme même, ne surabondaient-ils pas en éloges de son pouvoir ? ne prêchaient-ils pas assez l'obéissance ? Les faibles Etats Romains, diminués d'une moitié, lui faisaient-ils obstacle ? n'en disposait-il pas à sa volonté ? Rome même n'avait-elle pas été dépouillée de ses chefs-d'oeuvre et de ses trésors ? il ne lui restait que ses ruines. Etait-ce la puissance morale et religieuse du Saint-Siège dont Napoléon avait peur ? Mais, en persécutant la papauté, n'augmentait-il pas cette puissance ? Le successeur de saint Pierre, soumis comme il l'était, ne lui devenait-il pas plus utile en marchant de concert avec le maître qu'en se trouvant forcé de se défendre contre l'oppresseur ? Qui poussait donc Bonaparte ? la partie mauvaise de son génie, son impossibilité de rester en repos joueur éternel, quand il ne mettait pas des empires sur une carte, il y mettait une fantaisie. Il est probable qu'au fond de ces tracasseries il y avait quelque cupidité de domination, quelques souvenirs historiques entrés de travers dans ses idées et inapplicables au siècle. Toute autorité même celle du temps et de la foi qui n'était pas attachée à sa personne semblait à l'empereur une usurpation. La Russie et l'Angleterre accroissaient sa soif de prépondérance, l'une par son autocratie, l'autre par sa suprématie spirituelle. Il se rappelait les temps du séjour des papes à Avignon, quand la France renfermait dans ses limites la source de la domination religieuse un pape payé sur sa liste civile l'aurait charmé. Il ne voyait pas qu'en persécutant Pie VII, en se rendant coupable d'une ingratitude sans fruit, il perdait auprès des populations catholiques l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion il gagnait à sa convoitise le dernier vêtement du prêtre caduc qui l'avait couronné, et l'honneur de devenir le geôlier d'un vieillard mourant. Mais enfin il fallait à Napoléon un département du Tibre ; on dirait qu'il ne peut y avoir de conquête complète que par la prise de la ville éternelle Rome est toujours la grande dépouille de l'univers. Pie VII avait sacré Napoléon. Prêt à retourner à Rome, on fit entendre au pape qu'on le pourrait retenir à Paris " Tout est prévu, répondit le pontife ; avant de quitter l'Italie, j'ai signé une abdication régulière ; elle est entre les mains du cardinal Pignatelli à Palerme, hors de la portée du pouvoir des Français. Au lieu d'un pape, il ne restera entre vos mains qu'un moine appelé Barnabé Chiaramonti. " Le premier prétexte de la querelle du chercheur de querelle fut la permission accordée par le pape aux Anglais avec lesquels lui souverain pontife était en paix de venir à Rome comme les autres étrangers. Ensuite Jérôme Bonaparte ayant épousé aux Etats-Unis mademoiselIe Patterson, Napoléon désapprouva cette alliance madame Jérôme Bonaparte, prête d'accoucher, ne put débarquer en France et fut obligée d'aborder en Angleterre. Bonaparte veut faire casser le mariage à Rome ; Pie VII s'y refuse ne trouvant à l'engagement aucune cause de nullité, bien qu'il fût contracté entre un catholique et une protestante. Qui défendait les droits de la justice, de la liberté et de la religion, du pape ou de l'empereur ? Celui-ci s'écriait " Je trouve dans mon siècle un prêtre plus puissant que moi ; il règne sur les esprits, je ne règne que sur la matière les prêtres gardent l'âme et me jettent le cadavre. " Otez la mauvaise foi de Napoléon dans cette correspondance entre ces deux hommes, l'un debout sur des ruines nouvelles l'autre assis sur de vieilles ruines, il reste un fonds extraordinaire de grandeur. Une lettre datée de Benevente en Espagne, du théâtre de la destruction, vient mêler le comique au tragique. On croit assister à une scène de Shakespeare le maître du monde prescrit à son ministre des affaires étrangères d'écrire à Rome pour déclarer au pape que lui, Napoléon, n'acceptera pas les cierges de la Chandeleur, que le roi d'Espagne, Joseph, n'en veut pas non plus ; les rois de Naples et de Hollande, Joachim et Louis, doivent également refuser lesdits cierges. Le consul de France eut ordre de dire à Pie VII " que ce n'était ni la pourpre ni la puissance qui donnent de la valeur à ces choses la pourpre et la puissance d'un vieillard prisonnier !, qu'il peut y avoir en enfer des papes et des curés, et qu'un cierge bénit par un curé peut être une chose aussi sainte que celui d'un pape ". Misérables outrages d'une philosophie de club. Puis Bonaparte, ayant fait une enjambée de Madrid à Vienne, reprenant son rôle d'exterminateur, par un décret daté du 17 mai 1809 réunit les Etats de l'Eglise à l'empire français, déclare Rome ville impériale libre, et nomme une consulte pour en prendre possession. Le pape dépossédé résidait encore au Quirinal ; il commandait encore à quelques autorités dévouées, à quelques Suisses de sa garde ; c'était trop il fallait un prétexte à une dernière violence ; on le trouva dans un incident ridicule, qui pourtant offrait une preuve naïve d'affection des pêcheurs du Tibre avaient pris un esturgeon ; ils le veulent porter à leur nouveau saint Pierre aux Liens ; aussitôt les agents français crient à l' émeute ! et ce qui restait du gouvernement papal est dispersé. Le bruit du canon du château Saint-Ange annonce la chute de la souveraineté temporelle du pontife. Le drapeau pontifical abaissé fait place à ce drapeau tricolore qui dans toutes les parties du monde annonçait la gloire et les ruines. Rome avait vu passer et s'évanouir bien d'autres orages ils n'ont fait qu'enlever la poussière dont sa vieille tête est couverte. Protestation du Souverain Pontife. - Il est enlevé de Rome. Le cardinal Pacca, un des successeurs de Consalvi qui s'était retiré, courut auprès du Saint Père. Tous les deux s'écrient Consummatum est ! Le neveu du cardinal, Tibère Pacca, apporte un exemplaire imprimé du décret de Napoléon ; le cardinal prend le décret, s'approche d'une fenêtre dont les volets fermés ne laissaient entrer qu'une lumière insuffisante, et veut lire le papier ; il n'y parvient qu'avec peine, en voyant à quelques pas de lui son infortuné souverain et entendant les coups de canon du triomphe impérial. Deux vieillards dans la nuit d'un palais romain luttaient seuls contre une puissance qui écrasait le monde ; ils tiraient leur vigueur de leur âge prêt à mourir on est invincible. Le pape signa d'abord une protestation solennelle ; mais, avant de signer la bulle d'excommunication depuis longtemps préparée, il interrogea le cardinal Pacca " Que feriez-vous ? " lui dit-il. - " Levez les yeux au ciel, répondit le serviteur, ensuite donnez vos ordres ce qui sortira de votre bouche sera ce que veut le ciel. " Le pape leva les yeux, signa et s'écria " Donnez cours à la bulle. " Megacci posa les premières affiches de la bulle aux portes des trois basiliques, de Saint-Pierre, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Jean-de-Latran. Le placard fut arraché ; le général Miollis l'expédia à l'empereur. Si quelque chose pouvait rendre à l'excommunication un peu de son ancienne force, c'était la vertu de Pie VII chez les anciens, la foudre qui éclatait dans un ciel serein passait pour la plus menaçante. Mais la bulle conservait encore un caractère de faiblesse Napoléon, compris parmi les spoliateurs de l'Eglise, n'était pas expressément nommé. Le temps était aux frayeurs ; les timides se réfugièrent en sûreté de conscience dans cette absence d'excommunication nominale. Il fallait combattre à coups de tonnerre ; il fallait rendre foudre pour foudre, puisqu'on n'avait pas pris le parti de se défendre ; il fallait faire cesser le culte, fermer les portes des temples, mettre les églises en interdit, ordonner aux prêtres de ne plus administrer les sacrements. Que le siècle fût propre ou non à cette haute aventure, utile était de la tenter Grégoire VII n'y eût pas manqué. Si d'une part il n'y avait pas assez de foi pour soutenir une excommunication, de l'autre il n'y en avait plus assez pour que Bonaparte, devenant un Henri VIII, se fît chef d'une Eglise séparée. L'empereur, par l'excommunication complète, se fût trouvé dans des difficultés inextricables la violence peut fermer les églises, mais elle ne les peut ouvrir ; on ne saurait ni forcer le peuple à prier, ni contraindre le prêtre à offrir le saint sacrifice. Jamais on n'a joué contre Napoléon toute la partie qu'on pouvait jouer. Un prêtre de soixante et onze ans, sans un soldat, tenait en échec l'empire. Murat dépêcha sept cents Napolitains à Miollis l'inaugurateur de la fête de Virgile à Mantoue, Radet, général de gendarmerie qui se trouvait à Rome, furent chargés d'enlever le pape et le cardinal Pacca. Les précautions militaires furent prises, les ordres donnés dans le plus grand secret et tout juste comme dans la nuit de la Saint-Barthélémy lorsqu'une heure après minuit frapperait à l'horloge du Quirinal, les troupes rassemblées en silence devaient monter intrépidement à l'escalade de la geôle de deux prêtres décrépits. A l'heure attendue, le général Radet pénétra dans la cour du Quirinal par la grande entrée ; le colonel Siry, qui s'était glissé dans le palais, lui en ouvrit en dedans les portes. Le général monte aux appartements arrivé dans la salle des sanctifications, il y trouve la garde suisse, forte de quarante hommes ; elle ne fit aucune résistance, ayant reçu l'ordre de s'abstenir le pape ne voulait avoir devant lui que Dieu. Les fenêtres du palais donnant sur la rue qui va à la Porta Pia avaient été brisées à coups de hache. Le pape levé à la hâte, se tenait en rochet et en mosette dans la salle de ses audiences ordinaires avec le cardinal Pacca, le cardinal Despuig, quelques prélats et des employés de la secrétairerie. Il était assis devant une table entre les deux cardinaux. Radet entre ; on reste de part et d'autre en silence. Radet pâle et déconcerté prit enfin la parole il déclare à Pie VII qu'il doit renoncer à la souveraineté temporelle de Rome, et que si Sa Sainteté refuse d'obéir il a ordre de la conduire au général Miollis. Le pape répondit que si les serments de fidélité obligeaient Radet d'obéir aux injonctions de Bonaparte, à plus forte raison lui, Pie VII, devait tenir les serments qu'il avait faits en recevant la tiare ; il ne pouvait ni céder ni abandonner le domaine de l'Eglise qui ne lui appartenait pas, et dont il n'était que l'administrateur. Le pape ayant demandé s'il devait partir seul " Votre Sainteté, répondit le général, peut emmener avec elle son ministre. " Pacca courut se revêtir dans une chambre voisine de ses habits de cardinal. Dans la nuit de Noël, Grégoire VII, célébrant l'office à Sainte-Marie-Majeure, fut arraché de l'autel, blessé à la tête, dépouillé de ses ornements et conduit dans une tour par ordre du préfet Cencius. Le peuple prit les armes ; Cencius effrayé tomba aux pieds de son captif. Grégoire apaisa le peuple, fut ramené à Sainte-Marie-Majeure, et acheva l'office. Nogaret et Colonne entrèrent la nuit 8 septembre 1303 dans Anagni, forcèrent la maison de Boniface VIII qui les attendait le manteau pontifical sur les épaules, la tête ceinte de la tiare, les mains armées des clefs et de la croix. Colonne le frappa au visage Boniface en mourut de rage et de douleur. Pie VII, humble et digne, ne montra ni la même audace humaine, ni le même orgueil du monde ; les exemples étaient plus près de lui ; ses épreuves ressemblaient à celles de Pie VI. Deux papes du même nom, successeurs l'un de l'autre, ont été victimes de nos révolutions. Tous deux traînés en France par la voie douloureuse ; l'un âgé de quatre-vingt-deux ans, venant expirer à Valence, l'autre, septuagénaire, subir la prison à Fontainebleau. Pie VII semblait être le fantôme de Pie VI, repassant sur le même chemin. Lorsque Pacca dans sa robe de cardinal revint, il trouva son auguste maître déjà entre les mains des sbires et des gendarmes qui le forçaient de descendre les escaliers sur les débris des portes jetées à terre. Pie VI, enlevé du Vatican le 20 février 1800, trois heures avant le lever du soleil, abandonna le monde de chefs-d'oeuvre qui semblait le pleurer et sortit de Rome, au murmure des fontaines de la place Saint-Pierre, par la porte Angélique. Pie VII, enlevé du Quirinal le 16 juillet au point du jour, sortit par la Porta Pia ; il fit le tour des murailles jusqu'à la porte du Peuple. Cette Porta Pia, où tant de fois je me suis promené seul, fut celle par laquelle Alaric entra dans Rome. En suivant le chemin de ronde, où Pie VII avait passé, je ne voyais du côté de la villa Borghèse que la retraite de Raphaël, et du côté du Mont Pincio que les refuges de Claude Lorrain et du Poussin ; merveilleux souvenirs de la beauté des femmes et de la lumière de Rome ; souvenirs du génie des arts que protégea la puissance pontificale, et qui pouvaient suivre et consoler un prince captif et dépouillé. Quand Pie VII partit de Rome, il avait dans sa poche un papetto de vingt-deux sous comme un soldat à cinq sous par étape il a recouvré le Vatican. Bonaparte, au moment des exploits du général Radet, avait les mains pleines de royaumes que lui en est-il resté ? Radet a imprimé le récit de ses exploits ; il en a fait faire un tableau qu'il a laissé à sa famille tant les notions de la justice et de l'honneur sont brouillées dans les esprits. Dans la cour du Quirinal le pape avait rencontré les Napolitains ses oppresseurs ; il les bénit ainsi que la ville cette bénédiction apostolique se mêlant à tout, dans le malheur comme dans la prospérité, donne un caractère particulier aux événements de la vie de ces rois-pontifes qui ne ressemblent point aux autres rois. Des chevaux de poste attendaient en dehors de la porte du Peuple. Les persiennes de la voiture où monta Pie VII étaient clouées du côté où il s'assit ; le pape entré, les portières furent fermées à double tour, et Radet mit les clefs dans sa poche ; le chef des gendarmes devait accompagner le pape jusqu'à la Chartreuse de Florence. A Monterossi il y avait sur le seuil des portes des femmes qui pleuraient le général pria Sa Sainteté de baisser les rideaux de la voiture pour se cacher. La chaleur était accablante. Vers le soir Pie VII demanda à boire ; le maréchal des logis Cardigny remplit une bouteille d'une eau sauvage qui coulait sur le chemin ; Pie VII but avec grand plaisir. Sur la montagne de Radicofani le pape descendit à une pauvre auberge ; ses habits étaient trempés de sueur, et il n'avait pas de quoi se changer ; Pacca aida la servante à faire le lit de Sa Sainteté. Le lendemain le pape rencontra des paysans ; il leur dit " Courage et prières ! " on traversa Sienne ; on entra dans Florence, une des roues de la voiture se brisa ; le peuple ému s'écriait " Santo padre ! santo padre ! ", Le pape fut tiré hors de la voiture renversée par une portière. Les uns se prosternaient, les autres touchaient les vêtements de Sa Sainteté, comme le peuple de Jérusalem la robe du Christ. Le pape put enfin se remettre en route pour la Chartreuse ; il hérita dans cette solitude de la couche que dix ans auparavant avait occupée Pie VI, lorsque deux palefreniers hissaient celui-ci dans la voiture et qu'il poussait des gémissements de souffrance. La Chartreuse appartenait au site de Vallombrosa, par une succession de forêts de pins on arrivait aux Camaldules, et de là, de rocher en rocher, à ce sommet de l'Apennin qui voit les deux mers. Un ordre subit contraignit Pie VII de repartir pour Alexandrie ; il n'eut que le temps de demander un bréviaire au prieur ; Pacca fut séparé du souverain pontife. De la Chartreuse à Alexandrie la foule accourut de toutes parts ; on jetait des fleurs au captif, on lui donnait de l'eau, on lui présentait des fruits ; des gens de la campagne prétendaient le délivrer et lui disaient " Vuole ? dica. " Un pieux larron lui déroba une épingle, relique qui devait ouvrir au ravisseur les portes du ciel. A trois milles de Gênes une litière conduisit le pape au bord de la mer ; une felouque le transporta de l'autre côté de la ville à Saint-Pierre d'Arena. Par la route d'Alexandrie et de Mondovi, Pie VII gagna le premier village français ; il y fut accueilli avec des effusions de tendresse religieuse ; il disait " Dieu pourrait-il nous ordonner de paraître insensible à ces marques d'affection ? " Les Espagnols faits prisonniers à Saragosse étaient détenus à Grenoble comme ces garnisons d'Européens oubliées sur quelques montagnes des Indes, ils chantaient la nuit et faisaient retentir ces climats étrangers des airs de la patrie. Tout à coup le pape descend ; il semblait avoir entendu ces voix chrétiennes. Les captifs volent au-devant du nouvel opprimé ; ils tombent à genoux. Pie VII jette presque tout son corps hors de la portière. il étend ses mains amaigries et tremblantes sur ces guerriers qui avaient défendu la liberté de l'Espagne avec l'épée, comme il avait défendu la liberté de l'Italie avec la foi ; les deux glaives se croisent sur des têtes héroïques. De Grenoble Pie VII atteignit Valence. Là, Pie VI avait expiré ; là, il s'était écrié quand on le montra au peuple " Ecce homo ! " Là, Pie VI se sépara de Pie VII ; le mort, rencontrant sa tombe, y rentra ; il fit cesser la double apparition, car jusqu'alors on avait vu comme deux papes marchant ensemble, ainsi que l'ombre accompagne le corps. Pie VII portait l'anneau que Pie VI avait au doigt lorsqu'il expira signe qu'il avait accepté les misères et les destinées de son devancier. A deux lieues de Comana, saint Chrysostome logea aux établissements de saint Basilisque ; ce martyr lui apparut pendant la nuit et lui dit " Courage, mon frère Jean ! demain nous serons ensemble. " Jean répliqua " Dieu soit loué de tout ! " Il s'étendit à terre et mourut. A Valence, Bonaparte commença la carrière d'où il s'élança sur Rome. On ne laissa pas le temps à Pie VII de visiter les cendres de Pie VI ; on le poussa précipitamment à Avignon c'était le faire rentrer dans la petite Rome ; il y put voir la glacières dans les souterrains du palais d'une autre lignée de pontifes, et entendre la voix de l'ancien poète couronné, qui rappelait les successeurs de saint Pierre au Capitole. Conduit au hasard, il rentra dans la Savoie maritime ; au pont du Var, il le voulut traverser à pied, il rencontra la population divisée en ordres de métiers, les ecclésiastiques vêtus de leurs habits sacerdotaux, et dix mille personnes à genoux dans un profond silence. La reine d'Etrurie avec ses deux enfants, à genoux aussi attendait le Saint Père au bout du pont. A Nice, les rues de la ville étaient jonchées de fleurs. Le commandant qui menait le pape à Savone, prit la nuit un chemin infréquenté par les bois ; à son grand étonnement il tomba au milieu d'une illumination solitaire ; un lampion avait été attaché à chaque arbre. Le long de la mer, la Corniche était pareillement illuminée ; les vaisseaux aperçurent de loin ces phares que le respect, l'attendrissement et la piété allumaient pour le naufrage d'un moine captif. Napoléon revint-il ainsi de Moscou ? Etait-ce du bulletin de ses bienfaits et des bénédictions des peuples qu'il était précédé ? Durant ce long voyage, la bataille de Wagram avait été gagnée, le mariage de Napoléon avec Marie-Louise arrêté. Treize des cardinaux mandés à Paris furent exilés et la consulte romaine formée par la France avait de nouveau prononcé la réunion du Saint-Siège à l'empire. Le pape détenu à Savone, fatigué et assiégé par les créatures de Napoléon, émit un bref dont le cardinal Roverella fut le principal auteur, et qui permettait d'envoyer des bulles de confirmation à différents évêques nommés. L'empereur n'avait pas compté sur tant de complaisance ; il rejeta le bref parce qu'il lui eût fallu mettre le souverain pontife en liberté. Dans un accès de colère il avait ordonné que les cardinaux opposants quittassent la pourpre ; quelques-uns furent enfermés à Vincennes. Le préfet de Nice écrivit à Pie VII que " défense lui était faite de communiquer avec aucune église de l'empire, sous peine de désobéissance ; que lui, Pie VII a cessé d'être l'organe de l'Eglise parce qu'il prêche la rébellion et que son âme est toute de fiel ; que, puisque rien ne peut le rendre sage, il verra que Sa Majesté est assez puissante pour déposer un pape ". Etait-ce bien le vainqueur de Marengo qui avait dicté la minute d'une pareille lettre ? Enfin, après trois ans de captivité à Savone, le 9 de juin 1812, le pape fut mandé en France. On lui enjoignit de changer d'habits dirigé sur Turin, il arriva à l'hospice du mont Cenis au milieu de la nuit. Là, près d'expirer, il reçut l'extrême-onction. On ne lui permit de s'arrêter que le temps nécessaire à l'administration du dernier sacrement ; on ne souffrit pas qu'il séjournât près du ciel. Il ne se plaignit point ; il renouvelait l'exemple de la mansuétude de la martyre de Verceil. Au bas de la montagne, au moment qu'elle allait être décollée, voyant tomber l'agrafe de la chlamyde du bourreau, elle dit à cet homme " Voilà une agrafe d'or qui vient de tomber de ton épaule ; ramasse-la, crainte de perdre ce que tu n'as gagné qu'avec beaucoup de travail. " Pendant sa traversée de la France, on ne permit pas à Pie VII de descendre de voiture. S'il prenait quelque nourriture, c'était dans cette voiture même, que l'on enfermait dans les remises de la poste. Le 20 juin au matin, il arriva à Fontainebleau ; Bonaparte trois jours après franchissait le Niémen pour commencer son expiation. Le concierge refusa de recevoir le captif, parce qu'aucun ordre ne lui était encore parvenu. L'ordre envoyé de Paris, le pape entra dans le château ; il y fit entrer avec lui la justice céleste sur la même table où Pie VII appuyait sa main défaillante, Napoléon signa son abdication. Si l'inique invasion de l'Espagne souleva contre Bonaparte le monde politique, l'ingrate occupation de Rome lui rendit contraire le monde moral sans la moindre utilité, il s'aliéna comme à plaisir les peuples et les autels, l'homme et Dieu. Entre ces deux précipices qu'il avait creusés aux deux bords de sa vie, il alla, par une étroite chaussée, chercher sa destruction au fond de l'Europe, comme sur ce pont que la Mort, aidée du mal avait jeté à travers le chaos. Pie VII n'est point étranger à ces Mémoires c'est le premier souverain auprès duquel j'aie rempli une mission dans ma carrière politique, commencée et subitement interrompue sous l'Empire. Je le vois encore me recevant au Vatican, le Génie du Christianisme ouvert sur sa table, dans le même cabinet où j'ai été admis aux pieds de Léon XII et de Pie VIII. J'aime à rappeler ce qu'il a souffert les douleurs qu'il a bénies à Rome en 1803 payeront aux siennes par mon souvenir une dette de reconnaissance. Cinquième coalition. - Prise de Vienne. - Bataille d'Essling. - Bataille de Wagram. - Paix signée dans le palais de l'empereur d'Autriche. - Divorce. - Napoléon épouse Marie-Louise. - Naissance du roi de Rome. Le 9 avril 1809, se déclara la cinquième coalition entre l'Angleterre, l'Autriche, l'Espagne, sourdement appuyée du mécontentement des autres peuples. Les Autrichiens, se plaignant de l'infraction de traités, passent tout à coup l'Inn à Braunau on leur avait reproché leur lenteur, ils voulurent faire les Napoléon ; cette allure ne leur allait pas. Heureux de quitter l'Espagne, Bonaparte accourt en Bavière ; il se met à la tête des Bavarois sans attendre les Français tout soldat lui était bon. Il défait à d'Abensberg l'archiduc Louis, à Eckmühl l'archiduc Charles ; il scie en deux l'armée autrichienne, il effectue le passage de la Salza. Il entre à Vienne. Le 21 et le 22 mai a lieu la terrible affaire d'Essling. La relation de l'archiduc Charles porte que, le premier jour, deux cent quatre-vingt-huit pièces autrichiennes tirèrent cinquante et un mille coups de canon, et que le lendemain plus de quatre cents pièces jouèrent de part et d'autre. Le maréchal Lannes fut blessé mortellement. Bonaparte lui dit un mot et puis l'oublia l'attachement des hommes se refroidit aussi vite que le boulet qui les frappe. La bataille de Wagram 14 juin 1809 résume les différents combats livrés en Allemagne Bonaparte y déploie tout son génie. Le général César de Laville, chargé de l'aller prévenir d'un désastre qu'éprouve l'aile gauche, le trouve à l'aile droite dirigeant l'attaque du maréchal Davoust. Napoléon revient sur-le-champ à la gauche et répare l'échec essuyé par Masséna. Ce fut alors, au moment où l'on croyait la bataille perdue, que, jugeant seul du contraire par les manoeuvres de l'ennemi, il s'écria " La bataille est gagnée ! " Il oppose sa volonté à la victoire hésitante ; il la ramène au feu comme César ramenait par la barbe au combat ses vétérans étonnés. Neuf cents bouches de bronze rugissent ; la plaine et les moissons sont en flammes ; de grands villages disparaissent ; l'action dure douze heures. Dans une seule charge, Lauriston marche au trot à l'ennemi, à la tête de cent pièces de canon. Quatre jours après on ramassait au milieu des blés des militaires qui achevaient de mourir aux rayons du soleil sur des épis piétinés, couchés et collés par du sang les vers s'attachaient déjà aux plaies des cadavres avancés. Dans ma jeunesse, on s'occupait de lire les commentaires de Folard et Guischardt, de Tempelhof et de Lloyd, sur les campagnes de Frédéric II ; on étudiait l'ordre profond et l'ordre mince ; j'ai fait manoeuvrer sur ma table de sous-lieutenant bien de petits carrés de bois. La science militaire a changé comme tout le reste par la Révolution ; Bonaparte a inventé la grande guerre, dont les conquêtes de la République lui avaient fourni l'idée par les masses réquisitionnaires. Il méprisa les places fortes qu'il se contenta de masquer, s'aventura dans le pays envahi et gagna tout, à coups de batailles. Il ne s'occupait point de retraites ; il allait droit devant lui comme ces voies romaines qui traversent sans se détourner les précipices et les montagnes. Il portait toutes ses forces sur un point, puis ramassait au demi-cercle les corps isolés dont il avait rompu la ligne. Cette manoeuvre qui lui fut propre était d'accord avec la furie française ; mais elle n'eût point réussi avec des soldats moins impétueux et moins agiles. Il faisait aussi, vers la fin de sa carrière, charger l'artillerie et emporter les redoutes par la cavalerie. Qu'en est-il résulté ? En menant la France à la guerre, on a appris à l'Europe à marcher il ne s'est plus agi que de multiplier les moyens ; les masses ont équipollé les masses. Au lieu de cent mille hommes on en a pris six cent mille ; au lieu de cent pièces de canon on en a traîné cinq cents la science ne s'est point accrue ; l'échelle seulement s'est élargie. Turenne en savait autant que Bonaparte, mais il n'était pas maître absolu et ne disposait pas de quarante millions d'hommes. Tôt ou tard il faudra rentrer dans la guerre civilisée que savait encore Moreau, guerre qui laisse les peuples en repos tandis qu'un petit nombre de soldats font leur devoir ; il faudra en revenir à l'art des retraites, à la défense d'un pays au moyen des places fortes, aux manoeuvres patientes qui ne coûtent que des heures en épargnant des hommes. Ces énormes batailles de Napoléon sont au delà de la gloire ; l'oeil ne peut embrasser ces champs de carnage qui, en définitive, n'amènent aucun résultat proportionné à leurs calamités. L'Europe, à moins d'événements imprévus, est pour longtemps dégoûtée de combats. Napoléon a tué la guerre en l'exagérant notre guerre d'Afrique n'est qu'une école expérimentale ouverte à nos soldats. Au milieu des morts, sur le champ de bataille de Wagram, Napoléon montra l'impassibilité qui lui était propre et qu'il affectait, afin de paraître au-dessus des autres hommes ; il dit froidement ou plutôt il répéta son mot habituel dans de telles circonstances " Voilà une grande consommation ! " Lorsqu'on lui recommandait des officiers blessés, il répondait " Ils sont absents. " Si la vertu militaire enseigne quelques vertus, elle en affaiblit plusieurs le soldat trop humain ne pourrait accomplir son oeuvre ; la vue du sang et des larmes, les souffrances, les cris de douleur, l'arrêtant à chaque pas, détruiraient en lui ce qui fait les Césars ; race dont, après tout, on se passerait volontiers. Après la bataille de Wagram, un armistice est convenu à Znaïm. Les Autrichiens, quoi qu'en disent nos bulletins, s'étaient retirés en bon ordre et n'avaient pas laissé derrière eux un seul canon monté. Bonaparte, en possession de Schoenbrünn, y travaillait à la paix. " Le 13 octobre, dit le duc de Cadore, j'étais venu de Vienne pour travailler avec l'empereur. Après quelques moments d'entretien, il me dit " Je vais passer la revue ; restez dans mon cabinet ; vous rédigerez cette note que je verrai après la revue. " Je restai dans son cabinet avec M. de Menneval, son secrétaire intime ; il rentra bientôt. - Le prince de Lichtenstein, me dit Napoléon, ne vous a-t-il pas fait connaître qu'on lui faisait souvent la proposition de m'assassiner ? - Oui, sire ; il m'a exprimé l'horreur avec laquelle il rejetait ces propositions. - Eh bien ! on vient d'en faire la tentative. Suivez-moi. " J'entrai avec lui dans le salon. Là étaient quelques personnes qui paraissaient très agitées et qui entouraient un jeune homme de dix-huit à vingt ans, d'une figure agréable, très douce, annonçant une sorte de candeur, et qui seul paraissait conserver un grand calme. C'était l'assassin. Il fut interrogé avec une grande douceur par Napoléon lui-même, le général Rapp servant d'interprète. Je ne rapporterai que quelques-unes de ses réponses, qui me frappèrent davantage. " Pourquoi vouliez-vous m'assassiner ? - Parce qu'il n'y aura jamais de paix pour l'Allemagne tant que vous serez au monde. - Qui vous a inspiré ce projet ? - L'amour de mon pays. - Ne l'avez-vous concerté avec personne ? - Je l'ai trouvé dans ma conscience. - Ne saviez-vous pas à quels dangers vous vous exposiez ? - Je le savais ; mais je serais heureux de mourir pour mon pays. - Vous avez des principes religieux ; croyez-vous que Dieu autorise l'assassinat ? - J'espère que Dieu me pardonnera en faveur de mes motifs. - Est-ce que, dans les écoles que vous avez suivies, on enseigne cette doctrine ? - Un grand nombre de ceux qui les ont suivies avec moi sont animés de ces sentiments et disposés à dévouer leur vie au salut de la patrie. - Que feriez-vous si je vous mettais en liberté ? - Je vous tuerais. " " La terrible naïveté de ces réponses, la froide et inébranlable résolution qu'elles annonçaient, et ce fanatisme, si fort au-dessus de toutes les craintes humaines, firent sur Napoléon une impression que je jugeai d'autant plus profonde qu'il montrait plus de sang-froid. Il fit retirer tout le monde, et je restai seul avec lui. Après quelques mots sur un fanatisme aussi aveugle et aussi réfléchi, il me dit " Il faut faire la paix. " Ce récit du duc de Cadore méritait d'être cité en entier. Les nations commençaient leur levée ; elles annonçaient à Bonaparte des ennemis plus puissants que les rois ; la résolution d'un seul homme du peuple sauvait alors l'Autriche. Cependant la fortune de Napoléon ne voulait pas encore tourner la tête. Le 14 août 1809, dans le palais même de l'empereur d'Autriche, il fait la paix ; cette fois la fille des Césars est la palme remportée ; mais Joséphine avait été sacrée, et Marie-Louise ne le fut pas avec sa première femme, la vertu de l'onction divine sembla se retirer du triomphateur. J'aurais pu voir dans Notre-Dame de Paris la même cérémonie que j'ai vue dans la cathédrale de Reims ; à l'exception de Napoléon, les mêmes hommes y figuraient. Un des acteurs secrets qui eut le plus de part dans la conduite intérieure de cette affaire fut mon ami Alexandre de Laborde, blessé dans les rangs des émigrés, et honoré de la croix de Marie-Thérèse pour ses blessures. Le 2 mars, le prince de Neuchâtel épousa à Vienne, par procuration, l'archiduchesse Marie-Louise. Celle-ci partit pour la France, accompagnée de la princesse Murat Marie-Louise était parée sur la route des emblèmes de la souveraine. Elle arriva à Strasbourg le 22 mars, et le 28 au château de Compiègne, où Bonaparte l'attendait. Le mariage civil eut lieu à Saint-Cloud le 1er avril ; le 2, le cardinal Fesch donna dans le Louvre la bénédiction nuptiale aux deux époux. Bonaparte apprit à cette seconde femme à lui devenir infidèle, ainsi que l'avait été la première, en trompant lui-même son propre lit par son intimité avec Marie-Louise avant la célébration du mariage religieux mépris de la majesté des moeurs royales et des lois saintes qui n'était pas d'un heureux augure. Tout paraît achevé. Bonaparte a obtenu la seule chose qui lui manquait comme Philippe-Auguste s'alliant à Isabelle de Hainaut, il confond la dernière race avec la race des grands rois ; le passé se réunit à l'avenir. En arrière comme en avant, il est désormais le maître des siècles s'il se veut enfin fixer au sommet ; mais il a la puissance d'arrêter le monde et n'a pas celle de s'arrêter il ira jusqu'à ce qu'il ait conquis la dernière couronne qui donne du prix à toutes les autres, la couronne du malheur. L'archiduchesse Marie-Louise, le 20 mars 1811, accouche d'un fils sanction supposée des félicités précédentes. De ce fils, éclos, comme les oiseaux du pôle, au soleil de minuit, il ne restera qu'une valse triste, composée par lui-même à Schoenbrünn, et jouée sur des orgues dans les rues de Paris, autour du palais de son père. Projets et préparatifs de la guerre de Russie. - Embarras de Napoléon. Bonaparte ne voyait plus d'ennemis ; ne sachant où prendre des empires, faute de mieux il avait pris le royaume de Hollande à son frère. Mais une inimitié secrète, qui remontait à l'époque de la mort du duc d'Enghien, était restée au fond du coeur de Napoléon contre Alexandre. Une rivalité de puissance l'animait ; il savait ce que la Russie pouvait faire et à quel prix il avait acheté les victoires de Friedland et d'Eylau. Les entrevues de Tilsit et d'Erfurt, des suspensions d'armes forcées, une paix que le caractère de Bonaparte ne pouvait supporter, des déclarations d'amitié, des serrements de main, des embrassades, des projets fantastiques de conquêtes communes, tout cela n'était que des ajournements de haine. Il restait sur le continent un pays et des capitales où Napoléon n'était point entré, un empire debout en face de l'empire français les deux colosses se devaient mesurer. A force d'étendre la France, Bonaparte avait rencontré les Russes, comme Trajan, en passant le Danube, avait rencontré les Goths. Un calme naturel, soutenu d'une piété sincère depuis qu'il était revenu à la religion, inclinait Alexandre à la paix il ne l'aurait jamais rompue si l'on n'était venu le chercher. Toute l'année 1811 se passa en préparatifs. La Russie invitait l'Autriche domptée et la Prusse pantelante à se réunir à elle dans le cas où elle serait attaquée. l'Angleterre arrivait avec sa bourse. L'exemple des Espagnols avait soulevé les sympathies des peuples ; déjà commençait à se former le lien de la vertu Tugendbund qui enserrait peu à peu la jeune Allemagne. Bonaparte négociait ; il faisait des promesses il laissait espérer au roi de Prusse la possession des provinces russes allemandes ; le roi de Saxe et l'Autriche se flattaient d'obtenir des agrandissements dans ce qui restait encore de la Pologne ; des princes de la Confédération du Rhin rêvaient des changements de territoire à leur convenance ; il n'y avait pas jusqu'à la France que Napoléon ne méditât d'élargir, quoiqu'elle débordât déjà sur l'Europe ; il prétendait l'augmenter nominativement de l'Espagne. Le général Sébastiani lui dit " Et votre frère ? " Napoléon répliqua " Qu'importe mon frère ! est-ce qu'on donne un royaume comme l'Espagne ? " Le maître disposait par un mot du royaume qui avait coûté tant de malheurs et de sacrifices à Louis XIV ; mais il ne l'a pas gardé si longtemps. Quant aux peuples, jamais homme n'en a moins tenu compte et ne les a plus méprisés que Bonaparte il en jetait des lambeaux à la meute de rois qu'il conduisait à la chasse, le fouet à la main " Attila, dit Jornandès, menait avec lui une foule de princes tributaires qui attendaient avec crainte et tremblement un signe du maître des monarques pour exécuter ce qui leur serait ordonné. " Avant de marcher en Russie avec ses alliées l'Autriche et la Prusse, avec la Confédération du Rhin composée de rois et de princes, Napoléon avait voulu assurer ses deux flancs qui touchaient aux deux bords de l'Europe il négociait deux traités, l'un au midi avec Constantinople, l'autre au nord avec Stockholm. Ces traités manquèrent. Napoléon, à l'époque de son Consulat, avait renoué des intelligences avec la Porte Sélim et Bonaparte avaient échangé leurs portraits ; ils entretenaient une correspondance mystérieuse. Napoléon écrivait à son compère, en date d'Ostende, 3 avril 1807 " Tu t'es montré le digne descendant des Sélim et des Soliman. Confie-moi tous tes besoins je suis assez puissant et assez intéressé à tes succès, tant par amitié que par politique, pour n'avoir rien à te refuser. " Charmante effusion de tendresse entre deux sultans causant bec à bec, comme aurait dit Saint-Simon. Sélim renversé, Napoléon revient au système russe et songe à partager la Turquie avec Alexandre ; puis, bouleversé encore par un nouveau cataclysme d'idées, il se détermine à l'invasion de l'empire moscovite. Mais ce n'est que le 21 mars 1812 qu'il demande à Mahmoud son alliance, requérant soudain de lui cent mille Turcs au bord du Danube. Pour cette armée, il offre à la Porte la Valachie et la Moldavie. Les Russes l'avaient devancé ; leur traité était au moment de se conclure, et il fut signé le 28 mai 1812. Au nord, les événements trompèrent également Bonaparte. Les Suédois auraient pu envahir la Finlande, comme les Turcs menacer la Crimée par cette combinaison la Russie, ayant deux guerres sur les bras, eût été dans l'impossibilité de réunir ses forces contre la France ; ce serait de la politique sur une vaste échelle, si le monde n'était aujourd'hui rapetissé au moral comme au physique par la communication des idées et des chemins de fer. Stockholm, se renfermant dans une politique nationale, s'arrangea avec Pétersbourg. Après avoir perdu en 1807 la Poméranie envahie par les Français, et en 1808 la Finlande envahie par la Russie, Gustave IV avait été déposé. Gustave, loyal et fou, a augmenté le nombre des rois errants sur la terre, et moi, je lui ai donné une lettre de recommandation pour les Pères de Terre sainte c'est au tombeau de Jésus-Christ qu'il se faut consoler. L'oncle de Gustave fut mis en place de son neveu détrôné. Bernadotte, ayant commandé le corps d'armée français en Poméranie, s'était attiré l'estime des Suédois ; ils jetèrent les yeux sur lui ; Bernadotte fut choisi pour combler le vide que laissait le prince de Holstein-Augustembourg, prince héréditaire de Suède, nouvellement élu et mort. Napoléon vit avec déplaisir l'élection de son ancien compagnon. L'inimitié de Bonaparte et de Bernadotte remontait haut Bernadotte s'était opposé au 18 brumaire ; ensuite il contribua, par des conversations animées et par l'ascendant qu'il exerçait sur les esprits, à ces brouillements qui amenèrent Moreau devant une cour de justice. Bonaparte se vengea à sa façon, en cherchant à ravaler un caractère. Après le jugement de Moreau il fit présent à Bernadotte d'une maison, rue d'Anjou, dépouille du général condamné ; par une faiblesse alors trop commune, le beau-frère de Joseph n'osa refuser cette munificence peu honorable. Grosbois fut donné à Berthier. La fortune ayant mis le sceptre de Charles XII aux mains d'un compatriote de Henri IV, Charles-Jean se refusa à l'ambition de Napoléon ; il pensa qu'il lui était plus sûr d'avoir pour allié Alexandre, son voisin, que Napoléon, ennemi éloigné ; il se déclara neutre, conseilla la paix et se proposa pour médiateur entre la Russie et la France. Bonaparte entre en fureur ; il s'écrie " Lui, le misérable, il me donne des conseils ! il veut me faire la loi ! un homme qui tient tout de ma bonté ! quelle ingratitude ! Je saurai bien le forcer de suivre mon impulsion souveraine ! " A la suite de ces violences, Bernadotte signa le 24 mars 1812 le traité de Pétersbourg. Ne demandez pas de quel droit Bonaparte traitait Bernadotte de misérable , oubliant qu'il ne sortait, lui Bonaparte, ni d'une source plus élevée, ni d'une autre origine la Révolution et les armes. Ce langage insultant n'annonçait ni la hauteur héréditaire du rang, ni la grandeur de l'âme. Bernadotte n'était point ingrat, il ne devait rien à la bonté de Bonaparte. L'empereur s'était transformé en un monarque de vieille race qui s'attribue tout, qui ne parle que de lui, qui croit récompenser ou punir en disant qu'il est satisfait ou mécontent. Beaucoup de siècles passés sous la couronne, une longue suite de tombeaux à Saint-Denis, n'excuseraient pas même ces arrogances. La fortune ramena des Etats-Unis et du nord de l'Europe deux généraux français sur le même champ de bataille, pour faire la guerre à un homme contre lequel ils s'étaient d'abord réunis et qui les avait séparés. Soldat ou roi, nul ne songeait alors qu'il y eût crime à vouloir renverser l'oppresseur des libertés. Bernadotte triompha, Moreau succomba. Les hommes disparus jeunes sont de vigoureux voyageurs ; ils font vite une route que des hommes plus débiles achèvent à pas lents. L'empereur entreprend l'expédition de Russie. - Objections. - Faute de Napoléon. Ce ne fut pas faute d'avertissements que Bonaparte s'obstina à la guerre de Russie le duc de Frioul, le comte de Ségur, le duc de Vicence, consultés, opposèrent à cette entreprise une foule d'objections " Il ne faut pas, disait courageusement le dernier Histoire de la grande armée , en s'emparant du continent et même des Etats de la famille de son allié, accuser cet allié de manquer au système continental. Quand les armées françaises couvraient l'Europe, comment reprocher aux Russes leur armée ? Fallait-il donc se jeter par delà tous ces peuples de l'Allemagne, dont les plaies faites par nous n'étaient point encore cicatrisées ? Les Français ne se reconnaissaient déjà plus au milieu d'une patrie qu'aucune frontière naturelle ne limitait. Qui donc défendra la véritable France abandonnée ? - Ma renommée ", répliqua l'empereur. Médée avait fourni cette réponse Napoléon faisait descendre à lui la tragédie. Il annonçait le dessein d'organiser l'empire en cohortes de ban et d'arrière-ban sa mémoire était une confusion de temps et de souvenirs. A l'objection des divers partis existants encore dans l'empire, il répondait " Les royalistes redoutent plus ma perte qu'ils ne la désirent. Ce que j'ai fait de plus utile et de plus difficile a été d'arrêter le torrent révolutionnaire il aurait tout englouti. Vous craignez la guerre pour mes jours ? Me tuer, moi, c'est impossible ai-je donc accompli les volontés du Destin ? Je me sens poussé vers un but que je ne connais pas. Quand je l'aurai atteint, un atome suffira pour m'abattre. " C'était encore une copie les Vandales en Afrique, Alaric en Italie, disaient ne céder qu'à une impulsion surnaturelle divino jussu ac perurgeri . L'absurde et honteuse querelle avec le pape augmentant les dangers de la position de Bonaparte, le cardinal Fesch le conjurait de ne pas s'attirer à la fois l'inimitié du ciel et de la terre Napoléon prit son oncle par la main, le mena à une fenêtre c'était la nuit et lui dit " Voyez-vous cette étoile ? - Non, sire. - Regardez bien. - Sire, je ne la vois pas. - Eh bien, moi, je la vois. " " Vous aussi, disait Bonaparte à M. de Caulaincourt, vous êtes devenu Russe. " " Souvent, assure M. de Ségur, on le voyait Napoléon à demi renversé sur un sofa, plongé dans une méditation profonde ; puis il en sort tout à coup comme en sursaut, convulsivement et par des exclamations ; il croit s'entendre nommer et s'écrie Qui m'appelle ? Alors il se lève, marche avec agitation. " Quand le Balafré touchait à sa catastrophe, il monta sur la terrasse du donjon du château de Blois, appelée le Perche au Breton sous un ciel d'automne, une campagne déserte s'étendant au loin, on le vit se promener à grands pas avec des mouvements furieux. Bonaparte, dans ses hésitations salutaires, dit " Rien n'est assez établi autour de moi pour une guerre aussi lointaine ; il faut la retarder de trois ans. " Il offrait de déclarer au czar qu'il ne contribuerait ni directement, ni indirectement, au rétablissement d'un royaume de Pologne l'ancienne et la nouvelle France ont également abandonné ce fidèle et malheureux pays. Cet abandon, entre toutes les fautes politiques commises par Bonaparte, est une des plus graves. Il a déclaré depuis cette faute, que s'il n'avait pas procédé à un rétablissement hautement indiqué, c'est qu'il avait craint de déplaire à son beau-père. Bonaparte était bien homme à être retenu par des considérations de famille ! L'excuse était si faible qu'elle ne le mène, en la donnant, qu'à maudire son mariage avec Marie-Louise. Loin d'avoir senti ce mariage de la même manière, l'empereur de Russie s'était écrié " Me voilà renvoyé au fond de mes forêts. " Bonaparte fut tout simplement aveuglé par l'antipathie qu'il avait pour la liberté des peuples. Le prince Poniatowski, lors de la première invasion de l'armée française avait organisé des troupes polonaises ; des corps politiques s'étaient assemblés ; la France maintint deux ambassadeurs successifs à Varsovie, l'archevêque de Malines et M. Bignon. Français du Nord, les Polonais étaient braves et légers comme nous, ils parlaient notre langue ; ils nous aimaient comme des frères ; ils se faisaient tuer pour nous avec une fidélité où respirait leur aversion de la Russie. La France les avait jadis perdus ; il lui appartenait de leur rendre la vie ne devait-on rien à ce peuple sauveur de la chrétienté ? Je l'ai dit à Alexandre à Vérone " Si Votre Majesté ne rétablit pas la Pologne, elle sera obligée de l'exterminer. " Prétendre ce royaume condamné à l'oppression par sa position géographique, c'est trop accorder aux collines et aux rivières vingt peuples entourés de leur seul courage ont gardé leur indépendance, et l'Italie, remparée des Alpes, est tombée sous le joug de quiconque les a voulu franchir. Il serait plus juste de reconnaître une autre fatalité, savoir que les peuples belliqueux, habitants des plaines, sont condamnés à la conquête des plaines sont accourus les divers envahisseurs de l'Europe. Loin de favoriser la Pologne, on voulut que ses soldats prissent la cocarde nationale ; pauvre qu'elle était, on la chargeait d'entretenir une armée française de quatre-vingt mille hommes ; le grand-duché de Varsovie était promis au roi de Saxe. Si la Pologne eût été reformée en royaume, la race slave depuis la Baltique jusqu'à la mer Noire reprenait son indépendance. Même dans l'abandon où Napoléon laissait les Polonais, tout en se servant d'eux, ils demandaient qu'on les jetât en avant ; ils se vantaient de pouvoir seuls entrer sans nous à Moscou proposition inopportune ! Le poète armé, Bonaparte, avait reparu ; il voulait monter au Kremlin pour y chanter et pour signer un décret sur les théâtres. Quoi qu'on publie aujourd'hui à la louange de Bonaparte, ce grand démocrate, sa haine des gouvernements constitutionnels était invincible ; elle ne l'abandonna point alors même qu'il était entré dans les déserts menaçants de la Russie. Le sénateur Wibicki lui apporta jusqu'à Wilna les résolutions de la Diète de Varsovie " C'est à vous ", disait-il dans son exagération sacrilège, " c'est à vous qui dictez au siècle son histoire, et en qui la force de la Providence réside, c'est à vous d'appuyer des efforts que vous devez approuver. " Il venait, lui Wibicki, demander à Napoléon le Grand de prononcer ces seules paroles " Que le royaume de Pologne existe ", et le royaume de Pologne existera. " Les Polonais se dévoueront aux ordres du chef devant qui les siècles ne sont qu'un moment, et l'espace qu'un point. " Napoléon répondit " Gentilshommes, députés de la Confédération de Pologne, j'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire. Polonais, je penserais et agirais comme vous ; j'aurais voté comme vous dans l'assemblée de Varsovie. L'amour de son pays est le premier devoir de l'homme civilisé. Dans ma situation, j ' ai beaucoup d ' intérêts à concilier et beaucoup de devoirs à remplir . Si j'avais régné pendant le premier, le second, ou le troisième partage de la Pologne, j'aurais armé mes peuples pour la défendre. " J'aime votre nation ! Pendant seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés, dans les champs d'Italie et dans ceux de l'Espagne. J'applaudis à ce que vous avez fait ; j'autorise les efforts que vous voulez faire je ferai tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions. " Je vous ai tenu le même langage dès ma première entrée en Pologne. Je dois y ajouter que j ' ai garanti à l ' empereur d ' Autriche l ' intégrité de ses domaines, et que je ne puis sanctionner aucune manoeuvre, ou aucun mouvement qui tende à troubler la paisible possession de ce qui lui reste des provinces de la Pologne . " Je récompenserai ce dévouement de vos contrées qui vous rend si intéressants et vous acquiert tant de titres à mon estime et à ma protection, par tout ce qui pourra dépendre de moi dans les circonstances . " Ainsi crucifiée pour le rachat des nations, la Pologne a été abandonnée ; on a lâchement insulté sa passion ; on lui a présenté l'éponge pleine de vinaigre, lorsque sur la croix de la liberté elle a dit " J'ai soif, sitio . " " Quand la liberté, s'écria Mickiewicz, s'assiéra sur le trône du monde, elle jugera les nations. Elle dira à la France Je t'ai appelée, tu ne m'as pas écoutée va donc à l'esclavage. " " Tant de sacrifices, tant de travaux, dit l'abbé de Lamennais, doivent-ils être stériles ? Les sacrés martyrs n'auraient-ils semé dans les champs de la patrie qu'un esclavage éternel ? Qu'entendez-vous dans ces forêts ? Le murmure triste des vents. Que voyez-vous passer sur ces plaines ? L'oiseau voyageur qui cherche un lieu pour se reposer. " Réunion à Dresde. - Bonaparte passe en revue son armée et arrive au bord du Niémen. Le 9 mai 1812, Napoléon partit pour l'armée et se rendit à Dresde. C'est à Dresde qu'il rassembla les ressorts épars de la Confédération du Rhin, et que, pour la première et la dernière fois, il mit en mouvement cette machine qu'il avait fabriquée. Parmi les chefs-d'oeuvre exilés qui regrettent le soleil de l'Italie, a lieu une réunion de l'empereur Napoléon et de l'impératrice Marie-Louise, de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche, d'une cohue de souverains grands et petits. Ces souverains aspirent à former de leurs diverses cours les cercles subordonnés de la cour première ils se disputent le vasselage ; l'un veut être échanson du sous-lieutenant de Brienne, l'autre son pannetier. L'histoire de Charlemagne est mise à contribution par l'érudition des chancelleries allemandes ; plus on était élevé, plus on était rampant " Une dame de Montmorency, dit Bonaparte dans Las Cases, se serait précipitée pour renouer les souliers de l'impératrice. " Lorsque Bonaparte traversait le palais de Dresde pour se rendre à un gala préparé, il marchait le premier et en avant, le chapeau sur la tête ; François II suivait chapeau bas, accompagnant sa fille, l'impératrice Marie-Louise ; la tourbe des princes venait pêle-mêle derrière dans un respectueux silence. L'impératrice d'Autriche manquait au cortège ; elle se disait souffrante, ne sortait de ses appartements qu'en chaise à porteurs, pour éviter de donner le bras à Napoléon, qu'elle détestait. Ce qui restait de sentiments nobles s'était retiré au coeur des femmes. Un seul roi, le roi de Prusse, fut d'abord tenu à l'écart " Que me veut ce prince ? " s'écriait Bonaparte avec impatience. " N'est-ce pas assez de l'importunité de ses lettres ? Pourquoi veut-il me persécuter encore de sa présence ? Je n'ai pas besoin de lui. " Dures paroles contre le malheur, prononcées la veille du malheur. Le grand crime de Frédéric-Guillaume, auprès du républicain Bonaparte était d' avoir abandonné la cause des rois . Les négociations de la cour de Berlin avec le Directoire décelaient en ce prince, disait Bonaparte, une politique timide, intéressée, sans noblesse, qui sacrifiait sa dignité et la cause générale des trônes à de petits agrandissements . Quand il regardait sur une carte la nouvelle Prusse, il s'écriait " Se peut-il que j'aie laissé à cet homme tant de pays ! " Des trois commissaires des alliés qui le conduisirent à Fréjus, le commissaire prussien fut le seul que Bonaparte reçut mal et avec lequel il ne voulut avoir aucun rapport. On a cherché la cause secrète de cette aversion de l'empereur pour Guillaume ; on l'a cru trouver dans telle et telle circonstance particulière en parlant de la mort du duc d'Enghien, je pense avoir touché de plus près la vérité. Bonaparte attendit à Dresde les progrès des colonnes de ses armées Marlborough, dans cette même ville allant saluer Charles XII, aperçut sur une carte un tracé aboutissant à Moscou ; il devina que le monarque prendrait cette route, et ne se mêlerait pas de la guerre de l'occident. En n'avouant pas tout haut son projet d'invasion, Bonaparte ne pouvait néanmoins le cacher ; avec les diplomates il mettait en avant trois griefs l'ukase du 31 décembre 1810, prohibant certaines importations en Russie, et détruisant, par cette prohibition, le système continental ; la protestation d'Alexandre contre la réunion du duché d'Oldenbourg ; les armements de la Russie. Si l'on n'était accoutumé à l'abus des mots, on s'étonnerait de voir donner pour cause légitime de guerre les règlements de douanes d'un Etat indépendant et la violation d'un système que cet Etat n'a pas adopté. Quant à la réunion du duché d'Oldenbourg et aux armements de la Russie, vous venez de voir que le duc de Vicence avait osé montrer à Napoléon l'outrecuidance de ces reproches. La justice est si sacrée, elle semble si nécessaire au succès des affaires, que ceux mêmes qui la foulent aux pieds prétendent n'agir que d'après ses principes. Cependant le général Lauriston fut envoyé à Saint-Pétersbourg et le comte de Narbonne au quartier général d'Alexandre messagers de paroles suspectes de paix et de bon vouloir. L'abbé de Pradt avait été dépêché à la Diète polonaise ; il en revint surnommant son maître Jupiter-Scapin . Le comte de Narbonne rapporta qu'Alexandre, sans abattement et sans jactance, préférait la guerre à une paix honteuse. Le czar professait toujours pour Napoléon un enthousiasme naïf ; mais il disait que la cause des Russes était juste, et que son ambitieux ami avait tort. Cette vérité exprimée dans les bulletins moscovites prit l'empreinte du génie national Bonaparte devint l' Antéchrist . Napoléon quitte Dresde le 22 mai 1812, passe à Posen et à Thorn ; il y vit piller les Polonais par ses autres alliés. Il descend la Vistule, s'arrête à Dantzick, Koenigsberg et Gumbinnen. Chemin faisant, il passe en revue ses différentes troupes aux vieux soldats il parle des Pyramides, de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland ; avec les jeunes gens il s'occupe de leurs besoins, de leurs équipements, de leur solde, de leurs capitaines il jouait dans ce moment à la bonté. 1. Invasion de la Russie. - Wilna ; le sénateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff. - 2. Retraite des Russes. - Le Borysthène. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succède à Barclay dans le commandement de l'armée russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille. - 3. Extrait du dix-huitième bulletin de la grande armée. - 4. Marche en avant des Français. - Rostopchine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - Entrée de Napoléon au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopchine. - Séjour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte. - 5. Retraite. - 6. Smolensk. - Suite de la retraite. - 7. Passage de la Bérésina. - 8. Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armée. - Retour de Bonaparte à Paris. - Harangue du Sénat. Invasion de la Russie. - Wilna ; le sénateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff. Lorsque Bonaparte franchit le Niémen, quatre-vingt-cinq millions cinq cent mille âmes reconnaissaient sa domination ou celle de sa famille ; la moitié de la population de la chrétienté lui obéissait ; ses ordres étaient exécutés dans un espace qui comprenait dix-neuf degrés de latitude et trente degrés de longitude. Jamais expédition plus gigantesque ne s'était vue, ne se reverra. Le 22 juin, à son quartier général de Wilkowiski, Napoléon proclame la guerre " Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s'est terminée à Tilsit ; la Russie est entraînée par la fatalité ses destins doivent s'accomplir. " Moscou répond à cette voix jeune encore par la bouche de son métropolitain, âgé de cent dix ans " La ville de Moscou reçoit Alexandre, son Christ, comme une mère dans les bras de ses fils zélés, et chante Hosanna ! Béni soit celui qui arrive ! " Bonaparte s'adressait au Destin, Alexandre à la Providence. Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le Niémen ; il ordonna d'y jeter trois ponts. A la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l'autre rive. Un officier de Cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande qui ils sont. " Français. - Pourquoi venez-vous en Russie ? - Pour vous faire la guerre. " Le Cosaque disparaît dans les bois ; trois sapeurs tirent sur la forêt ; on ne leur répond point silence universel. Bonaparte était demeuré toute une journée étendu sans force et pourtant sans repos il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos armées s'avancèrent à travers la forêt de Pilwisky, à la faveur de l'obscurité, comme les Huns conduits par une biche dans les Palus-Méotides. On ne voyait pas le Niémen ; pour le reconnaître, il en fallut toucher les bords. Au lever du jour, au lieu des bataillons moscovites, ou des populations lithuaniennes, s'avançant au-devant de leurs libérateurs, on ne vit que des sables nus et des forêts désertes " A trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on apercevait la tente de l'empereur. Autour d'elle toutes les collines, leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d'hommes et de chevaux. " Ségur. L'ensemble des forces obéissant à Napoléon se montait à six cent quatre-vingt mille trois cents fantassins, à cent soixante-seize mille huit cent cinquante chevaux. Dans la guerre de la succession, Louis XIV avait sous les armes six cent mille hommes, tous Français. L'infanterie active, sous les ordres immédiats de Bonaparte, était répartie en dix corps. Ces corps se composaient de vingt mille Italiens, de quatre vingt-mille hommes de la Confédération du Rhin, de trente mille Polonais, de trente mille Autrichiens, de vingt mille Prussiens et de deux cent soixante-dix mille Français. L'armée franchit le Niémen ; Bonaparte passe lui-même le pont fatal et pose le pied sur la terre russe. Il s'arrête et voit défiler ses soldats, puis il échappe à la vue, et galope au hasard dans une forêt, comme appelé au conseil des esprits sur la bruyère. Il revient ; il écoute ; l'armée écoutait on se figure entendre gronder le canon lointain ; on était plein de joie ce n'était qu'un orage ; les combats reculaient. Bonaparte s'abrita dans un couvent abandonné double asile de paix. On a raconté que le cheval de Napoléon s'abattit et qu'on entendit murmurer " C'est un mauvais présage ; un Romain reculerait. " Vieille histoire de Scipion, de Guillaume le Bâtard, d'Edouard III, et de Malesherbes partant pour le tribunal révolutionnaire. Trois jours furent employés au passage des troupes ; elles prenaient rang et s'avançaient. Napoléon s'empressait sur la route ; le temps lui criait " Marche ! marche ! " comme parle Bossuet. A Wilna, Bonaparte reçut le sénateur Wibicki, de la Diète de Varsovie un parlementaire russe, Balascheff, se présente à son tour ; il déclare qu'on pouvait encore traiter, qu'Alexandre n'était point l'agresseur, que les Français se trouvaient en Russie sans aucune déclaration de guerre. Napoléon répond qu'Alexandre n'est qu'un général à la parade ; qu'Alexandre n'a que trois généraux Kutuzoff, dont lui, Bonaparte, ne se soucie pas parce qu'il est Russe ; Beningsen, déjà trop vieux il y a six ans et maintenant en enfance ; Barclay, général de retraite. Le duc de Vicence, s'étant cru insulté par Bonaparte dans la conversation, l'interrompit d'une voix irritée " Je suis bon Français ; je l'ai prouvé je le prouverai encore, en répétant que cette guerre est impolitique, dangereuse, qu'elle perdra l'armée, la France et l'empereur. " Bonaparte avait dit à l'envoyé russe " Croyez-vous que je me soucie de vos jacobins de Polonais ? " Madame de Staël rapporte ce dernier propos ; ses hautes liaisons la tenaient bien informée elle affirme qu'il existait une lettre écrite à M. de Romanzoff par un ministre de Bonaparte, lequel proposait de rayer des actes européens le nom de Pologne et de Polonais preuve surabondante du dégoût de Napoléon pour ses braves suppliants. Bonaparte s'enquit devant Balascheff du nombre des églises de Moscou ; sur la réponse, il s'écrie " Comment tant d'églises à une époque où l'on n'est plus chrétien ? - Pardon, sire, reprit le Moscovite, les Russes et les Espagnols le sont encore. " Balascheff renvoyé avec des propositions inadmissibles, la dernière lueur de paix s'évanouit. Les bulletins disaient " Le voilà donc cet empire de Russie, de loin si redoutable ! c'est un désert. Il faut plus de temps à Alexandre pour rassembler ses recrues qu'à Napoléon pour arriver à Moscou. " Bonaparte, parvenu à Witepsk, eut un moment l'idée de s'y arrêter. Rentrant à son quartier général, après avoir vu Barclay se retirer encore, il jeta son épée sur des cartes et s'écria " Je m'arrête ici ! ma campagne de 1812 est finie celle de 1813 fera le reste. " Heureux s'il eût tenu à cette résolution que tous ses généraux lui conseillaient ! Il s'était flatté de recevoir de nouvelles propositions de paix ne voyant rien venir, il s'ennuya ; il n'était qu'à vingt journées de Moscou. " Moscou, la ville sainte ! " répétait-il. Son regard devenait étincelant, son air farouche l'ordre de partir est donné. On lui fait des observations ; il les dédaigne ; Daru, interrogé, lui répond " qu'il ne conçoit ni le but ni la nécessité d'une pareille guerre ". L'empereur réplique " Me prend-on pour un insensé ? Pense-t-on que je fais la guerre par goût ? " Ne lui avait-on pas entendu dire à lui, empereur, " que la guerre d'Espagne et celle de Russie étaient deux chancres qui rongeaient la France " ? Mais pour faire la paix il fallait être deux, et l'on ne recevait pas une seule lettre d'Alexandre. Et ces chancres , de qui venaient-ils ? Ces inconséquences passent inaperçues et se changent même au besoin en preuves de la candide sincérité de Napoléon. Bonaparte se croirait dégradé s'il s'arrêtait dans une faute qu'il reconnaît. Ses soldats se plaignent de ne plus le voir qu'aux moments des combats, toujours pour les faire mourir, jamais pour les faire vivre il est sourd à ces plaintes. La nouvelle de la paix entre les Russes et les Turcs le frappe et ne le retient pas il se précipite à Smolensk. Les proclamations des Russes disaient " Il vient Napoléon la trahison dans le coeur et la loyauté sur les lèvres, il vient nous enchaîner avec ses légions d'esclaves. Portons la croix dans nos coeurs et le fer dans nos mains ; arrachons les dents à ce lion ; renversons le tyran qui renverse la terre. " Sur les hauteurs de Smolensk Napoléon retrouve l'armée russe, composée de cent vingt mille hommes " Je les tiens ! " s'écrie-t-il. Le 17, au point du jour, Belliard jette une bande de Cosaques dans le Dniepr ; le rideau replié, on aperçoit l'armée ennemie sur la route de Moscou ; elle se retirait. Le rêve de Bonaparte lui échappe encore. Murat, qui avait trop contribué à la vaine poursuite, dans son désespoir voulait mourir. Il refusait de quitter une de nos batteries écrasée par le feu de la citadelle de Smolensk non encore évacuée " Retirez-vous tous ; laissez-moi seul ici ! " s'écriait-il. Une attaque effroyable avait lieu contre cette citadelle rangée sur des hauteurs qui s'élèvent en amphithéâtre, notre armée contemplait le combat au-dessous quand elle vit les assaillants s'élancer à travers le feu et la mitraille, elle battit des mains comme elle avait fait à l'aspect des ruines de Thèbes. Pendant la nuit un incendie attire les regards. Un sous-officier de Davoust escalade les murs, parvient dans la citadelle au milieu de la fumée ; le son de quelques voix lointaines arrive à son oreille le pistolet à la main il se dirige de ce côté et, à son grand étonnement, il tombe dans une patrouille d'amis. Les Russes avaient abandonné la ville, et les Polonais de Poniatowski l'avaient occupée. Murat, par son costume extraordinaire, par le caractère de sa vaillance qui ressemblait à la leur, excitait l'enthousiasme des Cosaques. Un jour qu'il faisait sur leurs bandes une charge furieuse, il s'emporte contre elles, les gourmande et leur commande les Cosaques ne comprennent pas, mais ils devinent, tournent bride et obéissent à l'ordre du général ennemi. Lorsque nous vîmes à Paris l'hetman Platoff, nous ignorions ses afflictions paternelles en 1812 il avait un fils beau comme l'Orient ; ce fils montait un superbe cheval blanc de l'Ukraine ; le guerrier de dix-sept ans combattait avec l'intrépidité de l'âge qui fleurit et espère un hulan polonais le tua. Etendu sur une peau d'ours, les Cosaques vinrent respectueusement baiser sa main. Ils prononcent des prières funèbres, l'enterrent sur une butte couverte de pins ; ensuite, tenant en main leurs chevaux, ils défilent autour de la tombe, la pointe de leur lance renversée contre terre on croyait voir les funérailles décrites par l'historien des Goths, ou les cohortes prétoriennes renversant leurs faisceaux devant les cendres de Germanicus, versi fasces . " Le vent fait tomber les flocons de neige que le printemps du nord porte dans ses cheveux. " Edda de Soemund . Retraite des Russes. - Le Borysthène. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succède à Barclay dans le commandement de l'armée russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille. Bonaparte écrivit de Smolensk en France qu'il était maître des salines russes et que son ministre du Trésor pouvait compter sur quatre-vingts millions de plus. La Russie fuyait vers le pôle les seigneurs, désertant leurs châteaux de bois, s'en allaient avec leurs familles, leurs serfs et leurs troupeaux. Le Dniepr , ou l'ancien Borysthène , dont les eaux avaient jadis été déclarées saintes par Wladimir, était franchi ce fleuve avait envoyé aux peuples civilisés des invasions de Barbares ; il subissait maintenant les invasions des peuples civilisés. Sauvage déguisé sous un nom grec, il ne se rappelait même plus les premières migrations des Slaves ; il continuait de couler inconnu, portant dans ses barques, parmi ses forêts, au lieu des enfants d'Odin, des châles et des parfums aux femmes de Saint-Pétersbourg et de Varsovie. Son histoire pour le monde ne commence qu'à l'orient des montagnes où sont les autels d ' Alexandre . De Smolensk on pouvait également conduire une armée à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Smolensk aurait dû avertir le vainqueur de s'arrêter ; il en eut un moment l'envie " L'empereur, dit M. Fain, découragé, parla du projet de s'arrêter à Smolensk. " Aux ambulances on commençait déjà à manquer de tout. Le général Gourgaud raconte que le général Lariboisière fut obligé de délivrer l'étoupe de ses canons pour panser les blessés. Mais Bonaparte était entraîné ; il se délectait à contempler aux deux bouts de l'Europe les deux aurores qui éclairaient ses armées dans des plaines brûlantes et sur des plateaux glacés. Roland, dans son cercle étroit de chevalerie, courait après Angélique ; les conquérants de première race poursuivent une plus haute souveraine point de repos pour eux qu'ils n'aient pressé dans leurs bras cette divinité couronnée de tours, épouse du Temps, fille du Ciel et mère des dieux. Possédé de sa propre existence, Bonaparte avait tout réduit à sa personne ; Napoléon s'était emparé de Napoléon ; il n'y avait plus que lui en lui. Jusqu'alors il n'avait exploré que des lieux célèbres ; maintenant il parcourait une voie sans nom le long de laquelle Pierre avait à peine ébauché les villes futures d'un empire qui ne comptait pas un siècle. Si les exemples instruisaient, Bonaparte aurait pu s'inquiéter au souvenir de Charles XII qui traversa Smolensk en cherchant Moscou. A Kolodrina il y eut une affaire meurtrière on avait enterré à la hâte les cadavres des Français, de sorte que Napoléon ne put juger de la grandeur de sa perte. A Dorogobouj, rencontre d'un Russe avec une barbe éblouissante de blancheur descendant sur sa poitrine trop vieux pour suivre sa famille, resté seul à son foyer, il avait vu les prodiges de la fin du règne de Pierre le Grand, et il assistait, dans une silencieuse indignation, à la dévastation de son pays. Une suite de batailles présentées et refusées amenèrent les Français sur le champ de la Moskowa. A chaque bivouac, l'empereur allait discutant avec ses généraux, écoutant leurs contentions, tandis qu'il était assis sur des branches de sapin ou se jouait avec quelque boulet russe qu'il poussait du pied. Barclay, pasteur de Livonie, et puis général, était l'auteur de ce système de retraite qui laissait à l'automne le temps de le rejoindre une intrigue de cour le renversa. Le vieux Kutuzoff, battu à Austerlitz parce qu'on n'avait pas suivi son opinion, laquelle était de refuser le combat jusqu'à l'arrivée du prince Charles, remplaça Barclay. Les Russes voyaient dans Kutuzoff un général de leur nation, l'élève de Suwaroff, le vainqueur du grand vizir en 1811, et l'auteur de la paix avec la Porte, alors si nécessaire à la Russie. Sur ces entrefaites, un officier moscovite se présente aux avant-postes de Davoust ; il n'était que de propositions vagues ; sa mission réelle semblait être de regarder et d'examiner on lui montra tout. La curiosité française, insouciante et sans frayeur, lui demanda ce qu'on trouverait de Viazma à Moscou " Pultava ", répondit-il. Arrivé sur les hauteurs de Borodino, Bonaparte voit enfin l'armée russe arrêtée et formidablement retranchée. Elle comptait cent vingt mille hommes et six cents pièces de canon ; du côté des Français, égale force. La gauche des Russes examinée, le maréchal Davoust propose à Napoléon de tourner l'ennemi " Cela me ferait perdre trop de temps ", répond l'empereur. Davoust insiste ; il s'engage à avoir accompli sa manoeuvre avant six heures du matin ; Napoléon l'interrompt brusquement " Ah ! vous êtes toujours pour tourner l'ennemi. " On avait remarqué un grand mouvement dans le camp moscovite les troupes étaient sous les armes ; Kutuzoff, entouré des popes et des archimandrites, précédé des emblèmes de la religion et d'une image sacrée sauvée des ruines de Smolensk, parle à ses soldats du ciel et de la patrie ; il nomme Napoléon le despote universel. Au milieu de ces chants de guerre, de ces choeurs de triomphe mêlés à des cris de douleur, on entend aussi dans le camp français une voix chrétienne ; elle se distingue de toutes les autres ; c'est l'hymne saint qui monte seul sous les voûtes du temple. Le soldat dont la voix tranquille, et pourtant émue, retentit la dernière, est l'aide de camp du maréchal qui commandait la cavalerie de la garde. Cet aide de camp s'est mêlé à tous les combats de la campagne de Russie ; il parle de Napoléon comme ses plus grands admirateurs ; mais il lui reconnaît des infirmités ; il redresse des récits menteurs et déclare que les fautes commises sont venues de l'orgueil du chef et de l'oubli de Dieu dans les capitaines. " Dans le camp russe, dit le lieutenant-colonel de Baudus, on sanctifia cette vigile d'un jour qui devait être le dernier pour tant de braves. " Le spectacle offert à mes yeux par la piété de l'ennemi, ainsi que les plaisanteries qu'il dicta à un trop grand nombre d'officiers placés dans nos rangs, me rappela que le plus grand de nos rois, Charlemagne, se disposa lui aussi à commencer la plus périlleuse de ses entreprises par des cérémonies religieuses. " Ah ! sans doute, parmi ces chrétiens égarés, il s'en trouva un grand nombre dont la bonne foi sanctifia les prières ; car si les Russes furent vaincus à la Moskowa, notre entier anéantissement, dont ils ne peuvent se glorifier en aucune façon, puisqu'il fut l'oeuvre manifeste de la Providence, vint prouver quelques mois plus tard que leur demande n'avait été que trop favorablement écoutée. " Mais où était le czar ? Il venait de dire modestement à madame de Staël fugitive qu'il regrettait de n ' être pas un grand général . Dans ce moment paraissait à nos bivouacs M. de Beausset, officier du palais sorti des bois tranquilles de Saint-Cloud, et suivant les traces horribles de notre armée, il arrivait la veille des funérailles à la Moskowa ; il était chargé du portrait du roi de Rome que Marie-Louise envoyait à l'empereur. M. Fain et M. de Ségur peignent les sentiments dont Bonaparte fut saisi à cette vue ; selon le général Gourgaud, Bonaparte s'écria après avoir regardé le portrait " Retirez-le, il voit de trop bonne heure un champ de bataille. " Le jour qui précéda l'orage fut extrêmement calme " Cette espèce de sagesse que l'on met, dit M. de Baudus, à préparer de si cruelles folies, a quelque chose d'humiliant pour la raison humaine quand on y pense de sang-froid à l'âge où je suis arrivé car, dans ma jeunesse, je trouvais cela bien beau. " Vers le soir du 6, Bonaparte dicta cette proclamation ; elle ne fut connue de la plupart des soldats qu'après la victoire " Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l'abondance et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk et à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou. " Bonaparte passa la nuit dans l'anxiété tantôt il croyait que les ennemis se retiraient, tantôt il redoutait le dénûment de ses soldats et la lassitude de ses officiers. Il savait que l'on disait autour de lui " Dans quel but nous a-t-on fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l'eau marécageuse, la famine et des bivouacs sur des cendres ? Chaque année la guerre s'aggrave ; de nouvelles conquêtes forcent d'aller chercher de nouveaux ennemis. Bientôt l'Europe ne lui suffira plus ; il lui faudra l'Asie. " Bonaparte, en effet, n'avait pas vu avec indifférence les cours d'eau qui se jettent dans le Volga ; né pour Babylone, il l'avait déjà tentée par une autre route. Arrêté à Jaffa à l'entrée occidentale de l'Asie, arrêté à Moscou à la porte septentrionale de cette même Asie, il vint mourir dans les mers qui bordent cette partie du monde d'où se levèrent l'homme et le soleil. Napoléon, au milieu de la nuit, fit appeler un de ses aides de camp ; celui-ci le trouva la tête appuyée dans ses deux mains " Qu'est-ce que la guerre ? disait-il ; un métier de barbares où tout l'art consiste à être le plus fort sur un point donné. " Il se plaint de l'inconstance de la fortune ; il envoie examiner la position de l'ennemi on lui rapporte que les feux brillent du même éclat et en égal nombre ; il se tranquillise. A cinq heures du matin, Ney lui envoie demander l'ordre d'attaque ; Bonaparte sort et s'écrie " Allons ouvrir les portes de Moscou. " Le jour paraît ; Napoléon montrant l'Orient qui commençait à rougir " Voilà le soleil d'Austerlitz ! " s'écria-t-il. Extrait du dix-huitième bulletin de la grande-armée. " Mojaïsk, 12 septembre 1812. " Le 6, à deux heures du matin, l'empereur parcourut les avant-postes ennemis on passa la journée à se reconnaître. L'ennemi avait une position très resserrée. ... " Cette position parut belle et forte. Il était facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi à l ' évacuer ; mais cela aurait remis la partie . ... " Le 7, à six heures du matin, le général comte Sorbier, qui avait armé la batterie droite avec l'artillerie de la réserve de la garde, commença le feu. ... " A six heures et demie, le général Compans est blessé. A sept heures, le prince d'Eckmühl a son cheval tué.... " A sept heures, le maréchal duc d'Elchingen se remet en mouvement et, sous la protection de soixante pièces de canon que le général Foucher avait placées la veille contre le centre de l'ennemi, se porte sur le centre. Mille pièces de canon vomissent de part et d'autre la mort. " A huit heures, les positions de l'ennemi sont enlevées, ses redoutes prises, et notre artillerie couronne ses mamelons. ... " Il restait à l'ennemi ses redoutes de droite ; le général comte Morand y marche et les enlève ; mais à neuf heures du matin, attaqué de tous côtés, il ne peut s'y maintenir. L'ennemi, encouragé par ce succès, fit avancer sa réserve et ses dernières troupes pour tenter encore la fortune. La garde impériale russe en fait partie. Il attaque notre centre sur lequel avait pivoté notre droite. On craint pendant un moment qu'il n'enlève le village brûlé ; la division Friant s'y porte quatre-vingts pièces de canon françaises arrêtent d'abord et écrasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant deux heures serrées sous la mitraille, n'osant pas avancer, ne voulant pas reculer et renonçant à l'espoir de la victoire. Le roi de Naples décide leur incertitude ; il fait charger le quatrième corps de cavalerie qui pénètre dans les brèches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses serrées des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers ; ils se débandent de tous côtés. ... " Il est deux heures après midi, toute espérance abandonne l'ennemi la bataille est finie, la canonnade continue encore ; il se bat pour sa retraite et pour son salut, mais non pour la victoire. " Notre perte totale peut être évaluée à dix mille hommes ; celle de l'ennemi à quarante ou cinquante mille. Jamais on n'a vu pareil champ de bataille. Sur six cadavres il y en avait un français et cinq russes. Quarante généraux russes ont été tués, blessés ou pris le général Bagration a été blessé. " Nous avons perdu le général de division comte Montbrun, tué d'un coup de canon ; le général comte Caulaincourt, qui avait été envoyé pour le remplacer, tué d'un même coup une heure après. " Les généraux de brigade Compère, Plauzonne, Marion, Huart, ont été tués ; sept ou huit généraux ont été blessés, la plupart légèrement. Le prince d'Eckmühl n'a eu aucun mal. Les troupes françaises se sont couvertes de gloire et ont montré leur grande supériorité sur les troupes russes. " Telle est en peu de mots l'esquisse de la bataille de la Moskowa, donnée à deux lieues en arrière de Mojaïsk et à vingt-cinq lieues de Moscou. " L'empereur n'a jamais été exposé ; la garde, ni à pied ni à cheval, n'a pas donné et n'a pas perdu un seul homme. La victoire n'a jamais été incertaine. Si l'ennemi, forcé dans ses positions, n'avait pas voulu les reprendre, notre perte aurait été plus forte que la sienne ; mais il a détruit son armée en la tenant depuis huit heures jusqu'à deux sous le feu de nos batteries et en s'opiniâtrant à reprendre ce qu'il avait perdu. C'est la cause de son immense perte. " Ce bulletin froid et rempli de réticences est loin de donner une idée de la bataille de la Moskowa, et surtout des affreux massacres à la grande redoute quatre-vingt mille hommes furent mis hors de combat ; trente mille d'entre eux appartenaient à la France. Auguste de La Rochejaquelein eut le visage fendu d'un coup de sabre et demeura prisonnier des Moscovites il rappelait d'autres combats et un autre drapeau. Bonaparte, passant en revue le 61e régiment presque détruit, dit au colonel " Colonel, qu'avez-vous fait d'un de vos bataillons ? - Sire, il est dans la redoute. " Les Russes ont toujours soutenu et soutiennent encore avoir gagné la bataille ils vont élever une colonne triomphale funèbre sur les hauteurs de Borodino. Le récit de M. de Ségur va suppléer à ce qui manque au bulletin de Bonaparte " L'empereur parcourut, dit-il, le champ de bataille. Jamais aucun ne fut d'un si horrible aspect. Tout y concourait un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris, à l'horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d'horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres, des bivouacs silencieux ; plus de chants, point de récits une morne taciturnité. " On voyait autour des aigles le reste des officiers et sous-officiers, et quelques soldats, à peine ce qu'il en fallait pour garder le drapeau. Leurs vêtements étaient déchirés par l'acharnement du combat, noircis de poudre, souillés de sang ; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de cette misère, de ce désastre, un air fier, et même, à l'aspect de l'empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excités car, dans cette armée, capable à la fois d'analyse et d'enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous. ... " L'empereur ne put évaluer sa victoire que par les morts. La terre était tellement jonchée de Français étendus sur les redoutes, qu'elles paraissaient leur appartenir plus qu'à ceux qui restaient debout. Il semblait y avoir là plus de vainqueurs tués que de vainqueurs vivants. " Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour suivre Napoléon, le pied d'un cheval rencontra un blessé et lui arracha un dernier signe de vie ou de douleur. L'empereur, jusque-là muet comme sa victoire, et que l'aspect de tant de victimes oppressait, éclata ; il se soulagea par des cris d'indignation et par une multitude de soins qu'il fit prodiguer à ce malheureux. Puis il dispersa les officiers qui le suivaient pour qu'ils secourussent ceux qu'on entendait crier de toutes parts. " On en trouvait surtout dans le fond des ravines où la plupart des nôtres avaient été précipités, et où plusieurs s'étaient traînés pour être plus à l'abri de l'ennemi et de l'ouragan. Les uns prononçaient en gémissant le nom de leur patrie ou de leur mère c'étaient les plus jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d'un air ou impassible ou sardonique, sans daigner implorer ni se plaindre d'autres demandaient qu'on les tuât sur-le-champ mais on passait vite à côté de ces malheureux, qu'on n'avait ni l'inutile pitié de secourir, ni la pitié cruelle d'achever. " Tel est le récit de M. de Ségur. Anathème aux victoires non remportées pour la défense de la patrie et qui ne servent qu'à la vanité d'un conquérant ! La garde, composée de vingt-cinq mille hommes d'élite, ne fut point engagée à la Moskowa Bonaparte la refusa sous divers prétextes. Contre sa coutume, il se tint à l'écart du feu et ne pouvait suivre de ses propres yeux les manoeuvres. Il s'asseyait ou se promenait près d'une redoute emportée la veille lorsqu'on venait lui apprendre la mort de quelques-uns de ses généraux, il faisait un geste de résignation. On regardait avec étonnement cette impassibilité ; Ney s'écriait " Que fait-il derrière l'armée ? Là, il n'est à portée que des revers, et non des succès. Puisqu'il ne fait plus la guerre par lui-même, qu'il n'est plus général, qu'il veut faire partout l'empereur, qu'il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux pour lui. " Murat avouait que dans cette grande journée il n'avait plus reconnu le génie de Napoléon. Des admirateurs sans réserve ont attribué l'engourdissement de Napoléon à la complication des souffrances dont, assurent-ils, il était alors accablé ; ils affirment qu'à tous moments il était obligé de descendre de cheval, et que souvent il restait immobile, le front appuyé contre des canons. Cela peut être un malaise passager pouvait contribuer dans ce moment à la prostration de son énergie ; mais si l'on remarque qu'il retrouva cette énergie dans la campagne de Saxe et dans sa fameuse campagne de France, il faudra chercher une autre cause de son inaction à Borodino. Comment ! vous avouez dans votre bulletin qu' il était facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi à évacuer sa belle position, mais que cela aurait remis la partie ; et vous, qui avez assez d'activité d'esprit pour condamner à la mort tant de milliers de nos soldats, vous n'avez pas assez de force de corps pour ordonner à votre garde d'aller au moins à leur secours ? Il n'y a d'autre explication à ceci que la nature même de l'homme l'adversité arrivait ; sa première atteinte le glaça. La grandeur de Napoléon n'était pas de cette qualité qui appartient à l'infortune ; la prospérité seule lui laissait ses facultés entières il n'était point fait pour le malheur. Marche en avant des Français. - Rostopschine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - Entrée de Napoléon au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopschine. - Séjour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte. Entre la Moskowa et Moscou, Murat engagea une affaire devant Mojaïsk. On entra dans la ville où l'on trouva dix mille morts et mourants. On jeta les morts par les fenêtres pour loger les vivants. Les Russes se repliaient en bon ordre sur Moscou. Dans la soirée du 13 septembre, Kutuzoff avait assemblé un conseil de guerre tous les généraux déclarèrent que Moscou n ' était pas la patrie . Buturlin Histoire de la campagne de Russie , le même officier qu'Alexandre envoya au quartier de monseigneur le duc d'Angoulême en Espagne, Barclay, dans son Mémoire justificatif , donnent les motifs qui déterminèrent l'opinion du conseil. Kutuzoff proposa au roi de Naples une suspension d'armes tandis que les soldats russes traverseraient l'ancienne capitale des czars. La suspension fut acceptée, car les Français voulaient conserver la ville ; Murat seulement serrait de près l'arrière-garde ennemie, et nos grenadiers emboîtaient le pas du grenadier russe qui se retirait. Mais Napoléon était loin du succès auquel il croyait toucher Kutuzoff cachait Rostopschine. Le comte Rostopschine était gouverneur de Moscou. La vengeance promettait de descendre du ciel un ballon monstrueux, construit à grands frais, devait planer sur l'armée française, choisir l'empereur entre mille, s'abattre sur sa tête dans une pluie de fer et de feu. A l'essai, les ailes de l'aérostat brisèrent ; force fut de renoncer à la bombe des nuées ; mais les artifices restèrent à Rostopschine. Les nouvelles du désastre de Borodino étaient arrivées à Moscou, tandis que, sur un bulletin de Kutuzoff, on se flattait encore de la victoire dans le reste de l'empire. Rostopschine avait fait diverses proclamations en prose rimée ; il disait " Allons, mes amis les Moscovites, marchons aussi ! Nous rassemblerons cent mille hommes, nous prendrons l'image de la sainte Vierge, cent cinquante pièces de canon et nous mettrons fin à tout. " Il conseillait aux habitants de s'armer simplement de fourches, un Français ne pesant pas plus qu'une gerbe. On sait que Rostopschine a décliné toute participation à l'incendie de Moscou ; on sait aussi qu'Alexandre ne s'est jamais expliqué à ce sujet. Rostopschine a-t-il voulu échapper au reproche des nobles et des marchands dont la fortune avait péri ? Alexandre a-t-il craint d'être appelé un Barbare par l'Institut ? Ce siècle est si misérable, Bonaparte en avait tellement accaparé toutes les grandeurs, que quand quelque chose de digne arrivait, chacun s'en défendait et en repoussait la responsabilité. L'incendie de Moscou restera une résolution héroïque qui sauva l'indépendance d'un peuple et contribua à la délivrance de plusieurs autres. Numance n'a point perdu ses droits à l'admiration des hommes. Qu'importe que Moscou ait été brûlé ! ne l'avait-il pas été déjà sept fois ? N'est-il pas aujourd'hui brillant et rajeuni, bien que dans son vingt-unième bulletin Napoléon eût prédit que l' incendie de cette capitale retarderait la Russie de cent ans ? " Le malheur même de Moscou, dit admirablement madame de Staël, a régénéré l'empire cette ville religieuse a péri comme un martyr dont le sang répandu donne de nouvelles forces aux frères qui lui survivent. " Dix années d ' exil . Où en seraient les nations si Bonaparte, du haut du Kremlin, eût couvert le monde de son despotisme comme d'un drap mortuaire ? Les droits de l'espèce humaine passent avant tout pour moi, la terre fût-elle un globe explosible, je n'hésiterais pas à y mettre le feu s'il s'agissait de délivrer mon pays. Toutefois, il ne faut rien moins que les intérêts supérieurs de la liberté humaine pour qu'un Français, la tête couverte d'un crêpe et les yeux pleins de larmes, puisse se résoudre à raconter une résolution qui devait devenir fatale à tant de Français. On a vu à Paris le comte Rostopschine, homme instruit et spirituel dans ses écrits la pensée se cache sous une certaine bouffonnerie ; espèce de Barbare policé, de poète ironique, dépravé même, capable de généreuses dispositions, tout en méprisant les peuples et les rois les églises gothiques admettent dans leur grandeur des décorations grotesques. La débâcle avait commencé à Moscou ; les routes de Cazan étaient couvertes de fugitifs à pied, en voiture, isolés ou accompagnés de serviteurs. Un présage avait un moment ranimé les esprits un vautour s'était embarrassé dans les chaînes qui soutenaient la croix de la principale église ; Rome eût, comme Moscou, vu dans ce présage la captivité de Napoléon. A l'approche des longs convois de blessés russes qui se présentaient aux portes, toute espérance s'évanouit. Kutuzoff avait flatté Rostopschine de défendre la ville avec quatre-vingt-onze mille hommes qui lui restaient vous venez de voir que le conseil de guerre l'obligeait de se retirer. Rostopschine demeura seul. La nuit descend des émissaires vont frapper mystérieusement aux portes, annoncent qu'il faut partir et que Ninive est condamnée. Des matières inflammables sont introduites dans les édifices publics et les bazars, dans les boutiques et les maisons particulières ; les pompes sont enlevées. Alors Rostopschine ordonne d'ouvrir les prisons du milieu d'une troupe immonde on fait sortir un Russe et un Français ; le Russe, appartenant à une secte d'illuminés allemands, est accusé d'avoir voulu livrer sa patrie et d'avoir traduit la proclamation des Français ; son père accourt ; le gouverneur lui accorde un moment pour bénir son fils " Moi, bénir un traître ! " s'écrie le vieux Moscovite, et il le maudit. Le prisonnier est livré à la populace et abattu. " Pour toi, dit Rostopschine au Français, tu devais désirer l'arrivée de tes compatriotes sois libre. Va dire aux tiens que la Russie n'a eu qu'un seul traître et qu'il est puni. " Les autres malfaiteurs relâchés reçoivent, avec leur grâce, les instructions pour procéder à l'incendie, quand le moment sera venu. Rostopschine sort le dernier de Moscou, comme un capitaine de vaisseau quitte le dernier son bord dans un naufrage. Napoléon, monté à cheval, avait rejoint son avant-garde. Une hauteur restait à franchir ; elle touchait à Moscou de même que Montmartre à Paris ; elle s'appelait le Mont-du-salut , parce que les Russes y priaient à la vue de la ville sainte, comme les pèlerins en apercevant Jérusalem. Moscou aux coupoles dorées , disent les poètes slaves, resplendissait à la lumière du jour, avec ses deux cent quatre-vingt-quinze églises, ses quinze cents châteaux, ses maisons ciselées, colorées en jaune, en vert. en rose il n'y manquait que les cyprès et le Bosphore. Le Kremlin faisait partie de cette masse couverte de fer poli ou peinturé. Au milieu d'élégantes villas de briques et de marbre, la Moskowa coulait parmi des parcs ornés de bois de sapins, palmiers de ce ciel Venise, aux jours de sa gloire, ne fut pas plus brillante dans les flots de l'Adriatique. Ce fut le 14 septembre, à deux heures de l'après-midi, que Bonaparte, par un soleil orné des diamants du pôle, aperçut sa nouvelle conquête. Moscou, comme une princesse européenne aux confins de son empire, parée de toutes les richesses de l'Asie, semblait amenée là pour épouser Napoléon. Une acclamation s'élève " Moscou ! Moscou ! " s'écrient nos soldats ; ils battent encore des mains au temps de la vieille gloire, ils criaient, revers ou prospérités, vive le roi ! " Ce fut un beau moment, dit le lieutenant-colonel de Baudus, que celui où le magnifique panorama présenté par l'ensemble de cette immense cité s'offrit tout à coup à mes regards. Je me rappellerai toujours l'émotion qui se manifesta dans les rangs de la division polonaise ; elle me frappa d'autant plus qu'elle se fit jour par un mouvement empreint d'une pensée religieuse. En apercevant Moscou, les régiments entiers se jetèrent à genoux et remercièrent le Dieu des armées de les avoir conduits par la victoire dans la capitale de leur ennemi le plus acharné. " Les acclamations cessent ; on descend muets vers la ville ; aucune députation ne sort des portes pour présenter les clefs dans un bassin d'argent. Le mouvement de la vie était suspendu dans la grande cité. Moscou chancelait silencieuse devant l'étranger trois jours après elle avait disparu ; la Circassienne du Nord, la belle fiancée, s'était couchée sur son bûcher funèbre. Lorsque la ville était encore debout, Napoléon en marchant vers elle s'écriait " La voilà donc cette ville fameuse ! " et il regardait Moscou, délaissée, ressemblait à la cité pleurée dans les Lamentations . Déjà Eugène et Poniatowski ont débordé les murailles ; quelques-uns de nos officiers pénètrent dans la ville ; ils reviennent et disent à Napoléon " Moscou est déserte ! - Moscou est déserte ? c'est invraisemblable ! qu'on m'amène les boyards. " Point de boyards, il n'est resté que des pauvres qui se cachent. Rues abandonnées, fenêtres fermées aucune fumée ne s'élève des foyers d'où s'en échapperont bientôt des torrents. Pas le plus léger bruit. Bonaparte hausse les épaules. Murat, s'étant avancé jusqu'au Kremlin, y est reçu par les hurlements des prisonniers devenus libres pour délivrer leur patrie on est contraint d'enfoncer les portes à coups de canon. Napoléon s'était porté à la barrière de Dorogomilow ; il s'arrêta dans une des premières maisons du faubourg, fit une course le long de la Moskowa, ne rencontra personne. Il revint à son logement, nomma le maréchal Mortier gouverneur de Moscou, le général Durosnel commandant de la place et M. de Lesseps chargé de l'administration en qualité d'intendant. La garde impériale et les troupes étaient en grande tenue pour paraître devant un peuple absent. Bonaparte apprit bientôt avec certitude que la ville était menacée de quelque événement. A deux heures du matin on lui vient dire que le feu commence. Le vainqueur quitte le faubourg de Dorogomilow et vient s'abriter au Kremlin c'était dans la matinée du 15. Il éprouva un moment de joie en pénétrant dans le palais de Pierre le Grand ; son orgueil satisfait écrivit quelques mots à Alexandre, à la réverbération du bazar qui commençait à brûler, comme autrefois Alexandre vaincu lui écrivait un billet du champ d'Austerlitz. Dans le bazar on voyait de longues rangées de boutiques toutes fermées. On contient d'abord l'incendie ; mais dans la seconde nuit il éclate de toutes parts ; des globes lancés par des artifices crèvent, retombent en gerbes lumineuses sur les palais et les églises. Une bise violente pousse les étincelles et lance les flammèches sur le Kremlin il renfermait un magasin à poudre ; un parc d'artillerie avait été laissé sous les fenêtres mêmes de Bonaparte. De quartier en quartier nos soldats sont chassés par les effluves du volcan. Des Gorgones et des Méduses, la torche à la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d'autres attisent le feu avec des lances de bois goudronné. Bonaparte, dans les salles du nouveau Pergame, se précipite aux croisées, s'écrie " Quelle résolution extraordinaire ! quels hommes ! ce sont des Scythes ! " Le bruit se répand que le Kremlin est miné des serviteurs se trouvent mal, des militaires se résignent. Les bouches des divers brasiers en dehors s'élargissent, se rapprochent, se touchent la tour de l'Arsenal, comme un haut cierge, brûle au milieu d'un sanctuaire embrasé. Le Kremlin n'est plus qu'une île noire contre laquelle se brise une mer ondoyante de feu. Le ciel, reflétant l'illumination, est comme traversé des clartés mobiles d'une aurore boréale. La troisième nuit descendait ; on respirait à peine dans une vapeur suffocante deux fois des mèches ont été attachées au bâtiment qu'occupait Napoléon. Comment fuir ? les flammes attroupées bloquent les portes de la citadelle. En cherchant de tous les côtés, on découvre une poterne qui donnait sur la Moskowa. Le vainqueur avec sa garde se dérobe par ce guichet de salut. Autour de lui dans la ville, des voûtes se fondent en mugissant, des clochers d'où découlaient des torrents de métal liquéfié se penchent, se détachent et tombent. Des charpentes, des poutres, des toits craquant, pétillant, croulant, s'abîment dans un Phlégéthon dont ils font rejaillir la lame ardente et des millions de paillettes d'or. Bonaparte ne s'échappe que sur les charbons refroidis d'un quartier déjà réduit en cendres il gagna Petrowski, villa du czar. Le général Gourgaud, critiquant l'ouvrage de M. de Ségur, accuse l'officier d'ordonnance de l'empereur de s'être trompé en effet, il demeure prouvé, par le récit de M. de Baudus, aide de camp du maréchal Bessières, et qui servit lui-même de guide à Napoléon, que celui-ci ne s'évada pas par une poterne, mais qu'il sortit par la grande porte du Kremlin. Du rivage de Sainte-Hélène Napoléon revoyait brûler la ville des Scythes " Jamais, dit-il, en dépit de la poésie, toutes les fictions de l'incendie de Troie n'égaleront la réalité de celui de Moscou. " Remémorant antérieurement cette catastrophe, Bonaparte écrit encore " Mon mauvais génie m ' apparut et m ' annonça ma fin, que j ' ai trouvée à l ' île d ' Elbe . " Kutuzoff avait d'abord pris sa route à l'orient ; ensuite il se rabattit au midi. Sa marche de nuit était à demi éclairée par l'incendie lointain de Moscou, dont il sortait un bourdonnement lugubre ; on eût dit que la cloche qu'on n'avait jamais pu monter à cause de son énorme poids eût été magiquement suspendue au haut d'un clocher brûlant pour tinter les glas. Kutuzoff atteignit Voronowo, possession du comte Rostopschine ; à peine avait-il aperçu la superbe demeure, qu'elle s'enfonce dans le gouffre de nouvelle conflagration. Sur la porte de fer d'une église on lisait cet écriteau, la scritta morta , de la main du propriétaire " J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y ai vécu heureux au sein de ma famille ; les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt la quittent à votre approche, et moi je mets le feu à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou, avec un mobilier d'un demi-million de roubles. Ici vous ne trouverez que des cendres. " " Rostopschine. " Bonaparte avait au premier moment admiré les feux et les Scythes comme un spectacle apparenté à son imagination ; mais bientôt le mal que cette catastrophe lui faisait le refroidit et le fit retourner à ses injurieuses diatribes. En envoyant la lettre de Rostopschine en France, il ajoute " Il paraît que Rostopschine est aliéné ; les Russes le regardent comme une espèce de Marat. " Qui ne comprend pas la grandeur dans les autres ne la comprendra pas pour soi quand le temps des sacrifices sera venu. Alexandre avait appris sans abattement son adversité " Reculerons-nous, écrivait-il dans ses instructions circulaires, quand l'Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d'exemple ; saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté. " Suivait une invocation au Très-Haut. Un style dans lequel se trouvent les mots de Dieu, de vertu, de liberté, est puissant il plaît aux hommes, les rassure et les console ; combien il est supérieur à ces phrases affectées, tristement empruntées des locutions païennes et fatalistes à la turque il fut, ils ont été, la fatalité les entraîne ! phraséologie stérile, toujours vaine, alors même qu'elle est appuyée sur les plus grandes actions. Sorti de Moscou dans la nuit du 15 septembre, Napoléon y rentra le 18. Il avait rencontré, en revenant, des foyers allumés sur la fange, nourris avec des meubles d'acajou et des lambris dorés. Autour de ces foyers en plein air étaient des militaires noircis, crottés, en lambeaux, couchés sur des canapés de soie ou assis dans des fauteuils de velours, ayant pour tapis sous leurs pieds, dans la boue, des châles de cachemire, des fourrures de la Sibérie, des étoffes d'or de la Perse, mangeant dans des plats d'argent une pâte noire ou de la chair sanguinolente de cheval grillé. Un pillage irrégulier ayant commencé, on le régularisa ; chaque régiment vint à son tour à la curée. Des paysans chassés de leurs huttes, des Cosaques, des déserteurs de l'ennemi, rôdaient autour des Français et se nourrissaient de ce que nos escouades avaient rongé. On emportait tout ce qu'on pouvait prendre ; bientôt, surchargé de ces dépouilles, on les jetait, quand on venait à se souvenir qu'on était à six cents lieues de son toit. Les courses que l'on faisait pour trouver des vivres produisaient des scènes pathétiques une escouade française ramenait une vache ; une femme s'avança, accompagnée d'un homme qui portait dans ses bras un enfant de quelques mois ; ils montraient du doigt la vache qu'on venait de leur enlever. La mère déchira les misérables vêtements qui couvraient son sein, pour montrer qu'elle n'avait plus de lait ; le père fit un mouvement comme s'il eût voulu briser la tête de l'enfant sur une pierre. L'officier fit rendre la vache, et il ajoute " L'effet que produisit cette scène sur mes soldats fut tel, que, pendant longtemps, il ne fut pas prononcé une seule parole dans les rangs. " Bonaparte avait changé de rêve ; il déclarait qu'il voulait marcher à Saint-Pétersbourg ; il traçait déjà la route sur ses cartes ; il expliquait l'excellence de son plan nouveau, la certitude d'entrer dans la seconde capitale de l'empire " Qu'a-t-il à faire désormais sur des ruines ? Ne suffit-il pas à sa gloire qu'il soit monté au Kremlin ? " Telles étaient les nouvelles chimères de Napoléon ; l'homme touchait à la folie, mais ses songes étaient encore ceux d'un esprit immense. " Nous ne sommes qu'à quinze marches de Saint-Pétersbourg, dit M. Fain Napoléon pense à se rabattre sur cette capitale. " Au lieu de quinze marches , à cette époque et dans de pareilles circonstances, il faut lire deux mois . Le général Gourgaud ajoute que toutes les nouvelles qu'on recevait de Saint-Pétersbourg annonçaient la peur qu'on avait du mouvement de Napoléon. Il est certain qu'à Saint-Pétersbourg on ne doutait point du succès de l'empereur s'il se présentait ; mais on se préparait à lui laisser une seconde carcasse de cité, et la retraite sur Archangel était jalonnée. On ne soumet point une nation dont le pôle est la dernière forteresse. De plus les flottes anglaises, pénétrant au printemps dans la Baltique, auraient réduit la prise de Saint-Pétersbourg à une simple destruction. Mais tandis que l'imagination sans frein de Bonaparte jouait avec l'idée d'un voyage à Saint-Pétersbourg il s'occupait sérieusement de l'idée contraire sa foi dans son espérance n'était pas telle qu'elle lui ôtât tout bon sens. Son projet dominant était d'apporter à Paris une paix signée à Moscou. Par là il se serait débarrassé des périls de la retraite, il aurait accompli une étonnante conquête, et serait rentré aux Tuileries le rameau d'olivier à la main. Après le premier billet qu'il avait écrit à Alexandre en arrivant au Kremlin, il n'avait négligé aucune occasion de renouveler ses avances. Dans un entretien bienveillant avec un officier général russe, M. de Toutelmine, sous-directeur de l'hôpital des Enfants trouvés à Moscou, hôpital miraculeusement épargné de l'incendie, il avait glissé des paroles favorables à un accommodement. Par M. Jacowleff, frère de l'ancien ministre russe à Stuttgard, il écrivit directement à Alexandre, et M. Jacowleff prit l'engagement de remettre cette lettre au czar sans intermédiaire. Enfin le général Lauriston fut envoyé à Kutuzoff celui-ci promit ses bons offices pour une négociation pacifique ; mais il refusa au général Lauriston de lui délivrer un sauf-conduit pour Saint-Pétersbourg. Napoléon était toujours persuadé qu'il exerçait sur Alexandre l'empire qu'il avait exercé à Tilsit et à Erfurt, et cependant Alexandre écrivait le 21 octobre au prince Michel Larcanowitz " J'ai appris, à mon extrême mécontentement, que le général Beningsen a eu une entrevue avec le roi de Naples. ... Toutes les déterminations dans les ordres qui vous sont adressés par moi doivent vous convaincre que ma résolution est inébranlable, que dans ce moment aucune proposition de l'ennemi ne pourrait m'engager à terminer la guerre et à affaiblir par là le devoir sacré de venger la patrie. " Les généraux russes abusaient de l'amour-propre et de la simplicité de Murat, commandant de l'avant-garde ; toujours charmé de l'empressement des Cosaques, il empruntait des bijoux de ses officiers pour faire des présents à ses courtisans du Don ; mais les généraux russes, loin de désirer la paix, la redoutaient, malgré la résolution d'Alexandre. Ils connaissaient la faiblesse de leur empereur, et ils craignaient la séduction du nôtre. Pour la vengeance, il ne s'agissait que de gagner un mois, que d'attendre les premiers frimas les voeux de la chrétienté moscovite suppliaient le ciel de hâter ses tempêtes. Le général Wilson, en qualité de commissaire anglais à l'armée russe, était arrivé il s'était déjà trouvé sur le chemin de Bonaparte en Egypte. Fabvier, de son coté, était revenu de notre armée du midi à celle du nord. L'Anglais poussait Kutuzoff à l'attaque, et l'on savait que les nouvelles apportées par Fabvier n'étaient pas bonnes. Des deux bouts de l'Europe, les deux seuls peuples qui combattaient pour leur liberté se donnaient la main par-dessus la tête du vainqueur à Moscou. La réponse d'Alexandre n'arrivait point ; les estafettes de France s'attardèrent ; l'inquiétude de Napoléon augmentait ; des paysans avertissaient nos soldats " Vous ne connaissez pas notre climat, leur disaient-ils, dans un mois le froid vous fera tomber les ongles. " Milton, dont le grand nom agrandit tout, s'exprime aussi naïvement dans sa Moscovie " Il fait si froid dans ce pays que la sève des branches mises au feu gèle en sortant du bout opposé à celui qui brûle... " Bonaparte, sentant qu'un pas rétrograde rompait le prestige et faisait évanouir la terreur de son nom, ne pouvait se résoudre à descendre malgré l'avertissement du prochain péril, il restait, attendant de minute en minute des réponses de Saint-Pétersbourg ; lui, qui avait commandé avec tant d'outrages, soupirait après quelques mots miséricordieux du vaincu. Il s'occupe au Kremlin d'un règlement pour la Comédie-Française ; il met trois soirées à achever ce majestueux ouvrage ; il discute avec ses aides de camp le mérite de quelques vers nouveaux arrivés de Paris ; autour de lui on admirait le sang-froid du grand homme, tandis qu'il y avait encore des blessés de ses derniers combats expirant dans des douleurs atroces, et que, par ce retard de quelques jours, il dévouait à la mort les cent mille hommes qui lui restaient. La servile stupidité du siècle prétend faire passer cette pitoyable affectation pour la conception d'un esprit incommensurable. Bonaparte visita les édifices du Kremlin. Il descendit et remonta l'escalier sur lequel Pierre le Grand fit égorger les Strélitz ; il parcourut la salle des festins où Pierre se faisait amener des prisonniers, abattant une tête entre chaque rasade, proposant à ses convives, princes et ambassadeurs, de se divertir de la même façon. Des hommes furent roués alors, et des femmes enterrées vives ; on pendit deux mille Strélitz dont les corps restèrent accrochés autour des murailles. Au lieu de l'ordonnance sur les théâtres, Bonaparte eût mieux fait d'écrire au sénat conservateur la lettre que des bords du Pruth Pierre écrivait au sénat de Moscou " Je vous annonce que, trompé par de faux avis, et sans qu'il y ait de ma faute, je me trouve ici enfermé dans mon camp par une armée quatre fois plus forte que la mienne. S'il arrive que je sois pris, vous n'avez plus à me considérer comme votre czar et seigneur, ni à tenir compte d'aucun ordre qui pourrait vous être porté de ma part, quand même vous y reconnaîtriez ma propre main. Si je dois périr vous choisirez pour mon successeur le plus digne d'entre vous. " Un billet de Napoléon adressé à Cambacérès, contenait des ordres inintelligibles on délibéra, et quoique la signature du billet portât un nom allongé d'un nom antique, l'écriture ayant été reconnue pour être celle de Bonaparte, on déclara que les ordres inintelligibles devaient être exécutés. Le Kremlin renfermait un double trône pour deux frères Napoléon ne partageait pas le sien. On voyait encore dans les salles le brancard brisé d'un coup de canon sur lequel Charles XII blessé se faisait porter à la bataille de Pultava. Toujours vaincu dans l'ordre des instincts magnanimes, Bonaparte, en visitant les tombeaux des czars, se souvint-il qu'aux jours de fête on les couvrait de draps mortuaires superbes ; que lorsqu'un sujet avait quelque grâce à solliciter, il déposait sa supplique sur un des tombeaux, et que le czar avait seul le droit de l'en retirer ? Ces placets de l'infortune, présentés par la mort à la puissance, n'étaient point du goût de Napoléon. Il était occupé d'autres soins moitié désir de tromper, moitié nature, il prétendait comme en quittant l'Egypte, faire venir des comédiens de Paris à Moscou, et il assurait qu'un chanteur italien arrivait. Il dépouilla les églises du Kremlin, entassa dans ses fourgons des ornements sacrés et des images de saints avec les croissants et les queues de cheval conquis sur les mahométans. Il enleva l'immense croix de la tour du grand Yvan ; son projet était de la planter sur le dôme des Invalides elle eût fait le pendant des chefs-d'oeuvre du Vatican dont il avait décoré le Louvre. Tandis qu'on détachait cette croix, des corneilles vagissantes voletaient autour " Que me veulent ces oiseaux ? " disait Bonaparte. On touchait au moment fatal Daru élevait des objections contre divers projets qu'exposait Bonaparte " Quel parti prendre donc ? " s'écria l'empereur. " - Rester ici ; faire de Moscou un grand camp retranché ; y passer l'hiver ; faire saler les chevaux qu'on ne pourra nourrir ; attendre le printemps nos renforts et la Lithuanie armée viendront nous délivrer et achever la conquête. - C'est un conseil de lion, répond Napoléon mais que dirait Paris ? La France ne s'accoutumerait pas à mon absence. " - " Que dit-on de moi à Athènes ? " disait Alexandre. Il se replonge aux incertitudes partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Il ne sait. Maintes délibérations se succèdent. Enfin une affaire engagée à Winkovo, le 18 octobre, le détermine subitement à sortir des débris de Moscou avec son armée ce jour-là même, sans appareil, sans bruit, sans tourner la tête, voulant éviter la route directe de Smolensk, il s'achemine par l'une des deux routes de Kalouga. Durant trente-cinq jours, comme ces formidables dragons de l'Afrique qui s'endorment après s'être repus, il s'était oublié c'était apparemment les jours nécessaires pour changer le sort d'un homme pareil. Pendant ce temps-là l'astre de sa destinée s'inclinait. Enfin il se réveille pressé entre l'hiver et une capitale incendiée ; il se glisse au dehors des décombres il était trop tard ; cent mille hommes étaient condamnés. Le maréchal Mortier, commandant l'arrière-garde, a l'ordre, en se retirant, de faire sauter le Kremlin [On achève d'imprimer à Saint-Pétersbourg les papiers d'Etat sur cette campagne, trouvés dans le cabinet d'Alexandre après sa mort. Ces documents, formant cinq à six volumes, jetteront sans doute un grand jour sur les événements si curieux d'une partie de notre histoire. Il sera bon de lire avec précaution les récits de l'ennemi, et cependant avec moins de défiance que les documents officiels de Bonaparte. Il est impossible de se figurer à quel point celui-ci altérait la réalité et la rendait insaisissable ; ses propres victoires se transformaient en roman dans son imagination. Toutefois, au bout de ses relations fantasmagoriques, restait cette vérité, à savoir que Napoléon, par une raison ou par une autre, était le maître du monde. Paris, note de 1841. . Retraite. Bonaparte, se trompant ou voulant tromper les autres, écrivit le 18 d'octobre au duc de Bassano une lettre que rapporte M. Pain " Vers les premières semaines de novembre, mandait-il, j'aurai ramené mes troupes dans le carré qui est entre Smolensk, Mohilow, Minsk et Witepsk. Je me décide à ce mouvement, parce que Moscou n'est plus une position militaire ; j'en vais chercher une autre plus favorable au début de la campagne prochaine. Les opérations auront alors à se diriger sur Pétersbourg et sur Kiew. " Pitoyable forfanterie, s'il ne s'agissait que du secours passager d'un mensonge ; mais dans Bonaparte une idée de conquête, malgré l'évidence contraire de la raison, pouvait toujours être une idée de bonne foi. On marchait sur Malojaroslawetz par l'embarras des bagages et des voitures mal attelées de l'artillerie, le troisième jour de marche on n'était encore qu'à dix lieues de Moscou. On avait l'intention de devancer Kutuzoff l'avant-garde du prince Eugène le prévint en effet à Fominskoï. Il restait encore cent mille hommes d'infanterie au début de la retraite. La cavalerie était presque nulle, à l'exception de trois mille cinq cents chevaux de la garde. Nos troupes, ayant atteint la nouvelle route de Kalouga le 21, entrèrent le 22 à Borowsk, et le 23 la division Delzons occupa Malojaroslawetz. Napoléon était dans la joie ; il se croyait échappé. Le 23 octobre, à une heure et demie du matin, la terre trembla cent quatre-vingt-trois milliers de poudre, placés sous les voûtes du Kremlin, déchirèrent le palais des czars. Mortier, qui fit sauter le Kremlin, était réservé à la machine infernale de Fieschi. Que de mondes passés entre ces deux explosions si différentes et par les temps et par les hommes ! Après ce sourd mugissement, une forte canonnade vint à travers le silence dans la direction de Malojaroslawetz autant Napoléon avait désiré ouïr ce bruit en entrant en Russie, autant il redoutait de l'entendre en sortant. Un aide de camp du vice-roi annonce une attaque générale des Russes à la nuit les généraux Compans et Gérard arrivèrent en aide au prince Eugène. Beaucoup d'hommes périrent des deux côtés ; l'ennemi parvint à se mettre à cheval sur la route de Kalouga, et fermait l'entrée du chemin intact qu'on avait espéré suivre. Il ne restait d'autre ressource que de retomber dans la route de Mojaïsk et de rentrer à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs on le pouvait ; les oiseaux du ciel n'avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions semé pour retrouver nos traces. Napoléon logea cette nuit à Ghorodnia dans une pauvre maison où les officiers attachés aux divers généraux ne purent se mettre à couvert. Ils se réunirent sous la fenêtre de Bonaparte ; elle était sans volets et sans rideaux on en voyait sortir une lumière, tandis que les officiers restés en dehors étaient plongés dans l'obscurité. Napoléon était assis dans sa chétive chambre, la tête abaissée sur ses deux mains. Murat, Berthier et Bessières se tenaient debout à ses côtés, silencieux et immobiles. Il ne donna point d'ordre, et monta à cheval le 25 au matin, pour examiner la position de l'armée russe. A peine était-il sorti que roula jusqu'à ses pieds un éboulis de Cosaques. La vivante avalanche avait franchi la Luja, et s'était dérobée à la vue, le long de la lisière de bois. Tout le monde mit l'épée à la main, l'empereur lui-même. Si ces maraudeurs avaient eu plus d'audace, Bonaparte demeurait prisonnier. A Malojaroslawetz incendié, les rues étaient encombrées de corps à moitié grillés, coupés, sillonnés, mutilés par les roues de l'artillerie, qui avait passé sur eux. Pour continuer le mouvement sur Kalouga, il eût fallu livrer une seconde bataille ; l'empereur ne le jugea pas convenable. Il s'est élevé à cet égard une discussion entre les partisans de Bonaparte et les amis des maréchaux. Qui donna le conseil de reprendre la première route parcourue par les Français ? Ce fut évidemment Napoléon une grande sentence funèbre à prononcer ne lui coûtait guère ; il en avait l'habitude. Revenu le 26 à Borowsk, le lendemain, près de Wercia, on présenta au chef de nos armées le général Vitzingerode et son aide de camp le comte Nariskin ils s'étaient laissé surprendre en entrant trop tôt dans Moscou. Bonaparte s'emporta " Qu'on fusille ce général ! s'écrie-t-il hors de lui ; c'est un déserteur du royaume de Wurtemberg ; il appartient à la Confédération du Rhin. " Il se répand en invectives contre la noblesse russe et finit par ces mots " J'irai à Saint-Pétersbourg, je jetterai cette ville dans la Newa ", et subitement il commande de brûler un château que l'on apercevait sur une hauteur le lion blessé se ruait en écumant sur tout ce qui l'environnait. Néanmoins, au milieu de ses folles colères, lorsqu'il intimait à Mortier l'ordre de détruire le Kremlin, il se conformait en même temps à sa double nature ; il écrivait au duc de Trévise des phrases de sensiblerie ; pensant que ses missives seraient connues, il lui enjoignait avec un soin tout paternel de sauver les hôpitaux ; " car c'est ainsi, ajoutait-il, que j'en ai usé à Saint-Jean-d'Acre ". Or, en Palestine il fit fusiller les prisonniers turcs, et, sans l'opposition de Desgenettes, il eût empoisonné ses malades ! Berthier et Murat sauvèrent le prince Vitzingerode. Cependant Kutuzoff nous poursuivait mollement. Wilson pressait-il le général russe d'agir, le général répondait " Laissez venir la neige. " Le 29 septembre, on touche aux fatales collines de la Moskowa un cri de douleur et de surprise échappe à notre armée. De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille cadavres diversement consommés. Des files de carcasses alignées semblaient garder encore la discipline militaire ; des squelettes détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient les commandants et dominaient la mêlée des morts. Partout armes rompues, tambours défoncés, lambeaux de cuirasses et d'uniformes, étendards déchirés, dispersés entre des troncs d'arbres coupés à quelques pieds du sol par les boulets c'était la grande redoute de la Moskowa. Au sein de la destruction immobile on apercevait une chose en mouvement un soldat français privé des deux jambes se frayait un passage dans des cimetières qui semblaient avoir rejeté leurs entrailles au dehors. Le corps d'un cheval effondré par un obus avait servi de guérite à ce soldat il y vécut en rongeant sa loge de chair ; les viandes putréfiées des morts à la portée de sa main lui tenaient lieu de charpie pour panser ses plaies et d'amadou pour emmailloter ses os. L'effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon Napoléon ne l'attendit pas. Le silence des soldats, hâtés du froid, de la faim et de l'ennemi, était profond ; ils songeaient qu'ils seraient bientôt semblables aux compagnons dont ils apercevaient les restes. On n'entendait dans ce reliquaire que la respiration agitée et le bruit du frisson involontaire des bataillons en retraite. Plus loin on retrouva l'abbaye de Kotloskoï transformée en hôpital ; tous les secours y manquaient là restait encore assez de vie pour sentir la mort. Bonaparte arrivé sur le lieu, se chauffa du bois de ses chariots disloqués. Quand l'armée reprit sa marche, les agonisants se levèrent, parvinrent au seuil de leur dernier asile, se laissèrent dévaler jusqu'au chemin, tendirent aux camarades qui les quittaient leurs mains défaillantes ils semblaient à la fois les conjurer et les ajourner. A chaque instant retentissait la détonation des caissons qu'on était forcé d'abandonner. Les vivandiers jetaient les malades dans les fossés. Des prisonniers russes, qu'escortaient des étrangers au service de la France, furent dépêchés par leurs gardes tués d'une manière uniforme, leur cervelle était répandue à côté de leur tête. Bonaparte avait emmené l'Europe avec lui ; toutes les langues se parlaient dans son armée ; toutes les cocardes, tous les drapeaux s'y voyaient. L'Italien, forcé au combat, s'était battu comme un Français ; l'Espagnol avait soutenu sa renommée de courage Naples et l'Andalousie n'avaient été pour eux que les regrets d'un doux songe. On a dit que Bonaparte n'avait été vaincu que par l'Europe entière, et c'est juste ; mais on oublie que Bonaparte n'avait vaincu qu'à l'aide de l'Europe, de force ou de gré son alliée. La Russie résista seule à l'Europe guidée par Napoléon ; la France, restée seule et défendue par Napoléon, tomba sous l'Europe retournée ; mais il faut dire que la Russie était défendue par son climat, et que l'Europe ne marchait qu'à regret sous son maître. La France, au contraire, n'était préservée ni par son climat ni par sa population décimée ; elle n'avait que son courage et le souvenir de sa gloire. Indifférent aux misères de ses soldats, Bonaparte n'avait souci que de ses intérêts lorsqu'il campait, sa conversation roulait sur des ministres vendus, disait-il, aux Anglais, lesquels ministres étaient les fomentateurs de cette guerre ; ne se voulant pas avouer que cette guerre venait uniquement de lui. Le duc de Vicence, qui s'obstinait à racheter un malheur par sa noble conduite éclatait au milieu de la flatterie au bivouac. Il s'écriait. " Que d'atroces cruautés ! Voilà donc la civilisation que nous apportons en Russie ! " Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colère et d'incrédulité, et se retirait. L'homme que la moindre contradiction mettait en fureur souffrait les rudesses de Caulaincourt en expiation de la lettre qu'il l'avait jadis chargé de porter à Ettenheim. Quand on a commis une chose reprochable, le ciel en punition vous en impose les témoins en vain les anciens tyrans les faisaient disparaître ; descendus aux enfers, ces témoins entraient dans le corps des Furies et revenaient. Napoléon, ayant traversé Gjatsk, poussa jusqu'à Wiasma ; il le dépassa, n'ayant point trouvé l'ennemi qu'il craignait d'y rencontrer. Il arriva le 3 novembre à Slawskowo là il apprit qu'un combat s'était donné derrière lui à Wiasma ; ce combat contre les troupes de Miloradowitch nous fut fatal nos soldats, nos officiers blessés, le bras en écharpe, la tête enveloppée de linge, miracle de vaillance, se jetaient sur les canons ennemis. Cette suite d'affaires dans les mêmes lieux, ces couches de morts ajoutées à des couches de morts, ces batailles doublées de batailles, auraient deux fois immortalisé des champs funestes, si l'oubli ne passait rapidement sur notre poussière. Qui pense à ces paysans laissés en Russie ? Ces rustiques sont-ils contents d'avoir été à la grande bataille sous les murs de Moscou ? Il n'y a peut-être que moi qui, dans les soirées d'automne, en regardant voler au haut du ciel les oiseaux du Nord, me souvienne qu'ils ont vu la tombe de nos compatriotes. Des compagnies industrielles se sont transportées au désert avec leurs fourneaux et leurs chaudières ; les os ont été convertis en noir animal qu'il vienne du chien ou de l'homme, le vernis est du même prix, et il n'est pas plus brillant, soit qu'il ait été tiré de l'obscurité ou de la gloire. Voilà le cas que nous faisons des morts aujourd'hui ! Voilà les rites sacrés de la nouvelle religion ! Diis Manibus . Heureux compagnons de Charles XII, vous n'avez point été visités par ces hyènes sacrilèges ! Pendant l'hiver l'hermine fréquente les neiges virginales, et pendant l'été les mousses fleuries de Pultava. Le 6 novembre 1812 le thermomètre descendit à dix-huit degrés au-dessous de zéro tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violâtres et raidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeaux. On ne sait plus de quel côté les fleuves coulent ; on est obligé de casser la glace pour apprendre à quel orient il faut se diriger. Egarés dans l'étendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaître, de même que des vaisseaux en péril tirent le canon de détresse. Les sapins changés en cristaux immobiles s'élèvent çà et là, candélabres de ces pompes funèbres. Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maîtres suivaient à distance cette retraite de cadavres. Il était dur, après les marches, d'être obligé, à l'étape déserte, de s'entourer des précautions d'un ost sain largement pourvu, de poser des sentinelles, d'occuper des postes, de placer des grand'gardes. Dans des nuits de seize heures, battu des rafales du nord, on ne savait ni où s'asseoir, ni où se coucher ; les arbres jetés bas avec tous leurs albâtres refusaient de s'enflammer ; à peine parvenait-on à faire fondre un peu de neige, pour y démêler une cuillerée de farine de seigle. On ne s'était pas reposé sur le sol nu que des hurlements de Cosaques faisaient retentir les bois ; l'artillerie volante de l'ennemi grondait ; le jeûne de nos soldats était salué comme le festin des rois, lorsqu'ils se mettent à table ; les boulets roulaient leurs pains de fer au milieu des convives affamés. A l'aube, que ne suivait point l'aurore, on entendait le battement d'un tambour drapé de frimas ou le son enroué d'une trompette rien n'était triste comme cette diane lugubre, appelant sous les armes des guerriers qu'elle ne réveillait plus. Le jour grandissant éclairait des cercles de fantassins raidis et morts autour des bûchers expirés. Quelques survivants partaient ; ils s'avançaient vers des horizons inconnus qui, reculant toujours, s'évanouissaient à chaque pas dans le brouillard. Sous un ciel pantelant, et comme lassé des tempêtes de la veille, nos files éclaircies traversaient des landes après des landes, des forêts suivies de forêts et dans lesquelles l'océan semblait avoir laissé son écume attachée aux branches échevelées des bouleaux. On ne rencontrait même pas dans ces bois ce triste et petit oiseau de l'hiver qui chante, ainsi que moi, parmi les buissons dépouillés. Si je me retrouve tout à coup par ce rapprochement en présence de mes vieux jours, ô mes camarades ! les soldats sont frères, vos souffrances me rappellent aussi mes jeunes années, lorsque, me retirant devant vous, je traversais, si misérable et si délaissé, la bruyère des Ardennes. Les grandes armées russes suivaient la nôtre celle-ci était partagée en plusieurs divisions qui se subdivisaient en colonnes le prince Eugène commandait l'avant-garde, Napoléon le centre, l'arrière-garde le maréchal Ney. Retardés de divers obstacles et combats, ces corps ne conservaient pas leur exacte distance tantôt ils se devançaient les uns les autres ; tantôt ils marchaient sur une ligne horizontale très souvent sans se voir et sans communiquer ensemble faute de cavalerie. Des Tauridiens, montés sur de petits chevaux dont les crins balayaient la terre, n'accordaient de repos ni jour ni nuit à nos soldats harassés par ces taons de neige. Le paysage était changé là où l'on avait vu un ruisseau, on retrouvait un torrent que des chaînes de glace suspendaient aux bords escarpés de sa ravine. " Dans une seule nuit, dit Bonaparte Papiers de Sainte-Hélène, on perdit trente mille chevaux. On fut obligé d'abandonner presque toute l'artillerie, forte alors de cinq cents bouches à feu ; on ne put emporter ni munitions, ni provisions. Nous ne pouvions, faute de chevaux, faire de reconnaissance ni envoyer une avant-garde de cavalerie reconnaître la route. Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon. Au lieu de se tenir réunis, ils erraient séparément pour chercher du feu. Ceux qu'on envoyait en éclaireurs abandonnaient leurs postes et allaient chercher les moyens de se réchauffer dans les maisons. Ils se répandaient de tous côtés, s'éloignaient de leurs corps et devenaient facilement la proie de l'ennemi. D'autres se couchaient sur la terre, s'endormaient un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. Des milliers de soldats périrent. Les Polonais sauvèrent quelques-uns de leurs chevaux et un peu de leur artillerie ; mais les Français et les soldats des autres nations n'étaient plus les mêmes hommes. La cavalerie a surtout beaucoup souffert. Sur quarante mille hommes je ne crois pas qu'il en soit échappé trois mille. " Et vous qui racontiez cela sous le beau soleil d'un autre hémisphère, n'étiez-vous que le témoin de tant de maux ? Le jour même 6 novembre où le thermomètre tomba si bas, arriva de France, comme une fresaie égarée, la première estafette que l'on eût vue depuis longtemps elle apportait la mauvaise nouvelle de la conspiration de Malet. Cette conspiration eut quelque chose du prodigieux de l'étoile de Napoléon. Au rapport du général Gourgaud, ce qui fit le plus d'impression sur l'empereur fut la preuve trop évidente " que les principes monarchiques dans leur application à sa monarchie avaient jeté des racines si peu profondes que de grands fonctionnaires, à la nouvelle de la mort de l'empereur oublièrent que, le souverain étant mort, un autre était là pour lui succéder ". Bonaparte à Sainte-Hélène Mémorial de Las Cases racontait qu'il avait dit à sa cour des Tuileries, en parlant de la conspiration de Malet " Eh bien, messieurs, vous prétendiez avoir fini votre révolution ; vous me croyiez mort mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines ? Vous me faites frémir pour l'avenir ! " Bonaparte raisonnait logiquement ; il s'agissait de sa dynastie aurait-il trouvé le raisonnement aussi juste s'il s'était agi de la race de saint Louis ? Bonaparte apprit l'accident de Paris au milieu d'un désert, parmi les débris d'une armée presque détruite dont la neige buvait le sang ; les droits de Napoléon fondés sur la force s'anéantissaient en Russie avec sa force, tandis qu'il avait suffi d'un seul homme pour les mettre en doute dans la capitale hors de la religion, de la justice et de la liberté, il n'y a point de droits. Presque au même moment que Bonaparte apprenait ce qui s'était passé à Paris, il recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part " que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c'était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l'aigle ne protégeait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillons, puisqu'il n'y avait plus qu'à fuir ? " Quand l'aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l'interrompit " Colonel, je ne vous demande pas ces détails. " - Cette expédition de la Russie était une vraie extravagance que toutes les autorités civiles et militaires de l'Empire avaient blâmée les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats sur ce chemin monté et redescendu, Napoléon pouvait trouver aussi l'image des deux parts de sa vie. Smolensk. - Suite de la retraite. Le 9 novembre, on avait enfin gagné Smolensk. Un ordre de Bonaparte avait défendu d'y laisser entrer personne avant que les postes n'eussent été remis à la garde impériale. Des soldats du dehors confluent au pied des murailles ; les soldats du dedans se tiennent renfermés. L'air retentit des imprécations des désespérés forclos vêtus de sales lévites de Cosaques, de capotes rapetassées, de manteaux et d'uniformes en loques, de couvertures de lit ou de cheval, la tête couverte de bonnets, de mouchoirs roulés, de schakos défoncés, de casques faussés et rompus ; tout cela sanglant ou neigeux, percé de balles ou haché de coups de sabre. Le visage hâve et dévalé, les yeux sombres et étincelants, ils regardaient au haut des remparts en grinçant les dents, ayant l'air de ces prisonniers mutilés qui, sous Louis le Gros, portaient dans leur main droite leur main gauche coupée on les eût pris pour des masques en furie ou pour des malades affolés, échappés des hôpitaux. La jeune et la vieille garde arrivèrent ; elles entrèrent dans la place incendiée à notre premier passage. Des cris s'élèvent contre la troupe privilégiée " L'armée n'aurait-elle jamais que ses restes ? " Ces cohortes faméliques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres. On les repousse. On se bat les tués restent dans les rues, les femmes, les enfants, les mourants sur les charrettes. L'air était empesté de la corruption d'une multitude d'anciens cadavres ; des militaires étaient atteints d'imbécillité ou de folie ; quelques-uns dont les cheveux s'étaient dressés et tordus, blasphémant ou riant d'un rire hébété, tombaient morts. Bonaparte exhale sa colère contre un misérable fournisseur impuissant dont aucun des ordres n'avait été exécuté. L'armée de cent mille hommes, réduite à trente mille, était côtoyée d'une bande de cinquante mille traîneurs il ne se trouvait plus que dix-huit cents cavaliers montés. Napoléon en donna le commandement à M. de Latour-Maubourg. Cet officier, qui menait les cuirassiers à l'assaut de la grande redoute de Borodino, eut la tête fendue de coups de sabre ; depuis il perdit une jambe à Dresde. Apercevant son domestique qui pleurait, il lui dit " De quoi te plains-tu ? tu n'auras plus qu'une botte à cirer. " Ce général, resté fidèle au malheur, est devenu le gouverneur de Henri V dans les premières années de l'exil du jeune prince j'ôte mon chapeau en passant devant lui, comme en passant devant l'honneur. On séjourna par force jusqu'au 14 dans Smolensk. Napoléon ordonna au maréchal Ney de se concerter avec Davoust et de démembrer la place en la déchirant avec des fougasses pour lui, il se rendit à Krasnoï, où il s'établit le 15, après que cette station eut été pillée par les Russes. Les Moscovites rétrécissaient leur cercle la grande armée dite de Moldavie était dans le voisinage ; elle se préparait à nous cerner tout à fait et à nous jeter dans la Bérésina. Le reste de nos bataillons diminuait de jour en jour. Kutuzoff, instruit de nos misères, remuait à peine " Sortez seulement un moment de votre quartier général ", s'écriait Wilson ; " avancez-vous sur les hauteurs, vous verrez que le dernier moment de Napoléon est venu. La Russie réclame cette victime il n'y a plus qu'à frapper ; une charge suffira ; dans deux heures la face de l'Europe sera changée. " Cela était vrai ; mais il n'y aurait eu que Bonaparte de particulièrement frappé, et Dieu voulait appesantir sa main sur la France. Kutuzoff répondait " Je fais reposer mes soldats tous les trois jours ; je rougirais, je m'arrêterais aussitôt, si le pain leur manquait un seul instant. J'escorte l'armée française ma prisonnière ; je la châtie dès qu'elle veut s'arrêter ou s'éloigner de la grande route. Le terme de la destinée de Napoléon est irrévocablement marqué c'est dans les marais de la Bérésina que s'éteindra le météore en présence de toutes les armées russes. Je leur aurai livré Napoléon affaibli, désarmé, mourant c'est assez pour ma gloire. " Bonaparte avait parlé du vieux Kutuzoff avec ce dédain insultant dont il était si prodigue le vieux Kutuzoff à son tour lui rendait mépris pour mépris. L'armée de Kutuzoff était plus impatiente que son chef ; les Cosaques eux-mêmes s'écriaient " Laissera-t-on ces squelettes sortir de leurs tombeaux ? " Cependant on ne voyait pas venir le quatrième corps qui avait dû quitter Smolensk le 15 et rejoindre Napoléon le 16 à Krasnoï ; les communications étaient coupées ; le prince Eugène, qui menait la queue, essaya vainement de les rétablir tout ce qu'il put faire, ce fut de tourner les Russes et d'opérer sa jonction avec la garde sous Krasnoï, mais toujours les maréchaux Davoust et Ney ne paraissaient pas. Alors Napoléon retrouva subitement son génie il sort de Krasnoï le 17, un bâton à la main, à la tête de sa garde réduite à treize mille hommes, pour affronter d'innombrables ennemis, dégager la route de Smolensk, et frayer un passage aux deux maréchaux. Il ne gâta cette action que par la réminiscence d'un mot peu proportionné à son masque " J'ai assez fait l'empereur, il est temps que je fasse le général. " Henri IV, partant pour le siège d'Amiens, avait dit " J'ai assez fait le roi de France, il est temps que je fasse le roi de Navarre. " Les hauteurs environnantes, au pied desquelles marchait Napoléon, se chargeaient d'artillerie et pouvaient à chaque instant le foudroyer ; il y jette un coup d'oeil et dit " Qu'un escadron de mes chasseurs s'en empare ! " Les Russes n'avaient qu'à se laisser rouler en bas, leur seule masse l'eût écrasé ; mais, à la vue de ce grand homme et des débris de la garde serrée en bataillon carré, ils demeurèrent immobiles, comme fascinés son regard arrêta cent mille hommes sur les collines. Kutuzoff, à propos de cette affaire de Krasnoï, fut honoré à Pétersbourg du surnom de Smolenski apparemment pour n'avoir pas, sous le bâton de Bonaparte, désespéré du salut de la République. Passage de la Bérésina. Après cet inutile effort, Napoléon repassa le Dniepr le 19 et vint camper à Orcha il y brûla les papiers qu'il avait apportés pour écrire sa vie dans les ennuis de l'hiver, si Moscou restée entière lui eût permis de s'y établir. Il s'était vu forcé de jeter dans le lac de Semlewo l'énorme croix de saint Jean elle a été retrouvée par des Cosaques et replacée sur la tour du grand Yvan. A Orcha les inquiétudes étaient grandes malgré la tentative de Napoléon pour la rescousse du maréchal Ney, il manquait encore. On reçut enfin de ses nouvelles à Baranni Eugène était parvenu à le rejoindre. Le général Gourgaud raconte le plaisir que Napoléon en éprouva, bien que les bulletins et les relations des amis de l'empereur continuent de s'exprimer avec une réserve jalouse sur tous les faits qui n'ont pas un rapport direct avec lui. La joie de l'armée fut promptement étouffée. On passait de péril en péril. Bonaparte se rendait de Kokhanow à Tolozcim, lorsqu'un aide de camp lui annonça la perte de la tête du pont de Borisow, enlevé par l'armée de Moldavie au général Dombrowski. L'armée de Moldavie, surprise à son tour par le duc de Reggio dans Borisow, se retira derrière la Bérésina après avoir détruit le pont. Tchitchakoff se trouvait ainsi en face de nous, de l'autre côté de la rivière. Le général Corbineau, commandant une brigade de notre cavalerie légère, renseigné par un paysan, avait découvert au-dessous de Borisow le gué de Vésélovo. Sur cette nouvelle, Napoléon, dans la soirée du 24, fit partir de Bobre d'Eblé et Chasseloup avec les pontonniers et les sapeurs ils arrivèrent à Stoudianka, sur la Bérésina, au gué indiqué. Deux ponts sont jetés une armée de quarante mille Russes campait au bord opposé. Quelle fut la surprise des Français, lorsqu'au lever du jour ils aperçurent le rivage désert et l'arrière-garde de la division de Tchaplitz en pleine retraite ! Ils n'en croyaient pas leurs yeux. Un seul boulet, le feu de la pipe d'un Cosaque eussent suffi pour mettre en pièces ou pour brûler les faibles pontons de d'Eblé. On court avertir Bonaparte ; il se lève à la hâte, sort, voit et s'écrie " J'ai trompé l'amiral ! " L'exclamation était naturelle. les Russes avortaient au dénouement et commettaient une faute qui devait prolonger la guerre de trois années ; mais leur chef n'avait point été trompé. L'amiral Tchitchakoff avait tout aperçu ; il s'était simplement laissé aller à son caractère quoique intelligent et fougueux, il aimait ses aises ; il craignait le froid, restait au poêle, et pensait qu'il aurait toujours le temps d'exterminer les Français quand il se serait bien chauffé il céda à son tempérament. Retiré aujourd'hui à Londres, ayant abandonné sa fortune et renoncé à la Russie, Tchitchakoff a fourni au Quaterly-Review de curieux articles sur la campagne de 1812 il cherche à s'excuser, ses compatriotes lui répondent ; c'est une querelle entre les Russes. Hélas ! si Bonaparte, par la construction de ses deux ponts et l'incompréhensible retraite de la division Tchaplitz, était sauvé, les Français ne l'étaient pas deux autres armées russes s'aggloméraient sur la rive du fleuve que Napoléon se préparait à quitter. Ici celui qui n'a point vu doit se taire et laisser parler les témoins. " Le dévouement des pontonniers dirigés par d'Eblé, dit Chambray, vivra autant que le souvenir du passage de la Bérésina. Quoique affaiblis par les maux qu'ils enduraient depuis si longtemps, quoique privés de liqueurs et d'aliments substantiels, on les vit, bravant le froid qui était devenu très rigoureux, se mettre dans l'eau quelquefois jusqu'à la poitrine ; c'était courir à une mort presque certaine ; mais l'armée les regardait ; ils se sacrifièrent pour son salut. " " Le désordre régnait chez les Français, dit à son tour M. de Ségur, et les matériaux avaient manqué aux deux ponts ; deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s'était rompu et le passage en avait été retardé de sept heures il se brisa une troisième fois le 27, vers quatre heures du soir. D'un autre côté, les traîneurs dispersés dans les bois et dans les villages environnants n'avaient pas profité de la première nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s'étaient présentés à la fois pour passer les ponts. " Ce fut surtout quand la garde, sur laquelle ils se réglaient, s'ébranla. Son départ fut comme un signal ils accoururent de toutes parts ; ils s'amoncelèrent sur la rive. On vit en un instant une masse profonde, large et confuse d'hommes, de chevaux et de chariots assiéger l'étroite entrée des ponts qu'elle débordait. Les premiers, poussés par ceux qui les suivaient, repoussés par les gardes et par les pontonniers, ou arrêtés par le fleuve, étaient écrasés, foulés aux pieds, ou précipités dans les glaces que charriait la Bérésina. Il s'élevait de cette immense et horrible cohue, tantôt un bourdonnement sourd, tantôt une grande clameur, mêlée de gémissements et d'affreuses imprécations. " Le désordre avait été si grand, que, vers deux heures, quand l'empereur s'était présenté à son tour, il avait fallu employer la force pour lui ouvrir un passage. Un corps de grenadiers de la garde, et Latour-Maubourg, renoncèrent, par pitié, à se faire jour au travers de ces malheureux.... La multitude immense entassée sur la rive, pêle-mêle avec les chevaux et les chariots, y formait un épouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos ils furent le signal d'un désespoir universel. " Beaucoup de ceux qui s'étaient lancés les premiers de cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l'escalader par ses côtés ; mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu'on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu'elles s'enfonçaient ; déjà submergées, leurs bras raidis les tenaient encore au-dessus d'elles. " Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l'artillerie creva et se rompit. La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d'hommes qui venait derrière, ignorant ce malheur n'écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour. " Tout alors se dirigea vers l'autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d'artillerie y affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs, et rapidement emportées sur une pente raide et inégale, au milieu de cet amas d'hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles ; puis s'entre-choquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers d'hommes éperdus poussés sur ces obstacles s'y embarrassent, culbutent, et sont écrasés par des masses d'autres infortunés qui se succèdent sans interruption. " Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres. On n'entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s'attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié comme des ennemis. Dans cet épouvantable fracas d'un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait. " Les autres témoignages sont d'accord avec les récits de M. de Ségur pour leur collation et leur preuve, je ne citerai plus que ce passage des Mémoires de Vaudoncourt " La plaine assez grande qui se trouve devant Vésélovo offre, le soir, un spectacle dont l'horreur est difficile à peindre. Elle est couverte de voitures et de fourgons, la plupart renversés les uns sur les autres et brisés. Elle est jonchée de cadavres d'individus non militaires, parmi lesquels on ne voit que trop de femmes et d'enfants traînés, à la suite de l'armée, jusqu'à Moscou, ou fuyant cette ville pour suivre leurs compatriotes, et que la mort avait frappés de différentes manières. Le sort de ces malheureux, au milieu de la mêlée des deux armées, fut d'être écrasés sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux ; frappés par les boulets ou par les balles des deux partis ; noyés en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dépouillés par les soldats ennemis et jetés nus sur la neige où le froid termina bientôt leurs souffrances. " Quel gémissement Bonaparte a-t-il pour une pareille catastrophe, pour cet événement de douleur, un des plus grands de l'histoire ; pour des désastres qui surpassent ceux de l'armée de Cambyse ? Quel cri est arraché de son âme ? Ces quatre mots de son bulletin " Pendant la journée du 26 et du 27 l ' armée passa . " Vous venez de voir comment ! Napoléon ne fut pas même attendri par le spectacle de ces femmes élevant dans leurs bras leurs nourrissons au-dessus des eaux. L'autre grand homme qui par la France a régné sur le monde, Charlemagne, grossier barbare apparemment, chanta et pleura poète qu'il était aussi l'enfant englouti dans l'Ebre en se jouant sur la glace Trux puer adstricto glacie dum ludit in Hebro. Le duc de Bellune était chargé de protéger le passage. Il avait laissé en arrière le général Partouneaux qui fut obligé de capituler. Le duc de Reggio, blessé de nouveau, était remplacé dans son commandement par le maréchal Ney. On traversa les marais de la Gaina la plus petite prévoyance des Russes aurait rendu les chemins impraticables. A Malodeczno, le 3 décembre, se trouvèrent toutes les estafettes arrêtées depuis trois semaines. Ce fut là que Napoléon médita d'abandonner le drapeau. " Puis-je rester, disait-il, à la tête d'une déroute ? " A Smorgoni, le roi de Naples et le prince Eugène le pressèrent de retourner en France. Le duc d'Istrie porta la parole ; dès les premiers mots Napoléon entra en fureur, il s'écria " Il n'y a que mon plus mortel ennemi qui puisse me proposer de quitter l'armée dans la situation où elle se trouve. " Il fit un mouvement pour se jeter sur le maréchal, son épée nue à la main. Le soir il fit rappeler le duc d'Istrie et lui dit " Puisque vous le voulez tous, il faut bien que je parte. " La scène était arrangée ; le projet de départ était arrêté lorsqu'elle fut jouée. M. Fain assure en effet que l'empereur s'était déterminé à quitter l'armée pendant la marche qui le ramena le 4 de Malodeczno à Biclitza . Telle fut la comédie par laquelle l'immense acteur dénoua son drame tragique. A Smorgoni l'empereur écrivit son vingt-neuvième bulletin. Le 5 décembre il monta sur un traîneau avec M. de Caulaincourt il était dix heures du soir. Il traversa l'Allemagne caché sous le nom de son compagnon de fuite. A sa disparition, tout s'abîma dans une tempête, lorsqu'un colosse de granit s'ensevelit sous les sables de la Thébaïde, nulle ombre ne reste au désert. Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pins. Des maux qui paraissaient ne pouvoir augmenter se complètent l'hiver, qui n'avait encore été que l'automne de ces climats, descend. Les Russes n'avaient plus le courage de tirer, dans des régions de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait vagabondes après lui. A Wilna on ne rencontra que des juifs qui jetaient sous les pieds de l'ennemi les malades qu'ils avaient d'abord recueillis par avarice. Une dernière déroute abîma le demeurant des Français, à la hauteur de Ponary. Enfin on touche au Niémen des trois ponts sur lesquels nos troupes avaient défilé, aucun n'existait ; un pont, ouvrage de l'ennemi, dominait les eaux congelées. Des cinq cent mille hommes, de l'innombrable artillerie qui au mois d'août, avaient traversé le fleuve, on ne vit repasser à Kowno qu'un millier de fantassins réguliers, quelques canons et trente mille misérables couverts de plaies. Plus de musique, plus de chants de triomphe ; la bande à la face violette, et dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts, marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en glaçons jusqu'à la rive polonaise. Arrivés dans des habitations échauffées par des poêles, les malheureux expirèrent leur vie se fondit avec la neige dont ils étaient enveloppés. Le général Gourgaud affirme que cent vingt-sept mille hommes repassèrent le Niémen ce serait toujours même à ce compte une perte de trois cent treize mille hommes dans une campagne de quatre mois. Murat, parvenu à Gumbinnen, rassembla ses officiers et leur dit " Il n'est plus possible de servir un insensé ; il n'y a plus de salut dans sa cause ; aucun prince de l'Europe ne croit plus à ses paroles ni à ses traités. " De là il se rendit à Posen et, le 16 janvier 1813, il disparut. Vingt-trois jours après, le prince de Schwartzenberg quitta l'armée elle passa sous le commandement du prince Eugène. Le général York, d'abord blâmé ostensiblement par Frédéric-Guillaume et bientôt réconcilié avec lui, se retira en emmenant les Prussiens la défection européenne commençait. Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armée. - Retour de Bonaparte à Paris. - Harangue du Sénat. Dans toute cette campagne Bonaparte fut inférieur à ses généraux, et particulièrement au maréchal Ney. Les excuses que l'on a données de la fuite de Bonaparte sont inadmissibles la preuve est là, puisque son départ, qui devait tout sauver, ne sauva rien. Cet abandon, loin de réparer les malheurs, les augmenta et hâta la dissolution de la Fédération rhénane. Le vingt-neuvième et dernier bulletin de la grande armée, daté de Molodetschino le 3 décembre 1812, arrivé à Paris le 18, n'y précéda Napoléon que de deux jours il frappa la France de stupeur, quoiqu'il soit loin de s'exprimer avec la franchise dont on l'a loué ; des contradictions frappantes s'y remarquent et ne parviennent pas à couvrir une vérité qui perce partout. A Sainte-Hélène comme on l'a vu ci-dessus, Bonaparte s'exprimait avec plus de bonne foi ses révélations ne pouvaient plus compromettre un diadème alors tombé de sa tête. Il faut pourtant écouter encore un moment le ravageur " Cette armée, dit-il dans le bulletin du 3 décembre 1812, si belle le 6, était bien différente dès le 14. Presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports, nous ne pouvions nous éclairer à un quart de lieue... " Les hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté, leur bonne humeur, et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes ; ceux qu'elle a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté, leurs manières ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter. " Dans tous ces mouvements l'empereur a toujours marché au milieu de sa garde, la cavalerie commandée par le maréchal duc d'Istrie, et l'infanterie commandée par le duc de Dantzick. Sa Majesté a été satisfaite du bon esprit que sa garde a montré ; elle a toujours été prête à se porter partout où les circonstances l'auraient exigé ; mais les circonstances ont toujours été telles que sa simple présence a suffi, et qu'elle n'a pas été dans le cas de donner. " Le prince de Neuchâtel, le grand maréchal, le grand écuyer et tous les aides de camp et les officiers militaires de la maison de l'empereur, ont toujours accompagné Sa Majesté. " Notre cavalerie était tellement démontée, que l'on a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Cet escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples, ne perdait pas de vue l'empereur dans tous ses mouvements. La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure. " Quel résumé de tant de victoires ! Bonaparte avait dit aux Directeurs " Qu'avez-vous fait de cent mille Français, tous mes compagnons de gloire ? Ils sont morts ! " La France pouvait dire à Bonaparte " Qu'avez-vous fait dans une seule course des cinq cent mille soldats du Niémen, tous mes enfants ou mes alliés ? Ils sont morts ! " Après la perte de ces cent mille soldats républicains regrettés de Napoléon, du moins la patrie fut sauvée les derniers résultats de la campagne de Russie ont amené l'invasion de la France et la perte de tout ce que notre gloire et nos sacrifices avaient accumulé depuis vingt ans. Bonaparte a sans cesse été gardé par un bataillon sacré qui ne le perdit pas de vue dans tous ses mouvements ; dédommagement des trois cent mille existences immolées mais pourquoi la nature ne les avait-elle pas trempées assez fortement ? Elles auraient conservé leurs manières ordinaires . Cette vile chair à canon méritait-elle que ses mouvements eussent été aussi précieusement surveillés que ceux de Sa Majesté ? Le bulletin conclut, comme plusieurs autres, par ces mots " La santé de Sa Majesté n ' a jamais été meilleure . " Familles, séchez vos larmes Napoléon se porte bien. A la suite de ce rapport, on lisait cette remarque officielle dans les journaux " C'est une pièce historique du premier rang ; Xénophon et César ont ainsi écrit, l'un la retraite des Dix mille, l'autre ses Commentaires . " Quelle démence de comparaison académique ! Mais, laissant à part la bénévole réclame littéraire, on devait être satisfait parce que d'effroyables calamités causées par Napoléon lui avaient fourni l'occasion de montrer ses talents comme écrivain ! Néron a mis le feu à Rome, et il chante l'incendie de Troie. Nous étions arrivés jusqu'à la féroce dérision d'une flatterie qui déterrait dans ses souvenirs Xénophon et César, afin d'outrager le deuil éternel de la France. Le Sénat conservateur accourt " Le Sénat, dit Lacépède, s'empresse de présenter au pied du trône de V. M. I. et R. l'hommage de ses félicitations sur l' heureuse arrivée de V. M. au milieu de ses peuples. Le Sénat, premier conseil de l'empereur et dont l ' autorité n ' existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement , est établi pour la conservation de cette monarchie et de l'hérédité de votre trône, dans notre quatrième dynastie . La France et la postérité le trouveront, dans toutes les circonstances, fidèle à ce devoir sacré, et tous ses membres seront toujours prêts à périr pour la défense de ce palladium de la sûreté et de la prospérité nationales. " Les membres du Sénat l'ont merveilleusement prouvé en décrétant la déchéance de Napoléon ! L'empereur répond " Sénateurs, ce que vous me dites m'est fort agréable. J'ai à coeur la gloire et la puissance de la France ; mais nos premières pensées sont pour tout ce qui peut perpétuer la tranquillité intérieure... Pour ce trône auquel sont attachées désormais les destinées de la patrie... J'ai demandé à la Providence un nombre d' années déterminé ... J'ai réfléchi à ce qui a été fait aux différentes époques ; j'y penserai encore. " L'historien des reptiles, en osant congratuler Napoléon sur les prospérités publiques, est cependant effrayé de son courage ; il a peur d' être ; il a bien soin de dire que l'autorité du Sénat n ' existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement . On avait tant à craindre de l'indépendance du Sénat ! Bonaparte, s'excusant à Sainte-Hélène, dit " Sont-ce les Russes qui m'ont anéanti ? Non, ce sont de faux rapports, de sottes intrigues, de la trahison, la bêtise, bien des choses enfin qu'on saura peut-être un jour et qui pourront atténuer ou justifier les deux fautes grossières, en diplomatie comme en guerre, que l'on a le droit de m'adresser. " Des fautes qui n'entraînent que la perte d'une bataille ou d'une province permettent des excuses en paroles mystérieuses, dont on renvoie l'explication à l'avenir ; mais des fautes qui bouleversent la société, et font passer sous le joug l'indépendance d'un peuple, ne sont pas effacées par les défaites de l'orgueil. Après tant de calamités et de faits héroïques, il est rude à la fin de n'avoir plus à choisir dans les paroles du Sénat qu'entre l'horreur et le mépris. 2 L22 Livre vingt-deuxième 1. Malheurs de la France. - Joies forcées. - Séjour à ma Vallée. - Réveil de la légitimité. - 2. Le pape à Fontainebleau. - 3. Défections. - Mort de Lagrange et de Delille. - 4. Batailles de Lützen, de Bautzon et de Dresde. - Revers en Espagne. - 5. Campagne de Saxe ou des poètes. - 6. Bataille de Leipsick. - Retour de Bonaparte à Paris. - Traité de Valençay. - 7. Le Corps législatif convoqué, puis ajourné. - Les alliés passent le Rhin. - Colère de Bonaparte. - Premier jour de l'an de 1814. - 8. Le pape mis en liberté. - 9. Notes qui devinrent la brochure De Bonaparte et des Bourbons . - Je prends un appartement rue de Rivoli. - Admirable campagne de France, 1814. - 10. Je commence à imprimer ma brochure. - Une note de madame de Chateaubriand. - 11. La guerre établie aux barrières de Paris. - Vue de Paris. - Combat de Belleville. - Fuite de Marie-Louise et de la régence. - M. de Talleyrand reste à Paris. - 12. Proclamation du prince généralissime Schwartzenberg. - Discours d'Alexandre. - Capitulation de Paris. - 13. Entrée des alliés dans Paris. - 14. Bonaparte à Fontainebleau. - La régence à Blois. - 15. Publication de ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . - 16. Le Sénat rend le décret de déchéance. - 17. Hôtel de la rue Saint-Florentin. - M. de Talleyrand. - 18. Adresses du gouvernement provisoire. - Constitution proposée par le Sénat. - 19. Arrivée du comte d'Artois. - Abdication de Bonaparte à Fontainebleau. - 20. Itinéraire de Napoléon à l'île d'Elbe. - 21. Louis XVIII à Compiègne. - Son entrée à Paris. - La vieille garde. - Faute irréparable. - Déclaration de Saint-Ouen. - Traité de Paris. - La Charte. - Départ des alliés. - 22. Première année de la Restauration. - 23. Est-ce aux royalistes qu'il faut s'en prendre de la Restauration ? - 24. Premier ministère. - Je publie les Réflexions politiques . - Madame la duchesse de Duras. - Je suis nommé ambassadeur en Suède. - 25. Exhumation des restes de Louis XVI. - Premier 21 janvier à Saint-Denis. - 26. L'île d'Elbe. Malheurs de la France. - Joies forcées. - Séjour à ma Vallée. - Réveil de la légitimité. Lorsque Bonaparte arriva précédé de son bulletin, la consternation fut générale. " On ne comptait dans l'Empire, dit M. de Ségur, que des hommes vieillis par le temps ou par la guerre, et des enfants ; presque plus d'hommes faits ! où étaient-ils ? Les pleurs des femmes, les cris des mères, le disaient assez ! Penchées laborieusement sur cette terre qui sans elles resterait inculte, elles maudissent la guerre en lui. " Au retour de la Bérésina, il n'en fallut pas moins danser par ordre c'est ce qu'on apprend des Souvenirs pour servir à l ' histoire , de la reine Hortense. On fut contraint d'aller au bal, la mort dans le coeur, pleurant intérieurement ses parents ou ses amis. Tel était le déshonneur auquel le despotisme avait condamné la France on voyait dans les salons ce que l'on rencontre dans les rues, des créatures se distrayant de leur vie en chantant leur misère pour divertir les passants. Depuis trois ans j'étais retiré à Aulnay sur mon coteau de pins, en 1811, j'avais suivi des yeux la comète qui pendant la nuit courait à l'horizon des bois ; elle était belle et triste, et, comme une reine, elle traînait sur ses pas son long voile. Qui l'étrangère égarée dans notre univers cherchait-elle ? à qui adressait-elle ses pas dans le désert du ciel ? Le 23 octobre 1812, gîté un moment à Paris, rue des Saints-Pères, à l'hôtel Lavalette, madame Lavalette, mon hôtesse, la sourde, me vint réveiller munie de son long cornet " Monsieur ! monsieur ! Bonaparte est mort ! Le général Malet a tué Hulin. Toutes les autorités sont changées. La révolution est faite. " Bonaparte était si aimé que pendant quelques instant Paris fut dans la joie, excepté les autorités burlesquement arrêtées. Un souffle avait presque jeté bas l'Empire. Evadé de prison à minuit, un soldat était maître du monde au point du jour ; un songe fut près d'emporter une réalité formidable. Les plus modérés disaient " Si Napoléon n'est pas mort, il reviendra corrigé par ses fautes et par ses revers ; il fera la paix avec l'Europe et le reste de nos enfants sera sauvé. " Deux heures après sa femme, M. Lavalette entra chez moi pour m'apprendre l'arrestation de Malet il ne me cacha pas c'était sa phrase coutumière que tout était fini . Le jour et la nuit se firent au même moment. J'ai raconté comment Bonaparte reçut cette nouvelle dans un champ de neige près de Smolensk. Le sénatus-consulte 12 janvier 1813 mit à la disposition de Napoléon revenu deux cent cinquante mille hommes ; l'inépuisable France vit sortir de son sang par ses blessures de nouveaux soldats. Alors on entendit une voix depuis longtemps oubliée ; quelques vieilles oreilles françaises crurent en reconnaître le son c'était la voix de Louis XVIII ; elle s'élevait du fond de l'exil. Le frère de Louis XVI annonçait des principes à établir un jour dans une charte constitutionnelle ; premières espérances de liberté qui nous venaient de nos anciens rois. Alexandre, entré à Varsovie, adresse une proclamation à l'Europe " Si le Nord imite le sublime exemple qu'offrent les Castillans, le deuil du monde est fini. L'Europe, sur le point de devenir la proie d' un monstre , recouvrerait à la fois son indépendance et sa tranquillité. Puisse enfin de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité ne rester qu'un long souvenir d'horreur, et de pitié ! " Ce monstre, ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité , était si peu instruit par l'infortune qu'à peine échappé aux Cosaques, il se jeta sur un vieillard qu'il retenait prisonnier. Le pape à Fontainebleau. Nous avons vu l'enlèvement du pape à Rome, son séjour à Savone, puis sa détention à Fontainebleau. La discorde s'était mise dans le sacré collège des cardinaux voulaient que le Saint Père résistât pour le spirituel ; et ils eurent ordre de ne porter que des bas noirs ; quelques-uns furent envoyés en exil dans les provinces ; quelques chefs du clergé français enfermés à Vincennes ; d'autres cardinaux opinaient à la soumission complète du pape ; ils conservèrent leurs bas rouges c'était une seconde représentation des cierges de la Chandeleur. Lorsqu'à Fontainebleau le pape obtenait quelque relâchement de l'obsession des cardinaux rouges, il se promenait seul dans les galeries de François Ier il y reconnaissait la trace des arts qui lui rappelaient la ville sacrée, et de ses fenêtres il voyait les pins que Louis XVI avait plantés en face des appartements sombres où Monaldeschi fut assassiné. De ce désert, comme Jésus, il pouvait prendre en pitié les royaumes de la terre. Le septuagénaire à moitié mort, que Bonaparte lui-même vint tourmenter, signa machinalement ce concordat de 1813, contre lequel il protesta bientôt après l'arrivée des cardinaux Pacca et Consalvi. Lorsque Pacca rejoignit le captif avec lequel il était parti de Rome, il s'imaginait trouver une grande foule autour de la geôle royale ; il ne rencontra dans les cours que de rares serviteurs et une sentinelle placée au haut de l'escalier en fer à cheval. Les fenêtres et les portes du palais étaient fermées dans la première antichambre des appartements était le cardinal Doria, dans les autres salles se tenaient quelques évêques français. Pacca fut introduit auprès de Sa Sainteté elle était debout, immobile, pâle, courbée, amaigrie, les yeux enfoncés dans la tête. Le cardinal lui dit qu'il avait hâté son voyage pour se jeter à ses pieds. Alors le pape " Ces cardinaux nous ont entraîné à la table et nous ont fait signer. " Pacca se retira à l'appartement qu'on lui avait préparé confondu qu'il était de la solitude des demeures, du silence des yeux, de l'abattement des visages et du profond chagrin empreint sur le front du pape. Retourné auprès de Sa Sainteté, il " la trouva c'est lui qui parle dans un état digne de compassion et qui faisait craindre pour ses jours. Elle était anéantie par une tristesse inconsolable en parlant de ce qui était arrivé ; cette pensée de tourment l'empêchait de dormir et ne lui permettait de prendre de nourriture que ce qui suffisait pour ne pas consentir à mourir - De cela, disait-elle, je mourrai fou comme Clément XIV. " Dans le secret de ces galeries déshabitées où la voix de saint Louis, de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV ne se faisait plus entendre, le Saint Père passa plusieurs jours à écrire la minute et la copie de la lettre qui devait être remise à l'empereur. Le cardinal Pacca emportait caché dans sa robe le papier dangereux à mesure que le pape y ajoutait quelques lignes. L'ouvrage achevé, le pape le remit, le 24 mai 1813, au colonel Lagorce et le chargea de le porter à l'empereur. Il fit lire en même temps une allocution aux divers cardinaux qui se trouvaient près de lui il regarde comme nul le bref qu'il avait donné à Savone et le concordat du 25 janvier. " Béni soit le Seigneur, dit l'allocution, qui n'a pas éloigné de nous sa miséricorde ! Il a bien voulu nous humilier par une salutaire confusion. A nous donc soit l'humiliation pour le bien de notre âme ; à lui dans tous les siècles l'exaltation, l'honneur et la gloire ! Du palais de Fontainebleau, le 24 mars 1813. " Jamais plus belle ordonnance ne sortit de ce palais. La conscience du pape étant allégée, le visage du martyr devint serein ; son sourire et sa bouche retrouvèrent leur grâce et ses yeux le sommeil. Napoléon menaça d'abord de faire sauter la tête de dessus les épaules de quelques-uns des prêtres de Fontainebleau ; il pensa à se déclarer chef de la religion de l'Etat ; puis retombant dans son naturel, il feignit de n'avoir rien su de la lettre du pape. Mais sa fortune décroissait. Le pape, sorti d'un ordre de pauvres moines, rentré par ses malheurs dans le sein de la foule, semblait avoir repris le grand rôle de tribun des peuples, et donné le signal de la déposition de l'oppresseur des libertés publiques. Défections. - Mort de Lagrange et de Delille. La mauvaise fortune amène les trahisons et ne les justifie pas ; en mars 1813, la Prusse à Kalisch s'allie avec la Russie. Le 3 mars, la Suède fait un traité avec le cabinet de Saint-James elle s'oblige à fournir trente mille hommes. Hambourg est évacué par les Français, Berlin occupé par les Cosaques, Dresde pris par les Russes et les Prussiens. La défection de la Confédération du Rhin se prépare. L'Autriche adhère à l'alliance de la Russie et de la Prusse. La guerre se rouvre en Italie où le prince Eugène s'est transporté. En Espagne, l'armée anglaise défait Joseph à Vittoria ; les tableaux dérobés aux églises et aux palais tombent dans l'Ebre je les avais vus à Madrid et à l'Escurial ; je les ai revus lorsqu'on les restaurait à Paris le flot et Napoléon avaient passé sur ces Murillo et ces Raphaël, velut umbra . Wellington, s'avançant toujours, bat le maréchal Soult à Roncevaux nos grands souvenirs faisaient le fond des scènes de nos nouvelles destinées. Le 14 février, à l'ouverture du Corps législatif, Bonaparte déclara qu'il avait toujours voulu la paix et qu'elle était nécessaire au monde. Ce mensonge ne lui réussissait plus. Du reste, dans la bouche de celui qui nous appelait ses sujets , aucune sympathie pour les douleurs de la France Bonaparte levait sur nous des souffrances, comme un tribut qui lui était dû. Le 3 avril, le Sénat conservateur ajoute cent quatre-vingt mille combattants à ceux qu'il a déjà alloués coupes extraordinaires d'hommes au milieu des coupes réglées. Le 10 avril enlève Lagrange ; l'abbé Delille expira quelques jours après. Si dans le ciel la noblesse du sentiment l'emporte sur la hauteur de la pensée, le chantre de la Pitié est placé plus près du trône de Dieu que l'auteur de la Théorie des fonctions analytiques . Bonaparte avait quitté Paris le 15 avril. Batailles de Lützen, de Bautzen et de Dresde. - Revers en Espagne. Les levées de 1812, se succédant, s'étaient arrêtées en Saxe. Napoléon arrive. L'honneur du vieil ost expiré est remis à deux cent mille conscrits qui se battent comme les grenadiers de Marengo. Le 2 mai, la bataille de Lützen est gagnée Bonaparte, dans ces nouveaux combats, n'emploie presque plus que l'artillerie. Entré dans Dresde, il dit aux habitants " Je n'ignore pas, à quel transport vous vous êtes livrés lorsque l'empereur Alexandre et le roi de Prusse sont entrés dans vos murs. Nous voyons encore sur le pavé le fumier des fleurs que vos jeunes filles ont semées sur les pas des monarques. " Napoléon se souvenait-il des jeunes filles de Verdun ? C'était du temps de ses belles années. A Bautzen, autre triomphe, mais où s'ensevelissent le général du génie Kirgener, et Duroc, grand maréchal du palais. " Il y a une autre vie, dit l'empereur à Duroc nous nous reverrons. " Duroc se souciait-il beaucoup de le revoir ? Le 26 et le 27 août, on s'aborde sur l'Elbe, dans des champs déjà fameux. Revenu de l'Amérique, après avoir vu Bernadotte à Stockholm, et Alexandre à Prague, Moreau a les deux jambes emportées d'un boulet, à Dresde, à côté de l'empereur de Russie vieille habitude de la fortune napoléonienne. On apprit la mort du vainqueur de Hohenlinden, dans le camp français, par un chien perdu, sur le collier duquel était écrit le nom du nouveau Turenne ; l'animal, demeuré sans maître, courait au hasard parmi les morts Te, janitor Orci ! Le prince de Suède, devenu généralissime de l'armée du nord de l'Allemagne, avait adressé, le 15 d'août, une proclamation à ses soldats " Soldats, le même sentiment qui guida les Français de 1792, et qui les porta à s'unir et à combattre les armées qui étaient sur leur territoire, doit diriger aujourd'hui votre valeur contre celui qui, après avoir envahi le sol qui vous a vus naître, enchaîne encore vos frères, vos femmes et vos enfants. " Bonaparte, encourant la réprobation unanime, s'élançait contre la liberté qui l'attaquait de toutes parts, sous toutes les formes. Un sénatus-consulte du 28 août annule la déclaration d'un jury d'Anvers bien petite infraction, sans doute, aux droits des citoyens, après l'énormité d'arbitraire dont avait usé l'empereur ; mais il y a au fond des lois une sainte indépendance dont les cris sont entendus cette oppression d'un jury fit plus de bruit que les oppressions diverses dont la France était la victime. Enfin, au midi, l'ennemi avait touché notre sol ; les Anglais, obsession de Bonaparte et cause de presque toutes ses fautes, passèrent la Bidassoa le 7 octobre Wellington, l'homme fatal, mit le premier le pied sur la terre de France. S'obstinant à rester en Saxe, malgré la prise de Vandamme en Bohême et la défaite de Ney près de Berlin par Bernadotte, Napoléon revint sur Dresde. Alors le Landsturm se lève ; une guerre nationale, semblable à celle qui a délivré l'Espagne, s'organise. Campagne de Saxe ou des poètes. On a appelé les combats de 1813 la campagne de Saxe ils seraient mieux nommés la campagne de la jeune Allemagne ou des poètes . A quel désespoir Bonaparte ne nous avait-il pas réduits par son oppression, puisqu'en voyant couler notre sang, nous ne pouvons nous défendre d'un mouvement d'intérêt pour cette généreuse jeunesse saisissant l'épée au nom de l'indépendance ? Chacun de ces combats était une protestation pour les droits des peuples. Dans une de ses proclamations, datée de Kalisch le 25 mars 1813, Alexandre appelait aux armes les populations de l'Allemagne leur promettant, au nom de ses frères, les rois, des institutions libres. Ce signal fit éclater la Burschenschaft , déjà secrètement formée. Les universités d'Allemagne s'ouvrirent ; elles mirent de côté la douleur pour ne songer qu'à la réparation de l'injure " Que les lamentations et les larmes soient courtes, la douleur et la tristesse longues ", disaient les Germains d'autrefois ; " à la femme il est décent de pleurer, à l'homme de se souvenir Lamenta ac lacrymas cito, dolorem et tristitiam tarde ponunt. Feminis lugere honestum est, viris meminisse . " Alors la jeune Allemagne court à la délivrance de la patrie ; alors se pressèrent ces Germains, alliés de l'Empire, dont l'ancienne Rome se servit en guise d'armes et de javelots, velut tela atque arma . Le professeur Fichte faisait à Berlin, en 1813, une leçon sur le devoir ; il parla des calamités de l'Allemagne et termina sa leçon par ces paroles " Le cours sera donc suspendu jusqu'à la fin de la campagne. Nous le reprendrons dans notre patrie devenue libre, ou nous serons morts pour reconquérir la liberté. " Les jeunes auditeurs se lèvent en poussant des cris Fichte descend de sa chaire, traverse la foule, et va inscrire son nom sur les rôles d'un corps partant pour l'armée. Tout ce que Bonaparte avait méprisé et insulté lui devient péril l'intelligence descend dans la lice contre la force brutale ; Moscou est la torche à la lueur de laquelle la Germanie ceint son baudrier " Aux armes ! " s'écrie la muse. " Le Phénix de la Russie s'est élancé de son bûcher ! " Cette reine de Prusse, si faible et si belle, que Napoléon avait accablée de ses ingénéreux outrages, se transforme en une ombre implorante et implorée " Comme elle dort doucement ! " chantent les bardes. " Ah ! puisses-tu dormir jusqu'au jour où ton peuple lavera dans le sang la rouille de son épée ! Eveille-toi alors ! éveille-toi ! sois l'ange de la liberté et de la vengeance ! " Koerner n'a qu'une crainte, celle de mourir en prose " Poésie ! poésie ! s'écrie-t-il, rends-moi la mort à la clarté du jour ! " Il compose au bivouac l'hymne de la Lyre et de l ' Epée . Le Cavalier. Dis-moi ma bonne épée, l'épée de mon flanc, pourquoi l'éclair de ton regard est-il aujourd'hui si ardent ? Tu me regardes d'un oeil d'amour, ma bonne épée, l'épée qui fait ma joie. Hourrah ! L'Epée. C'est que c'est un brave cavalier qui me porte voilà ce qui enflamme mon regard ; c'est que je suis la force d'un homme libre voilà ce qui fait ma joie. Hourrah ! Le Cavalier. Oui, mon épée, oui, je suis un homme libre, et je t'aime du fond du coeur je t'aime comme si tu m'étais fiancée ; je t'aime comme une maîtresse chérie. L'Epée. Et moi, je me suis donnée à toi ! à toi ma vie, à toi mon âme d'acier ! Ah ! si nous sommes fiancés, quand me diras-tu Viens, viens, ma maîtresse chérie ! Ne croit-on pas entendre un de ces guerriers du Nord, un de ces hommes de batailles et de solitudes, dont Saxo Grammaticus dit " Il tomba, rit et mourut. " Ce n'était point le froid enthousiasme d'un scalde en sûreté Koerner avait l'épée au flanc ; beau, blond et jeune, Apollon à cheval, il chantait la nuit comme l'Arabe sur sa selle ; son maoual , en chargeant l'ennemi, était accompagné du galop de son destrier. Blessé à Lützen, il se traîna dans les bois, où des paysans le retrouvèrent ; il reparut et mourut aux plaines de Leipsick, à peine âgé de vingt-cinq ans il s'était échappé des bras d'une femme qu'il aimait, et s'en allait dans tout ce que la vie a de délices. " Les femmes se plaisent, disait Tyrtée, à contempler le jeune homme resplendissant et debout il n'est pas moins beau lorsqu'il tombe au premier rang. " Les nouveaux Arminius, nourris à l'école de la Grèce, avaient un bardit général quand ces étudiants abandonnèrent la paisible retraite de la science pour les champs de bataille, les joies silencieuses de l'étude pour les périls bruyants de la guerre, Homère et les Niebelungen pour l'épée, qu'opposèrent-ils à notre hymne de sang, à notre cantique révolutionnaire ? Ces strophes pleines de l'affection religieuse, et de la sincérité de la nature humaine " Quelle est la patrie de l'Allemand ? Nommez-moi cette grande patrie ! Aussi loin que résonne la langue allemande, aussi loin que des chants allemands se font entendre pour louer Dieu, là doit être la patrie de l'Allemand. " La patrie de l'Allemand est le pays où le serrement de mains suffit pour tout serment, où la bonne foi pure brille dans tous les regards, où l'affection siège brûlante dans tous les coeurs. " O Dieu du ciel, abaisse tes regards sur nous et donne-nous cet esprit si pur, si vraiment allemand, pour que nous puissions vivre fidèles et bons. Là est la patrie de l'Allemand, tout ce pays est sa patrie. " Ces camarades de collège, maintenant compagnons d'armes, ne s'inscrivaient point dans ces ventes où des septembriseurs vouaient des assassinats au poignard fidèles à la poésie de leurs rêveries, aux traditions de l'histoire, au culte du passé, ils firent d'un vieux château, d'une antique forêt, les asiles conservateurs de la Burschenschaft . La reine de Prusse était devenue leur patronne, en place de la reine des nuits. Du haut d'une colline, du milieu des ruines, les écoliers-soldats, avec leurs professeurs-capitaines, découvraient le faîte des salles de leurs universités chéries émus au souvenir de leur docte antiquité, attendris à la vue du sanctuaire de l'étude et des jeux de leur enfance, ils juraient d'affranchir leur pays, comme Melchthal, Furst et Stauffacher prononcèrent leur triple serment à l'aspect des Alpes, par eux immortalisées, illustrés par elles. Le génie allemand a quelque chose de mystérieux ; la Thécla de Schiller est encore la fille teutonne douée de prescience et formée d'un élément divin. Les Allemands adorent aujourd'hui la liberté dans un vague indéfinissable, de même qu'autrefois ils appelaient Dieu le secret des bois Deorumque nominibus appellant secretum illud ... L'homme dont la vie était un dithyrambe en action ne tomba que quand les poètes de la jeune Allemagne eurent chanté et pris le glaive contre leur rival Napoléon, le poète armé. Alexandre était digne d'avoir été le héraut envoyé aux jeunes Allemands il partageait leurs sentiments élevés, et il était dans cette position de force qui rend possibles les projets ; mais il se laissa effrayer de la terreur des monarques qui l'environnaient. Ces monarques ne tinrent point leurs promesses ; ils ne donnèrent point à leurs peuples des institutions généreuses. Les enfants de la Muse flamme par qui les masses inertes des soldats avaient été animées furent plongés dans des cachots en récompense de leur dévouement et de leur noble crédulité. Hélas ! la génération qui rendit l'indépendance aux Teutons est évanouie ; il n'est demeuré en Germanie que de vieux cabinets usés. Ils appellent le plus haut qu'ils peuvent Napoléon un grand homme, pour faire servir leur présente admiration d'excuse à leur bassesse passée. Dans le sot enthousiasme pour l'homme qui continue à aplatir les gouvernements après les avoir fouettés, à peine se souvient-on de Koerner " Arminius, libérateur de la Germanie, dit Tacite, fut inconnu aux Grecs qui n'admirent qu'eux, peu célèbre chez les Romains qu'il avait vaincus ; mais des nations barbares le chantent encore, caniturque barbaras apud gentes . " Bataille de Leipsick. - Retour de Bonaparte à Paris. - Traité de Valençay. Le 18 et le 19 octobre se donna dans les champs de Leipsick ce combat que les Allemands ont appelé la bataille des nations . Vers la fin de la seconde journée, les Saxons et les Wurtembergeois, passant du camp de Napoléon sous les drapeaux de Bernadotte, décidèrent le résultat de l'action ; victoire entachée de trahison. Le prince de Suède, l'empereur de Russie et le roi de Prusse pénètrent dans Leipsick à travers trois portes différentes. Napoléon, ayant éprouvé une perte immense, se retira. Comme il n'entendait rien aux retraites de sergent ainsi qu'il l'avait dit, il fit sauter des ponts derrière lui. Le prince Poniatowski, blessé deux fois, se noie dans l'Elster la Pologne s'abîma avec son dernier défenseur. Napoléon ne s'arrêta qu'à Erfurt de là son bulletin annonça que son armée, toujours victorieuse, arrivait comme une armée battue Erfurt, peu de temps auparavant avait vu Napoléon au faîte de la prospérité. Enfin les Bavarois, déserteurs après les autres d'une fortune abandonnée, essaient d'exterminer à Hanau le reste de nos soldats. Wrède est renversé par les seuls gardes d'honneur quelques conscrits, déjà vétérans, lui passent sur le ventre ; ils sauvent Bonaparte et prennent position derrière le Rhin. Arrivé en fugitif à Mayence, Napoléon se retrouve à Saint-Cloud le 19 novembre ; l'infatigable de Lacépède revient lui dire " Votre Majesté a tout surmonté. " M. de Lacépède avait parlé convenablement des ovipares ; mais il ne se pouvait tenir debout. La Hollande reprend son indépendance et rappelle le prince d'orange. Le 1er décembre les puissances alliées déclarent " qu'elles ne font point la guerre à la France mais à l'empereur seul, ou plutôt à cette prépondérance qu'il a trop longtemps exercée, hors des limites de son empire, pour le malheur de l'Europe et de la France ". Quand on voit s'approcher le moment où nous allions être renfermés dans notre ancien territoire, on se demande à quoi donc avaient servi le bouleversement de l'Europe et le massacre de tant de millions d'hommes ? Le temps nous engloutit et continue tranquillement son cours. Par le traité de Valençay du 11 décembre, le misérable Ferdinand VII est renvoyé à Madrid ainsi se termina obscurément à la hâte cette criminelle entreprise d'Espagne, première cause de la perte de Napoléon. On peut toujours aller au mal, on peut toujours tuer un peuple ou un roi ; mais le retour est difficile Jacques Clément raccommodait ses sandales pour le voyage de Saint-Cloud ; ses confrères lui demandèrent en riant combien son ouvrage durerait " Assez pour le chemin que j'ai à faire, répondit-il je dois aller, non revenir. " Le Corps législatif convoqué, puis ajourné. - Les alliés passent le Rhin. - Colère de Bonaparte. - Premier jour de l'an de 1814. Le Corps législatif est assemblé le 19 décembre 1813. Etonnant sur le champ de bataille, remarquable dans son conseil d'Etat, Bonaparte n'a plus la même valeur en politique la langue de la liberté, il l'ignore ; s'il veut exprimer des affections congéniales [syn. de congénital.] , des sentiments paternels, il s'attendrit tout de travers, et il plaque des paroles émues à son insensibilité " Mon coeur, dit-il au Corps législatif, a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets . Je n'ai jamais été séduit par la prospérité ; l'adversité me trouvera au-dessus de ses atteintes. J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur du monde. Monarque et père , je sens que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. " Un article officiel du Moniteur avait dit, au mois de juillet 1804, sous l ' Empire, que la France ne passerait jamais le Rhin, et que ses armées ne le passeraient plus . Les alliés traversèrent ce fleuve le 21 décembre 1813, depuis Bâle jusqu'à Schaffouse, avec plus de cent mille hommes ; le 31 du même mois, l'armée de Silésie, commandée par Blücher, le franchit à son tour, depuis Manheim jusqu'à Coblentz. Par ordre de l'empereur, le Sénat et le Corps législatif avaient nommé deux commissions chargées de prendre connaissance des documents relatifs aux négociations avec les puissances coalisées ; prévision d'un pouvoir qui, se refusant à des conséquences devenues inévitables, voulait en laisser la responsabilité à une autre autorité. La commission du Corps législatif, que présidait M. Lainé, osa dire " que les moyens de paix auraient des effets assurés, si les Français étaient convaincus que leur sang ne serait versé que pour défendre une patrie et des lois protectrices ; que Sa Majesté doit être suppliée de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques ". Le ministre de la police, duc de Rovigo, fait enlever les épreuves du rapport ; un décret du 31 décembre ajourne le Corps législatif ; les portes de la salle sont fermées. Bonaparte traite les membres de la commission législative d' agents payés par l ' Angleterre " Le nommé Lainé, disait-il, est un traître qui correspond avec le prince régent par l'intermédiaire de Desèze. Raynouard, Maine de Biran et Flaugergues sont des factieux. " Le soldat s'étonnait de ne plus retrouver ces Polonais qu'il abandonnait et qui, en se noyant pour lui obéir criaient encore " Vive l'empereur ! " Il appelait le rapport de la commission une motion sortie d'un club de Jacobins. Pas un discours de Bonaparte dans lequel n'éclate son aversion pour la république dont il était sorti ; mais il en détestait moins les crimes que les libertés. A propos de ce même rapport il ajoutait " Voudrait-on rétablir la souveraineté du peuple ? Eh bien dans ce cas, je me fais peuple ; car je prétends être toujours là où réside la souveraineté. " Jamais despote n'a expliqué plus énergiquement sa nature c'est le mot retourné de Louis XIV " L'Etat, c'est moi. " A la réception du premier jour de l'an 1814, on s'attendait à quelque scène. J'ai connu un homme attaché à cette cour, lequel se préparait à tout hasard à mettre l'épée à la main. Napoléon ne dépassa pas néanmoins la violence des paroles, mais il s'y laissa aller avec cette plénitude qui causait quelquefois de la confusion à ses hallebardiers mêmes " Pourquoi, s'écria-t-il, parler devant l'Europe de ces débats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Qu'est-ce qu'un trône ? un morceau de bois recouvert d'un morceau d'étoffe tout dépend de celui qui s'y assied. La France a plus besoin de moi que je n'ai besoin d'elle. Je suis un de ces hommes qu'on tue, mais qu'on ne déshonore pas. Dans trois mois nous aurons la paix, ou l'ennemi sera chassé de notre territoire, ou je serai mort. " C'était dans le sang que Bonaparte était accoutumé à laver le linge des Français. Dans trois mois on n'eut point la paix, l'ennemi ne fut point chassé de notre territoire, Bonaparte ne perdit point la vie la mort n'était point son fait. Accablée de tant de malheurs et de l'ingrate obstination du maître qu'elle s'était donné, la France se voyait envahie avec l'inerte stupeur qui naît du désespoir. Un décret impérial avait mobilisé cent vingt-un bataillons de gardes nationales ; un autre décret avait formé un conseil de régence, présidé par Cambacérès et composé de ministres, à la tête duquel était placée l'impératrice. Joseph, monarque en disponibilité, revenu d'Espagne avec ses pillages, est déclaré commandant général de Paris. Le 25 janvier 1814, Bonaparte quitte son palais pour l'armée, et va jeter une éclatante flamme en s'éteignant. Le pape mis en liberté. La surveille, le pape avait été rendu à l'indépendance ; la main qui allait à son tour porter des chaînes fut contrainte de briser les fers qu'elle avait donnés la Providence avait changé les fortunes, et le vent qui soufflait au visage de Napoléon poussait les alliés à Paris. Pie VII, averti de sa délivrance, se hâta de faire une courte prière dans la chapelle de François Ier ; il monta en voiture et traversa cette forêt qui, selon la tradition populaire, voit paraître le grand veneur de la mort quand un roi va descendre à Saint-Denis. Le pape voyageait sous la surveillance d'un officier de gendarmerie qui l'accompagnait dans une seconde voiture. A Orléans, il apprit le nom de la ville dans laquelle il entrait. Il suivit la route du Midi aux acclamations de la foule, de ces provinces où Napoléon devait bientôt passer, à peine en sûreté sous la garde des commissaires étrangers. Sa Sainteté fut retardée dans sa marche par la chute même de son oppresseur les autorités avaient cessé leurs fonctions ; on n'obéissait à personne ; un ordre écrit de Bonaparte, ordre qui vingt-quatre heures auparavant aurait abattu la plus haute tête et fait tomber un royaume, était un papier sans cours quelques minutes de puissance manquèrent à Napoléon pour qu'il pût protéger le captif que sa puissance avait persécuté. Il fallut qu'un mandat provisoire des Bourbons achevât de rendre la liberté au pontife qui avait ceint de leur diadème une tête étrangère quelle confusion de destinées ! Pie VII cheminait au milieu des cantiques et des larmes, au son des cloches, aux cris de Vive le Pape ! Vive le chef de l'Eglise ! on lui apportait, non les clefs des villes, des capitulations trempées de sang et obtenues par le meurtre, mais on lui présentait des malades à guérir, de nouveaux époux à bénir au bord de sa voiture ; il disait aux premiers " Dieu vous console ! " Il étendait sur les seconds ses mains pacifiques ; il touchait de petits enfants dans les bras de leurs mères. Il ne restait aux villes que ceux qui ne pouvaient marcher. Les pèlerins passaient la nuit sur les champs pour attendre l'arrivée d'un vieux prêtre délivré. Les paysans dans leur naïveté, trouvaient que le Saint Père ressemblait à Notre-Seigneur ; des protestants attendris disaient " Voilà le plus grand homme de son siècle. " Telle est la grandeur de la véritable société chrétienne, où Dieu se mêle sans cesse avec les hommes ; telle est sur la force du glaive et du sceptre la supériorité de la puissance du faible, soutenu de la religion et du malheur. Pie VII traversa Carcassonne, Béziers, Montpellier et Nîmes, pour réapprendre l'Italie. Au bord du Rhône il semblait que les innombrables croisés de Raymond de Toulouse passaient encore la revue à Saint-Remy. Le pape revit Nice, Savone, Imola, témoins de ses afflictions récentes et des premières macérations de sa vie on aime à pleurer où l'on a pleuré. Dans les conditions ordinaires on se souvient des lieux et des temps du bonheur. Pie VII repassait sur ses vertus et sur ses souffrances, comme un homme dans sa mémoire revit de ses passions éteintes. A Bologne, le pape fut laissé aux mains des autorités autrichiennes. Murat, Joachim-Napoléon, roi de Naples lui écrivit le 4 avril 1814 " Très-saint Père, le sort des armes m'ayant rendu maître des Etats que vous possédiez lorsque vous fûtes forcé de quitter Rome, je ne balance pas à les remettre sous votre autorité, renonçant en votre faveur à tous mes droits de conquête sur ces pays. " Qu'a-t-on laissé à Joachim et à Napoléon mourants ? Le pape n'était pas encore arrivé à Rome qu'il offrit un asile à la mère de Bonaparte. Des légats avaient repris possession de la ville éternelle. Le 23 mai, au milieu du printemps, Pie VII aperçut le dôme de Saint-Pierre. Il a raconté avoir répandu des larmes en revoyant le dôme sacré. Prêt à franchir la Porte du Peuple, le pontife fut arrêté vingt-deux orphelines vêtues de robes blanches, quarante-cinq jeunes filles portant de grandes palmes dorées, s'avancèrent en chantant des cantiques. La multitude criait Hosanna ! Pignatelli, qui commandait les troupes sur le Quirinal lorsque Radet emporta d'assaut le jardin des olives de Pie VII, conduisait à présent la marche des palmes. En même temps que Pignatelli changeait de rôle, de nobles parjures, à Paris, reprenaient derrière le fauteuil de Louis XVIII leurs fonctions de grands domestiques la prospérité nous est transmise avec ses esclaves, comme autrefois une terre seigneuriale était vendue avec ses serfs. Notes qui devinrent la brochure De Bonaparte et des Bourbons . - Je prends un appartement rue de Rivoli. - Admirable campagne de France, 1814. Au livre second de ces Mémoires , on lit je revenais alors de mon premier exil de Dieppe " On m'a permis de revenir à ma Vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger j'écris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs. " Ces pages agitées que je traçais le jour étaient des notes relatives aux événements du moment, lesquelles, réunies devinrent ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . J'avais une si haute idée du génie de Napoléon et de la vaillance de nos soldats, qu'une invasion de l'étranger heureuse jusque dans ses derniers résultats, ne me pouvait tomber dans la tête mais je pensais que cette invasion en faisant sentir à la France le danger où l'ambition de Napoléon l'avait réduite, amènerait un mouvement intérieur, et que l'affranchissement des Français s'opérerait de leurs propres mains. C'était dans cette idée que j'écrivais mes notes afin que si nos assemblées politiques arrêtaient la marche des alliés, et se résolvaient à se séparer d'un grand homme, devenu un fléau, elles sussent à qui recourir ; l'abri me paraissait être dans l'autorité modifiée selon les temps, sous laquelle nos aïeux avaient vécu pendant huit siècles quand dans l'orage on ne trouve à sa portée qu'un vieil édifice, tout en ruine qu'il est, on s'y retire. Dans l'hiver de 1813 à 1814, je pris un appartement rue de Rivoli, en face de la première grille du jardin des Tuileries, devant laquelle j'avais entendu crier la mort du duc d'Enghien. On ne voyait encore dans cette rue que les arcades bâties par le gouvernement et quelques maisons isolées s'élevant ça et là avec leur dentelure latérale de pierres d'attente. Il ne fallait rien moins que les maux dont la France était écrasée, pour se maintenir dans l'éloignement que Napoléon inspirait et pour se défendre en même temps de l'admiration qu'il faisait renaître sitôt qu'il agissait c'était le plus fier génie d'action qui ait jamais existé ; sa première campagne en Italie et sa dernière campagne en France je ne parle pas de Waterloo sont ses deux plus belles campagnes ; Condé dans la première, Turenne dans la seconde, grand guerrier dans celle-là,. grand homme dans celle-ci ; mais différentes dans leurs résultats par l'une il gagna l'empire, par l'autre il le perdit. Ses dernières heures de pouvoir, toutes déracinées, toutes déchaussées qu'elles étaient, ne purent être arrachées comme les dents d'un lion, que par les efforts du bras de l'Europe. Le nom de Napoléon était encore si formidable que les armées ennemies ne passèrent le Rhin qu'avec terreur ; elles regardaient sans cesse derrière elles pour bien s'assurer que la retraite leur serait possible ; maîtresses de Paris, elles tremblaient encore. Alexandre jetant les yeux sur la Russie, en entrant en France, félicitait les personnes qui pouvaient s'en aller, et il écrivait à sa mère ses anxiétés et ses regrets. Napoléon bat les Russes à Saint-Dizier, les Prussiens et les Russes à Brienne, comme pour honorer les champs dans lesquels il avait été élevé. Il culbute l'armée de Silésie à Montmirail, à Champaubert, et une partie de la grande armée à Montereau. Il fait tête partout ; va et revient sur ses pas ; repousse les colonnes dont il est entouré. Les alliés proposent un armistice ; Bonaparte déchire les préliminaires de la paix offerte et s'écrie " Je suis plus près de Vienne que l'empereur d'Autriche de Paris ! " La Russie, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre, pour se réconforter mutuellement, conclurent à Chaumont un nouveau traité d'alliance ; mais au fond, alarmées de la résistance de Bonaparte, elles songeaient à la retraite. A Lyon une armée se formait sur le flanc des Autrichiens ; dans le midi, le maréchal Soult arrêtait les Anglais ; le congrès de Châtillon, qui ne fut dissous que le 15 mars, négociait encore. Bonaparte chassa Blücher des hauteurs de Craonne. La grande armée alliée n'avait triomphé le 27 février, à Bar-sur-Aube, que par la supériorité du nombre. Bonaparte se multipliant avait recouvré Troyes que les alliés réoccupèrent. De Craonne il s'était porté sur Reims. " Cette nuit, dit-il, j'irai prendre mon beau-père à Troyes. " Le 20 mars, une affaire eut lieu près d'Arcis-sur-Aube. Parmi un feu roulant d'artillerie, un obus étant tombé au front d'un carré de la garde, le carré parut faire un léger mouvement Bonaparte se précipite sur le projectile dont la mèche fume, il la fait flairer à son cheval ; l'obus crève, et l'empereur sort sain et sauf du milieu de la foudre brisée. La bataille devait recommencer le lendemain ; mais Bonaparte, cédant à l'inspiration du génie, inspiration qui lui fut néanmoins funeste, se retire afin de se porter sur le derrière des troupes confédérées, les séparer de leurs magasins et grossir son armée des garnisons des places frontières. Les étrangers se préparaient à se replier sur le Rhin, lorsque Alexandre, par un de ces mouvements du ciel qui changent tout un monde, prit le parti de marcher à Paris dont le chemin devenait libre [J'ai entendu le général Pozzo raconter que c'était lui qui avait déterminé l'empereur Alexandre à marcher en avant. . Napoléon croyait entraîner la masse des ennemis, et il n'était suivi que de dix mille hommes de cavalerie qu'il pensait être l'avant-garde des principales troupes, et qui lui masquaient le mouvement réel des Prussiens et des Moscovites. Il dispersa ces dix mille chevaux à Saint-Dizier et Vitry, et s'aperçut alors que la grande armée alliée n'était pas derrière ; cette armée, se précipitant sur la capitale, n'avait devant elle que les maréchaux Marmont et Mortier avec environ douze mille conscrits. Napoléon se dirige à la hâte sur Fontainebleau là une sainte victime en se retirant, avait laissé le rémunérateur et le vengeur. Toujours dans l'histoire marchent ensemble deux choses qu'un homme s'ouvre une voie d'injustice, il s'ouvre en même temps une voie de perdition dans laquelle, à une distance marquée, la première route vient tomber dans la seconde. Je commence à imprimer ma brochure. - Une note de madame de Chateaubriand. Les esprits étaient fort agités l'espoir de voir cesser, coûte que coûte, une guerre cruelle qui pesait depuis vingt ans sur la France rassasiée de malheur et de gloire, l'emportait dans les masses sur la nationalité. Chacun s'occupait du parti qu'il aurait à prendre dans la catastrophe prochaine. Tous les soirs mes amis venaient causer chez madame de Chateaubriand, raconter et commenter les événements de la journée. MM. de Fontanes, de Clausel, Joubert, accouraient avec la foule de ces amis de passage que donnent les événements et que les événements retirent. Madame la duchesse de Lévis, belle, paisible et dévouée, que nous retrouverons à Gand, tenait fidèle compagnie à madame de Chateaubriand. Madame la duchesse de Duras était aussi à Paris, et j'allais voir souvent madame la marquise de Montcalm, soeur du duc de Richelieu. Je continuais d'être persuadé, malgré l'approche des champs de bataille, que les alliés n'entreraient pas à Paris et qu'une insurrection nationale mettrait fin à nos craintes. L'obsession de cette idée m'empêchait de sentir aussi vivement que je l'aurais fait la présence des armées étrangères mais je ne me pouvais empêcher de réfléchir aux calamités que nous avions fait éprouver à l'Europe, en voyant l'Europe nous les rapporter. Je ne cessais de m'occuper de ma brochure ; je la préparais comme un remède lorsque le moment de l'anarchie viendrait à éclater. Ce n'est pas ainsi que nous écrivons aujourd'hui, bien à l'aise, n'ayant à redouter que la guerre des feuilletons la nuit je m'enfermais à clef ; je mettais mes paperasses sous mon oreiller, deux pistolets chargés sur ma table je couchais entre ces deux muses. Mon texte était double ; je l'avais composé sous la forme de brochure, qu'il a gardée, et en façon de discours, différent à quelques égards de la brochure ; je supposais qu'à la levée de la France, on se pourrait assembler à l'Hôtel de Ville, et je m'étais préparé sur deux thèmes. Madame de Chateaubriand a écrit quelques notes à diverses époques de notre vie commune ; parmi ces notes, je trouve le paragraphe suivant " M. de Chateaubriand écrivait sa brochure De Bonaparte et des Bourbons . Si cette brochure avait été saisie, le jugement n'était pas douteux la sentence était l'échafaud. Cependant l'auteur mettait une négligence incroyable à la cacher. Souvent, quand il sortait, il l'oubliait sur sa table ; sa prudence n'allait jamais au delà de la mettre sous son oreiller, ce qu'il faisait devant son valet de chambre, garçon fort honnête, mais qui pouvait se laisser tenter. Pour moi, j'étais dans des transes mortelles aussi dès que M. de Chateaubriand était sorti, j'allais prendre le manuscrit et je le mettais sur moi. Un jour, en traversant les Tuileries, je m'aperçois que je ne l'ai plus, et, bien sûre de l'avoir senti en sortant, je ne doute pas de l'avoir perdu en route. Je vois déjà le fatal écrit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrêté je tombe sans connaissance au milieu du jardin ; de bonnes gens m'assistèrent ensuite, me reconduisirent à la maison dont j'étais peu éloignée. Quel supplice lorsque, montant l'escalier, je flottais entre une crainte, qui était presque une certitude, et un léger espoir d'avoir oublié de prendre la brochure ! En approchant de la chambre de mon mari je me sentais de nouveau défaillir j'entre enfin ; rien sur la table je m'avance vers le lit ; je tâte d'abord l'oreiller je ne sens rien ; je le soulève je vois le rouleau de papier ! Le coeur me bat chaque fois que j'y pense. Je n'ai jamais éprouvé un tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le dire avec vérité, il n'aurait pas été si grand si je m'étais vue délivrée au pied de l'échafaud car enfin c'était quelqu'un qui m'était bien plus cher que moi-même que j'en voyais délivré. " Que je serais malheureux si j'avais pu causer un moment de peine à madame de Chateaubriand ! J'avais pourtant été obligé de mettre un imprimeur dans mon secret ; il avait consenti à risquer l'affaire ; d'après les nouvelles de chaque heure, il me rendait où venait reprendre des épreuves à moitié composées, selon que le bruit du canon se rapprochait ou s'éloignait de Paris pendant près de quinze jours je jouai ainsi ma vie à croix ou pile. La guerre établie aux barrières de Paris. - Vue de Paris. - Combat de Belleville. - Fuite de Marie-Louise et de la régence. - M. de Talleyrand reste à Paris. Le cercle se resserrait autour de la capitale à chaque instant on apprenait un progrès de l'ennemi. Pêle-mêle entraient, par les barrières, des prisonniers russes et des blessés français traînés dans des charrettes quelques-uns à demi-morts tombaient sous les roues qu'ils ensanglantaient. Des conscrits appelés de l'intérieur traversaient la capitale en longue file, se dirigeant sur les armées. La nuit on entendait passer sur les boulevards extérieurs des trains d'artillerie et l'on ne savait si les détonations lointaines annonçaient la victoire décisive ou la dernière défaite. La guerre vint s'établir enfin aux barrières de Paris. Du haut des tours de Notre-Dame on vit paraître la tête des colonnes russes, ainsi que les premières ondulations du flux de la mer sur une plage. Je sentis ce qu'avait dû éprouver un Romain lorsque du faîte du Capitole, il découvrit les soldats d'Alaric et la vieille cité des Latins à ses pieds, comme je découvrais les soldats russes, et à mes pieds la vieille cité des Gaulois. Adieu donc, Lares paternels, foyers conservateurs des traditions du pays, toits sous lesquels avaient respiré et cette Virginie sacrifiée par son père à la pudeur et à la liberté, et cette Héloïse vouée par l'amour aux lettres et à la religion. Paris depuis des siècles n'avait point vu la fumée des camps de l'ennemi, et c'est Bonaparte qui, de triomphe en triomphe, a amené les Thébains à la vue des femmes de Sparte. Paris était la borne dont il était parti pour courir la terre il y revenait laissant derrière lui l'énorme incendie de ses inutiles conquêtes. On se précipitait au Jardin des Plantes que jadis aurait pu protéger l'abbaye fortifiée de Saint-Victor le petit monde des cygnes et des bananiers, à qui notre puissance avait promis une paix éternelle, était troublé. Du sommet du labyrinthe, par-dessus le grand cèdre, par-dessus les greniers d'abondance que Bonaparte n'avait pas eu le temps d'achever, au delà de l'emplacement de la Bastille et du donjon de Vincennes lieux qui racontaient notre successive histoire, la foule regardait les feux de l'infanterie au combat de Belleville. Montmartre est emporté ; les boulets tombent jusque sur les boulevards du Temple. Quelques compagnies de la garde nationale sortirent et perdirent trois cents hommes dans les champs autour du tombeau des martyrs . Jamais la France militaire ne brilla d'un plus vif éclat au milieu de ses revers les derniers héros furent les cent cinquante jeunes gens de l'Ecole polytechnique, transformés en canonniers dans les redoutes du chemin de Vincennes. Environnés d'ennemis, ils refusaient de se rendre ; il fallut les arracher de leurs pièces le grenadier russe les saisissait noircis de poudre et couverts de blessures ; tandis qu'ils se débattaient dans ses bras, il élevait en l'air avec des cris de victoire et d'admiration ces jeunes palmes françaises et les rendait toutes sanglantes à leurs mères. Pendant ce temps-là Cambacérès s'enfuyait avec Marie-Louise, le roi de Rome et la régence. On lisait sur les murs cette proclamation Le roi Joseph, lieutenant général de l ' Empereur, commandant en chef de la garde nationale . " Citoyens de Paris, " Le conseil de régence a pourvu à la sûreté de l'impératrice et du roi de Rome je reste avec vous. Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher. Que cette vaste cité devienne un camp pour quelques instants, et que l'ennemi trouve sa honte sous ses murs qu'il espère franchir en triomphe. " Rostopschine n'avait pas prétendu défendre Moscou ; il le brûla. Joseph annonçait qu'il ne quitterait jamais les Parisiens, et il décampait à petit bruit, nous laissant son courage placardé au coin des rues. M. de Talleyrand faisait partie de la régence nommée par Napoléon. Du jour où l'évêque d'Autun cessa d'être, sous l'empire, ministre des relations extérieures, il n'avait rêvé qu'une chose, la disparition de Bonaparte suivie de la régence de Marie-Louise ; régence dont lui, prince de Bénévent, aurait été le chef. Bonaparte en le nommant membre d'une régence provisoire en 1814, semblait avoir favorisé ses désirs secrets. La mort napoléonienne n'était point survenue ; il ne resta à M. de Talleyrand qu'à clopiner aux pieds du colosse qu'il ne pouvait renverser, et à tirer parti du moment pour ses intérêts le savoir-faire était le génie de cet homme de compromis et de marchés. La position se présentait difficile demeurer dans la capitale était chose indiquée ; mais si Bonaparte revenait, le prince séparé de la régence fugitive, le prince retardataire, courait risque d'être fusillé ; d'un autre côté, comment abandonner Paris au moment où les alliés y pouvaient pénétrer ? Ne serait-ce pas renoncer au profit du succès, trahir ce lendemain des événements, pour lequel M. de Talleyrand était fait ? Loin de pencher vers les Bourbons, il les craignait à cause de ses diverses apostasies. Cependant, puisqu'il y avait une chance quelconque pour eux, M. de Vitrolles, avec l'assentiment du prélat marié, s'était rendu à la dérobée au congrès de Châtillon, en chuchoteur non avoué de la légitimité. Cette précaution apportée, le prince, afin de se tirer d'embarras à Paris, eut recours à un de ces tours dans lesquels il était passé maître. M. Laborie, devenu peu après, sous M. Dupont de Nemours, secrétaire particulier du gouvernement provisoire, alla trouver M. de Laborde, attaché à la garde nationale ; il lui révéla le départ de M. de Talleyrand " Il se dispose lui dit-il, à suivre la régence ; il vous semblera peut-être nécessaire de l'arrêter, afin d'être à même de négocier avec les alliés, si besoin est. " La comédie fut jouée en perfection. On charge à grand bruit les voitures du prince ; il se met en route en plein midi, le 30 mars arrivé à la barrière d'Enfer, on le renvoie inexorablement chez lui, malgré ses protestations. Dans le cas d'un retour miraculeux, les preuves étaient là, attestant que l'ancien ministre avait voulu rejoindre Marie-Louise et que la force armée lui avait refusé le passage. Proclamation du prince généralissime Schwartzenberg. - Discours d'Alexandre. - Capitulation de Paris. Cependant, à la présence des alliés, le comte Alexandre de Laborde et M. Tourton, officiers supérieurs de la garde nationale, avaient été envoyés auprès du généralissime prince de Schwartzenberg, lequel avait été l'un des généraux de Bonaparte pendant la campagne de Russie. La proclamation du généralissime fut connue à Paris dans la soirée du 30 mars. Elle disait " Depuis vingt ans l'Europe est inondée de sang et de larmes les tentatives pour mettre un terme à tant de malheurs ont été inutiles, parce qu'il existe, dans le principe même du gouvernement qui vous opprime, un obstacle insurmontable à la paix. Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie la conservation et la tranquillité de votre ville seront l'objet des soins des alliés. C'est dans ces sentiments que l'Europe, en armes devant vos murs, s'adresse à vous. " Quelle magnifique confession de la grandeur de la France L ' Europe en armes devant vos murs s ' adresse à vous ! Nous qui n'avions rien respecté, nous étions respectés de ceux dont nous avions ravagé les villes et qui, à leur tour, étaient devenus les plus forts. Nous leur paraissions une nation sacrée ; nos terres leur semblaient une campagne d'Elide que, de par les dieux, aucun bataillon ne pouvait fouler. Si, nonobstant, Paris eût cru devoir faire une résistance, fort aisée, de vingt-quatre heures les résultats étaient changés ; mais personne, excepté les soldats enivrés de feu et d'honneur, ne voulait plus de Bonaparte, et, dans la crainte de le conserver, on se hâta d'ouvrir les barrières. Paris capitula le 31 mars la capitulation militaire est signée au nom des maréchaux Mortier et Marmont par les colonels Denis et Fabvier ; la capitulation civile eut lieu au nom des maires de Paris. Le conseil municipal et départemental députa au quartier général russe pour régler les divers articles mon compagnon d'exil, Christian de Lamoignon, était du nombre des mandataires. Alexandre leur dit " Votre empereur, qui était mon allié, est venu jusque dans le coeur de mes Etats y apporter des maux dont les traces dureront longtemps ; une juste défense m'a amené jusqu'ici. Je suis loin de vouloir rendre à la France les maux que j'en ai reçus. Je suis juste, et je sais que ce n'est pas le tort des Français. Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma protection spéciale à la ville de Paris ; je protégerai, je conserverai tous les établissements publics ; je n'y ferai séjourner que des troupes d'élite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de l'élite de vos citoyens. C'est à vous d'assurer votre bonheur à venir ; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure à l'Europe. C'est à vous à émettre votre voeu vous me trouverez toujours prêt à seconder vos efforts. " Paroles qui furent accomplies ponctuellement le bonheur de la victoire aux yeux des alliés l'emportait sur tout autre intérêt. Quels devaient être les sentiments d'Alexandre, lorsqu'il aperçut les dômes des édifices de cette ville où l'étranger n'était jamais entré que pour nous admirer, que pour jouir des merveilles de notre civilisation et de notre intelligence ; de cette inviolable cité, défendue pendant douze siècles par ses grands hommes ; de cette capitale de la gloire que Louis XIV semblait encore protéger de son ombre, et Bonaparte de son retour ! Entrée des alliés dans Paris. Dieu avait prononcé une de ces paroles par qui le silence de l'éternité est de loin en loin interrompu. Alors se souleva, au milieu de la présente génération, le marteau qui frappa l'heure que Paris n'avait entendu sonner qu'une fois le 25 décembre 496, Reims annonça le baptême de Clovis, et les portes de Lutèce s'ouvrirent aux Francs ; le 30 mars 1814, après le baptême de sang de Louis XVI, le vieux marteau resté immobile se leva de nouveau au beffroi de l'antique monarchie ; un second coup retentit, les Tartares pénétrèrent dans Paris. Dans l'intervalle de mille trois cent dix-huit ans, l'étranger avait insulté les murailles de la capitale de notre empire sans y pouvoir entrer jamais, hormis quand il s'y glissa appelé par nos propres divisions. Les Normands assiégèrent la cité des Parisii ; les Parisii donnèrent la volée aux éperviers qu'ils portaient sur le poing ; Eudes, enfant de Paris et roi futur, rex futurus , dit Abbon, repoussa les pirates du Nord les Parisiens lâchèrent leurs aigles en 1814 ; les alliés entrèrent au Louvre. Bonaparte avait fait injustement la guerre à Alexandre son admirateur qui implorait la paix à genoux ; Bonaparte avait commandé le carnage de la Moskowa ; il avait forcé les Russes à brûler eux-mêmes Moscou ; Bonaparte avait dépouillé Berlin, humilié son roi, insulté sa reine à quelles représailles devions-nous donc nous attendre ? vous l'allez voir. J'avais erré dans les Florides autour de monuments inconnus, jadis dévastés par des conquérants dont il ne reste aucune trace, et j'étais réservé au spectacle des hordes caucasiennes campées dans la cour du Louvre. Dans ces événements de l'histoire qui, selon Montaigne " sont maigres témoins de notre prix et capacité ", ma langue s'attache à mon palais Adhaeret lingua mea faucibus meis . L'armée des alliés entra dans Paris le 31 mars 1814 à midi, à dix jours seulement de l'anniversaire de la mort du duc d'Enghien, 21 mars 1804. Etait-ce la peine à Bonaparte d'avoir commis une action de si longue mémoire, pour un règne qui devait durer si peu ? L'empereur de Russie et le roi de Prusse étaient à la tête de leurs troupes. Je les vis défiler sur les boulevards. Stupéfait et anéanti au dedans de moi, comme si l'on m'arrachait le nom de Français pour y substituer le numéro par lequel je devais désormais être connu dans les mines de la Sibérie, je sentais en même temps mon exaspération s'accroître contre l'homme dont la gloire nous avait réduits à cette honte. Toutefois cette première invasion des alliés est demeurée sans exemple dans les annales du monde l'ordre, la paix et la modération régnèrent partout ; les boutiques se rouvrirent ; des soldats russes de la garde, hauts de six pieds, étaient pilotés à travers les rues par de petits polissons français qui se moquaient d'eux, comme des pantins et des masques du carnaval. Les vaincus pouvaient être pris pour les vainqueurs ; ceux-ci, tremblant de leurs succès, avaient l'air d'en demander excuse. La garde nationale occupait seule l'intérieur de Paris, à l'exception des hôtels où logeaient les rois et les princes étrangers. Le 31 mars 1814, des armées innombrables occupaient la France ; quelques mois après, toutes ces troupes repassèrent nos frontières, sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang depuis la rentrée des Bourbons. L'ancienne France se trouve agrandie sur quelques-unes de ses frontières ; on partage avec elle les vaisseaux et les magasins d'Anvers ; on lui rend trois cent mille prisonniers dispersés dans les pays où les avait laissés la défaite ou la victoire. Après vingt-cinq années de combats, le bruit des armes cesse d'un bout de l'Europe à l'autre. Alexandre s'en va, nous laissant les chefs-d'oeuvre conquis et la liberté déposée dans la Charte, liberté que nous dûmes autant à ses lumières qu'à son influence. Chef des deux autorités suprêmes, doublement autocrate par l'épée et par la religion, lui seul de tous les souverains de l'Europe avait compris qu'à l'âge de civilisation auquel la France était arrivée, elle ne pouvait être gouvernée qu'en vertu d'une constitution libre. Dans nos inimitiés bien naturelles contre les étrangers, nous avons confondu l'invasion de 1814 et celle de 1815, qui ne se ressemblent nullement. Alexandre ne se considérait que comme un instrument de la Providence et ne s'attribuait rien. Madame de Staël le complimentant sur le bonheur que ses sujets, privés d'une constitution, avaient d'être gouvernés par lui, il lui fit cette réponse si connue " Je ne suis qu'un accident heureux. " Un jeune homme, dans les rues de Paris, lui témoignait son admiration de l'affabilité avec laquelle il accueillait les moindres citoyens ; il lui répliqua " Est-ce que les souverains ne sont pas faits pour cela ? " Il ne voulut point habiter le château des Tuileries, se souvenant que Bonaparte s'était plu dans les palais de Vienne, de Berlin et de Moscou. Regardant la statue de Napoléon sur la colonne de la place Vendôme, il dit " Si j'étais élevé si haut, je craindrais que la tête ne me tournât. " Comme il parcourait le palais des Tuileries, on lui montra le salon de la Paix " En quoi, dit-il en riant, ce salon servait-il à Bonaparte ? " Le jour de l'entrée de Louis XVIII à Paris, Alexandre se cacha derrière une croisée, sans aucune marque de distinction, pour voir passer le cortège. Il avait quelquefois des manières élégamment affectueuses. Visitant une maison de fous, il demanda à une femme si le nombre des folles par amour était considérable " Jusqu'à présent il ne l'est pas, répondit-elle, mais il est à craindre qu'il n'augmente à dater du moment de l'entrée de Votre Majesté à Paris. " Un grand dignitaire de Napoléon disait au czar " Il y a longtemps, sire, que votre arrivée était attendue et désirée ici. - Je serais venu plus tôt, répondit-il n'accusez de mon retard que la valeur française. " Il est certain qu'en passant le Rhin il avait regretté de ne pouvoir se retirer en paix au milieu de sa famille. A l'Hôtel des Invalides, il trouva les soldats mutilés qui l'avaient vaincu à Austerlitz ils étaient silencieux et sombres ; on n'entendait que le bruit de leurs jambes de bois dans leurs cours désertes et leur église dénudée. Alexandre s'attendrit à ce bruit des braves il ordonna qu'on leur ramenât douze canons russes. On lui proposait de changer le nom du pont d'Austerlitz " Non, dit-il, il suffit que j'ai passé sur ce pont avec mon armée. " Alexandre avait quelque chose de calme et de triste il se promenait dans Paris, à cheval ou à pied, sans suite et sans affectation. Il avait l'air étonné de son triomphe ; ses regards presque attendris erraient sur une population qu'il semblait considérer comme supérieure à lui on eût dit qu'il se trouvait un barbare au milieu de nous comme un Romain se sentait honteux dans Athènes. Peut-être aussi pensait-il que ces mêmes Français avaient paru dans sa capitale incendiée ; qu'à leur tour ses soldats étaient maîtres de ce Paris où il aurait pu retrouver quelques-unes des torches éteintes par qui fut Moscou affranchie et consumée. Cette destinée, cette fortune changeante, cette misère commune des peuples et des rois, devaient profondément frapper un esprit aussi religieux que le sien. Bonaparte à Fontainebleau. - La régence à Blois. Que faisait le vainqueur de Borodino ? Aussitôt qu'il avait appris la résolution d'Alexandre, il avait envoyé l'ordre au major d'artillerie Maillard de Lescourt de faire sauter la poudrière de Grenelle Rostopschine avait mis le feu à Moscou ; mais il en avait fait auparavant sortir les habitants. De Fontainebleau où il était revenu, Napoléon s'avança jusqu'à Villejuif de là il jeta un regard sur Paris ; des soldats étrangers en gardaient les barrières ; le conquérant se rappelait les jours où ses grenadiers veillaient sur les remparts de Berlin, de Moscou et de Vienne. Les événements détruisent les événements quelle pauvreté ne nous paraît pas aujourd'hui la douleur de Henri IV apprenant à Villejuif la mort de Gabrielle, et retournant à Fontainebleau ! Bonaparte retourna aussi à cette solitude ; il n'y était attendu que par le souvenir de son auguste prisonnier le captif de la paix venait de quitter le château afin de le laisser libre pour le captif de la guerre, " tant le malheur est prompt à remplir ses places ". La régence s'était retirée à Blois. Bonaparte avait ordonné que l'impératrice et le roi de Rome quittassent Paris, aimant mieux, disait-il, les voir au fond de la Seine que reconduits à Vienne en triomphe ; mais en même temps il avait enjoint à Joseph de rester dans la capitale. La retraite de son frère le rendit furieux et il accusa le ci-devant roi d'Espagne d'avoir tout perdu. Les ministres, les membres de la régence, les frères de Napoléon, sa femme et son fils, arrivèrent pêle-mêle à Blois, emportés dans la débâcle fourgons, bagages, voitures, tout était là ; les carrosses mêmes du roi y étaient et furent traînés à travers les boues de la Beauce à Chambord, seul morceau de la France laissé à l'héritier de Louis XIV. Quelques ministres passèrent outre, et s'allèrent cacher jusqu'en Bretagne, tandis que Cambacérès se prélassait en chaise à porteurs dans les rues montantes de Blois. Divers bruits couraient ; on parlait de deux camps et d'une réquisition générale. Pendant plusieurs jours on ignora ce qui se passait à Paris ; l'incertitude ne cessa qu'à l'arrivée d'un roulier dont le passeport était contre-signé Sacken . Bientôt le général russe Schouwaloff descendit à l'auberge de la Galère il fut soudain assiégé par les grands, pressés d'obtenir de lui un visa pour leur sauve qui peut. Toutefois, avant de quitter Blois chacun se fit payer sur les fonds de la régence ses frais de route et l'arriéré de ses appointements d'une main on tenait ses passeports, de l'autre son argent, prenant soin d'envoyer en même temps son adhésion au gouvernement provisoire, car on ne perdit point la tête. Madame Mère et son frère, le cardinal Fesch, partirent pour Rome. Le prince Esterhazy vint chercher Marie-Louise et son fils de la part de François II. Joseph et Jérôme se retirèrent en Suisse, après avoir inutilement voulu forcer l'impératrice à s'attacher à leur sort. Marie-Louise se hâta de rejoindre son père médiocrement attachée à Bonaparte, elle trouva le moyen de se consoler et se félicita d'être délivrée de la double tyrannie de l'époux et du maître. Quand Bonaparte rapporta l'année suivante cette confusion de fuite aux Bourbons, ceux-ci à peine arrachés à leurs longues tribulations n'avaient pas eu quatorze ans d'une prospérité inouïe pour s'accoutumer aux aises du trône. Publication de ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . Cependant Napoléon n'était point encore détrôné ; plus de quarante mille des meilleurs soldats de la terre étaient autour de lui ; il pouvait se retirer derrière la Loire ; les armées françaises arrivées d'Espagne grondaient dans le Midi ; la population militaire bouillonnante pouvait répandre ses laves ; parmi les chefs étrangers même, il s'agissait encore de Napoléon ou de son fils pour régner sur la France pendant deux jours Alexandre hésita. M. de Talleyrand inclinait secrètement, comme je l'ai dit, à la politique qui tendait à couronner le roi de Rome, car il redoutait les Bourbons ; s'il n'entrait pas alors tout à fait dans le plan de la régence de Marie-Louise, c'est que Napoléon n'ayant point péri, il craignait, lui prince de Bénévent, de ne pouvoir rester maître pendant une minorité menacée par l'existence d'un homme inquiet, imprévu, entreprenant et encore dans la vigueur de l'âge [Voyez plus loin les Cent-Jours à Gand et le portrait de M. de Talleyrand, vers la fin de ces Mémoires . Paris, note de 1839. . Ce fut dans ces jours critiques que je lançai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pour faire pencher la balance on sait quel fut son effet. Je me jetai à corps perdu dans la mêlée pour servir de bouclier à la liberté renaissante contre la tyrannie encore debout et dont le désespoir triplait les forces. Je parlai au nom de la légitimité, afin d'ajouter à ma parole l'autorité des affaires positives. J'appris à la France ce que c'était que l'ancienne famille royale ; je dis combien il existait de membres de cette famille, quels étaient leurs noms et leur caractère c'était comme si j'avais fait le dénombrement des enfants de l'empereur de la Chine, tant la République et l'Empire avaient envahi le présent et relégué les Bourbons dans le passé. Louis XVIII déclara, je l'ai déjà plusieurs fois mentionné, que ma brochure lui avait plus profité qu'une armée de cent mille hommes ; il aurait pu ajouter qu'elle avait été pour lui un certificat de vie. Je contribuai à lui donner une seconde fois la couronne par l'heureuse issue de la guerre d'Espagne. Dès le début de ma carrière politique je devins populaire dans la foule, mais dès lors aussi je manquai ma fortune auprès des hommes puissants. Tout ce qui avait été esclave sous Bonaparte m'abhorrait ; d'un autre côté j'étais suspect à tous ceux qui voulaient mettre la France en vasselage. Je n'eus pour moi dans le premier moment, parmi les souverains, que Bonaparte lui-même. Il parcourut ma brochure à Fontainebleau le duc de Bassano la lui avait portée ; il la discuta avec impartialité, disant " Ceci est juste ; cela n'est pas juste. Je n'ai point de reproche à faire à Chateaubriand, il m'a résisté dans ma puissance ; mais ces canailles, tels et tels ! " et il les nommait. Mon admiration pour Bonaparte a toujours été grande et sincère, alors même que j'attaquais Napoléon avec le plus de vivacité. La postérité n'est pas aussi équitable dans ses arrêts qu'on le dit ; il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximité. Quand la postérité admire sans restriction, elle est scandalisée que les contemporains de l'homme admiré n'eussent pas de cet homme l'idée qu'elle en a. Cela s'explique pourtant les choses qui blessaient dans ce personnage sont passées ; ses infirmités sont mortes avec lui ; il n'est resté de ce qu'il fut que sa vie impérissable ; mais le mal qu'il causa n'en est pas moins réel ; mal en soi-même et dans son essence, mal surtout pour ceux qui l'ont supporté. Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte les patients ont disparu ; on n'entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes. On ne voit plus la France épuisée labourant son sol avec des femmes. On ne voit plus les parents arrêtés en pleige [Ou plège Celui qui s'offre pour caution, qui sert de répondant. S'offrir pour plège dans une affaire.] de leurs fils, les habitants des villages frappés solidairement des peines applicables à un réfractaire ; on ne voit plus ces affiches de conscription collées au coin des rues, les passants attroupés devant ces immenses arrêts de mort et y cherchant, consternés, les noms de leurs enfants, de leurs frères, de leurs amis, de leurs voisins. On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes. On oublie que la moindre allusion contre Bonaparte au théâtre, échappée aux censeurs, était saisie avec transport. On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les ministres, les proches de Napoléon, étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l'impossibilité du repos. La réalité de nos souffrances est démontrée par la catastrophe même si la France eût été fanatique de Bonaparte, l'eût-elle abandonné deux fois brusquement complètement, sans tenter un dernier effort pour le garder ? Si la France devait tout à Bonaparte, gloire liberté, ordre, prospérité, industrie, commerce, manufactures, monuments, littérature, beaux-arts ; si avant lui la nation n'avait rien fait elle-même ; si la République dépourvue de génie et de courage n'avait ni défendu ni agrandi le sol, la France a donc été bien ingrate, bien lâche, en laissant tomber Napoléon aux mains de ses ennemis, ou du moins en ne protestant pas contre la captivité d'un pareil bienfaiteur ? Ce reproche, qu'on serait en droit de nous faire, on ne nous le fait pas cependant, et pourquoi ? Parce qu'il est évident qu'au moment de sa chute la France n'a pas prétendu défendre Napoléon ; bien au contraire elle l'a volontairement délaissé ; dans nos dégoûts amers, nous ne reconnaissions plus en lui que l'auteur et le contempteur de nos misères. Les alliés ne nous ont point vaincus c'est nous qui, choisissant entre deux fléaux, avons renoncé à répandre notre sang, qui ne coulait plus pour nos libertés. La République avait été bien cruelle, sans doute, mais chacun espérait qu'elle passerait, que tôt ou tard nous recouvrerions nos droits, en gardant les conquêtes préservatrices qu'elle nous avait données sur les Alpes et sur le Rhin. Toutes les victoires qu'elle remportait étaient gagnées en notre nom ; avec elle il n'était question que de la France ; c'était toujours la France qui avait triomphé, qui avait vaincu ; c'étaient nos soldats qui avaient tout fait et pour lesquels on instituait des fêtes triomphales ou funèbres ; les généraux et il en était de fort grands obtenaient une place honorable, mais modeste, dans les souvenirs publics tels furent Marceau, Moreau, Hoche, Joubert ; les deux derniers destinés à tenir lieu de Bonaparte, lequel naissant à la gloire traversa soudain le général Hoche, et illustra de sa jalousie ce guerrier pacificateur mort tout à coup après ses triomphes d'Altenkirken, de Neuwied et de Kleinnister. Sous l'empire, nous disparûmes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte J ' ai ordonné, j ' ai vaincu, j ' ai parlé ; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets . Qu'arriva-t-il pourtant dans ces deux positions à la fois semblables et opposées ? Nous n'abandonnâmes point la République dans ses revers ; elle nous tuait, mais elle nous honorait ; nous n'avions pas la honte d'être la propriété d'un homme ; grâce à nos efforts, elle ne fut point envahie ; les Russes, défaits au delà des monts, vinrent expirer à Zurich. Quant à Bonaparte, lui, malgré ses énormes acquisitions, il a succombé, non parce qu'il était vaincu, mais parce que la France n'en voulait plus. Grande leçon ! qu'elle nous fasse à jamais ressouvenir qu'il y a cause de mort dans tout ce qui blesse la dignité de l'homme. Les esprits indépendants de toute nuance et de toute opinion tenaient un langage uniforme à l'époque de la publication de ma brochure. La Fayette, Camille Jordan, Ducis, Lemercier, Lanjuinais, madame de Staël, Chénier, Benjamin Constant, Le Brun, pensaient et écrivaient comme moi. Lanjuinais disait " Nous avons été chercher un maître parmi les hommes dont les Romains ne voulaient pas pour esclaves. " Chénier ne traitait pas Bonaparte avec plus de faveur Un Corse a des Français dévoré l'héritage. Elite des héros au combat moissonnés Martyrs avec la gloire à l'échafaud traînés Vous tombiez satisfaits dans une autre espérance. Trop de sang, trop de pleurs ont inondé la France. De ces pleurs, de ce sang un homme est l'héritier. Crédule, j'ai longtemps célébré ses conquêtes, Au forum, au sénat, dans nos jeux, dans nos fêtes. Mais, lorsqu'en fugitif regagnant ses foyers, Il vint contre l'empire échanger des lauriers, Je n'ai point caressé sa brillante infamie ; Ma voix des oppresseurs fut toujours ennemie ; Et, tandis qu'il voyait des flots d'adorateurs Lui vendre avec l'Etat des vers adulateurs, Le tyran dans sa cour remarqua mon absence ; Car je chante la gloire et non pas la puissance. Promenade , 1805. Madame de Staël portait un jugement non moins rigoureux de Napoléon " Ne serait-ce pas une grande leçon pour l'espèce humaine, si ces directeurs les cinq membres du Directoire, hommes très peu guerriers, se relevaient de leur poussière, et demandaient compte à Napoléon de la barrière du Rhin et des Alpes conquise par la République ; compte des étrangers arrivés deux fois à Paris ; compte de trois millions de Français qui ont péri depuis Cadix jusqu'à Moscou ; compte surtout de cette sympathie que les nations ressentaient pour la cause de la liberté en France, et qui s'est maintenant changée en aversion invétérée ? " Considérations sur la Révolution française . Ecoutons Benjamin Constant " Celui qui, depuis douze années, se proclamait destiné à conquérir le monde, a fait amende honorable de ses prétentions. " Avant même que son territoire ne soit envahi, il est frappé d'un trouble qu'il ne peut dissimuler. A peine ses limites sont-elles touchées, qu'il jette au loin toutes ses conquêtes. Il exige l'abdication d'un de ses frères, il consacre l'expulsion d'un autre ; sans qu'on le lui demande, il déclare qu'il renonce à tout. " Tandis que les rois, même vaincus, n'abjurent point leur dignité, pourquoi le vainqueur de la terre cède-t-il, au premier échec ? Les cris de sa famille, nous dit-il, déchirent son coeur. N'étaient-ils pas de cette famille ceux qui périssaient en Russie dans la triple agonie des blessures, du froid et de la famine ? Mais, tandis qu'ils expiraient, désertés par leur chef, ce chef se croyait en sûreté ; maintenant, le danger qu'il partage lui donne une sensibilité subite. " La peur est un mauvais conseiller, là surtout où il n'y a pas de conscience il n'y a dans l'adversité, comme dans le bonheur, de mesure que dans la morale. Où la morale ne gouverne pas, le bonheur se perd par la démence, l'adversité par l'avilissement. ... " Quel effet doit produire sur une nation courageuse cette aveugle frayeur, cette pusillanimité soudaine, sans exemple encore au milieu de nos orages ? L'orgueil national trouvait c'était un tort un certain dédommagement à n'être opprimé que par un chef invincible. Aujourd'hui que reste-t-il ? Plus de prestige, plus de triomphes, un empire mutilé, l'exécration du monde, un trône dont les pompes sont ternies, dont les trophées sont abattus, et qui n'a pour tout entourage que les ombres errantes du duc d'Enghien, de Pichegru, de tant d'autres qui furent égorgés pour le fonder [ De l ' Esprit de conquête , édition d'Allemagne.] . " Ai-je été aussi loin que cela dans mon écrit De Bonaparte et des Bourbons ? Les proclamations des autorités en 1814, que je vais à l'instant reproduire, n'ont-elles pas redit, affirmé, confirmé ces opinions diverses ? Que les autorités qui s'expriment de la sorte aient été lâches et dégradées par leur première adulation, cela nuit aux rédacteurs de ces adresses, mais n'ôte rien à la force de leurs arguments. Je pourrais multiplier les citations ; mais je n'en rappellerai plus que deux, à cause de l'opinion des deux hommes Béranger, ce constant et admirable admirateur de Bonaparte, ne croit-il pas devoir s'excuser lui-même, témoin ces paroles " Mon admiration enthousiaste et constante pour le génie de l'empereur, cette idolâtrie, ne m'aveuglèrent jamais sur le despotisme toujours croissant de l'empire. " Paul-Louis Courier, parlant de l'avènement de Napoléon au trône, dit " Que signifie, dis-moi..., un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d'armée, le premier capitaine du monde vouloir qu'on l'appelle majesté ! être Bonaparte et se faire sire ! Il aspire à descendre mais non, il croit monter en s'égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu'un nom. Pauvre homme, ses idées sont au-dessous de sa fortune. Ce César l'entendait bien mieux, et aussi c'était un autre homme il ne prit point de titres usés ; mais il fit de son nom un titre supérieur à celui des rois. " Les talents vivants ont pris la route de la même indépendance, M. de Lamartine à la tribune, M. de Latouche dans la retraite dans deux ou trois de ses plus belles odes, M. Victor Hugo a prolongé ces nobles accents Dans la nuit des forfaits, dans l'éclat des victoires, Cet homme ignorant Dieu, qui l'avait envoyé, etc. Enfin, à l'extérieur, le jugement européen était tout aussi sévère. Je ne citerai parmi les Anglais que le sentiment des hommes de l'opposition, lesquels s'accommodaient de tout dans notre Révolution et la justifiaient de tout lisez Mackintosh dans sa plaidoirie pour Pelletier. Sheridan, à l'occasion de la paix d'Amiens, disait au parlement " Quiconque arrive en Angleterre, en sortant de France, croit s'échapper d'un donjon pour respirer l'air et la vie de l'indépendance. " Lord Byron, dans son Ode à Napoléon, le traite de la plus indigne manière 'T is done but yesterday a king ! And arm'd with kings to strive, And now thou art a nameless thing So abject-yet alive. " C'en est fait ! hier encore un roi ! et armé pour combattre les rois ! Et aujourd'hui tu es une chose sans nom, si abjecte ! vivant néanmoins. " L'ode entière est de ce train ; chaque strophe enchérit sur l'autre, ce qui n'a pas empêché lord Byron de célébrer le tombeau de Sainte-Hélène. Les poètes sont des oiseaux tout bruit les fait chanter. Lorsque l'élite des esprits les plus divers se trouve d'accord dans un jugement, aucune admiration factice ou sincère, aucun arrangement de faits, aucun système imaginé après coup, ne sauraient infirmer la sentence. Quoi ! on pourrait, comme le fit Napoléon, substituer sa volonté aux lois, persécuter toute vie indépendante, se faire une joie de déshonorer les caractères, de troubler les existences, de violenter les moeurs particulières autant que les libertés publiques ; et les oppositions généreuses qui s'élèveraient contre ces énormités seraient déclarées calomnieuses et blasphématrices ! Qui voudrait défendre la cause du faible contre le fort, si le courage, exposé à la vengeance des viletés du présent, devait encore attendre le blâme des lâchetés de l'avenir ! Cette illustre minorité, formée en partie des enfants des Muses, devint graduellement la majorité nationale vers la fin de l'empire, tout le monde détestait le despotisme impérial. Un reproche grave s'attachera à la mémoire du Bonaparte il rendit son joug si pesant que le sentiment hostile contre l'étranger s'en affaiblit, et qu'une invasion, déplorable aujourd'hui en souvenir, prit, au moment de son accomplissement, quelque chose d'une délivrance c'est l'opinion républicaine même, énoncée par mon infortuné et brave ami Carrel. " Le retour des Bourbons, avait dit à son tour Carnot, produisit en France un enthousiasme universel ; ils furent accueillis avec une effusion de coeur inexprimable, les anciens républicains partagèrent sincèrement les transports de la joie commune. Napoléon les avait particulièrement tant opprimés, toutes les classes de la société avaient tellement souffert, qu'il ne se trouvait personne qui ne fût réellement dans l'ivresse. " Il ne manque à la sanction de ces opinions qu'une autorité qui les confirme Bonaparte s'est chargé d'en certifier la vérité. En prenant congé de ses soldats dans la cour de Fontainebleau, il confesse hautement que la France le rejette " La France elle-même, dit-il, a voulu d'autres destinées. " Aveu inattendu et mémorable, dont rien ne peut diminuer le poids ni amoindrir la valeur. Dieu, en sa patiente éternité, amène tôt ou tard la justice dans les moments du sommeil apparent du ciel, il sera toujours beau que la désapprobation d'un honnête homme veille, et qu'elle demeure comme un frein à l'absolu pouvoir. La France ne reniera point les nobles âmes qui réclamèrent contre sa servitude, lorsque tout était prosterné, lorsqu'il y avait tant d'avantages à l'être, tant de grâces à recevoir pour des flatteries, tant de persécutions à recueillir pour des sincérités. Honneur donc aux La Fayette, aux de Staël, aux Benjamin Constant, aux Camille Jordan, aux Ducis, aux Lemercier, aux Lanjuinais, aux Chénier qui, debout au milieu de la foule rampante des peuples et des rois, ont osé mépriser la victoire et protester contre la tyrannie ! Le Sénat rend le décret de déchéance. Le 2 avril les sénateurs, à qui l'on ne doit qu'un seul article de la Charte de 1814, l'ignoble article qui leur conserve leurs pensions, décrétèrent la déchéance de Bonaparte. Si ce décret libérateur pour la France, infâme pour ceux qui l'ont rendu, fait à l'espèce humaine un affront, en même temps il enseigne à la postérité le prix des grandeurs et de la fortune, quand elles ont dédaigné de s'asseoir sur les bases de la morale, de la justice et de la liberté. Décret du Sénat conservateur. " Le Sénat conservateur, considérant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n'existe qu'en vertu de la constitution ou du pacte social ; " Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d'un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter, pour l'avenir, sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu'ensuite il a déchiré le pacte qui l'unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu'en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu'il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l'article 53 des constitutions du 28 floréal an XII ; " Qu'il a commis cet attentat aux droits du peuple lors même qu'il venait d'ajourner sans nécessité le Corps législatif, et de faire supprimer, comme criminel, un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et son rapport à la représentation nationale ; " Qu'il a entrepris une suite de guerres, en violation de l'article 50 de l'acte des constitutions de l'an VIII qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée, comme des lois ; " Qu'il a, inconstitutionnellement, rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n'avait lieu que dans l'intérêt de son ambition démesurée ; " Qu'il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d'Etat ; " Qu'il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs, et détruit l'indépendance des corps judiciaires ; " Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l'un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police et qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d'outrages contre les gouvernements étrangers ; " Que des actes et rapports, entendus par le Sénat, ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ; " Considérant que au lieu de régner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter à des conditions que l'intérêt national obligeait d'accepter et qui ne compromettaient pas l'honneur français ; par l'abus qu'il a fait de tous les moyens qu'on lui avait confiés en hommes et en argent ; par l'abandon des blessés sans secours, sans pansement, sans subsistances ; par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ; " Considérant que, par toutes ces causes, le gouvernement impérial établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, ou 18 mai 1804, a cessé d'exister, et que le voeu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale et qui soit aussi l'époque d'une réconciliation solennelle entre tous les Etats de la grande famille européenne, le Sénat déclare et décrète ce qui suit " Napoléon déchu du trône ; le droit d ' hérédité aboli dans sa famille ; le peuple français et l ' armée déliés envers lui du serment de fidélité . " Le Sénat romain fut moins dur lorsqu'il déclara Néron ennemi public l'histoire n'est qu'une répétition des mêmes faits appliqués à des hommes et à des temps divers. Se représente-t-on l'empereur lisant le document officiel à Fontainebleau ? Que devait-il penser de ce qu'il avait fait, et des hommes qu'il avait appelés à la complicité de son oppression de nos libertés ? Quand je publiai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pouvais-je m'attendre à la voir amplifiée et convertie en décret de déchéance par le Sénat ? Qui empêcha ces législateurs, aux jours de la prospérité, de découvrir les maux dont ils reprochaient à Bonaparte d'être l'auteur, de s'apercevoir que la constitution avait été violée ? Quel zèle saisissait tout à coup ces muets pour la liberté de la presse ? Ceux qui avaient accablé Napoléon d'adulations au retour de chacune de ses guerres, comment trouvaient-ils maintenant qu'il ne les avait entreprises que dans l ' intérêt de son ambition démesurée ? Ceux qui lui avaient jeté tant de conscrits à dévorer, comment s'attendrissaient-ils soudain sur des soldats blessés, abandonnés sans secours, sans pansement, sans subsistances ? Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux je le leur plains pour cette heure, parce qu'ils en auront encore besoin pendant et après les Cent-Jours. Lorsque je demande ce que Napoléon à Fontainebleau pensait des actes du Sénat, sa réponse était faite un ordre du jour du 4 avril 1814, non publié officiellement, mais recueilli dans divers journaux au dehors de la capitale, remerciait l'armée de sa fidélité en ajoutant " Le Sénat s'est permis de disposer du gouvernement français ; il a oublié qu'il doit à l'empereur le pouvoir dont il abuse maintenant ; que c'est lui qui a sauvé une partie de ses membres de l'orage de la Révolution, tiré de l'obscurité et protégé l'autre contre la haine de la nation. Le Sénat se fonde sur les articles de la constitution pour la renverser ; il ne rougit pas de faire des reproches à l'empereur sans remarquer que comme premier corps de l'Etat, il a pris part à tous les événements. Le Sénat ne rougit pas de parler des libelles publiés contre les gouvernements étrangers il oublie qu'ils furent rédigés dans son sein. Si longtemps que la fortune s'est montrée fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle plainte n'a été entendue sur les abus du pouvoir. Si l'empereur avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, alors le monde reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son mépris. " C'est un hommage rendu par Bonaparte lui-même à la liberté de la presse il devait croire qu'elle avait quelque chose de bon, puisqu'elle lui offrait un dernier abri et un dernier secours. Et moi qui me débats contre le temps, moi qui cherche à lui faire rendre compte de ce qu'il a vu, moi qui écris ceci si loin des événements passés, sous le règne de Philippe, héritier contrefait d'un si grand héritage, que suis-je entre les mains de ce Temps, de ce grand dévorateur des siècles que je croyais arrêtés, de ce Temps qui me fait pirouetter dans les espaces avec lui ? Hôtel de la rue Saint-Florentin. - M. de Talleyrand. Alexandre était descendu chez M. de Talleyrand. Je n'assistai point aux conciliabules on les peut lire dans les récits de l'abbé de Pradt et des divers tripotiers qui maniaient dans leurs sales et petites mains le sort d'un des plus grands hommes de l'histoire et la destinée du monde. Je comptais pour rien dans la politique en dehors des masses ; il n'y avait pas d'intrigant subalterne qui n'eût aux antichambres beaucoup plus de droit et de faveur que moi homme futur de la Restauration possible, j'attendais sous les fenêtres, dans la rue. Par les machinations de l'hôtel de la rue Saint-Florentin, le Sénat conservateur nomma un gouvernement provisoire composé du général Bournonville, du sénateur Jaucourt, du duc de Dalberg, de l'abbé de Montesquiou, et de Dupont de Nemours ; le prince de Bénévent se nantit de la présidence. En rencontrant ce nom pour la première fois, je devrais parler du personnage qui prit dans les affaires d'alors une part remarquable ; mais je réserve son portrait pour la fin de mes Mémoires . L'intrigue qui retint M. de Talleyrand à Paris, lors de l'entrée des alliés, a été la cause de ses succès au début de la Restauration. L'empereur de Russie le connaissait pour l'avoir vu à Tilsit. Dans l'absence des autorités françaises, Alexandre descendit à l'hôtel de l'Infantado, que le maître de l'hôtel se hâta de lui offrir. Dès lors M. de Talleyrand passa pour l'arbitre du monde ; ses salons devinrent le centre des négociations. Composant le gouvernement provisoire à sa guise, il y plaça les partners de son whist l'abbé de Montesquiou y figura seulement comme une réclame de la légitimité. Ce fut à l'infécondité de l'évêque d'Autun que les premières oeuvres de la Restauration furent confiées il frappa cette Restauration de stérilité, et lui communiqua un germe de flétrissure et de mort. Adresses du gouvernement provisoire. - Constitution proposée par le Sénat. Les premiers actes du gouvernement provisoire, placé sous la dictature de son président, furent des proclamations adressées aux soldats et au peuple. " Soldats, disaient-elles aux premiers, la France vient de briser le joug sous lequel elle gémit avec vous depuis tant d'années. Voyez tout ce que vous avez souffert de la tyrannie. Soldats, il est temps de finir les maux de la patrie. Vous êtes ses plus nobles enfants ; vous ne pouvez appartenir à celui qui l'a ravagée, qui a voulu rendre votre nom odieux à toutes les nations, qui aurait peut-être compromis votre gloire si un homme qui n ' est pas même français pouvait jamais affaiblir l'honneur de nos armes et la générosité de nos soldats. " Ainsi, aux yeux de ses plus serviles esclaves, celui qui remporta tant de victoires n'est plus même Français ! Lorsqu'au temps de la Ligue, Du Bourg rendit la Bastille à Henri IV, il refusa de quitter l'écharpe noire et de prendre l'argent qu'on lui offrait pour la reddition de la place. Sollicité de reconnaître le roi, il répondit " que c'était sans doute un très bon prince, mais qu'il avait donné sa foi à M. de Mayenne. Qu'au reste Brissac était un traître, et que, pour le lui maintenir, il le combattrait entre quatre piques, en présence du roi, et lui mangerait le coeur du ventre ". Différence des temps et des hommes ! Le 4 avril parut une nouvelle adresse du gouvernement provisoire au peuple français ; elle lui disait " Au sortir de vos discordes civiles vous aviez choisi pour chef un homme qui paraissait sur la scène du monde avec les caractères de la grandeur. Sur les ruines de l'anarchie, il n'a fondé que le despotisme ; il devait au moins par reconnaissance devenir Français avec vous il ne l'a jamais été. Il n'a cessé d'entreprendre sans but et sans motif des guerres injustes, en aventurier qui veut être fameux. Peut-être rêve-t-il encore à ses desseins gigantesques, même quand des revers inouïs punissent avec tant d'éclat l'orgueil et l'abus de la victoire. Il n'a su régner ni dans l'intérêt national, ni dans l'intérêt même de son despotisme. Il a détruit tout ce qu'il voulait créer, et recréé tout ce qu'il voulait détruire. Il ne croyait qu'à la force ; la force l'accable aujourd'hui juste retour d'une ambition insensée. " Vérités incontestables, malédictions méritées ; mais qui les donnait ces malédictions ? que devenait ma pauvre petite brochure, serrée entre ces virulentes adresses ? ne disparaît-elle pas entièrement ? Le même jour, 4 avril, le gouvernement provisoire proscrit les signes et les emblèmes du gouvernement impérial ; si l'Arc de Triomphe eût existé, on l'aurait abattu. Mailhes, qui vota le premier la mort de Louis XVI, Cambacérès, qui salua le premier Napoléon du nom d'empereur, reconnurent avec empressement les actes du gouvernement provisoire. Le 6, le Sénat broche une constitution elle reposait à peu près sur les bases de la Charte future ; le Sénat était maintenu comme Chambre haute ; la dignité des sénateurs était déclarée inamovible et héréditaire ; à leur titre de majorat était attachée la dotation des sénatoreries ; la constitution rendait ces titres et majorats transmissibles aux descendants du possesseur heureusement que ces ignobles hérédités avaient en elles des Parques, comme disaient les anciens. L'effronterie sordide de ces sénateurs qui, au milieu de l'invasion de leur patrie, ne se perdent pas de vue un moment, frappe même dans l'immensité des événements publics. N'aurait-il pas été plus commode pour les Bourbons d'adopter en arrivant le gouvernement établi, un Corps législatif muet, un Sénat secret et esclave, une presse enchaînée ? A la réflexion, on trouve la chose impossible les libertés naturelles, se redressant dans l'absence du bras qui les courbait, auraient repris leur ligne verticale sous la faiblesse de la compression. Si les princes légitimes avaient licencié l'armée de Bonaparte, comme ils auraient dû le faire c'était l'opinion de Napoléon à l'île d'Elbe, et s'ils eussent conservé en même temps le gouvernement impérial, c'eût été trop de briser l'instrument de la gloire pour ne garder que l'instrument de la tyrannie la Charte était la rançon de Louis XVIII. Arrivée du comte d'Artois. - Abdication de Bonaparte à Fontainebleau. Le 12 avril, le comte d'Artois arriva en qualité de lieutenant général du royaume. Trois ou quatre cents hommes à cheval allèrent au-devant de lui ; j'étais de la troupe. Il charmait par sa bonne grâce, différente des manières de l'empire. Les Français reconnaissaient avec plaisir dans sa personne leurs anciennes moeurs, leur ancienne politesse et leur ancien langage ; la foule l'entourait et le pressait ; consolante apparition du passé, double abri qu'il était contre l'étranger vainqueur et contre Bonaparte encore menaçant. Hélas ! ce prince ne remettait le pied sur le sol français que pour y voir assassiner son fils et pour retourner mourir sur cette terre d'exil dont il revenait il y a des hommes à qui la vie a été jetée au cou comme une chaîne. On m'avait présenté au frère du roi ; on lui avait fait lire ma brochure, autrement il n'aurait pas su mon nom il ne se rappelait ni de m'avoir vu à la cour de Louis XVI, ni au camp de Thionville, et n'avait sans doute jamais entendu parler du Génie du Christianisme c'était tout simple. Quand on a beaucoup et longuement souffert, on ne se souvient plus que de soi. l'infortune personnelle est une compagne un peu froide, mais exigeante ; elle vous obsède ; elle ne laisse de place à aucun autre sentiment, ne vous quitte point, s'empare de vos genoux et de votre couche. La veille du jour de l'entrée du comte d'Artois, Napoléon, après avoir inutilement négocié avec Alexandre par l'entremise de M. de Caulaincourt, avait fait connaître l'acte de son abdication " Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers au trône de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt des Français. " A ces paroles éclatantes l'empereur ne tarda pas de donner, par son retour, un démenti non moins éclatant il ne lui fallut que le temps d'aller à l'île d'Elbe. Il resta à Fontainebleau jusqu'au 20 avril. Le 20 d'avril étant arrivé, Napoléon descendit le perron à deux branches qui conduit au péristyle du château désert de la monarchie des Capets. Quelques grenadiers, restes des soldats vainqueurs de l'Europe, se formèrent en ligne dans la grande cour, comme sur leur dernier champ de bataille ; ils étaient entourés de ces vieux arbres, compagnons mutilés de François Ier et de Henri IV. Bonaparte adressa ces paroles aux derniers témoins de ses combats " Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux depuis vingt ans je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire. " Les puissances alliées ont armé toute l'Europe contre moi, une partie de l'armée a trahi ses devoirs, et la France elle-même a voulu d ' autres destinées . " Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles j'aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans ; mais la France eût été malheureuse, ce qui était contraire au but que je me suis proposé. " Soyez fidèles au nouveau roi que la France s'est choisi ; n'abandonnez pas notre chère patrie, trop longtemps malheureuse ! Aimez-la toujours, aimez-la bien, cette chère patrie. " Ne plaignez pas mon sort ; je serai toujours heureux lorsque je saurai que vous l'êtes. " J'aurais pu mourir ; rien ne m'eût été plus facile ; mais je suivrai sans cesse le chemin de l'honneur. J'ai encore à écrire ce que nous avons fait. " Je ne puis vous embrasser tous ; mais j'embrasserai votre général... Venez, général... " Il serre le général Petit dans ses bras. " Qu'on m'apporte l'aigle !... " Il la baise. " Chère aigle ! que ces baisers retentissent dans le coeur de tous les braves !... Adieu, mes enfants !... Mes voeux vous accompagneront toujours ; conservez mon souvenir. " Cela dit, Napoléon lève sa tente qui couvrait le monde. Itinéraire de Napoléon à l'île d'Elbe. Bonaparte avait demandé à l'Alliance des commissaires, afin d'être protégé par eux jusqu'à l'île que les souverains lui accordaient en toute propriété et en avancement d'hoirie. Le comte Schouwaloff fut nommé pour la Russie, le général Kohler pour l'Autriche le colonel Campbell pour l'Angleterre, et le comte Waldbourg-Truchsess pour la Prusse ; celui-ci a écrit l' Itinéraire de Napoléon de Fontainebleau à 1 ' île d ' Elbe . Cette brochure et celle de l'abbé de Pradt sur l'ambassade de Pologne sont les deux comptes-rendus dont Napoléon a été le plus affligé. Il regrettait sans doute alors le temps de sa libérale censure, quand il faisait fusiller le pauvre Palm, libraire allemand, pour avoir distribué à Nuremberg l'écrit de M. de Gentz L ' Allemagne dans son profond abaissement . Nuremberg à l'époque de la publication de cet écrit, étant encore ville libre, n'appartenait point à la France Palm n'aurait-il pas dû deviner cette conquête ! Le comte de Waldbourg fait d'abord le récit de plusieurs conversations qui précédèrent à Fontainebleau le départ. Il rapporte que Bonaparte donnait les plus grands éloges à lord Wellington et s'informait de son caractère et de ses habitudes. Il s'excusait de n'avoir pas fait la paix à Prague, à Dresde et à Francfort ; il convenait qu'il avait eu tort, mais qu'il avait alors d'autres vues. " Je n'ai point été usurpateur, ajoutait-il, parce que je n'ai accepté la couronne que d'après le voeu unanime de la nation, tandis que Louis XVIII l'a usurpée n'étant appelé au trône que par un vil Sénat dont plus de dix membres ont voté la mort de Louis XVI. " Le comte de Waldbourg poursuit ainsi son récit " L'empereur se mit en route, avec ses quatre autres voitures, le 21 vers midi, après avoir eu encore avec le général Kohler un long entretien dont voici le résumé " Eh bien ! vous avez entendu hier mon discours à la vieille garde ; il vous a plu et vous avez vu l'effet qu'il a produit. Voilà comme il faut parler et agir avec eux, et si Louis XVIII ne suit pas cet exemple, il ne fera jamais rien du soldat français. ... " Les cris de Vive l ' empereur cessèrent dès que les troupes françaises ne furent plus avec nous. A Moulins nous vîmes les premières cocardes blanches, et les habitants nous reçurent aux acclamations de Vivent les alliés ! Le colonel Campbell partit de Lyon en avant, pour aller chercher à Toulon ou à Marseille une frégate anglaise qui pût, d'après le voeu de Napoléon, le conduire dans son île. " A Lyon, où nous passâmes vers les onze heures du soir, il s'assembla quelques groupes qui crièrent Vive Napoléon ! Le 24, vers midi, nous rencontrâmes le maréchal Augereau près de Valence. L'empereur et le maréchal descendirent de voiture ; Napoléon ôta son chapeau, et tendit les bras à Augereau, qui l'embrassa, mais sans le saluer. Où vas-tu comme ça ? lui dit l'empereur en le prenant par le bras, tu vas à la cour ? " Augereau répondit que pour le moment il allait à Lyon ils marchèrent près d'un quart d'heure ensemble, en suivant la route de Valence. L'empereur fit au maréchal des reproches sur sa conduite envers lui et lui dit Ta proclamation est bien bête ; pourquoi des injures contre moi ? Il fallait simplement dire Le voeu de la nation s ' étant prononcé en faveur d ' un nouveau souverain, le devoir de l ' armée est de s ' y conformer. Vire le roi ! vive Louis XVIII ! Augereau alors se mit aussi à tutoyer Bonaparte, et lui fit à son tour d'amers reproches sur son insatiable ambition, à laquelle il avait tout sacrifié, même le bonheur de la France entière. Ce discours fatiguant Napoléon, il se tourna avec brusquerie du côté du maréchal, l'embrassa, lui ôta encore son chapeau, et se jeta dans sa voiture. " Augereau, les mains derrière le dos, ne dérangea pas sa casquette de dessus sa tête ; et seulement, lorsque l'empereur fut remonté dans sa voiture, il lui fit un geste méprisant de la main en lui disant adieu. ... " Le 25, nous arrivâmes à Orange ; nous fûmes reçus aux cris de Vive le roi ! vive Louis XVIII ! " Le même jour, le matin, l'empereur trouva un peu en avant d'Avignon, à l'endroit où l'on devait changer de chevaux, beaucoup de peuple rassemblé, qui l'attendait à son passage et qui nous accueillit aux cris de Vive le roi ! vivent les alliés ! A bas le tyran, le coquin, le mauvais gueux ! ... Cette multitude vomit encore contre lui mille invectives. " Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour arrêter ce scandale, et diviser la foule qui assaillait sa voiture ; nous ne pûmes obtenir de ces forcenés qu'ils cessassent d'insulter l'homme qui disaient-ils, les avait rendus si malheureux, et qui n'avait d'autre désir que d'augmenter encore leur misère. ... " Dans tous les endroits que nous traversâmes, il fut reçu de la même manière. A Orgon, petit village où nous changeâmes de chevaux, la rage du peuple était à son comble ; devant l'auberge même où il devait s'arrêter on avait élevé une potence à laquelle était suspendu un mannequin, en uniforme français, couvert de sang avec une inscription placée sur la poitrine et ainsi conçue Tel sera tôt ou tard le sort du tyran . " Le peuple se cramponnait à la voiture de Napoléon et cherchait à le voir pour lui adresser les plus fortes injures. L'empereur se cachait derrière le général Bertrand le plus qu'il pouvait ; il était pâle et défait, ne disant pas un mot. A force de pérorer le peuple, nous parvînmes à le tirer de ce mauvais pas. " Le comte Schouwaloff, à côté de la voiture de Bonaparte, harangua la populace en ces termes " N'avez-vous pas honte d'insulter à un malheureux sans défense ? Il est assez humilié par la triste situation où il se trouve, lui qui s'imaginait donner des lois à l'univers et qui se voit aujourd'hui à la merci de votre générosité ! Abandonnez-le à lui-même ; regardez-le vous voyez que le mépris est la seule arme que vous devez employer contre cet homme, qui a cessé d'être dangereux. Il serait au-dessous de la nation française d'en prendre une autre vengeance ! " Le peuple applaudissait à ce discours, et Bonaparte, voyant l'effet qu'il produisait, faisait des signes d'approbation à Schouwaloff, et le remercia ensuite du service qu'il lui avait rendu. " A un quart de lieue en deçà d'Orgon, il crut indispensable la précaution de se déguiser il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tête avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier. Comme nous ne pouvions le suivre, nous arrivâmes à Saint-Canat bien après lui. Ignorant les moyens qu'il avait pris pour se soustraire au peuple, nous le croyions dans le plus grand danger, car nous voyions sa voiture entourée de gens furieux qui cherchaient à ouvrir les portières elles étaient heureusement bien fermées, ce qui sauva le général Bertrand. La ténacité des femmes nous étonna le plus ; elles nous suppliaient de le leur livrer, disant " Il l'a si bien mérité par ses torts envers nous et envers vous-mêmes, que nous ne vous demandons qu'une chose juste. " " A une demi-lieue de Saint-Canat, nous atteignîmes la voiture de l'empereur, qui, bientôt après, entra dans une mauvaise auberge située sur la grande route et appelée la Calade . Nous l'y suivîmes, et ce n'est qu'en cet endroit que nous apprîmes et le travestissement dont il s'était servi, et son arrivée dans cette auberge à la faveur de ce bizarre accoutrement ; il n'avait été accompagné que d'un seul courrier ; sa suite, depuis le général jusqu'au marmiton, était parée de cocardes blanches, dont ils paraissaient s'être approvisionnés à l'avance. Son valet de chambre, qui vint au-devant de nous, nous pria de faire passer l'empereur pour le colonel Campbell, parce qu'en arrivant il s'était annoncé pour tel à l'hôtesse. Nous promîmes de nous conformer à ce désir, et j'entrai le premier dans une espèce de chambre où je fus frappé de trouver le ci-devant souverain du monde plongé dans de profondes réflexions, la tête appuyée dans ses mains. Je ne le reconnus pas d'abord, et je m'approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu'un marcher, et me laissa voir son visage arrosé de larmes. Il me fit signe de ne rien dire, me fit asseoir près de lui, et, tout le temps que l'hôtesse fut dans la chambre il ne me parla que de choses indifférentes. Mais lorsqu'elle sortit, il reprit sa première position. Je jugeai convenable de le laisser seul ; il nous fit cependant prier de passer de temps en temps dans sa chambre pour ne pas faire soupçonner sa présence. " Nous lui fîmes savoir qu'on était instruit que le colonel Campbell avait passé la veille justement par cet endroit, pour se rendre à Toulon. Il résolut aussitôt de prendre le nom de lord Burghers. " On se mit à table ; mais comme ce n'étaient pas ses cuisiniers qui avaient préparé le dîner, il ne pouvait se résoudre à prendre aucune nourriture, dans la crainte d'être empoisonné. Cependant, nous voyant manger de bon appétit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l'agitaient, et prit de tout ce qu'on lui offrit ; il fit semblant d'y goûter, mais il renvoyait les mets sans y toucher ; quelquefois il jetait dessous la table ce qu'il avait accepté, pour faire croire qu'il l'avait mangé. Son dîner fut composé d'un peu de pain et d'un flacon de vin qu'il fit retirer de sa voiture et qu'il partagea même avec nous. " Il parla beaucoup et fut d'une amabilité très remarquable. Lorsque nous fûmes seuls, et que l'hôtesse qui nous servait fut sortie, il nous fit connaître combien il croyait sa vie en danger ; il était persuadé que le gouvernement français avait pris des mesures pour le faire enlever ou assassiner dans cet endroit. " Mille projets se croisaient dans sa tête sur la manière dont il pourrait se sauver ; il rêvait aussi aux moyens de tromper le peuple d'Aix, car on l'avait prévenu qu'une très grande foule l'attendait à la poste. Il nous déclara donc que ce qui lui paraissait le plus convenable, c'était de retourner jusqu'à Lyon, et de prendre de là une autre route pour s'embarquer en Italie. Nous n'aurions pu, en aucun cas, consentir à ce projet, et nous cherchâmes à le persuader de se rendre directement à Toulon ou d'aller par Digne à Fréjus. Nous tâchâmes de le convaincre qu'il était impossible que le gouvernement français pût avoir des intentions si perfides à son égard sans que nous en fussions instruits, et que la populace, malgré les indécences auxquelles elle se portait, ne se rendrait pas coupable d'un crime de cette nature. " Pour nous mieux persuader, et pour nous prouver jusqu'à quel point ses craintes, selon lui, étaient fondées, il nous raconta ce qui s'était passé entre lui et l'hôtesse, qui ne l'avait pas reconnu. - Eh bien ! lui avait-elle dit, avez-vous rencontré Bonaparte ? - Non, avait-il répondu. - Je suis curieuse, continua-t-elle, de voir s'il pourra se sauver ; je crois toujours que le peuple va le massacrer aussi faut-il convenir qu'il l'a bien mérité, ce coquin-là ! Dites-moi donc, on va l'embarquer pour son île ? - Mais oui . - On le noiera, n'est-ce pas ? - Je l ' espère bien ! lui répliqua Napoléon. Vous voyez donc , ajouta-t-il, à quel danger je suis exposé . " Alors il recommença à nous fatiguer de ses inquiétudes et de ses irrésolutions. Il nous pria même d'examiner s'il n'y avait pas quelque part une porte cachée par laquelle il pourrait s'échapper, ou si la fenêtre dont il avait fait fermer les volets en arrivant, n'était pas trop élevée pour pouvoir sauter et s'évader ainsi. La fenêtre était grillée en dehors, et je le mis dans un embarras extrême en lui communiquant cette découverte. Au moindre bruit il tressaillait et changeait de couleur. " Après dîner nous le laissâmes à ses réflexions ; et comme, de temps en temps nous entrions dans sa chambre, d'après le désir qu'il en avait témoigné, nous le trouvions toujours en pleurs. ... " L'aide de camp du général Schouwaloff vint dire que le peuple qui était ameuté dans la rue était presque entièrement retiré. L'empereur résolut de partir à minuit. " Par une prévoyance exagérée, il prit encore de nouveaux moyens pour n'être pas reconnu. " Il contraignit, par ses instances, l'aide de camp du général Schouwaloff de se vêtir de la redingote bleue et du chapeau rond avec lesquels il était arrivé dans l'auberge. " Bonaparte, qui alors voulut se faire passer pour un général autrichien, mit l'uniforme du général Kohler, se décora de l'ordre de Sainte-Thérèse, que portait le général, mit ma casquette de voyage sur sa tête, et se couvrit du manteau du général Schouwaloff. " Après que les commissaires des puissances alliées l'eurent ainsi équipé, les voitures s'avancèrent ; mais, avant de descendre, nous fîmes une répétition dans notre chambre de l'ordre dans lequel nous devions marcher. Le général Drouot ouvrait le cortège ; venait ensuite le soi-disant empereur, l'aide de camp du général Schouwaloff, ensuite le général Kohler, l'empereur, le général Schouwaloff et moi qui avais l'honneur de faire partie de l'arrière-garde, à laquelle se joignit la suite de l'empereur. Nous traversâmes ainsi la foule ébahie qui se donnait une peine extrême pour tâcher de découvrir parmi nous celui qu'elle appelait son tyran . L'aide de camp de Schouwaloff le major Olewieff prit la place de Napoléon dans sa voiture, et Napoléon partit avec le général Kohler dans sa calèche. ... " Toutefois l'empereur ne se rassurait pas ; il restait toujours dans la calèche du général autrichien, et il commanda au cocher de fumer, afin que cette familiarité pût dissimuler sa présence. Il pria même le général Kohler de chanter, et comme celui-ci lui répondit qu'il ne savait pas chanter, Bonaparte lui dit de siffler. " C'est ainsi qu'il poursuivit sa route caché dans un des coins de la calèche faisant semblant de dormir, bercé par l'agréable musique du général et encensé par la fumée du cocher. A Saint-Maximin, il déjeuna avec nous. Comme il entendit dire que le sous-préfet d'Aix était dans cet endroit, il le fit appeler, et l'apostropha en ces termes Vous devez rougir de me voir en uniforme autrichien ; j'ai dû le prendre pour me mettre à l'abri des insultes des Provençaux. J'arrivais avec pleine confiance au milieu de vous, tandis que j'aurais pu emmener avec moi six mille hommes de ma garde. Je ne trouve ici que des tas d'enragés qui menacent ma vie. C'est une méchante race que les Provençaux ; ils ont commis toutes sortes d'horreurs et de crimes dans la Révolution et sont tout prêts à recommencer mais quand il s'agit de se battre avec courage, alors ce sont des lâches. Jamais la Provence ne m'a fourni un seul régiment dont j'aurais pu être content. Mais ils seront peut-être demain aussi acharnés contre Louis XVIII qu'ils le paraissent aujourd'hui contre moi , etc. " Ensuite, se tournant vers nous, il nous dit que Louis XVIII ne ferait jamais rien de la nation française s'il la traitait avec trop de ménagements. Puis , continua-t-il, il faut nécessairement qu'il lève des impôts considérables, et ces mesures lui attireront aussitôt la haine de ses sujets . " Il nous raconta qu'il y avait dix-huit ans qu'il avait été envoyé en ce pays, avec plusieurs milliers d'hommes, pour délivrer deux royalistes qui devaient être pendus pour avoir porté la cocarde blanche. Je les sauvai avec beaucoup de peine des mains de ces enragés ; et aujourd'hui , continua-t-il, ces hommes recommenceraient les mêmes excès contre celui d'entre eux qui se refuserait à porter la cocarde blanche ! Telle est l'inconstance du peuple français ! Nous apprîmes qu'il y avait au Luc deux escadrons de hussards autrichiens ; et, d'après la demande de Napoléon, nous envoyâmes l'ordre au commandant d'y attendre notre arrivée pour escorter l'empereur jusqu'à Fréjus. " Ici finit la narration du comte de Waldbourg ces récits font mal à lire. Quoi ! les commissaires ne pouvaient-ils mieux protéger celui dont ils avaient l'honneur de répondre ? Qu'étaient-ils pour affecter des airs si supérieurs avec un pareil homme ? Bonaparte dit avec raison que s'il l'eût voulu, il aurait pu voyager accompagné d'une partie de sa garde. Il paraissait trop évidemment qu'on était indifférent à son sort on jouissait de sa dégradation ; on consentait avec complaisance aux marques de mépris que la victime requérait pour sa sûreté il est si doux de tenir sous ses pieds la destinée de celui qui marchait sur les plus hautes têtes, de se venger de l'orgueil par l'insulte ! Aussi les commissaires ne trouvent pas un mot, même un mot de sensibilité philosophique, sur un tel changement de fortune, pour avertir l'homme de son néant et de la grandeur des jugements de Dieu ! Dans les rangs des alliés, les anciens adulateurs de Napoléon avaient été nombreux quand on s'est mis à genoux devant la force, on n'est pas reçu à triompher du malheur. La Prusse, j'en conviens, avait besoin d'un effort de vertu pour oublier ce qu'elle avait souffert, elle, son roi et sa reine ; mais cet effort devait être fait. Hélas ! Bonaparte n'avait eu pitié de rien ; tous les coeurs s'étaient refroidis pour lui. Le moment où il s'est montré le plus cruel, c'est à Jaffa ; le plus petit, c'est sur la route de l'île d'Elbe dans le premier cas, les nécessités militaires lui ont servi d'excuse ; dans le second, la dureté des commissaires étrangers donne le change aux sentiments des lecteurs et diminue son abaissement. Le gouvernement provisoire de France ne me semble pas lui-même tout à fait irréprochable je rejette les calomnies de Maubreuil ; néanmoins, dans la terreur qu'inspirait Napoléon à ses anciens domestiques, une catastrophe fortuite aurait pu ne se présenter à leurs yeux que comme un malheur. On voudrait douter de la vérité des faits rapportés par le comte de Waldbourg-Truchsess, mais le général Kohler a confirmé, dans une suite de l ' Itinéraire de Waldbourg , une partie de la narration de son collègue ; de son côté, le général Schouwaloff m'a certifié l'exactitude des faits ses paroles contenues en disaient plus que les paroles expansives de Waldbourg. Enfin l' Itinéraire de Fabry est composé sur des documents français authentiques, fournis par des témoins oculaires. Maintenant que j'ai fait justice des commissaires et des alliés, est-ce bien le vainqueur du monde que l'on aperçoit dans l' Itinéraire de Waldbourg ? Le héros réduit à des déguisements et à des larmes, pleurant sous une veste de courrier au fond d'une arrière-chambre d'auberge ! Etait-ce ainsi que Marius se tenait sur les ruines de Carthage, qu'Annibal mourut en Bithynie, César au Sénat ? Comment Pompée se déguisa-t-il ? en se couvrant la tête de sa toge. Celui qui avait revêtu la pourpre se mettant à l'abri sous la cocarde blanche, poussant le cri de salut Vive le roi ! ce roi dont il avait fait fusiller un héritier ! Le maître des peuples encourageant les humiliations que lui prodiguaient les commissaires afin de se mieux cacher, enchanté que le général Kohler sifflât devant lui, qu'un cocher lui fumât à la figure, forçant l'aide de camp du général Schouwaloff à jouer le rôle de l'empereur, tandis que lui Bonaparte portait l'habit d'un colonel autrichien et se couvrait du manteau d'un général russe ! Il fallait cruellement aimer la vie ces immortels ne peuvent consentir à mourir. Moreau disait de Bonaparte " Ce qui le caractérise, c'est le mensonge et l'amour de la vie je le battrai et je le verrai à mes pieds me demander grâce. " Moreau pensait de la sorte, ne pouvant comprendre la nature de Bonaparte ; il tombait dans la même erreur que lord Byron. Au moins, à Sainte-Hélène, Napoléon, grand par les Muses, bien que peu noble dans ses démêlés avec le gouverneur anglais, n'eut à supporter que le poids de son immensité. En France, le mal qu'il avait fait lui apparut personnifié dans les veuves et les orphelins, et le contraignit de trembler sous les mains de quelques femmes. Tout cela est trop vrai ; mais Bonaparte ne doit pas être jugé d'après les règles que l'on applique aux grands génies, parce que la magnanimité lui manquait. Il y a des hommes qui ont la faculté de monter et qui n'ont pas la faculté de descendre. Lui, Napoléon, possédait les deux facultés comme l'ange rebelle, il pouvait raccourcir sa taille incommensurable pour la renfermer dans un espace mesuré ; sa ductilité [Qualité dont jouissent certains corps, et notamment les métaux, de s'étendre et de s'allonger sous le marteau, au laminoir et à la filière, et qui ne reprennent ni instantanément, ni à la longue, la forme qu'ils avaient auparavant, ce en quoi ils se distinguent des corps élastiques.] lui fournissait des moyens de salut et de renaissance avec lui tout n'était pas fini quand il semblait avoir fini. Changeant à volonté de moeurs et de costume, aussi parfait dans le comique que dans le tragique, cet acteur savait paraître naturel sous la tunique de l'esclave comme sous le manteau de roi, dans le rôle d'Attale ou dans le rôle de César. Encore un moment, et vous verrez, du fond de sa dégradation, le nain relever sa tête de Briarée ; Asmodée sortira en fumée énorme du flacon où il s'était comprimé. Napoléon estimait la vie pour ce qu'elle lui rapportait ; il avait l'instinct de ce qui lui restait encore à peindre ; il ne voulait pas que la toile lui manquât avant d'avoir achevé ses tableaux. Sur les frayeurs de Napoléon, Walter Scott, moins injuste que les commissaires, remarque avec candeur que la fureur du peuple fit beaucoup d'impression sur Bonaparte, qu'il répandit des larmes, qu'il montra plus de faiblesse que n'en admettait son courage reconnu ; mais il ajoute " Le danger était d'une espèce particulièrement horrible et propre à intimider ceux à qui la terreur des champs de bataille était familière le plus brave soldat peut frémir devant la mort des de Witt. " Napoléon fut soumis à ces angoisses révolutionnaires dans les mêmes lieux où il commença sa carrière avec la Terreur. Le général prussien, interrompant une fois son récit, s'est cru obligé de révéler un mal que l'empereur ne cachait pas le comte de Waldbourg a pu confondre ce qu'il voyait avec les souffrances dont M. de Ségur avait été témoin dans la campagne de Russie, lorsque Bonaparte, contraint de descendre de cheval, s'appuyait la tête contre des canons. Au nombre des infirmités des guerriers illustres, la véritable histoire ne compte que le poignard qui perça le coeur de Henri IV, ou le boulet qui emporta Turenne. Après le récit de l'arrivée de Bonaparte à Fréjus, Walter Scott, débarrassé des grandes scènes, retombe avec joie dans son talent ; il s'en va en bavardin , comme parle madame de Sévigné ; il devise du passage de Napoléon à l'île d'Elbe, de la séduction exercée par Bonaparte sur les matelots anglais, excepté sur Hinton, qui ne pouvait entendre les louanges données à l'empereur sans murmurer le mot humbug . Quand Napoléon partit, Hinton souhaita à Son Honneur bonne santé et meilleure chance une autre fois. Napoléon était toutes les misères et toutes les grandeurs de l'homme. Louis XVIII à Compiègne. - Son entrée à Paris. - La vieille garde. - Faute irréparable. - Déclaration de Saint-Ouen. - Traité de Paris. - La Charte. - Départ des alliés. Tandis que Bonaparte, connu de l'univers, s'échappait de France au milieu des malédictions, Louis XVIII, oublié partout, sortait de Londres sous une voûte de drapeaux blancs et de couronnes. Napoléon, en débarquant à l'île d'Elbe, y retrouva sa force. Louis XVIII, en débarquant à Calais, eût pu voir Louvel ; il y rencontra le général Maison, chargé, seize ans après, d'embarquer Charles X à Cherbourg. Charles X, apparemment pour le rendre digne de sa mission future, donna dans la suite à M. Maison le bâton de maréchal de France, comme un chevalier, avant de se battre, conférait la chevalerie à l'homme inférieur avec lequel il daignait se mesurer. Je craignais l'effet de l'apparition de Louis XVIII. Je me hâtai de le devancer dans cette résidence d'où Jeanne d'Arc tomba aux mains des Anglais et où l'on me montra un volume atteint d'un des boulets lancés contre Bonaparte. Qu'allait-on penser à l'aspect de l'invalide royal remplaçant le cavalier qui avait pu dire comme Attila " L'herbe ne croît plus partout où mon cheval a passé " ? Sans mission et sans goût j'entrepris on m'avait jeté un sort une tâche assez difficile, celle de peindre l ' arrivée à Compiègne , de faire voir le fils de saint Louis tel que je l'idéalisai à l'aide des Muses. Je m'exprimai ainsi " Le carrosse du Roi était précédé des généraux et des maréchaux de France, qui étaient allés au-devant de Sa Majesté. Ce n'a plus été des cris de Vive le Roi ! mais des clameurs confuses dans lesquelles on ne distinguait rien que les accents de l'attendrissement et de la joie. Le Roi portait un habit bleu, distingué seulement par une plaque et des épaulettes ; ses jambes étaient enveloppées de larges guêtres de velours rouge bordées d'un petit cordon d'or. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses guêtres à l'antique, tenant sa canne entre ses genoux, on croirait voir Louis XIV à cinquante ans. ... " Les maréchaux Macdonald, Ney, Moncey, Serrurier, Brune, le prince de Neuchâtel, tous les généraux, toutes les personnes présentes, ont obtenu pareillement du Roi les paroles les plus affectueuses. Telle est en France la force du souverain légitime, cette magie attachée au nom du Roi. Un homme arrive seul de l'exil dépouillé de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses ; il n'a rien à donner, presque rien à promettre. Il descend de sa voiture, appuyé sur le bras d'une jeune femme ; il se montre à des capitaines qui ne l'ont jamais vu, à des grenadiers qui savent à peine son nom. Quel est cet homme ? c'est le Roi ! Tout le monde tombe à ses pieds. " Ce que je disais là des guerriers, dans le but que je me proposais d'atteindre, était vrai quant aux chefs ; mais je mentais à l'égard des soldats. J'ai présent à la mémoire comme si je le voyais encore, le spectacle dont je fus témoin lorsque Louis XVIII, entrant dans Paris le 3 mai, alla descendre à Notre-Dame on avait voulu épargner au Roi l'aspect des troupes étrangères ; c'était un régiment de la vieille garde à pied qui formait la haie depuis le Pont-Neuf jusqu'à Notre-Dame, le long du quai des orfèvres. Je ne crois pas que figures humaines aient jamais exprimé quelque chose d'aussi menaçant et d'aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l'Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs têtes, qui sentaient le feu et la poudre ; ces mêmes hommes, privés de leur capitaine, étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la guerre, surveillés qu'ils étaient par une armée de Russes, d'Autrichiens et de Prussiens, dans la capitale envahie de Napoléon. Les uns, agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large bonnet à poil sur leurs yeux comme pour ne pas voir ; les autres abaissaient les deux coins de leur bouche dans le mépris de la rage ; les autres, à travers leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme des tigres. Quand ils présentaient les armes, c'était avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces armes faisait trembler. Jamais, il faut en convenir, hommes n'ont été mis à une pareille épreuve et n'ont souffert un tel supplice. Si dans ce moment ils eussent été appelés à la vengeance, il aurait fallu les exterminer jusqu'au dernier, ou ils auraient mangé la terre. Au bout de la ligne était un jeune hussard, à cheval ; il tenait son sabre nu, il le faisait sauter et comme danser par un mouvement convulsif de colère. Il était pâle ; ses yeux pivotaient dans leur orbite ; il ouvrait la bouche et la fermait tour à tour en faisant claquer ses dents et en étouffant des cris dont on n'entendait que le premier son. Il aperçut un officier russe le regard qu'il lui lança ne peut se dire. Quand la voiture du Roi passa devant lui, il fit bondir son cheval, et certainement il eut la tentation de se précipiter sur le Roi. La Restauration, à son début, commit une faute irréparable elle devait licencier l'armée en conservant les maréchaux, les généraux, les gouverneurs militaires, les officiers dans leurs pensions, honneurs et grades ; les soldats seraient rentrés ensuite successivement dans l'armée reconstituée, comme ils l'ont fait depuis dans la garde royale la légitimité n'eût pas eu d'abord contre elle ces soldats de l'Empire organisés, embrigadés, dénommés comme ils l'étaient aux jours de leurs victoires, sans cesse causant entre eux du temps passé, nourrissant des regrets et des sentiments hostiles à leur nouveau maître. La misérable résurrection de la Maison-Rouge, ce mélange de militaires de la vieille monarchie et des soldats du nouvel empire, augmenta le mal croire que des vétérans illustrés sur mille champs de bataille ne seraient pas choqués de voir des jeunes gens, très braves sans doute, mais pour la plupart neufs au métier des armes, de les voir porter, sans les avoir gagnées, les marques d'un haut grade militaire, c'était ignorer la nature humaine. Pendant le séjour que Louis XVIII avait fait à Compiègne, Alexandre était venu le visiter. Louis XVIII le blessa par sa hauteur il résulta de cette entrevue la déclaration du 2 mai, de Saint-Ouen. Le Roi y disait qu'il était résolu à donner pour base de la constitution qu'il destinait à son peuple les garanties suivantes le gouvernement représentatif divisé en deux corps, l ' impôt librement consenti, la liberté publique et individuelle, la liberté de la presse, la liberté des cultes, les propriétés inviolables et sacrées, la vente des biens nationaux irrévocable, les ministres responsables, les juges inamovibles et le pouvoir judiciaire indépendant, tout Français admissible à tous les emplois etc., etc. Cette déclaration, quoiqu'elle fût naturelle à l'esprit de Louis XVIII, n'appartenait néanmoins ni à lui, ni à ses conseillers ; c'était tout simplement le temps qui partait de son repos ses ailes avaient été ployées, sa fuite suspendue depuis 1792 ; il reprenait son vol ou son cours. Les excès de la Terreur, le despotisme de Bonaparte, avaient fait rebrousser les idées ; mais, sitôt que les obstacles qu'on leur avait opposés furent détruits, elles affluèrent dans le lit qu'elles devaient à la fois suivre et creuser. On reprit les choses au point où elles s'étaient arrêtées ; ce qui s'était passé fut comme non avenu l'espèce humaine, reportée au commencement de la Révolution, avait seulement perdu quarante ans de sa vie ; or, qu'est-ce que quarante ans dans la vie générale de la société ? Cette lacune a disparu lorsque les tronçons coupés du temps se sont rejoints. Le 30 mai 1814 fut conclu le traité de Paris entre les alliés et la France. On convint que dans le délai de deux mois toutes les puissances qui avaient été engagées de part et d'autre dans la présente guerre enverraient des plénipotentiaires à Vienne pour régler dans un congrès général les arrangements définitifs. Le 4 juin, Louis XVIII parut en séance royale dans une assemblée collective du Corps législatif et d'une fraction du Sénat. Il prononça un noble discours ; vieux, passés, usés, ces fastidieux détails ne servent plus que de fil historique. La Charte, pour la plus grande partie de la nation, avait l'inconvénient d'être octroyée c'était remuer, par ce mot très inutile, la question brûlante de la souveraineté royale ou populaire. Louis XVIII aussi datait son bienfait de l'an de son règne, regardant Bonaparte comme non avenu, de même que Charles II avait sauté à pieds joints par-dessus Cromwell c'était une espèce d'insulte aux souverains qui avaient tous reconnu Napoléon, et qui dans ce moment même se trouvaient dans Paris ; ce langage suranné et ces prétentions des anciennes monarchies n'ajoutaient rien à la légitimité du droit et n'étaient que de puérils anachronismes. A cela près, la Charte remplaçant le despotisme, nous apportant la liberté légale, avait de quoi satisfaire les hommes de conscience. Néanmoins, les royalistes qui en recueillaient tant d'avantages, qui, sortant ou de leur village, ou de leur foyer chétif, ou des places obscures dont ils avaient vécu sous l'Empire, étaient appelés à une haute et publique existence, ne reçurent le bienfait qu'en grommelant ; les libéraux, qui s'étaient arrangés à coeur joie de la tyrannie de Bonaparte, trouvèrent la Charte un véritable code d'esclaves. Nous sommes revenus au temps de Babel ; mais on ne travaille plus à un monument commun de confusion chacun bâtit sa tour à sa propre hauteur, selon sa force et sa taille. Du reste, si la Charte parut défectueuse, c'est que la révolution n'était pas à son terme ; le principe de l'égalité et de la démocratie était au fond des esprits et travaillait en sens contraire de l'ordre monarchique. Les princes alliés ne tardèrent pas à quitter Paris Alexandre en se retirant, fit célébrer un sacrifice religieux sur la place de la Concorde. Un autel fut élevé où l'échafaud de Louis XVI avait été dressé. Sept prêtres moscovites célébrèrent l'office, et les troupes étrangères défilèrent devant l'autel. Le Te Deum fut chanté sur un des beaux airs de l'ancienne musique grecque. Les soldats et les souverains mirent genou en terre pour recevoir la bénédiction. La pensée des Français se reportait à 1793 et à 1794, alors que les boeufs refusaient de passer sur des pavés que leur rendait odieux l'odeur du sang. Quelle main avait conduit à la fête des expiations ces hommes de tous les pays, ces fils des anciennes invasions barbares, ces Tartares dont quelques-uns habitaient des tentes de peaux de brebis au pied de la grande muraille de la Chine ? Ce sont là des spectacles que ne verront plus les faibles générations qui suivront mon siècle. Première année de la Restauration. Dans la première année de la Restauration, j'assistai à la troisième transformation sociale j'avais vu la vieille monarchie passer à la monarchie constitutionnelle et celle-ci à la république ; j'avais vu la république se convertir en despotisme militaire, je voyais le despotisme militaire revenir à une monarchie libre, les nouvelles idées et les nouvelles générations se reprendre aux anciens principes et aux vieux hommes. Les maréchaux d'empire devinrent des maréchaux de France ; aux uniformes de la garde de Napoléon se mêlèrent les uniformes des gardes du corps et de la Maison-Rouge exactement taillés sur les anciens patrons ; le vieux duc d'Havré, avec sa perruque poudrée et sa canne noire cheminait en branlant la tête, comme capitaine des gardes du corps, auprès du maréchal Victor, boiteux de la façon de Bonaparte ; le duc de Mouchy, qui n'avait jamais vu brûler une amorce, défilait à la messe auprès du maréchal Oudinot, criblé de blessures ; le château des Tuileries, si propre et si militaire sous Napoléon, au lieu de l'odeur de la poudre, se remplissait de la fumée des déjeuners qui montait de toutes parts sous messieurs les gentilshommes de la chambre, avec messieurs les officiers de la bouche et de la garde-robe, tout reprenait un exercice de domesticité. Dans les rues, on voyait des émigrés caducs avec des airs et des habits d'autrefois, hommes les plus respectables sans doute, mais aussi étrangers parmi la foule moderne que l'étaient les capitaines républicains parmi les soldats de Napoléon. Les dames de la cour impériale introduisaient au château les douairières du faubourg Saint-Germain et leur enseignaient les détours du palais. Arrivaient des députations de Bordeaux ornées de brassards ; des capitaines de paroisse de la Vendée, surmontés de chapeaux à la La Rochejaquelein. Ces personnages divers gardaient l'expression des sentiments, des pensées, des habitudes, des moeurs qui leur étaient familières. La liberté, qui était au fond de cette époque, faisait vivre ensemble ce qui semblait au premier coup d'oeil ne pas devoir vivre ; mais on avait peine à reconnaître cette liberté parce qu'elle portait les couleurs de l'ancienne monarchie et du despotisme impérial. Chacun aussi savait mal le langage constitutionnel ; les royalistes faisaient des fautes grossières en parlant Charte ; les impérialistes en étaient encore moins instruits ; les Conventionnels, devenus tour à tour comtes, barons, sénateurs de Napoléon et pairs de Louis XVIII, retombaient tantôt dans le dialecte républicain qu'ils avaient presque oublié, tantôt dans l'idiome de l'absolutisme qu'ils avaient appris à fond. Des lieutenants généraux étaient promus à la garde des lièvres. On entendait des aides de camp du dernier tyran militaire discuter de la liberté inviolable des peuples, et des régicides soutenir le dogme sacré de la légitimité. Ces métamorphoses seraient odieuses, si elles ne tenaient en partie à la flexibilité du génie français. Le peuple d'Athènes gouvernait lui-même ; des harangueurs s'adressaient à ses passions sur la place publique ; la foule souveraine était composée de sculpteurs, de peintres, d'ouvriers, regardeurs de discours et auditeurs d ' actions , dit Thucydide. Mais quand, bon ou mauvais, le décret était rendu, qui, pour l'exécuter, sortait de cette masse incohérente et inexperte ? Socrate, Phocion, Périclès, Alcibiade. Est-ce aux royalistes qu'il faut s'en prendre de la Restauration ? Est-ce aux royalistes qu'il faut s ' en prendre de la Restauration , comme on l'avance aujourd'hui ? Pas le moins du monde ne dirait-on pas que trente millions d'hommes étaient consternés tandis qu'une poignée de légitimistes accomplissaient, contre la volonté de tous, une restauration détestée, en agitant quelques mouchoirs et en mettant à leur chapeau un ruban de leur femme ? L'immense majorité des Français était, il est vrai, dans la joie ; mais cette majorité n'était point légitimiste dans le sens borné de ce mot, et comme ne s'appliquant qu'aux rigides partisans de la vieille monarchie. Cette majorité était une foule prise dans toutes les nuances des opinions, heureuse d'être délivrée, et violemment animée contre l'homme qu'elle accusait de tous ses malheurs ; de là le succès de ma brochure. Combien comptait-on d'aristocrates avoués proclamant le nom du Roi ? MM. Matthieu et Adrien de Montmorency, MM. de Polignac, échappés de leur geôle, M. Alexis de Noailles, M. Sosthène de La Rochefoucauld. Ces sept ou huit hommes, que le peuple méconnaissait et ne suivait pas, faisaient-ils la loi à toute une nation ? Madame de Montcalm m'avait envoyé un sac de douze cents francs pour les distribuer à la pure race légitimiste je le lui renvoyai, n'ayant pas trouvé à placer un écu. On attacha une ignoble corde au cou de la statue qui surmontait la colonne de la place Vendôme ; il y avait si peu de royalistes pour faire du train à la gloire et pour tirer sur la corde, que ce furent les autorités, toutes bonapartistes, qui descendirent l'image de leur maître à l'aide d'une potence le colosse courba la tête de force ; il tomba aux pieds de ces souverains de l'Europe, tant de fois prosternés devant lui. Ce sont les hommes de la République et de l'Empire qui saluèrent avec enthousiasme la Restauration. La conduite et l'ingratitude des personnages élevés par la Révolution furent abominables envers celui qu'ils affectent aujourd'hui de regretter et d'admirer. Impérialistes et libéraux, c'est vous entre les mains desquels est échu le pouvoir, vous qui vous êtes agenouillés devant les fils de Henri IV ! Il était tout naturel que les royalistes fussent heureux de retrouver leurs princes et de voir finir le règne de celui qu'ils regardaient comme un usurpateur ; il ne l'était pas que vous, créatures de cet usurpateur, dépassassiez en exagération les sentiments des royalistes. Les ministres, les grands dignitaires, prêtèrent à l'envi serment à la légitimité ; toutes les autorités civiles et judiciaires faisaient queue pour jurer haine à la nouvelle dynastie proscrite, amour à la race antique qu'elles avaient cent et cent fois condamnée. Qui composait ces proclamations, ces adresses accusatrices et outrageantes pour Napoléon, dont la France était inondée ? des royalistes ? Non les ministres, les généraux, les autorités, choisis et maintenus par Bonaparte. Où se tripotait la Restauration ? chez des royalistes ? Non chez M. de Talleyrand. Avec qui ? avec M. de Pradt, aumônier du dieu Mars et saltimbanque mitré. Avec qui et chez qui dînait en arrivant le lieutenant général du royaume ? chez des royalistes et avec des royalistes ? Non chez l'évêque d'Autun, avec M. de Caulaincourt. Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers ? aux châteaux des royalistes ? Non à la Malmaison, chez l'impératrice Joséphine. Les plus chers amis de Napoléon, Berthier, par exemple, à qui portaient-ils leur ardent dévouement ? à la légitimité. Qui passait sa vie chez l'autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare ? les classes de l'Institut, les savants, les gens de lettres, les philosophes philanthropes, théophilanthropes et autres ; ils en revenaient charmés, comblés d'éloges et de tabatières. Quant à nous, pauvres diables de légitimistes, nous n'étions admis nulle part ; on nous comptait pour rien. Tantôt on nous faisait dire dans la rue d'aller nous coucher ; tantôt on nous recommandait de ne pas crier trop haut Vive le Roi ! d'autres s'étant chargés de ce soin. Loin de forcer aucun à être légitimiste, les puissants déclaraient que personne ne serait obligé de changer de rôle et de langage, que l'évêque d'Autun ne serait pas plus contraint de dire la messe sous la royauté qu'il n'avait été contraint d'y aller sous l'Empire. Je n'ai point vu de châtelaine, point de Jeanne d'Arc, proclamer le souverain de droit, un faucon sur le poing ou la lance à la main ; mais madame de Talleyrand, que Bonaparte avait attachée à son mari comme un écriteau, parcourait les rues en calèche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons. Quelques draps pendillants aux fenêtres des familiers de la cour impériale faisaient croire aux bons Cosaques qu'il y avait autant de lis dans les coeurs des bonapartistes convertis que de chiffons blancs à leurs croisées. C'est merveille en France que la contagion, et l'on crierait A bas ma tête ! si on l'entendait crier à son voisin. Les impérialistes entraient jusque dans nos maisons et nous faisaient, nous autres bourbonistes, exposer en drapeau sans tache les restes de blanc renfermés dans nos lingeries, c'est ce qui arriva chez moi ; mais madame de Chateaubriand n'y voulut entendre, et défendit vaillamment ses mousselines. Premier ministère. - Je publie les Réflexions politiques . - Madame la duchesse de Duras. - Je suis nommé ambassadeur en Suède. Le Corps législatif transformé en Chambre des députés, et la Chambre des pairs, composée de cent cinquante-deux membres, nommés à vie, dans lesquels on comptait plus de soixante sénateurs, formèrent les deux premières Chambres législatives. M. de Talleyrand, installé au ministère des affaires étrangères, partit pour le congrès de Vienne, dont l'ouverture était fixée au 3 de novembre, en exécution de l'article 32 du traité du 30 mai ; M. de Jaucourt eut le portefeuille pendant un intérim qui dura jusqu'à la bataille de Waterloo. L'abbé de Montesquiou devint ministre de l'intérieur ayant pour secrétaire général M. Guizot. M. Malouët entra à la marine ; il décéda et fut remplacé par M. Beugnot ; le général Dupont obtint le département de la guerre ; on lui substitua le maréchal Soult, qui s'y distingua par l'érection du monument funèbre de Quiberon ; le duc de Blacas fut ministre de la maison du roi, M. Anglès préfet de police, le chancelier d'Ambray ministre de la justice, l'abbé Louis ministre des finances. Le 21 octobre, l'abbé de Montesquiou présenta la première loi au sujet de la presse ; elle soumettait à la censure tout écrit de moins de vingt feuilles d'impression M. Guizot élabora cette première loi de liberté. Carnot adressa une lettre au Roi il avouait que les Bourbons avaient été reçus avec joie ; mais, ne tenant aucun compte ni de la brièveté du temps ni de tout ce que la Charte accordait, il donnait, avec des conseils hasardés, des leçons hautaines tout cela ne vaut quand on doit accepter le rang de ministre et le titre de comte de l'Empire ; point ne convient de se montrer fier envers un prince faible et libéral quand on a été soumis devant un prince violent et despotique ; quand, machine usée de la Terreur, on s'est trouvé insuffisant au calcul des proportions de la guerre napoléonienne. Je fis imprimer en réponse les Réflexions politiques ; elles contiennent la substance de la Monarchie selon la Charte . M. Lainé, président de la Chambre des députés, parla au Roi de cet ouvrage avec éloge. Le Roi était toujours charmé des services que j'avais le bonheur de lui rendre ; le ciel paraissait m'avoir jeté sur les épaules la casaque de héraut de la légitimité mais plus l'ouvrage avait de succès, moins l'auteur plaisait à Sa Majesté. Les Réflexions politiques divulguèrent mes doctrines constitutionnelles la cour en reçut une impression que ma fidélité aux Bourbons n'a pu effacer. Louis XVIII disait à ses familiers " Donnez-vous de garde d'admettre jamais un poète dans vos affaires il perdra tout. Ces gens-là ne sont bons à rien. " Une forte et vive amitié remplissait alors mon coeur la duchesse de Duras avait de l'imagination, et un peu même dans le visage de l'expression de madame de Staël on a pu juger de son talent d'auteur par Ourika . Rentrée de l'émigration, renfermée pendant plusieurs années dans son château d'Ussé, au bord de la Loire, ce fut dans les beaux jardins de Méréville que j'en entendis parler pour la première fois, après avoir passé auprès d'elle à Londres sans l'avoir rencontrée. Elle vint à Paris pour l'éducation de ses charmantes filles, Félicie et Clara. Des rapports de famille, de province, d'opinions littéraires et politiques, m'ouvrirent la porte de sa société. La chaleur de l'âme, la noblesse du caractère, l'élévation de l'esprit, la générosité de sentiments, en faisaient une femme supérieure. Au commencement de la Restauration, elle me prit sous sa protection ; car, malgré ce que j'avais fait pour la monarchie légitime et les services que Louis XVIII confessait avoir reçus de moi, j'avais été si fort mis à l'écart que je songeais à me retirer en Suisse. Peut-être eussé-je bien fait dans ces solitudes que Napoléon m'avait destinées comme à son ambassadeur aux montagnes, n'aurais-je pas été plus heureux qu'au château des Tuileries ? Quand j'entrai dans ces salons au retour de la légitimité, ils me firent une impression presque aussi pénible que le jour où j'y vis Bonaparte prêt à tuer le duc d'Enghien. Madame de Duras parla de moi à M. de Blacas. Il répondit que j'étais bien libre d'aller où je voudrais. Madame de Duras fut si orageuse, elle avait un tel courage pour ses amis, qu'on déterra une ambassade vacante, l'ambassade de Suède. Louis XVIII, déjà fatigué de mon bruit, était heureux de faire présent de moi à son bon frère le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu'on m'envoyait à Stockholm pour le détrôner ? Eh ! bon Dieu ! princes de la terre, je ne détrône personne ; gardez vos couronnes, si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car je n ' en veux mie . Madame de Duras, femme excellente qui me permettait de l'appeler ma soeur, que j'eus le bonheur de revoir à Paris pendant plusieurs années, est allée mourir à Nice encore une plaie rouverte. La duchesse de Duras connaissait beaucoup madame de Staël je ne puis comprendre comment je ne fus pas attiré sur les traces de madame Récamier, revenue d'Italie en France ; j'aurais salué le secours qui venait en aide à ma vie déjà je n'appartenais plus à ces matins qui se consolent eux-mêmes, je touchais à ces heures du soir qui ont besoin d'être consolées. Exhumation des restes de Louis XVI. - Premier 21 janvier à Saint-Denis. Le 30 décembre de l'année 1814, les Chambres législatives furent ajournées au 1er mai 1815, comme si on les eût convoquées pour l'assemblée du Champ-de-Mai de Bonaparte. Le 18 janvier furent exhumés les restes de Marie-Antoinette et de Louis XVI. J'assistai à cette exhumation dans le cimetière où Fontaine et Percier ont élevé depuis, à la pieuse voix de madame la Dauphine et à l'imitation d'une église sépulcrale de Rimini, le monument peut-être le plus remarquable de Paris. Ce cloître, formé d'un enchaînement de tombeaux, saisit l'imagination et la remplit de tristesse. Dans le livre IV de ces Mémoires , j'ai parlé des exhumations de 1815 au milieu des ossements, je reconnus la tête de la reine par le sourire que cette tête m'avait adressé à Versailles. Le 21 janvier on posa la première pierre des bases de la statue qui devait être élevée sur la place Louis XV, et qui ne l'a jamais été. J'écrivis la pompe funèbre du 21 janvier ; je disais " Ces religieux, qui vinrent avec l'oriflamme au-devant de la châsse de saint Louis, ne recevront point le descendant du saint roi. Dans ces demeures souterraines où dormaient ces rois et ces princes anéantis, Louis XVI se trouvera seul ! ... Comment tant de morts se sont-ils levés ? Pourquoi Saint-Denis est-il désert ? Demandons plutôt pourquoi son toit est rétabli, pourquoi son autel est debout ? Quelle main a reconstruit la voûte de ces caveaux, et préparé ces tombeaux vides ? La main de ce même homme qui était assis sur le trône des Bourbons. O Providence ! il croyait préparer des sépulcres à sa race, et il ne faisait que bâtir le tombeau de Louis XVI. " J'ai désiré assez longtemps que l'image de Louis XVI fût placée dans le lieu même où le martyr répandit son sang je ne serais plus de cet avis. Il faut louer les Bourbons d'avoir dès le premier moment de leur retour, songé à Louis XVI ; ils devaient toucher leur front avec ses cendres, avant de mettre sa couronne sur leur tête. Maintenant je présume qu'ils n'auraient pas dû aller plus loin. Ce ne fut pas à Paris comme à Londres une commission qui jugea le monarque, ce fut la Convention entière ; de là le reproche annuel qu'une cérémonie funèbre répétée semblait faire à la nation, en apparence représentée par une assemblée complète. Tous les peuples ont fixé des anniversaires à la célébration de leurs triomphes, de leurs désordres ou de leurs malheurs, car tous ont également voulu garder la mémoire des uns et des autres nous avons eu des solennités pour les barricades, des chants pour la Saint-Barthélémy, des fêtes pour la mort de Capet ; mais n'est-il pas remarquable que la loi est impuissante à créer des jours de souvenir, tandis que la religion a fait vivre d'âge en âge le saint le plus obscur ? Si les jeûnes et les prières institués pour le sacrifice de Charles 1er durent encore, c'est qu'en Angleterre l'Etat unit la suprématie religieuse à la suprématie politique, et qu'en vertu de cette suprématie le 30 janvier 1649 est devenu jour férié. En France, il n'en est pas de la sorte Rome seule a le droit de commander en religion ; dès lors, qu'est-ce qu'une ordonnance qu'un prince publie, un décret qu'une assemblée politique promulgue, si un autre prince, une autre assemblée, ont le droit de les effacer ? Je pense donc aujourd'hui que le symbole d'une fête qui peut être abolie, que le témoignage d'une catastrophe tragique non consacrée par le culte, n'est pas convenablement placé sur le chemin de la foule allant insouciante et distraite à ses plaisirs. Par le temps actuel il serait à craindre qu'un monument élevé dans le but d'imprimer l'effroi des excès populaires donnât le désir de les imiter le mal tente plus que le bien ; en voulant perpétuer la douleur, on en fait souvent perpétuer l'exemple. Les siècles n'adoptent point les legs de deuil, ils ont assez de sujet présent de pleurer sans se charger de verser encore des larmes héréditaires. En voyant le catafalque qui partait du cimetière de Ducluzeau, chargé des restes de la reine et du roi, je me sentis tout saisi ; je le suivais des yeux avec un pressentiment funeste. Enfin Louis XVI reprit sa couche à Saint-Denis ; Louis XVIII, de son côté dormit au Louvre, les deux frères commençaient ensemble une autre ère de rois et de spectres légitimes vaine restauration du trône et de la tombe dont le temps a déjà balayé la double poussière. Puisque j'ai parlé de ces cérémonies funèbres qui si souvent se répétèrent, je vous dirai le cauchemar dont j'étais oppressé quand, la cérémonie finie, je me promenais le soir dans la basilique à demi détendue que je songeasse à la vanité des grandeurs humaines parmi ces tombeaux dévastés, cela va de suite morale vulgaire qui sortait du spectacle même ; mais mon esprit ne s'arrêtait pas là ; je perçais jusqu'à la nature de l'homme. Tout est-il vide et absence dans la région des sépulcres ? N'y a-t-il rien dans ce rien ? N'est-il point d'existences de néant, des pensées de poussière ? Ces ossements n'ont-ils point des modes de vie qu'on ignore ? Qui sait les passions, les plaisirs, les embrassements de ces morts ? Les choses qu'ils ont rêvées, crues, attendues, sont-elles comme eux des idéalités, engouffrées pêle-mêle avec eux ? Songes, avenirs, joies, douleurs, libertés et esclavages, puissances et faiblesses, crimes et vertus, honneurs et infamies, richesses et misères, talents, génies, intelligences, gloires, illusions, amours, êtes-vous des perceptions d'un moment, perceptions passées avec les crânes détruits dans lesquels elles s'engendrèrent, avec le sein anéanti où jadis battit un coeur ? Dans votre éternel silence, ô tombeaux, si vous êtes des tombeaux, n'entend-on qu'un rire moqueur et éternel ? Ce rire est-il le Dieu, la seule réalité dérisoire, qui survivra à l'imposture de cet univers ? Fermons les yeux, remplissons l'abîme désespéré de la vie par ces grandes et mystérieuses paroles du martyr " Je suis chrétien. " L'île d'Elbe. Bonaparte avait refusé de s'embarquer sur un vaisseau français, ne faisant cas alors que de la marine anglaise, parce qu'elle était victorieuse ; il avait oublié sa haine, les calomnies, les outrages dont il avait accablé la perfide Albion ; il ne voyait plus de digne de son admiration que le parti triomphant, et ce fut l' Undaunted qui le transporta au port de son premier exil ; il n'était pas sans inquiétude sur la manière dont il serait reçu la garnison française lui remettrait-elle le territoire qu'elle gardait ? Des insulaires italiens, les uns voulaient appeler les Anglais, les autres demeurer libres de tout maître ; le drapeau tricolore et le drapeau blanc flottaient sur quelques caps rapprochés les uns des autres. Tout s'arrangea néanmoins. Quand on apprit que Bonaparte arrivait avec des millions, les opinions se décidèrent généreusement à recevoir l' auguste victime . Les autorités civiles et religieuses furent ramenées à la même conviction. Joseph-Philippe Arrighi, vicaire général, publia un mandement " La divine Providence, disait la pieuse injonction, a voulu que nous fussions à l'avenir les sujets de Napoléon le Grand. L'île d'Elbe, élevée à un honneur aussi sublime, reçoit dans son sein l'oint du Seigneur. Nous ordonnons qu'un Te Deum solennel soit chanté en actions de grâces etc. " L'empereur avait écrit au général Dalesme, commandant de la garnison française, qu'il eût à faire connaître aux Elbois qu'il avait fait choix de leur île pour son séjour, en considération de la douceur de leurs moeurs et de leur climat. Il mit pied à terre à Porto-Ferrajo, au milieu du double salut de la frégate anglaise qui le portait et des batteries de la côte. De là, il fut conduit sous le dais de la paroisse à l'église où l'on chanta le Te Deum . Le bedeau, maître des cérémonies, était un homme court et gros, qui ne pouvait pas joindre ses mains autour de sa personne. Napoléon fut ensuite conduit à la mairie ; son logement y était préparé. On y déploya le nouveau pavillon impérial, fond blanc, traversé d'une bande rouge semée de trois abeilles d'or. Trois violons et deux basses le suivaient avec des raclements d'allégresse. Le trône, dressé à la hâte dans la salle des bals publics, était décoré de papier doré et de loques d'écarlate. Le côté comédien de la nature du prisonnier s'arrangeait de ces parades Napoléon jouait à la chapelle, comme il amusait sa cour avec de vieux petits jeux dans l'intérieur de son palais aux Tuileries, allant après tuer des hommes par passe-temps. Il forma sa maison elle se composait de quatre chambellans, de trois officiers d'ordonnance et de deux fourriers du palais. Il déclara qu'il recevrait les dames deux fois par semaine, à huit heures du soir. Il donna un bal. Il s'empara, pour y résider, du pavillon destiné au génie militaire. Bonaparte retrouvait sans cesse dans sa vie les deux sources dont elle était sortie, la démocratie et le pouvoir royal ; sa puissance lui venait des masses citoyennes, son rang de son génie ; aussi le voyez-vous passer sans effort de la place publique au trône, des rois et des reines qui se pressaient autour de lui à Erfurt, aux boulangers et aux marchands d'huile qui dansaient dans sa grange à Porto-Ferrajo. Il avait du peuple parmi les princes, du prince parmi les peuples. A cinq heures du matin, en bas de soie et en souliers à boucles, il présidait ses maçons à l'île d'Elbe. Etabli dans son empire, inépuisable en acier dès les jours de Virgile, Insula inexhaustis Chalybum generosa metallis. Bonaparte n'avait point oublié les outrages qu'il venait de traverser ; il n'avait point renoncé à déchirer son suaire ; mais il lui convenait de paraître enseveli, de faire seulement autour de son monument quelque apparition de fantôme. C'est pourquoi, comme s'il n'eût pensé à autre chose, il s'empressa de descendre dans ses carrières de fer cristallisé et d'aimant ; on l'eût pris pour l'ancien inspecteur des mines de ses ci-devant Etats. Il se repentit d'avoir affecté jadis le revenu des forges d' Illua à la Légion d'honneur ; 500 000 fr. lui semblaient alors mieux valoir qu'une croix baignée dans le sang sur la poitrine de ses grenadiers " Où avais-je la tête ? dit-il ; mais j'ai rendu plusieurs stupides décrets de cette nature. " Il fit un traité de commerce avec Livourne et se proposait d'en faire un autre avec Gênes. Vaille que vaille, il entreprit cinq ou six toises de grand chemin et traça l'emplacement de quatre grandes villes, de même que Didon dessina les limites de Carthage. Philosophe revenu des grandeurs humaines, il déclara qu'il voulait vivre désormais comme un juge de paix dans un comté d'Angleterre et pourtant, en gravissant un morne qui domine Porto-Ferrajo, à la vue de la mer qui s'avançait de tous côtés au pied des falaises, ces mots lui échappèrent " Diable ! il faut l'avouer, mon île est très petite. " Dans quelques heures il eut visité son domaine ; il y voulut joindre un rocher appelé Pianosa . " L'Europe va m'accuser, dit-il en riant, d'avoir déjà fait une conquête. " Les puissances alliées se réjouissaient de lui avoir laissé en dérision quatre cents soldats ; il ne lui en fallait pas davantage pour les rappeler tous sous le drapeau. La présence de Napoléon sur les côtes de l'Italie, qui avait vu commencer sa gloire et qui garde son souvenir, agitait tout. Murat était voisin ; ses amis, des étrangers, abordaient secrètement ou publiquement à sa retraite ; sa mère et sa soeur, la princesse Pauline, le visitèrent ; on s'attendait à voir bientôt arriver Marie-Louise et son fils. En effet parut une femme et un enfant reçue en grand mystère, elle alla demeurer dans une villa retirée, au coin le plus écarté de l'île sur le rivage d'Ogygie, Calypso parlait de son amour à Ulysse qui, au lieu de l'écouter, songeait à se défaire des prétendants. Après deux jours de repos, le cygne du Nord reprit la mer pour aborder aux myrtes de Baïes, emportant son petit dans sa yole blanche. Si nous eussions été moins confiants, il nous eût été facile de découvrir l'approche d'une catastrophe. Bonaparte était trop près de son berceau et de ses conquêtes ; son île funèbre devait être plus lointaine et entourée de plus de flots. On ne s'explique pas comment les alliés avaient imaginé de reléguer Napoléon sur les rochers où il devait faire l'apprentissage de l'exil pouvait-on croire qu'à la vue des Apennins, qu'en sentant la poudre des champs de Montenotte, d'Arcole et de Marengo, qu'en découvrant Venise, Rome et Naples, ses trois belles esclaves, les tentations les plus irrésistibles ne s'empareraient pas de son coeur ? Avait-on oublié qu'il avait remué la terre et qu'il avait partout des admirateurs et des obligés, les uns et les autres ses complices ? Son ambition était déçue, non éteinte ; l'infortune et la vengeance en ranimaient les flammes quand le prince des ténèbres du bord de l'univers créé aperçut l'homme et le monde, il résolut de les perdre. Avant d'éclater, le terrible captif se contint pendant quelques semaines. Auprès de l'immense pharaon public qu'il tenait, son génie négociait une fortune ou un royaume. Les Fouché, les Guzman d'Alfarache, pullulaient. Le grand acteur avait établi depuis longtemps le mélodrame à sa police et s'était réservé la haute scène ; il s'amusait des victimes vulgaires qui disparaissaient dans les trappes de son théâtre. Le bonapartisme, dans la première année de la Restauration, passa du simple désir à l'action, à mesure que ses espérances grandirent et qu'il eut mieux connu le caractère faible des Bourbons. Quand l'intrigue fut nouée au dehors, elle se noua au dedans, et la conspiration devint flagrante. Sous l'habile administration de M. Ferrand, M. de Lavalette faisait la correspondance les courriers de la monarchie portaient les dépêches de l'empire. On ne se cachait plus ; les caricatures annonçaient un retour souhaité on voyait des aigles rentrer par les fenêtres du château des Tuileries, d'où sortait par les portes un troupeau de dindons ; le Nain jaune ou vert parlait de plumes de cane . Les avertissements venaient de toutes parts, et l'on n'y voulait pas croire. Le gouvernement suisse s'était inutilement empressé de prévenir le gouvernement du Roi des menées de Joseph Bonaparte, retiré dans le pays de Vaud. Une femme arrivée de l'île d'Elbe donnait les détails les plus circonstanciés de ce qui se passait à Porto-Ferrajo, et la police la fit jeter en prison. On tenait pour certain que Napoléon n'oserait rien tenter avant la dissolution du congrès, et que, dans tous les cas, ses vues se tourneraient vers l'Italie. D'autres, plus avisés encore, faisaient des voeux pour que le petit caporal , l' ogre , le prisonnier , abordât les côtes de France cela serait trop heureux ; on en finirait d'un seul coup ! M. Pozzo di Borgo déclarait à Vienne que le délinquant serait accroché à une branche d'arbre. Si l'on pouvait avoir certains papiers, on y trouverait la preuve que dès 1814 une conspiration militaire était ourdie et marchait parallèlement avec la conspiration politique que le prince de Talleyrand conduisait à Vienne, à l'instigation de Fouché. Les amis de Napoléon lui écrivirent que s'il ne hâtait son retour, il trouverait sa place prise aux Tuileries par le duc d'Orléans ils s'imaginent que cette révélation servit à précipiter le retour de l'empereur. Je crois à l'existence de ces menées, mais je crois aussi que la cause déterminante qui décida Bonaparte était tout simplement la nature de son génie. La conspiration de Drouet d'Erlon et de Lefebvre-Desnouettes venait d'éclater. Quelques jours avant la levée de boucliers de ces généraux, je dînais chez M. le maréchal Soult, nommé ministre de la guerre le 3 décembre 1814 un niais racontait l'exil de Louis XVIII à Hartwell ; le maréchal écoutait ; à chaque circonstance rappelée il répondait par ces deux mots " C'est historique. " - On apportait les pantoufles de Sa Majesté. - " C'est historique ! " - Le Roi avalait, les jours maigres, trois oeufs frais avant de commencer son dîner. - " C'est historique ! " Cette réponse me frappa. Quand un gouvernement n'est pas solidement établi, tout homme dont la conscience ne compte pas, devient, selon le plus ou le moins d'énergie de son caractère, un quart, une moitié, un trois quarts de conspirateur ; il attend la décision de la fortune les événements font plus de traîtres que les opinions. 2 L23 Livre vingt-troisième. 1. Commencement des Cent-Jours. - Retour de l'île d'Elbe. - 2. Torpeur de la légitimité. - Article de Benjamin Constant. - Ordre du jour du maréchal Soult. - Séance royale. - Pétition de l'Ecole de droit à la Chambre des députés. - 3. Projet de défense de Paris. - 4. Fuite du Roi. - Je pars avec madame de Chateaubriand. - Embarras de la route. - Le duc d'Orléans et le prince de Condé. - Tournai, Bruxelles. - Souvenirs. - Le duc de Richelieu. - Le Roi arrêté à Gand m'appelle auprès de lui. - 5. Les Cent-Jours à Gand. - Le Roi et son conseil. - Je deviens ministre de l'intérieur par intérim . - M. de Lally-Tolendal. - Madame la duchesse de Duras. - Le maréchal Victor. - L'abbé Louis et le comte Beugnot. - L'abbé de Montesquiou. - Dîners du poisson blanc convives. - 6. Suite des Cent-Jours à Gand. - Moniteur de Gand . - Mon rapport au Roi effet de ce rapport à Paris. - Falsification. - 7. Suite des Cent-Jours à Gand. - Le Béguinage. - Comment j'étais reçu. - Grand dîner. - Voyage de madame de Chateaubriand à Ostende. - Anvers. - Un bègue. - Mort d'une jeune Anglaise. - 8. Suite des Cent-Jours à Gand. - Mouvement inaccoutumé de Gand. - Le duc de Wellington. - Monsieur. - Louis XVIII. - 9. Suite des Cent-Jours à Gand. - Souvenirs de l'histoire à Gand. - Madame la duchesse d'Angoulême arrive à Gand. - M. de Sèze. - Madame la duchesse de Lévis. - 10. Suite des Cent-Jours à Gand. - Pavillon Marsan à Gand. - M. Gaillard, conseiller à la cour royale. - Visite secrète de madame la baronne de Vitrolles. - Billet de la main de Monsieur. - Fouché. - 11. Affaires à Vienne. - Négociations de M. de Saint-Léon, envoyé de Fouché. - Proposition relative à M. le duc d'Orléans. - M. de Talleyrand. - Mécontentement d'Alexandre contre Louis XVIII. - Divers prétendants. - Rapport de La Besnardière. - Proposition inattendue d'Alexandre au Congrès lord Clancarthy la fait échouer. - M. de Talleyrand se retourne sa dépêche à Louis XVIII. - Déclaration de l'Alliance, tronquée dans le journal officiel de Francfort. - M. de Talleyrand veut que le Roi rentre en France par les provinces du sud-est. - Divers marchés du prince de Bénévent à Vienne. - Il m'écrit à Gand sa lettre. - 12. Les Cent-Jours à Paris. - Effet du passage de la légitimité en France. - Etonnement de Bonaparte. - Il est obligé de capituler avec les idées qu'il avait crues étouffées. - Son nouveau système. - Trois énormes joueurs restés. - Chimères des libéraux. - Clubs et fédérés. - Escamotage de la république l'Acte additionnel. - Chambre des représentants convoquée. - Inutile Champ-de-Mai. - 13. Suite des Cent-Jours à Paris. - Soucis et amertumes de Bonaparte. - 14. Résolution à Vienne. - Mouvement à Paris. - 15. Ce que nous faisions à Gand. - M. de Blacas. - 16. Bataille de Waterloo. - 17. Confusion à Gand. - Quelle fut la bataille de Waterloo. - 18. Retour de l'empereur. - Réapparition de La Fayette. - Nouvelle abdication de Bonaparte. - Séances orageuses à la Chambre des pairs. - Présages menaçants pour la seconde Restauration. - 19. Départ de Gand. - Arrivée à Mons. - Je manque ma première occasion de fortune dans ma carrière politique. - M. de Talleyrand à Mons. - Scène avec le Roi. - Je m'intéresse bêtement à M. de Talleyrand. - 20. De Mons à Gonesse. - Je m'oppose avec M. le comte Beugnot à la nomination de Fouché comme ministre mes raisons. - Le duc de Wellington l'emporte. - Arnouville. - Saint-Denis. - Dernière conversation avec le Roi. Commencement des Cent-Jours. - Retour de l'île d'Elbe. Tout à coup le télégraphe annonça aux braves et aux incrédules le débarquement de l'homme Monsieur court à Lyon avec le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald ; il en revient aussitôt. Le maréchal Soult, dénoncé à la Chambre des députés, cède sa place le 2 mars au duc de Feltre. Bonaparte rencontra devant lui, pour ministre de la guerre de Louis XVIII, en 1815, le général qui avait été son dernier ministre de la guerre en 1814. La hardiesse de l'entreprise était inouïe. Sous le point de vue politique, on pourrait regarder cette entreprise comme le crime irrémissible et la faute capitale de Napoléon. Il savait que les princes encore réunis en congrès, que l'Europe encore sous les armes, ne souffriraient pas son rétablissement ; son jugement devait l'avertir qu'un succès, s'il l'obtenait, ne pouvait être que d'un jour il immolait à sa passion de reparaître sur la scène le repos d'un peuple qui lui avait prodigué son sang et ses trésors ; il exposait au démembrement la patrie dont il tenait tout ce qu'il avait été dans le passé et tout ce qu'il sera dans l'avenir. Il y eut dans cette conception fantastique un égoïsme féroce, un manque effroyable de reconnaissance et de générosité envers la France. Tout cela est vrai selon la raison pratique, pour un homme à entrailles plutôt qu'à cervelle ; mais, pour les êtres de la nature de Napoléon, une raison d'une autre sorte existe ; ces créatures à haut renom ont une allure à part les comètes décrivent des courbes qui échappent au calcul ; elles ne sont liées à rien, ne paraissent bonnes à rien ; s'il se trouve un globe sur leur passage, elles le brisent et rentrent dans les abîmes du ciel ; leurs lois ne sont connues que de Dieu. Les individus extraordinaires sont les monuments de l'intelligence humaine ; ils n'en sont pas la règle. Bonaparte fut donc moins déterminé à son entreprise par les faux rapports de ses amis que par la nécessité de son génie il se croisa en vertu de la foi qu'il avait en lui. Ce n'est pas tout de naître, pour un grand homme il faut mourir. L'île d'Elbe était-elle une fin pour Napoléon ? Pouvait-il accepter la souveraineté d'une tour, comme Tibère à Caprée, d'un carré de légumes, comme Dioclétien à Salone ? S'il eût attendu plus tard aurait-il eu plus de chances de succès, alors qu'on eût été moins ému de son souvenir, que ses vieux soldats eussent quitté l'armée, que les nouvelles positions sociales eussent été prises ? Eh bien ! il fit un coup de tête contre le monde à son début, il dut croire ne s'être pas trompé sur le prestige de sa puissance. Une nuit, entre le 25 et le 26 février, au sortir d'un bal dont la princesse Borghèse faisait les honneurs, il s'évade avec la victoire, longtemps sa complice et sa camarade ; il franchit une mer couverte de nos flottes, rencontre deux frégates, un vaisseau de 74 et le brick de guerre le Zéphyr qui l'accoste et l'interroge ; il répond lui-même aux questions du capitaine ; la mer et les flots le saluent, et il poursuit sa course. Le tillac de l' Inconstant , son petit navire, lui sert de promenoir et de cabinet ; il dicte au milieu des vents, et fait copier sur cette table agitée trois proclamations à l'armée et à la France ; quelques felouques, chargées de ses compagnons d'aventure, portent, autour de sa barque amirale, pavillon blanc semé d'étoiles. Le 1er mars, à trois heures du matin, il aborde la côte de France entre Cannes et Antibes, dans le golfe Juan il descend, parcourt la rive, cueille des violettes et bivouaque dans une plantation d'oliviers. La population stupéfaite se retire. Il manque Antibes et se jette dans les montagnes de Grasse, traverse Sernon, Barrême, Digne et Gap. A Sisteron, vingt hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne. Il s'avance sans obstacle parmi ces habitants qui, quelques mois auparavant, avaient voulu l'égorger. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s'il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l'attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d'Arcole, de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, d'Eylau, de la Moskowa, de Lützen, de Bautzen, lui font un cortège avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de nuée, sortent à l'entrée des villes quelques coups de trompette mêlés aux signaux du labarum tricolore et les portes des villes tombent. Lorsque Napoléon passa le Niémen à la tête de quatre cent mille fantassins et de cent mille chevaux pour faire sauter le palais des czars à Moscou, il fut moins étonnant que lorsque, rompant son ban, jetant ses fers au visage des rois, il vint seul, de Cannes à Paris, coucher paisiblement aux Tuileries. Torpeur de la légitimité. - Article de Benjamin Constant. - Ordre du jour du maréchal Soult. - Séance royale. - Pétition de l'Ecole de droit à la Chambre des députés. Auprès du prodige de l'invasion d'un seul homme, il en faut placer un autre qui fut le contre-coup du premier la légitimité tomba en défaillance ; la pâmoison du coeur de l'Etat gagna les membres et rendit la France immobile. Pendant vingt jours, Bonaparte marche par étapes ; ses aigles volent de clocher en clocher, et, sur une route de deux cents lieues, le gouvernement maître de tout, disposant de l'argent et des bras, ne trouve ni le temps ni le moyen de couper un pont, d'abattre un arbre, pour retarder au moins d'une heure la marche d'un homme à qui les populations ne s'opposaient pas, mais qu'elles ne suivaient pas non plus. Cette torpeur du gouvernement semblait d'autant plus déplorable que l'opinion publique à Paris était fort animée ; elle se fût prêtée à tout, malgré la défection du maréchal Ney. Benjamin Constant écrivait dans les gazettes " Après avoir versé tous les fléaux sur notre patrie, il a quitté le sol de la France. Qui n'eût pensé qu'il a quitté pour toujours ? Tout à coup il se présente et promet encore aux Français la liberté, la victoire, la paix. Auteur de la constitution la plus tyrannique qui ait régi la France, il parle aujourd'hui de liberté ? Mais c'est lui qui, durant quatorze ans, a miné et détruit la liberté. Il n'avait pas l'excuse des souvenirs, l'habitude du pouvoir ; il n'était pas né sous la pourpre. Ce sont ses concitoyens qu'il a asservis, ses égaux qu'il a enchaînés. Il n'avait pas hérité de la puissance ; il a voulu et médité la tyrannie quelle liberté peut-il promettre ? Ne sommes-nous pas mille fois plus libres que sous son empire ? Il promet la victoire, et trois fois il a laissé ses troupes, en Egypte, en Espagne et en Russie, livrant ses compagnons d'armes à la triple agonie du froid, de la misère et du désespoir. Il a attiré sur la France l'humiliation d'être envahie ; il a perdu les conquêtes que nous avions faites avant lui. Il promet la paix, et son nom seul est un signal de guerre. Le peuple assez malheureux pour le servir redeviendrait l'objet de la haine européenne ; son triomphe serait le commencement d'un combat à mort contre le monde civilisé... Il n'a donc rien à réclamer ni à offrir. Qui pourrait-il convaincre, ou qui pourrait-il séduire ? La guerre intestine, la guerre extérieure, voilà les présents qu'il nous apporte. " L'ordre du jour du maréchal Soult, daté du 8 mars 1815, répète à peu près les idées de Benjamin Constant avec une effusion de loyauté " Soldats, " Cet homme qui naguère abdiqua aux yeux de l'Europe un pouvoir usurpé, dont il avait fait un si fatal usage, est descendu sur le sol français qu'il ne devait plus revoir. " Que veut-il ? la guerre civile que cherche-t-il ? des traîtres où les trouvera-t-il ? Serait-ce parmi ces soldats qu'il a trompés et sacrifiés tant de fois, en égarant leur bravoure ? Serait-ce au sein de ces familles que son nom seul remplit encore d'effroi ? " Bonaparte nous méprise assez pour croire que nous pourrons abandonner un souverain légitime et bien aimé pour partager le sort d'un homme qui n'est plus qu'un aventurier. Il le croit, l'insensé ! et son dernier acte de démence achève de le faire connaître. " Soldats, l'armée française est la plus brave armée de l'Europe, elle sera aussi la plus fidèle. " Rallions-nous autour de la bannière des lis, à la voix de ce père du peuple, de ce digne héritier des vertus du grand Henri. Il vous a tracé lui-même les devoirs que vous avez à remplir. Il met à votre tête ce prince, modèle des chevaliers français, dont l'heureux retour dans notre patrie a déjà chassé l'usurpateur, et qui aujourd'hui va détruire par sa présence, son seul et dernier espoir. " Louis XVIII se présenta le 16 mars à la Chambre des députés ; il s'agissait du destin de la France et du monde. Quand Sa Majesté entra, les députés et les spectateurs dans les tribunes se découvrirent et se levèrent ; une acclamation ébranla les murs de la salle. Louis XVIII monte lentement à son trône ; les princes, les maréchaux et les capitaines des gardes se rangent aux deux côtés du Roi. Les cris cessent tout se tait dans cet intervalle de silence, on croyait entendre les pas lointains de Napoléon. Sa Majesté, assise, regarde un moment l'assemblée et prononce ce discours d'une voix ferme " Messieurs, " Dans ce moment de crise où l'ennemi public a pénétré dans une partie de mon royaume et qu'il menace la liberté de tout le reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui, vous unissant avec moi, font la force de l'Etat ; je viens, en m'adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et mes voeux. " J'ai revu ma patrie ; je l'ai réconciliée avec les puissances étrangères, qui seront, n'en doutez pas, fidèles aux traités qui nous ont rendus à la paix ; j'ai travaillé au bonheur de mon peuple ; j'ai recueilli, je recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour ; pourrais-je à soixante ans mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour sa défense ? " Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère ; il vient remettre notre patrie sous son joug de fer, il vient enfin détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette Charte que tous les Français chérissent et que je jure ici de maintenir rallions-nous donc autour d'elle. " Le Roi parlait encore quand un nuage répandit l'obscurité dans la salle ; les yeux se tournèrent vers la voûte pour chercher la cause de cette soudaine nuit. Lorsque le monarque législateur cessa de parler, les cris de Vive le Roi ! recommencèrent au milieu des larmes. " L'assemblée, dit avec vérité le Moniteur , électrisée par les sublimes paroles du Roi, était debout, les mains étendues vers le trône. On n'entendait que ces mots Vive le Roi ! mourir pour le Roi ! le Roi à la vie et à la mort ! répétés avec un transport que tous les coeurs français partageront. " En effet, le spectacle était pathétique un vieux roi infirme, qui, pour prix du massacre de sa famille et de vingt-trois années d'exil, avait apporté à la France la paix, la liberté, l'oubli de tous les outrages et de tous les malheurs ; ce patriarche des souverains venant déclarer aux députés de la nation qu'à son âge, après avoir revu sa patrie, il ne pouvait mieux terminer sa carrière qu'en mourant pour la défense de son peuple ! Les princes jurèrent fidélité à la Charte ; ces serments tardifs furent clos par celui du prince de Condé et par l'adhésion du père du duc d'Enghien. Cette héroïque race prête à s'éteindre, cette race d'épée patricienne cherchant derrière la liberté un bouclier contre une épée plébéienne plus jeune, plus longue et plus cruelle, offrait, en raison d'une multitude de souvenirs, quelque chose d'extrêmement triste. Le discours de Louis XVIII, connu au dehors, excita des transports inexprimables. Paris était tout royaliste et demeura tel pendant les Cent-Jours. Les femmes particulièrement étaient bourbonistes. La jeunesse adore aujourd'hui le souvenir de Bonaparte, parce qu'elle est humiliée du rôle que le gouvernement actuel fait jouer à la France en Europe ; la jeunesse, en 1814, saluait la Restauration, parce qu'elle abattait le despotisme et relevait la liberté. Dans les rangs des volontaires royaux on comptait M. Odilon Barrot, grand nombre d'élèves de l'Ecole de médecine, et l'Ecole de droit tout entière ; celle-ci adressa la pétition suivante, le 13 mars, à la Chambre des députés " Messieurs, " Nous nous offrons au Roi et à la patrie ; l'Ecole de droit tout entière demande à marcher. Nous n'abandonnerons ni notre souverain, ni notre constitution. Fidèles à l'honneur français, nous vous demandons des armes. Le sentiment d'amour que nous portons à Louis XVIII vous répond de la constance de notre dévouement. Nous ne voulons plus de fers, nous voulons la liberté. Nous l'avons, on vient nous l'arracher nous la défendrons jusqu'à la mort. Vive le Roi ! vive la constitution ! " Dans ce langage énergique, naturel et sincère, on sent la générosité de la jeunesse et l'amour de la liberté. Ceux qui viennent nous dire aujourd'hui que la Restauration fut reçue avec dégoût et douleur par la France sont ou des ambitieux qui jouent une partie, ou des hommes naissants qui n'ont point connu l'oppression de Bonaparte, ou de vieux menteurs révolutionnaires impérialisés qui, après avoir applaudi comme les autres au retour des Bourbons, insultent maintenant, selon leur coutume, ce qui est tombé, et retournent à leur instinct de meurtre, de police et de servitude. Projet de défense de Paris. Le discours du Roi m'avait rempli d'espoir. Des conférences se tenaient chez le président de la Chambre des députés, M. Lainé. J'y rencontrai M. de La Fayette je ne l'avais jamais vu que de loin à une autre époque, sous l'Assemblée constituante. Les propositions étaient diverses ; la plupart faibles, comme il advient dans le péril les uns voulaient que le Roi quittât Paris et se retirât au Havre ; les autres parlaient de le transporter dans la Vendée ; ceux-ci barbouillaient des phrases sans conclusion ; ceux-là disaient qu'il fallait attendre et voir venir ce qui venait était pourtant fort visible. J'exprimai une opinion différente chose singulière ! M. de La Fayette l'appuya, et avec chaleur [M. de La Layette confirme, dans des Mémoires précieux pour les faits, que l'on a publiés depuis sa mort, la rencontre singulière de son opinion et de la mienne au retour de Bonaparte. M. de La Fayette aimait sincèrement l'honneur et la liberté. Note de Paris, 1840. . M. Lainé et le maréchal Marmont étaient aussi de mon avis. Je disais donc " Que le Roi tienne parole ; qu'il reste dans sa capitale. La garde nationale est pour nous. Assurons-nous de Vincennes. Nous avons les armes et l'argent avec l'argent nous aurons la faiblesse et la cupidité. Si le Roi quitte Paris, Paris laissera entrer Bonaparte ; Bonaparte maître de Paris est maître de la France. L'armée n'est pas passée tout entière à l'ennemi ; plusieurs régiments, beaucoup de généraux et d'officiers, n'ont point encore trahi leur serment demeurons fermes, ils resteront fidèles. Dispersons la famille royale, ne gardons que le Roi. Que Monsieur aille au Havre, le duc de Berry à Lille, le duc de Bourbon dans la Vendée, le duc d'Orléans à Metz ; madame la duchesse et M. le duc d'Angoulême sont déjà dans le Midi. Nos divers points de résistance empêcheront Bonaparte de concentrer ses forces. Barricadons-nous dans Paris. Déjà les gardes nationales des départements voisins viennent à notre secours. Au milieu de ce mouvement, notre vieux monarque, sous la protection du testament de Louis XVI, la Charte à la main, restera tranquille assis sur son trône aux Tuileries ; le corps diplomatique se rangera autour de lui ; les deux Chambres se rassembleront dans les deux pavillons du château ; la maison du Roi campera sur le Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Nous borderons de canons les quais et la terrasse de l'eau que Bonaparte nous attaque dans cette position ; qu'il emporte une à une nos barricades ; qu'il bombarde Paris, s'il le veut et s'il a des mortiers ; qu'il se rende odieux à la population entière, et nous verrons le résultat de son entreprise ! Résistons seulement trois jours, et la victoire est à nous. Le Roi, se défendant dans son château, causera un enthousiasme universel. Enfin, s'il doit mourir, qu'il meure digne de son rang ; que le dernier exploit de Napoléon soit l'égorgement d'un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie, gagnera la seule bataille qu'il aura livrée ; il la gagnera au profit de la liberté du genre humain. " Ainsi je parlai on n'est jamais reçu à dire que tout est perdu quand on n'a rien tenté. Qu'y aurait-il eu de plus beau qu'un vieux fils de saint Louis renversant avec des Français, en quelques moments, un homme que tous les rois conjurés de l'Europe avaient mis tant d'années à abattre ? Cette résolution, en apparence désespérée, était au fond très raisonnable et n'offrait pas le moindre danger. Je resterai toujours convaincu que Bonaparte, trouvant Paris ennemi et le Roi présent, n'aurait pas essayé de les forcer. Sans artillerie, sans vivres, sans argent, il n'avait avec lui que des troupes réunies au hasard, encore flottantes, étonnées de leur brusque changement de cocarde, de leurs serments prononcés à la volée sur les chemins elles se seraient promptement divisées. Quelques heures de retard perdaient Napoléon ; il suffisait d'avoir un peu de coeur. On pouvait même déjà compter sur une partie de l'armée ; les deux régiments suisses gardaient leur foi le maréchal Gouvion Saint-Cyr ne fit-il pas reprendre la cocarde blanche à la garnison d'Orléans deux jours après l'entrée de Bonaparte dans Paris ? De Marseille à Bordeaux, tout reconnut l'autorité du Roi pendant le mois de mars entier à Bordeaux, les troupes hésitaient ; elles seraient restées à madame la duchesse d'Angoulême, si l'on avait appris que le Roi était aux Tuileries et que Paris se défendait. Les villes de province eussent imité Paris. Le 10e de ligne se battit très bien sous le duc d'Angoulême ; Masséna se montrait cauteleux et incertain ; à Lille, la garnison répondit à la vive proclamation du maréchal Mortier. Si toutes ces preuves d'une fidélité possible eurent lieu en dépit d'une fuite, que n'auraient-elles point été dans le cas d'une résistance ? Mon plan adopté, les étrangers n'auraient point de nouveau ravagé la France ; nos princes ne seraient point revenus avec les armées ennemies ; la légitimité eût été sauvée par elle-même. Une seule chose eût été à craindre après le succès la trop grande confiance de la royauté dans ses forces, et par conséquent des entreprises sur les droits de la nation. Pourquoi suis-je venu à une époque où j'étais si mal placé ? Pourquoi ai-je été royaliste contre mon instinct dans un temps où une misérable race de cour ne pouvait ni m'entendre ni me comprendre ? Pourquoi ai-je été jeté dans cette troupe de médiocrités qui me prenaient pour un écervelé, quand je parlais courage ; pour un révolutionnaire, quand je parlais liberté ? Il s'agissait bien de défense ! Le Roi n'avait aucune frayeur, et mon plan lui plaisait assez par une certaine grandeur louis-quatorzième ; mais d'autres figures étaient allongées. On emballait les diamants de la couronne autrefois acquis des deniers particuliers des souverains, en laissant trente-trois millions écus au trésor et quarante-deux millions en effets. Ces soixante-quinze millions étaient le fruit de l'impôt que ne le rendait-on au peuple plutôt que de le laisser à la tyrannie ! Une double procession montait et descendait les escaliers du pavillon de Flore ; on s'enquérait de ce qu'on avait à faire point de réponse. On s'adressait au capitaine des gardes ; on interrogeait les chapelains, les chantres, les aumôniers rien. De vaines causeries, de vains projets, de vains débits de nouvelles. J'ai vu des jeunes gens pleurer de fureur en demandant inutilement des ordres et des armes ; j'ai vu des femmes se trouver mal de colère et de mépris. Parvenir au Roi, impossible ; l'étiquette fermait la porte. La grande mesure décrétée contre Bonaparte fut un ordre de courir sus Louis XVIII, sans jambes, courir sus le conquérant qui enjambait la terre ! Cette formule des anciennes lois, renouvelée à cette occasion, suffit pour montrer la portée d'esprit des hommes d'Etat de cette époque. Courir sus en 1815 ! courir sus ! et sus qui ? sus un loup ? sus un chef de brigands ? sus un seigneur félon ? Non sus Napoléon qui avait couru sus les rois, les avait saisis et marqués pour jamais à l'épaule de son N ineffaçable ! De cette ordonnance, considérée de plus près, sortait une vérité politique que personne ne voyait la race légitime, étrangère à la nation pendant vingt-trois années, était restée au jour et à la place où la Révolution l'avait prise, tandis que la nation avait marché dans le temps et l'espace. De là impossibilité de s'entendre et de se rejoindre ; religion, idées, intérêts, langage, terre et ciel, tout était différent pour le peuple et pour le Roi, parce qu'ils n'étaient plus au même point de la route, parce qu'ils étaient séparés par un quart de siècle équivalant à des siècles. Mais si l'ordre de courir sus paraît étrange par la conservation du vieil idiome de la loi, Bonaparte eut-il d'abord l'intention d'agir mieux, tout en employant un nouveau langage ? Des papiers de M. d'Hauterive, inventoriés par M. Artaud, prouvent qu'on eut beaucoup de peine à empêcher Napoléon de faire fusiller le duc d'Angoulême, malgré la pièce officielle du Moniteur , pièce de parade qui nous reste il trouvait mauvais que ce prince se fût défendu. Et pourtant le fugitif de l'île d'Elbe, en quittant Fontainebleau, avait recommandé aux soldats d'être fidèles au monarque que la France s'était choisi. Napoléon au moment où il parlait de nouveau d'immoler un fils de France, était-il autre chose que le double usurpateur de la nouvelle royauté des Bourbons et des libertés populaires ? Quoi ! le sang du duc d'Enghien ne lui avait point suffi ? La famille de Bonaparte avait été respectée ; la reine Hortense avait obtenu de Louis XVIII le titre de duchesse de Saint-Leu ; Caroline, qui régnait encore à Naples, n'eut son royaume vendu par M. de Talleyrand que pendant le congrès de Vienne. Cette époque, où la franchise manque à tous, serre le coeur chacun jetait en avant une profession de foi, comme une passerelle pour traverser la difficulté du jour ; quitte à changer de direction, la difficulté franchie la jeunesse seule était sincère, parce qu'elle touchait à son berceau. Bonaparte déclare solennellement qu'il renonce à la couronne ; il part et revient au bout de neuf mois. Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires , qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle. Le maréchal Soult anime les troupes contre leur ancien capitaine ; quelques jours après il rit aux éclats de sa proclamation dans le cabinet de Napoléon, aux Tuileries, et devient major général de l'armée à Waterloo ; le maréchal Ney baise les mains du Roi, jure de lui ramener Bonaparte enfermé dans une cage de fer, et il livre à celui-ci tous les corps qu'il commande. Hélas ! et le Roi de France ?... Il déclare qu'à soixante ans il ne peut mieux terminer sa carrière qu'en mourant pour la défense de son peuple... et il fuit à Gand ! A cette impossibilité de vérité dans les sentiments, à ce désaccord entre les paroles et les actions, on se sent saisi de dégoût pour l'espèce humaine. Louis XVIII, au 20 mars, prétendait mourir au milieu de la France ; s'il eût tenu parole, la légitimité pouvait encore durer un siècle ; la nature même semblait avoir ôté au vieux Roi la faculté de se retirer, en l'enchaînant d'infirmités salutaires ; mais les destinées futures de la race humaine eussent été entravées par l'accomplissement de la résolution de l'auteur de la Charte. Bonaparte accourut au secours de l'avenir ; ce Christ de la mauvaise puissance prit par la main le nouveau paralytique et lui dit " Levez-vous et emportez votre lit ; surge, tolle lectum tuum . " Fuite du Roi. - Je pars avec madame de Chateaubriand. - Embarras de la route. - Le duc d'Orléans et le prince de Condé. - Tournai, Bruxelles. - Souvenirs. - Le duc de Richelieu. - Le Roi arrêté à Gand m'appelle auprès de lui. Il était évident que l'on méditait une escampative [Du verbe " escamper ", prendre la fuite] dans la crainte d'être retenu, on n'avertissait pas même ceux qui, comme moi, auraient été fusillés une heure après l'entrée de Napoléon à Paris. Je rencontrai le duc de Richelieu dans les Champs-Elysées " On nous trompe, me dit-il ; je monte la garde ici, car je ne compte pas attendre tout seul l'empereur aux Tuileries. " Madame de Chateaubriand avait envoyé, le soir du 19, un domestique au Carrousel, avec ordre de ne revenir que lorsqu'il aurait la certitude de la fuite du Roi. A minuit, le domestique n'étant pas rentré, je m'allai coucher. Je venais de me mettre au lit quand M. Clausel de Coussergues entra. Il nous apprit que Sa Majesté était partie et qu'elle se dirigeait sur Lille. Il m'apportait cette nouvelle de la part du Chancelier qui, me sachant en danger, violait pour moi le secret et m'envoyait douze mille francs à reprendre sur mes appointements de ministre de Suède. Je m'obstinai à rester, ne voulant quitter Paris que quand je serais physiquement sûr du déménagement royal. Le domestique envoyé à la découverte revint il avait vu défiler les voitures de la cour. Madame de Chateaubriand me poussa dans sa voiture, le 20 mars, à quatre heures du matin. J'étais dans un tel accès de rage que je ne savais où j'allais ni ce que je faisais. Nous sortîmes par la barrière Saint-Martin. A l'aube, je vis des corbeaux descendre paisiblement des ormes du grand chemin où ils avaient passé la nuit pour prendre aux champs leur premier repas, sans s'embarrasser de Louis XVIII et de Napoléon ils n'étaient pas, eux, obligés de quitter leur patrie, et, grâce à leurs ailes, ils se moquaient de la mauvaise route où j'étais cahoté. Vieux amis de Combourg ! nous nous ressemblions davantage quand jadis, au lever du jour, nous déjeunions des mûres de la ronce dans nos halliers de la Bretagne ! La chaussée était défoncée, le temps pluvieux, madame de Chateaubriand malade elle regardait à tout moment par la lucarne du fond de la voiture si nous n'étions pas poursuivis. Nous couchâmes à Amiens, où naquit Du Cange ; ensuite à Arras, patrie de Robespierre là, je fus reconnu. Ayant envoyé demander des chevaux, le 22 au matin, le maître de poste les dit retenus pour un général qui portait à Lille la nouvelle de l' entrée triomphante de l'empereur et roi à Paris ; madame de Chateaubriand mourait de peur, non pour elle, mais pour moi. Je courus à la poste et, avec de l'argent, je levai la difficulté. Arrivés sous les remparts de Lille le 23, à deux heures du matin, nous trouvâmes les portes fermées ; ordre était de ne les ouvrir à qui que ce soit. On ne put ou on ne voulut nous dire si le Roi était entré dans la ville. J'engageai le postillon pour quelques louis à gagner, en dehors des glacis, l'autre côté de la place et à nous conduire à Tournai ; j'avais, en 1792, fait à pied, pendant la nuit, ce même chemin avec mon frère. Arrivé à Tournai, j'appris que Louis XVIII était certainement entré dans Lille avec le maréchal Mortier, et qu'il comptait s'y défendre. Je dépêchai un courrier à M. de Blacas, le priant de m'envoyer une permission pour être reçu dans la place. Mon courrier revint avec une permission du commandant, mais sans un mot de M. de Blacas. Laissant madame de Chateaubriand à Tournai, je remontais en voiture pour me rendre à Lille lorsque le prince de Condé arriva. Nous sûmes par lui que le Roi était parti et que le maréchal Mortier l'avait fait accompagner jusqu'à la frontière. D'après cette explication, il restait prouvé que Louis XVIII n'était plus à Lille lorsque ma lettre y parvint. Le duc d'Orléans suivit de près le prince de Condé. Mécontent en apparence, il était aise au fond de se trouver hors de la bagarre ; l'ambiguïté de sa déclaration et de sa conduite portait l'empreinte de son caractère. Quant au vieux prince de Condé, l'émigration était son dieu Lare. Lui n'avait pas peur de monsieur de Bonaparte ; il se battait si l'on voulait, il s'en allait si l'on voulait les choses étaient un peu brouillées dans sa cervelle ; il ne savait pas trop s'il s'arrêterait à Rocroi pour y livrer bataille, ou s'il irait dîner au Grand-Cerf. Il leva ses tentes quelques heures avant nous, me chargeant de recommander le café de l'auberge à ceux de sa maison qu'il avait laissés derrière lui. Il ignorait que j'avais donné ma démission à la mort de son petit-fils ; il n'était pas bien sûr d'avoir eu un petit-fils ; il sentait seulement dans son nom un certain accroissement de gloire, qui pouvait bien tenir à quelque Condé qu'il ne se rappelait plus. Vous souvient-il de mon premier passage à Tournai avec mon frère, lors de ma première émigration ? Vous souvient-il, à ce propos, de l'homme métamorphosé en âne, de la fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé, de la pluie de corbeaux qui mettaient le feu partout [Livre IX ? En 1815, nous étions bien nous-mêmes une pluie de corbeaux ; mais nous ne mettions le feu nulle part. Hélas ! je n'étais plus avec mon malheureux frère. Entre 1792 et 1815 la République et l'empire avaient passé que de révolutions s'étaient aussi accomplies dans ma vie ! Le temps m'avait ravagé comme le reste. Et vous, jeunes générations du moment, laissez venir vingt-trois années, et vous direz à ma tombe où en sont vos amours et vos illusions d'aujourd'hui. A Tournai étaient arrivés les deux frères Bertin M. Bertin de Vaux s'en retourna à Paris. l'autre Bertin, Bertin l'aîné, était mon ami. Vous savez par le livre quatorzième de ces Mémoires ce qui m'attachait à lui. De Tournai nous allâmes à Bruxelles là je ne retrouvai ni le baron de Breteuil, ni Rivarol, ni tous ces jeunes aides de camp devenus morts ou vieux, ce qui est la même chose. Aucune nouvelle du barbier qui m'avait donné asile. Je ne pris point le mousquet, mais la plume ; de soldat j'étais devenu barbouilleur de papier. Je cherchais Louis XVIII ; il était à Gand, où l'avaient conduit MM. de Blacas et de Duras leur intention avait été d'abord d'embarquer le Roi pour l'Angleterre. Si le Roi avait consenti à ce projet, jamais il ne serait remonté sur le trône. Etant entré dans un hôtel garni pour examiner un appartement, j'aperçus le duc de Richelieu fumant à demi couché sur un sofa, au fond d'une chambre noire. Il me parla des princes de la manière la plus brutale, déclarant qu'il s'en allait en Russie et ne voulait plus entendre parler de ces gens-là. Madame la duchesse de Duras, arrivée à Bruxelles, eut la douleur d'y perdre sa nièce. La capitale du Brabant m'est en horreur ; elle n'a jamais servi que de passage à mes exils ; elle a toujours porté malheur à moi ou à mes amis. Un ordre du Roi m'appela à Gand. Les volontaires royaux et la petite armée du duc de Berry avaient été licenciés à Béthune, au milieu de la boue et des accidents d'une débâcle militaire on s'était fait des adieux touchants. Deux cents hommes de la maison du Roi restèrent et furent cantonnés à Alost ; mes deux neveux, Louis et Christian de Chateaubriand, faisaient partie de ce corps. Les Cent-Jours à Gand . Le Roi et son conseil. - Je deviens ministre de l'intérieur par intérim. - M. de Lally-Tolendal. - Madame la duchesse de Duras. - Le maréchal Victor. - L'abbé Louis et le comte Beugnot. - L'abbé de Montesquiou. - Dîners du poisson blanc convives. On m'avait donné un billet de logement dont je ne profitai pas une baronne dont j'ai oublié le nom vint trouver madame de Chateaubriand à l'auberge et nous offrit un appartement chez elle elle nous priait de si bonne grâce ! " Vous ne ferez aucune attention, nous dit-elle, à ce que vous contera mon mari il a la tête... vous comprenez ? Ma fille aussi est tant soit peu extraordinaire. elle a des moments terribles, la pauvre enfant ! mais elle est du reste douce comme un mouton. Hélas ! ce n'est pas celle-là qui me cause le plus de chagrin ; c'est mon fils Louis, le dernier de mes enfants si Dieu n'y met la main, il sera pire que son père. " Madame de Chateaubriand refusa poliment d'aller demeurer chez des personnes aussi raisonnables. Le Roi, bien logé, ayant son service et ses gardes, forma son conseil. L'empire de ce grand monarque consistait en une maison du royaume des Pays-Bas, laquelle maison était située dans une ville qui, bien que la ville natale de Charles-Quint, avait été le chef-lieu d'une préfecture de Bonaparte ; ces noms font entre eux un assez bon nombre d'événements et de siècles. L'abbé de Montesquiou étant à Londres, Louis XVIII me nomma ministre de l'intérieur par intérim . Ma correspondance avec les départements ne me donnait pas grand'besogne ; je mettais facilement à jour ma correspondance avec les préfets, sous-préfets, maires et adjoints de nos bonnes villes, du côté intérieur de nos frontières ; je ne réparais pas beaucoup les chemins et je laissais tomber les clochers ; mon budget ne m'enrichissait guère ; je n'avais point de fonds secrets ; seulement, par un abus criant, je cumulais ; j'étais toujours ministre plénipotentiaire de Sa Majesté auprès du roi de Suède, qui, comme son compatriote Henri IV, régnait par droit de conquête, sinon par droit de naissance. Nous discourions autour d'une table couverte d'un tapis vert dans le cabinet du Roi. M. de Lally-Tolendal, qui était, je crois, ministre de l'instruction publique, prononçait des discours plus amples, plus joufflus encore que sa personne il citait ses illustres aïeux les rois d'Irlande et embarbouillait le procès de son père dans celui de Charles Ier et de Louis XVI. Il se délassait le soir des larmes, des sueurs et des paroles qu'il avait versées au conseil, avec une dame accourue de Paris par enthousiasme de son génie ; il cherchait vertueusement à la guérir, mais son éloquence trompait sa vertu et enfonçait le dard plus avant. Madame la duchesse de Duras était venue rejoindre M. le duc de Duras parmi les bannis. Je ne veux plus dire de mal du malheur, puisque j'ai passé trois mois auprès de cette femme excellente, causant de tout ce que des esprits et des coeurs droits peuvent trouver dans une conformité de goûts, d'idées, de principes et de sentiments. Madame de Duras était ambitieuse pour moi elle seule a connu d'abord ce que je pouvais valoir en politique ; elle s'est toujours désolée de l'envie et de l'aveuglement qui m'écartaient des conseils du Roi ; mais elle se désolait encore bien davantage des obstacles que mon caractère apportait à ma fortune elle me grondait, elle me voulait corriger de mon insouciance, de ma franchise, de mes naïvetés et me faire prendre des habitudes de courtisanerie qu'elle-même ne pouvait souffrir. Rien peut-être ne porte plus à l'attachement et à la reconnaissance que de se sentir sous le patronage d'une amitié supérieure qui, en vertu de son ascendant sur la société fait passer vos défauts pour des qualités, vos imperfections pour un charme. Un homme vous protège par ce qu'il vaut, une femme par ce que vous valez voilà pourquoi de ces deux empires l'un est si odieux, l'autre si doux. Depuis que j'ai perdu cette personne si généreuse, d'une âme si noble, d'un esprit qui réunissait quelque chose de la force de la pensée de madame de Staël à la grâce du talent de madame de La Fayette, je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les inégalités dont j'ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'étaient dévoués. Veillons bien sur notre caractère ! Songeons que nous pouvons, avec un attachement profond, n'en pas moins empoisonner des jours que nous rachèterions au prix de tout notre sang. Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts ? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs, sont-ils un remède aux peines que nous leur avons faites ? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes après leur mort. La charmante Clara madame la duchesse de Rauzan était à Gand avec sa mère. Nous faisions, à nous deux de mauvais couplets sur l'air de la Tyrolienne . J'ai tenu sur mes genoux bien de belles petites filles qui sont aujourd'hui de jeunes grand-mères. Quand vous avez quitté une femme, mariée devant vous à seize ans, si vous revenez seize ans après, vous la retrouvez au même âge " Ah ! madame, vous n'avez pas pris un jour ! " Sans doute mais c'est à la fille que vous contez cela, à la fille que vous conduirez encore à l'autel. Mais vous, triste témoin des deux hymens, vous encoffrez les seize années que vous avez reçues à chaque union présent de noces qui hâtera votre propre mariage avec une dame blanche, un peu maigre. Le maréchal Victor était venu se placer auprès de nous, à Gand, avec une simplicité admirable il ne demandait rien, n'importunait jamais le Roi de son empressement ; on le voyait à peine ; je ne sais si on lui fit jamais l'honneur et la grâce de l'inviter une seule fois au dîner de Sa Majesté. J'ai retrouvé dans la suite le maréchal Victor ; j'ai été son collègue au ministère, et toujours la même excellente nature m'est apparue. A Paris, en 1823, M. le Dauphin fut d'une grande dureté pour cet honnête militaire il était bien bon, ce duc de Bellune, de payer par un dévouement si modeste une ingratitude si à l'aise ! La candeur m'entraîne et me touche, lors même qu'en certaines occasions elle arrive à la dernière expression de sa naïveté. Ainsi le maréchal m'a raconté la mort de sa femme dans le langage du soldat, et il m'a fait pleurer il prononçait des mots scabreux si vite, et il les changeait avec tant de pudicité, qu'on aurait pu même les écrire. M. de Vaublanc et M. Capelle nous rejoignirent. Le premier disait avoir de tout dans son portefeuille. Voulez-vous du Montesquieu ? en voici ; du Bossuet ? en voilà. A mesure que la partie paraissait vouloir prendre une autre face, il nous arrivait des voyageurs. L'abbé Louis et M. le comte Beugnot descendirent à l'auberge où j'étais logé. Madame de Chateaubriand avait des étouffements affreux, et je la veillais. Les deux nouveaux venus s'installèrent dans une chambre séparée seulement de celle de ma femme par une mince cloison ; il était impossible de ne pas entendre, à moins de se boucher les oreilles entre onze heures et minuit les débarqués élevèrent la voix. l'abbé Louis, qui parlait comme un loup et à saccades, disait à M. Beugnot " Toi, ministre ? tu ne le seras plus ! tu n'as fait que des sottises ! " Je n'entendis pas clairement la réponse de M. le comte Beugnot, mais il parla de 33 millions laissés au trésor royal. L'abbé poussa, apparemment de colère, une chaise qui tomba. A travers le fracas, je saisis ces mots " Le duc d'Angoulême ? il faut qu'il achète du bien national à la barrière de Paris. Je vendrai le reste des forêts de l'Etat. Je couperai tout, les ormes du grand chemin, le bois de Boulogne, les Champs-Elysées à quoi ça sert-il ? heim ! " La brutalité faisait le principal mérite de M. Louis ; son talent était un amour stupide des intérêts matériels. Si le ministre des finances entraînait les forêts à sa suite, il avait sans doute un autre secret qu'Orphée, qui faisait aller après soi les bois par son beau vieller . Dans l'argot du temps, on appelait M. Louis un homme spécial ; sa spécialité financière l'avait conduit à entasser l'argent des contribuables dans le trésor, pour le faire prendre par Bonaparte. Bon tout au plus pour le Directoire, Napoléon n'avait pas voulu de cet homme spécial, qui n'était pas du tout un homme unique. L'abbé Louis était venu jusqu'à Gand réclamer son ministère il était fort bien auprès de M. de Talleyrand avec lequel il avait officié solennellement à la première fédération du Champ-de-Mars l'évêque faisait le prêtre, l'abbé Louis le diacre et l'abbé Desrenaudes le sous-diacre. M. de Talleyrand, se souvenant de cette admirable profanation, disait au baron Louis " L'abbé, tu étais bien beau en diacre au Champ-de-Mars ! " Nous avons supporté cette honte derrière la grande tyrannie de Bonaparte devions-nous la supporter plus tard ? Le Roi très-chrétien s'était mis à l'abri de tout reproche de cagoterie il possédait dans son conseil un évêque marié, M. de Talleyrand ; un prêtre concubinaire, M. Louis ; un abbé peu pratiquant, M. de Montesquiou. Ce dernier, homme ardent comme un poitrinaire, d'une certaine facilité de parole, avait l'esprit étroit et dénigrant, le coeur haineux, le caractère aigre. Un jour que j'avais péroré au Luxembourg pour la liberté de la presse, le descendant de Clovis passant devant moi, qui ne venais que du Breton Mormoran, me donna un grand coup de genou dans la cuisse, ce qui n'était pas de bon goût ; je le lui rendis, ce qui n'était pas poli nous jouions au coadjuteur et au duc de La Rochefoucauld. L'abbé de Montesquiou appelait plaisamment M. de Lally-Tolendal " un animal à l'anglaise ". On pêche, dans les rivières de Gand, un poisson blanc fort délicat nous allions, tutti quanti , manger ce bon poisson dans une guinguette, en attendant les batailles et la fin des empires. M. Laborie ne manquait point au rendez-vous je l'avais rencontré pour la première fois à Savigny, lorsque, fuyant Bonaparte, il entra par une fenêtre chez madame de Beaumont, et se sauva par une autre. Infatigable au travail, multipliant ses courses autant que ses billets, aimant à rendre des services comme d'autres aiment à les recevoir, il a été calomnié la calomnie n'est pas l'accusation du calomnié, c'est l'excuse du calomniateur. J'ai vu se lasser des promesses dont M. Laborie était riche ; mais pourquoi ? Les chimères sont comme la torture ça fait toujours passer une heure ou deux. J'ai souvent mené en main, avec une bride d'or, de vieilles rosses de souvenirs qui ne pouvaient se tenir debout, et que je prenais pour de jeunes et fringantes espérances. Je vis aussi aux dîners du poisson blanc M. Mounier, homme de raison et de probité. M. Guizot daignait nous honorer de sa présence. Suite des Cent-Jours à Gand. Moniteur de Gand. - Mon rapport au Roi effet de ce rapport à Paris. - Falsification. On avait établi à Gand un Moniteur mon rapport au Roi du 12 mai, inséré dans ce journal prouve que mes sentiments sur les libertés de la presse et sur la domination étrangère ont en tout temps et tout pays été les mêmes. Je puis aujourd'hui citer ces passages ; ils ne démentent point ma vie " Sire, vous vous apprêtiez à couronner les institutions dont vous aviez posé la base... Vous aviez déterminé une époque pour le commencement de la pairie héréditaire ; le ministère eût acquis plus d'unité ; les ministres seraient devenus membres des deux Chambres selon l'esprit même de la Charte ; une loi eût été proposée afin qu'on pût être élu membre de la Chambre des députés avant quarante ans et que les citoyens eussent une véritable carrière politique. On allait s'occuper d'un code pénal pour les délits de la presse, après l'adoption de laquelle loi la presse eût été entièrement libre, car cette liberté est inséparable de tout gouvernement représentatif. " Sire, et c'est ici l'occasion d'en faire la protestation solennelle tous vos ministres, tous les membres de votre conseil, sont inviolablement attachés aux principes d'une sage liberté ; ils puisent auprès de vous cet amour des lois, de l'ordre et de la justice, sans lesquels il n'est point de bonheur pour un peuple. Sire, qu'il nous soit permis de vous le dire, nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu'il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple, que le voeu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des Français. S'il en avait été autrement, sire, nous serions toujours morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée ; mais nous n'aurions plus été que vos soldats, nous aurions cessé d'être vos conseillers et vos ministres. " Sire, nous partageons dans ce moment votre royale tristesse ; il n'y a pas un de vos conseillers et de vos ministres qui ne donnât sa vie pour prévenir l'invasion de la France. Sire, vous êtes Français, nous sommes Français ! Sensibles à l'honneur de notre patrie, fiers de la gloire de nos armes, admirateurs du courage de nos soldats, nous voudrions, au milieu de leurs bataillons, verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour les ramener à leur devoir ou pour partager avec eux des triomphes légitimes. Nous ne voyons qu'avec la plus profonde douleur les maux prêts à fondre sur notre pays. " Ainsi, à Gand, je proposais de donner à la Charte ce qui lui manquait encore, et je montrais ma douleur de la nouvelle invasion qui menaçait la France je n'étais pourtant qu'un banni dont les voeux étaient en contradiction avec les faits qui me pouvaient rouvrir les portes de ma patrie. Ces pages étaient écrites dans les Etats des souverains alliés, parmi des rois et des émigrés qui détestaient la liberté de la presse, au milieu des armées marchant à la conquête, et dont nous étions, pour ainsi dire, les prisonniers ces circonstances ajoutent peut-être quelque force aux sentiments que j'osais exprimer. Mon rapport, parvenu à Paris, eut un grand retentissement ; il fut réimprimé par M. Le Normant fils, qui joua sa vie dans cette occasion, et pour lequel j'ai eu toutes les peines du monde à obtenir un brevet stérile d'imprimeur du Roi. Bonaparte agit ou laissa agir d'une manière peu digne de lui à l'occasion de mon rapport on fit ce que le Directoire avait fait à l'apparition des Mémoires de Cléry, on en falsifia des lambeaux j'étais censé proposer à Louis XVIII des stupidités pour le rétablissement des droits féodaux, pour les dîmes du clergé, pour la reprise des biens nationaux, comme si l'impression de la pièce originale dans le Moniteur de Gand , à date fixe et connue, ne confondait pas l'imposture mais on avait besoin d'un mensonge d'une heure. Le pseudonyme chargé d'un pamphlet sans sincérité était un militaire d'un grade assez élevé il fut destitué après les Cent-Jours ; on motiva sa destitution sur la conduite qu'il avait tenue envers moi ; il m'envoya ses amis ; ils me prièrent de m'interposer afin qu'un homme de mérite ne perdît pas ses seuls moyens d'existence j'écrivis au ministre de la guerre, et j'obtins une pension de retraite pour cet officier. Il est mort la femme de cet officier est restée attachée à madame de Chateaubriand avec une reconnaissance à laquelle j'étais loin d'avoir des droits. Certains procédés sont trop estimés ; les personnes les plus vulgaires sont susceptibles de ces générosités. On se donne un renom de vertu à peu de frais l'âme supérieure n'est pas celle qui pardonne ; c'est celle qui n'a pas besoin de pardon. Je ne sais où Bonaparte, à Sainte-Hélène, a trouvé que j ' avais rendu à Gand des services essentiels s'il jugeait trop favorablement mon rôle, du moins il y avait dans son sentiment une appréciation de ma valeur politique. Suite des Cent-Jours à Gand. Le béguinage. - Comment j'étais reçu. - Grand dîner. - Voyage de madame de Chateaubriand à Ostende. - Anvers. - Un bègue. - Mort d'une jeune Anglaise. Je me dérobais à Gand, le plus que je pouvais, à des intrigues antipathiques à mon caractère et misérables à mes yeux ; car, au fond, dans notre mesquine catastrophe, j'apercevais la catastrophe de la société. Mon refuge contre les oisifs et les croquants était l' enclos du Béguinage je parcourais ce petit univers de femmes voilées ou aguimpées, consacrées aux diverses oeuvres chrétiennes ; région calme, placée comme les syrtes africaines au bord des tempêtes. Là aucune disparate ne heurtait mes idées, car le sentiment religieux est si haut qu'il n'est jamais étranger aux plus graves révolutions ; les solitaires de la Thébaïde et les Barbares, destructeurs du monde romain, ne sont point des faits discordants et des existences qui s'excluent. J'étais reçu gracieusement dans l'enclos comme l'auteur du Génie du Christianisme partout où je vais, parmi les chrétiens, les curés m'arrivent ; ensuite les mères m'amènent leurs enfants ; ceux-ci me récitent mon chapitre sur la première communion . Puis se présentent des personnes malheureuses qui me disent le bien que j'ai eu le bonheur de leur faire. Mon passage dans une ville catholique est annoncé comme celui d'un missionnaire et d'un médecin. Je suis touché de cette double réputation c'est le seul souvenir agréable de moi que je conserve, je me déplais dans tout le reste de ma personne et de ma renommée. J'étais assez souvent invité à des festins dans la famille de M. et madame d'Ops, père et mère vénérables entourés d'une trentaine d'enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Chez M. Coppens, un gala, que je fus forcé d'accepter, se prolongea depuis une heure de l'après-midi jusqu'à huit heures du soir. Je comptai neuf services on commença par les confitures et l'on finit par les côtelettes. Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre. Mon ministère me retenait à Gand ; madame de Chateaubriand, moins occupée, alla voir Ostende, où je m'embarquai pour Jersey en 1792. J'avais descendu exilé et mourant ces mêmes canaux au bord desquels je me promenais exilé encore, mais en parfaite santé toujours des fables dans ma carrière ! Les misères et les joies de ma première émigration revivaient dans ma pensée ; je revoyais l'Angleterre, mes compagnons d'infortune, et cette Charlotte que je devais apercevoir encore. Personne ne se crée comme moi une société réelle en évoquant des ombres ; c'est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie réelle. Des personnes mêmes dont je ne me suis jamais occupé, si elles meurent, envahissent ma mémoire on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'il n'a passé à travers la tombe, ce qui me porte à croire que je suis un mort. Où les autres trouvent une éternelle séparation, je trouve une réunion éternelle ; qu'un de mes amis s'en aille de la terre, c'est comme s'il venait demeurer à mes foyers ; il ne me quitte plus. A mesure que le monde présent se retire, le monde passé me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche je ne m'aperçois même pas de leur existence. Ma toison d'or n'était pas encore à Bruges, madame de Chateaubriand ne me l'apporta pas. A Bruges, en 1426, il y avait un homme appelé Jean , lequel inventa ou perfectionna la peinture à l'huile remercions Jean de Bruges ; sans la propagation de sa méthode, les chefs-d'oeuvre de Raphaël seraient aujourd'hui effacés. Où les peintres flamands ont-ils dérobé la lumière dont ils éclairent leurs tableaux ? Quel rayon de la Grèce s'est égaré au rivage de la Batavie ? Après son voyage d'Ostende, madame de Chateaubriand fit une course à Anvers. Elle y vit, dans un cimetière, des âmes du purgatoire en plâtre toutes barbouillées de noir et de feu. A Louvain elle me recruta un bègue, savant professeur qui vint tout exprès à Gand pour contempler un homme aussi extraordinaire que le mari de ma femme. Il me dit " Illus...ttt...rr... " ; sa parole manqua à son admiration et je le priai à dîner. Quand l'helléniste eut bu du curaçao, sa langue se délia. Nous nous mîmes sur les mérites de Thucydide, que le vin nous faisait trouver clair comme de l'eau. A force de tenir tête à mon hôte, je finis, je crois, par parler hollandais, du moins je ne me comprenais plus. Madame de Chateaubriand eut une triste nuit d'auberge à Anvers une jeune Anglaise, nouvellement accouchée, se mourait ; pendant deux heures elle fit entendre des plaintes ; puis sa voix s'affaiblit, et son dernier gémissement, que saisit à peine une oreille étrangère se perdit dans un éternel silence. Les cris de cette voyageuse, solitaire et abandonnée, semblaient préluder aux mille voix de la mort prêtes à s'élever à Waterloo. Suite des Cent-Jours à Gand . Mouvement inaccoutumé de Gand. - Le duc de Wellington. - Monsieur. - Louis XVIII. La solitude accoutumée de Gand était rendue plus sensible par la foule étrangère qui l'animait alors et qui tôt s'allait écouler. Des recrues belges et anglaises apprenaient l'exercice sur les places et sous les arbres des promenades ; des canonniers, des fournisseurs, des dragons, mettaient à terre des trains d'artillerie, des troupeaux de boeufs, des chevaux qui se débattaient en l'air tandis qu'on les descendait suspendus dans des sangles ; des vivandières débarquaient avec les sacs, les enfants et les fusils de leurs maris tout cela se rendait, sans savoir pourquoi et sans y avoir le moindre intérêt, au grand rendez-vous de destruction que leur avait donné Bonaparte. On voyait des politiques gesticuler le long d'un canal, auprès d'un pêcheur immobile, des émigrés trotter de chez le Roi chez Monsieur , de chez Monsieur chez le Roi. Le chancelier de France, M. d'Ambray, habit vert, chapeau rond, un vieux roman sous le bras, se rendait au conseil pour amender la Charte ; le duc de Lévis allait faire sa cour avec des savates débordées qui lui sortaient des pieds, parce que, fort brave et nouvel Achille, il avait été blessé au talon. Il était plein d'esprit, on peut en juger sur le recueil de ses pensées. Le duc de Wellington venait de temps en temps passer des revues. Louis XVIII sortait chaque après-dîner dans un carrosse à six chevaux avec son premier gentilhomme de la chambre et ses gardes, pour faire le tour de Gand, tout comme s'il eût été dans Paris. S'il rencontrait dans son chemin le duc de Wellington, il lui faisait en passant un petit signe de tête de protection. Louis XVIII ne perdit jamais le souvenir de la prééminence de son berceau ; il était roi partout, comme Dieu est Dieu partout, dans une crèche ou dans un temple, sur un autel d'or ou d'argile. Jamais son infortune ne lui arracha la plus petite concession ; sa hauteur croissait en raison de son abaissement ; son diadème était son nom ; il avait l'air de dire " Tuez-moi, vous ne tuerez pas les siècles écrits sur mon front. " Si l'on avait ratissé ses armes au Louvre, peu lui importait n'étaient-elles pas gravées sur le globe ? Avait-on envoyé des commissaires les gratter dans tous les coins de l'univers ? Les avait-on effacées aux Indes, à Pondichéry, en Amérique, à Lima et à Mexico ; dans l'orient, à Antioche, à Jérusalem, à Saint-Jean d'Acre, au Caire, à Constantinople, à Rhodes, en Morée ; dans l'Occident, sur les murailles de Rome, aux plafonds de Caserte et de l'Escurial, aux voûtes des salles de Ratisbonne et de Westminster, dans l'écusson de tous les rois ? Les avait-on arrachées à l'aiguille de la boussole, où elles semblent annoncer le règne des lis aux diverses régions de la terre ? L'idée fixe de la grandeur, de l'antiquité, de la dignité, de, la majesté de sa race, donnait à Louis XVIII un véritable empire. On en sentait la domination ; les généraux mêmes de Bonaparte le confessaient ils étaient plus intimidés devant ce vieillard impotent que devant le maître terrible qui les avait commandés dans cent batailles. A Paris, quand Louis XVIII accordait aux monarques triomphants l'honneur de dîner à sa table, il passait sans façon le premier devant ces princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre ; il les traitait comme des vassaux qui n'avaient fait que leur devoir en amenant des hommes d'armes à leur seigneur suzerain. En Europe, il n'est qu'une monarchie, celle de France ; le destin des autres monarchies est lié au sort de celle-là. Toutes les races royales sont d'hier auprès de la race de Hugues Capet, et presque toutes en sont filles. Notre ancien pouvoir royal était l'ancienne royauté du monde du bannissement des Capets datera l'ère de l'expulsion des rois. Plus cette superbe du descendant de saint Louis était impolitique elle est devenue funeste à ses héritiers plus elle plaisait à l'orgueil national les Français jouissaient de voir des souverains qui, vaincus, avaient porté les chaînes d'un homme, porter, vainqueurs, le joug d'une race. La foi inébranlable de Louis XVIII dans son sang est la puissance réelle qui lui rendit le sceptre ; c'est cette foi qui, à deux reprises, fit tomber sur sa tête une couronne pour laquelle l'Europe ne croyait pas, ne prétendait pas épuiser ses populations et ses trésors. Le banni sans soldats se trouvait au bout de toutes les batailles qu'il n'avait pas livrées. Louis XVIII était la légitimité incarnée ; elle a cessé d'être visible quand il a disparu. Suite des Cent-Jours à Gand . Souvenirs de l'histoire à Gand. - Madame la duchesse d'Angoulême arrive à Gand. - M. de Sèze. - Madame la duchesse de Lévis. Je faisais à Gand, comme je fais en tous lieux, des courses à part. Les barques glissant sur d'étroits canaux, obligées de traverser dix à douze lieues de prairies pour arriver à la mer, avaient l'air de voguer sur l'herbe ; elles me rappelaient les canaux sauvages dans les marais à folle avoine du Missouri. Arrêté au bord de l'eau, tandis qu'on immergeait des zones de toile écrue, mes yeux erraient sur les clochers de la ville ; l'histoire m'apparaissait sur les nuages du ciel. Les Gantois s'insurgent contre Henri de Châtillon, gouverneur pour la France ; la femme d'Edouard III met au monde Jean de Gand, tige de la maison de Lancastre ; règne populaire d'Artevelle " Bonnes gens, qui vous meut ? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi ? En quoi puis-je vous avoir courroucés ? " - Il vous faut mourir ! criait le peuple c'est ce que le temps nous crie à tous. Plus tard je voyais les ducs de Bourgogne ; les Espagnols arrivaient. Puis la pacification, les sièges et les prises de Gand. Quand j'avais rêvé parmi les siècles, le son d'un petit clairon ou d'une musette écossaise me réveillait. J'apercevais des soldats vivants qui accouraient pour rejoindre les bataillons ensevelis de la Batavie toujours destructions, puissances abattues ; et, en fin de compte, quelques ombres évanouies et des noms passés. La Flandre maritime fut un des premiers cantonnements des compagnons de Clodion et de Clovis. Gand, Bruges et leurs campagnes, fournissaient près d'un dixième des grenadiers de la vieille garde cette terrible milice fut tirée en partie du berceau de nos pères, et elle s'est venue faire exterminer auprès de ce berceau. La Lys a-t-elle donné sa fleur aux armes de nos rois ? Les moeurs espagnoles impriment leur caractère les édifices de Gand me retraçaient ceux de Grenade, moins le ciel de la Vega. Une grande ville presque sans habitants, des rues désertes, des canaux aussi déserts que ces rues... vingt-six îles formées par ces canaux, qui n'étaient pas ceux de Venise, une énorme pièce d'artillerie du moyen âge, voilà ce qui remplaçait à Gand la cité des Zegris, le Duero et le Xenil, le Généralife et l'Alhambra mes vieux songes, vous reverrai-je jamais ? Madame la duchesse d'Angoulême, embarquée sur la Gironde, nous arriva par l'Angleterre avec le général Donnadieu et M. de Sèze, qui avait traversé l'océan, son cordon bleu par-dessus sa veste. Le duc et la duchesse de Lévis vinrent à la suite de la princesse ils s'étaient jetés dans la diligence et sauvés de Paris par la route de Bordeaux. Les voyageurs, leurs compagnons, parlaient politique " Ce scélérat de Chateaubriand, disait l'un d'eux, n'est pas si bête ! depuis trois jours, sa voiture était chargée dans sa cour l'oiseau a déniché. Ce n'est pas l'embarras, si Napoléon l'avait attrapé !... " Madame la duchesse de Lévis était une personne très belle, très bonne, aussi calme que madame la duchesse de Duras était agitée. Elle ne quittait point madame de Chateaubriand ; elle fut à Gand notre compagne assidue. Personne n'a répandu dans ma vie plus de quiétude, chose dont j'ai grand besoin. Les moments les moins troublés de mon existence sont ceux que j'ai passés à Noisiel, chez cette femme dont les paroles et les sentiments n'entraient dans votre âme que pour y ramener la sérénité. Je les rappelle avec regret, ces moments écoulés sous les grands marronniers de Noisiel ! L'esprit apaisé, le coeur convalescent, je regardais les ruines de l'abbaye de Chelles, les petites lumières des barques arrêtées parmi les saules de la Marne. Le souvenir de madame de Lévis est pour moi celui d'une silencieuse soirée d'automne. Elle a passé en peu d'heures ; elle s'est mêlée à la mort comme à la source de tout repos. Je l'ai vue descendre sans bruit dans son tombeau, au cimetière du Père-Lachaise ; elle est placée au-dessus de M. de Fontanes, et celui-ci dort auprès de son fils Saint-Marcellin, tué en duel. C'est ainsi qu'en m'inclinant au monument de madame de Lévis, je suis venu me heurter à deux autres sépulcres ; l'homme ne peut éveiller une douleur sans en réveiller une autre pendant la nuit, les diverses fleurs qui ne s'ouvrent qu'à l'ombre s'épanouissent. A l'affectueuse bonté de madame de Lévis pour moi était jointe l'amitié de M. le duc de Lévis le père je ne dois plus compter que par générations. M. de Lévis écrivait bien ; il avait l'imagination variée et féconde qui sentait sa noble race comme on la retrouvait à Quiberon dans son sang répandu sur les grèves. Tout ne devait pas finir là ; c'était le mouvement d'une amitié qui passait à la seconde génération. M. le duc de Lévis le fils, aujourd'hui attaché à M. le comte de Chambord, s'est approché de moi ; mon affection héréditaire ne lui manquera pas plus que ma fidélité à son auguste maître. La nouvelle et charmante duchesse de Lévis, sa femme, réunit au grand nom de d'Aubusson les plus brillantes qualités du coeur et de l'esprit il y a de quoi vivre quand les grâces empruntent à l'histoire ses ailes infatigables ! Suite des Cent-Jours à Gand . Pavillon Marsan à Gand. - M. Gaillard, conseiller à la cour royale. - Visite secrète de madame la baronne de Vitrolles. - Billet de la main de Monsieur. - Fouché. A Gand, comme à Paris, le pavillon Marsan existait. Chaque jour apportait de France à Monsieur des nouvelles qu'enfantait l'intérêt ou l'imagination. M. Gaillard, ancien oratorien, conseiller à la cour royale de Paris, ami intime de Fouché, descendit au milieu de nous ; il se fit reconnaître et fut mis en rapport avec M. Capelle. Quand je me rendais chez Monsieur, ce qui était rare, son entourage m'entretenait, à paroles couvertes et avec maints soupirs, d'un homme qui il fallait en convenir se conduisait à merveille il entravait tontes les opérations de l'empereur ; il défendait le faubourg Saint-Germain , etc., etc. etc. Le fidèle maréchal Soult était aussi l'objet des prédilections de Monsieur, et, après Fouché, l'homme le plus loyal de France. Un jour, une voiture s'arrête à la porte de mon auberge, j'en vois descendre madame la baronne de Vitrolles elle arrivait chargée des pouvoirs du duc d'Otrante. Elle remporta un billet écrit de la main de Monsieur, par lequel le prince déclarait conserver une reconnaissance éternelle à celui qui sauvait M. de Vitrolles. Fouché n'en voulait pas davantage ; armé de ce billet, il était sûr de son avenir en cas de restauration. Dès ce moment il ne fut plus question à Gand que des immenses obligations que l'on avait à l'excellent M. Fouché de Nantes, que de l'impossibilité de rentrer en France autrement que par le bon plaisir de ce juste l'embarras était de faire goûter au Roi le nouveau rédempteur de la monarchie. Après les Cent-Jours, madame de Custine me força de dîner chez elle avec Fouché. Je l'avais vu une fois, six ans auparavant, à propos de la condamnation de mon pauvre cousin Armand. L'ancien ministre savait que je m'étais opposé à sa nomination à Roye, à Gonesse, à Arnouville ; et comme il me supposait puissant, il voulait faire sa paix avec moi. Ce qu'il y avait de mieux en lui, c'était la mort de Louis XVI le régicide était son innocence. Bavard, ainsi que tous les révolutionnaires, battant l'air de phrases vides, il débitait un ramas de lieux communs farcis de destin , de nécessité , de droit des choses , mêlant à ce non-sens philosophique des non-sens sur le progrès et la marche de la société, d'impudentes maximes au profit du fort contre le faible ; ne se faisant faute d'aveux effrontés sur la justice des succès, le peu de valeur d'une tête qui tombe, l'équité de ce qui prospère, l'iniquité de ce qui souffre, affectant de parler des plus affreux désastres avec légèreté et indifférence, comme un génie au-dessus de ces niaiseries. Il ne lui échappa, à propos de quoi que ce soit, une idée choisie, un aperçu remarquable. Je sortis en haussant les épaules au crime. M. Fouché ne m'a jamais pardonné ma sécheresse et le peu d'effet qu'il produisit sur moi. Il avait pensé me fasciner en faisant monter et descendre à mes yeux, comme une gloire du Sinaï, le coutelas de l'instrument fatal ; il s'était imaginé que je tiendrais à colosse l'énergumène qui, parlant du sol de Lyon, avait dit " Ce sol sera bouleversé ; sur les débris de cette ville superbe et rebelle s'élèveront des chaumières éparses que les amis de l'égalité s'empresseront de venir habiter. Nous aurons le courage énergique de traverser les vastes tombeaux des conspirateurs. Il faut que leurs cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offrent sur les deux rives et à son embouchure l'impression de l'épouvante et l'image de la toute-puissance du peuple. Nous célébrerons la victoire de Toulon ; nous enverrons ce soir deux cent cinquante rebelles sous le fer de la foudre. " Ces horribles pretintailles ne m'imposèrent point parce que M. de Nantes avait délayé des forfaits républicains dans de la boue impériale ; que le sans-culotte, métamorphosé en duc, avait enveloppé la corde de la lanterne dans le cordon de la Légion d'honneur, il ne m'en paraissait ni plus habile ni plus grand. Les Jacobins détestent les hommes qui ne font aucun cas de leurs atrocités et qui méprisent leurs meurtres ; leur orgueil est irrité, comme celui des auteurs dont on conteste le talent. Affaires à Vienne . Négociations de M. de Saint-Léon, envoyé de Fouché. - Proposition relative à M. le duc d'Orléans. - M. de Talleyrand. - Mécontentement d'Alexandre contre Louis XVIII. - Divers prétendants. - Rapport de La Besnadière. - Proposition inattendue d'Alexandre au congrès Lord Clancarthy la fait échouer. - M. de Talleyrand se retourne sa dépêche à Louis XVIII. - Déclaration de l'Alliance, tronquée dans le journal officiel de Francfort. - M. de Talleyrand veut que le Roi rentre en France par les provinces du sud-est. - Divers marchés du prince de Bénévent à Vienne. - Il m'écrit à Gand sa lettre. En même temps que Fouché envoyait à Gand M. Gaillard négocier avec le frère de Louis XVI, ses agents à Bâle pourparlaient avec ceux du prince de Metternich au sujet de Napoléon II, et M. de Saint-Léon, dépêché par ce même Fouché, arrivait à Vienne pour traiter de la couronne possible de M. le duc d'Orléans. Les amis du duc d'Otrante ne pouvaient pas plus compter sur lui que ses ennemis au retour des princes légitimes, il maintint sur la liste des exilés son ancien collègue M. Thibaudeau, tandis que de son côté M. de Talleyrand retranchait de la liste ou ajoutait au catalogue tel ou tel proscrit, selon son caprice. Le faubourg Saint-Germain n'avait-il pas bien raison de croire en M. Fouché ? M. de Saint-Léon à Vienne apportait trois billets dont l'un était adressé à M. de Talleyrand le duc d'Otrante proposait à l'ambassadeur de Louis XVIII de pousser au trône, s'il y voyait jour, le fils d'Egalité. Quelle probité dans ces négociations ! qu'on était heureux d'avoir affaire à de si honnêtes gens ! Nous avons pourtant admiré, encensé, béni ces Cartouche ; nous leur avons fait la cour ; nous les avons appelés monseigneur ! Cela explique le monde actuel. M. de Montrond vint de surcroît après M. de Saint-Léon. M. le duc d'Orléans ne conspirait pas de fait, mais de consentement ; il laissait intriguer les affinités révolutionnaires douce société ! Au fond de ce bois, le plénipotentiaire du Roi de France prêtait l'oreille aux ouvertures de Fouché. A propos de l'arrestation de M. de Talleyrand à la barrière d'Enfer, j'ai dit quelle avait été jusqu'alors l'idée fixe de M. de Talleyrand sur la régence de Marie-Louise il fut obligé de se ranger par l'événement à l'éventualité des Bourbons ; mais il était toujours mal à l'aise ; il lui semblait que, sous les hoirs [Héritier. Se dit ordinairement des enfants, des héritiers en ligne directe, et ne s'emploie guère qu'au pluriel.] de saint Louis, un évêque marié ne serait jamais sûr de sa place. L'idée de substituer la branche cadette à la branche aînée lui sourit donc, et d'autant plus qu'il avait eu d'anciennes liaisons avec le Palais-Royal. Prenant parti, toutefois sans se découvrir en entier, il hasarda quelques mots du projet de Fouché à Alexandre. Le czar avait cessé de s'intéresser à Louis XVIII celui-ci l'avait blessé à Paris par son affectation de supériorité de race ; il l'avait encore blessé en rejetant le mariage du duc de Berry avec une soeur de l'empereur ; on refusait la princesse pour trois raisons elle était schismatique ; elle n'était pas d'une assez vieille souche ; elle était d'une famille de fous raisons qu'on ne présentait pas debout, mais de biais, et qui, entrevues, offensaient triplement Alexandre. Pour dernier sujet de plainte contre le vieux souverain de l'exil, le czar accusait l'alliance projetée entre l'Angleterre, la France et l'Autriche. Du reste, il semblait que la succession fût ouverte ; tout le monde prétendait hériter des fils de Louis XIV Benjamin Constant, au nom de madame Murat, plaidait les droits que la soeur de Napoléon croyait avoir au royaume de Naples ; Bernadotte jetait un regard lointain sur Versailles, apparemment parce que le roi de Suède venait de Pau. La Besnardière, chef de division aux relations extérieures, passa à M. de Caulaincourt ; il brocha un rapport, des griefs et contredits de la France à l'endroit de la légitimité. La ruade lâchée, M. de Talleyrand trouva le moyen de communiquer le rapport à Alexandre mécontent et mobile, l'autocrate fut frappé du pamphlet de La Besnardière. Tout à coup, en plein congrès, à la stupéfaction de chacun, le czar demande si ce ne serait pas matière à délibération d'examiner en quoi M. le duc d'Orléans pourrait convenir comme roi à la France et à l'Europe. C'est peut-être une des choses les plus surprenantes de ces temps extraordinaires, et peut-être est-il plus extraordinaire encore qu'on en ait si peu parlé [Une brochure qui vient de paraître, intitulée Lettres de l ' étranger , et qui semble écrite par un diplomate habile et bien instruit, indique cette étrange négociation russe à Vienne. Paris, note de 1840. . Lord Clancarthy fit échouer la proposition russe sa seigneurie déclara n'avoir point de pouvoirs pour traiter une question aussi grave " Quant à moi, " dit-il, en opinant comme simple particulier, " je pense que mettre M. le duc d'Orléans sur le trône de France serait remplacer une usurpation militaire par une usurpation de famille, plus dangereuse aux monarques que toutes les autres usurpations. " Les membres du congrès allèrent dîner et marquèrent avec le sceptre de saint Louis, comme avec un fétu, le feuillet où ils en étaient restés dans leurs protocoles. Sur les obstacles que rencontra le czar, M. de Talleyrand fit volte-face prévoyant que le coup retentirait, il rendit compte à Louis XVIII dans une dépêche que j'ai vue et qui portait le n o 25 ou 27 de l'étrange séance du congrès [On prétend qu'en 1830, M. de Talleyrand a fait enlever des archives particulières de la couronne sa correspondance avec Louis XVIII, de même qu'il avait fait enlever dans les archives de l'empire tout ce qu'il avait écrit, lui, M. de Talleyrand, relativement à la mort du duc d'Enghien et aux affaires d'Espagne. Paris, note de 1840. il se croyait obligé d'informer Sa Majesté d'une démarche aussi exorbitante, parce que cette nouvelle, disait-il, ne tarderait pas de parvenir aux oreilles du Roi singulière naïveté pour M. le prince de Talleyrand. Il avait été question d'une déclaration de l'Alliance, afin de bien avertir le monde qu'on n'en voulait qu'à Napoléon ; qu'on ne prétendait imposer à la France ni une forme obligée de gouvernement, ni un souverain qui ne fût pas de son choix. Cette dernière partie de la déclaration fut supprimée, mais elle fut positivement annoncée dans le journal officiel de Francfort. L'Angleterre, dans ses négociations avec les cabinets, se sert toujours de ce langage libéral, qui n'est qu'une précaution contre la tribune parlementaire. On voit qu'à la seconde restauration, pas plus qu'à la première, les alliés ne se souciaient point du rétablissement de la légitimité l'événement seul a tout fait. Qu'importait à des souverains dont la vue était si courte que la mère des monarchies de l'Europe fût égorgée ? Cela les empêcherait-il de donner des fêtes et d'avoir des gardes ? Aujourd'hui les monarques sont si solidement assis, le globe dans une main, l'épée dans l'autre ! M. de Talleyrand, dont les intérêts étaient alors à Vienne, craignait que les Anglais, dont l'opinion ne lui était plus aussi favorable, engageassent la partie militaire avant que toutes les armées fussent en ligne, et que le cabinet de Saint-James acquît ainsi la prépondérance c'est pourquoi il voulait amener le Roi à rentrer par les provinces du sud-est, afin qu'il se trouvât sous la tutelle des troupes de l'empire et du cabinet autrichien. Le duc de Wellington avait donc l'ordre précis de ne point commencer les hostilités ; c'est donc Napoléon qui a voulu la bataille de Waterloo on n'arrête point les destinées d'une telle nature. Ces faits historiques, les plus curieux du monde, ont été généralement ignorés, c'est encore de même qu'on s'est formé une opinion confuse des traités de Vienne, relativement à la France on les a crus l'oeuvre inique d'une troupe de souverains victorieux acharnés à notre perte ; malheureusement, s'ils sont durs, ils ont été envenimés par une main française quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique. La Prusse voulait avoir la Saxe, qui tôt ou tard sera sa proie ; la France devait favoriser ce désir, car la Saxe obtenant un dédommagement dans les cercles du Rhin, Landau nous restait avec nos enclaves ; Coblentz et d'autres forteresses passaient à un petit Etat ami qui placé entre nous et la Prusse, empêchait les points de contact ; les clefs de la France n'étaient point livrées à l'ombre de Frédéric. Pour trois millions qu'il en coûta à la Saxe, M. de Talleyrand s'opposa aux combinaisons du cabinet de Berlin, mais, afin d'obtenir l'assentiment d'Alexandre à l'existence de la vieille Saxe, notre ambassadeur fut obligé d'abandonner la Pologne au czar, bien que les autres puissances désirassent qu'une Pologne quelconque rendît les mouvements du Moscovite moins libres dans le Nord. Les Bourbons de Naples se rachetèrent, comme le souverain de Dresde, à prix d'argent. M. de Talleyrand prétendait qu'il avait droit à une subvention en échange de son duché de Bénévent il vendait sa livrée en quittant son maître. Lorsque la France perdait tant, M. de Talleyrand n'aurait-il pu perdre aussi quelque chose ? Bénévent, d'ailleurs, n'appartenait pas au grand chambellan en vertu du rétablissement des anciens traités, cette principauté dépendait des Etats de l'Eglise. Telles étaient les transactions diplomatiques que l'on passait à Vienne, tandis que nous séjournions à Gand. Je reçus, dans cette dernière résidence, cette lettre de M. de Talleyrand " Vienne, le 4 mai. " J'ai appris avec grand plaisir, Monsieur, que vous étiez à Gand, car les circonstances exigent que le Roi soit entouré d'hommes forts et indépendants. " Vous aurez sûrement pensé qu'il était utile de réfuter par des publications fortement raisonnées toute la nouvelle doctrine que l'on veut établir dans les pièces officielles qui paraissent en France. " Il y aurait de l'utilité à ce qu'il parût quelque chose dont l'objet serait d'établir que la déclaration du 31 mars, faite à Paris par les alliés, que la déchéance, que l'abdication, que le traité du 11 avril qui en a été la conséquence, sont autant de conditions préliminaires, indispensables et absolues du traité du 30 mai ; c'est-à-dire que sans ces conditions préalables le traité n'eût pas été fait. Cela posé, celui qui viole lesdites conditions, ou qui en seconde la violation, rompt la paix que ce traité a établie. Ce sont donc lui et ses complices qui déclarent la guerre à l'Europe. " Pour le dehors comme pour le dedans, une discussion prise dans ce sens ferait du bien ; il faut seulement qu'elle soit bien faite, ainsi chargez-vous-en. " Agréez, Monsieur, l'hommage de mon sincère attachement et de ma haute considération, " " Talleyrand. " " J'espère avoir l'honneur de vous voir à la fin du mois. " Notre ministre à Vienne était fidèle à sa haine contre la grande chimère échappée des ombres ; il redoutait un coup de fouet de son aile. Cette lettre montre du reste tout ce que M. de Talleyrand était capable de faire, quand il écrivait seul il avait la bonté de m'enseigner le motif , s'en rapportant à mes fioritures. Il s'agissait bien de quelques phrases diplomatiques sur la déchéance, sur l'abdication, sur le traité du 11 avril et du 30 mai, pour arrêter Napoléon ! Je fus très reconnaissant des instructions en vertu de mon brevet d' homme fort , mais je ne les suivis pas ambassadeur in petto , je ne me mêlais point en ce moment des affaires étrangères ; je ne m'occupais que de mon ministère de l ' intérieur par intérim . Mais que se passait-il à Paris ? Les Cent-Jours à Paris . Effet du passage de la légitimité en France. - Etonnement de Bonaparte. - Il est obligé de capituler avec les idées qu'il avait crues étouffées. - Son nouveau système. - Trois énormes joueurs restés. - Chimères des libéraux. - Clubs et fédérés. - Escamotage de la république l'Acte additionnel. - Chambre des représentants convoquée. - Inutile Champ-de-Mai. Je vous fais voir l'envers des événements que l'histoire ne montre pas ; l'histoire n'étale que l'endroit. Les Mémoires ont l'avantage de présenter l'un et l'autre côté du tissu sous ce rapport, ils peignent mieux l'humanité complète en exposant, comme les tragédies de Shakespeare, les scènes basses et hautes. Il y a partout une chaumière auprès d'un palais, un homme qui pleure auprès d'un homme qui rit, un chiffonnier qui porte sa hotte auprès d'un roi qui perd son trône que faisait à l'esclave présent à la bataille d'Arbelles la chute de Darius ? Gand n'était donc qu'un vestiaire derrière les coulisses du spectacle ouvert à Paris. Des personnages renommés restaient encore en Europe. J'avais en 1800 commencé ma carrière avec Alexandre et Napoléon ; pourquoi n'avais-je pas suivi ces premiers acteurs, mes contemporains, sur le grand théâtre ? Pourquoi seul à Gand ? Parce que le ciel vous jette où il veut. Des petits Cent-Jours à Gand, passons aux grands Cent-Jours à Paris. Je vous ai dit les raisons qui auraient dû arrêter Bonaparte à l'île d'Elbe, et les raisons primantes ou plutôt la nécessité tirée de sa nature qui le contraignirent de sortir de l'exil. Mais la marche de Cannes à Paris épuisa ce qui lui restait du vieil homme à Paris le talisman fut brisé. Le peu d'instants que la légalité avait reparu avait suffi pour rendre impossible le rétablissement de l'arbitraire. Le despotisme muselle les masses, et affranchit les individus dans une certaine limite ; l'anarchie déchaîne les masses, et asservit les indépendances individuelles. De là, le despotisme ressemble à la liberté, quand il succède à l'anarchie ; il reste ce qu'il est véritablement quand il remplace la liberté libérateur après la constitution directoriale, Bonaparte était oppresseur après la Charte. Il le sentait si bien qu'il se crut obligé d'aller plus loin que Louis XVIII et de retourner aux sources de la souveraineté nationale. Lui, qui avait foulé le peuple en maître, fut réduit à se refaire tribun du peuple, à courtiser la faveur des faubourgs, à parodier l'enfance révolutionnaire, à bégayer un vieux langage de liberté qui faisait grimacer ses lèvres, et dont chaque syllabe mettait en colère son épée. Sa destinée, comme puissance, était en effet si bien accomplie, qu'on ne reconnut plus le génie de Napoléon pendant les Cent-Jours. Ce génie était celui du succès et de l'ordre, non celui de la défaite et de la liberté or, il ne pouvait rien par la victoire qui l'avait trahi, rien pour l'ordre, puisqu'il existait sans lui. Dans son étonnement il disait " Comme les Bourbons m'ont arrangé la France en quelques mois ! il me faudra des années pour la refaire. " Ce n'était pas l'oeuvre de la légitimité que le conquérant voyait, c'était l'oeuvre de la Charte ; il avait laissé la France muette et prosternée, il la trouvait debout et parlante dans la naïveté de son esprit absolu, il prenait la liberté pour le désordre. Et pourtant Bonaparte est obligé de capituler avec les idées qu'il ne peut vaincre de prime abord. A défaut de popularité réelle, des ouvriers, payés à quarante sous par tête, viennent, à la fin de leur journée, brailler au Carrousel Vive l'empereur ! cela s'appelait aller à la criée. Des proclamations annoncent d'abord une merveille d'oubli et de pardon ; les individus sont déclarés libres, la nation libre, la presse libre ; on ne veut que la paix, l'indépendance et le bonheur du peuple ; tout le système impérial est changé ; l'âge d'or va renaître. Afin de rendre la pratique conforme à la théorie, on partage la France en sept grandes divisions de police ; les sept lieutenants sont investis des mêmes pouvoirs qu'avaient, sous le Consulat et l'empire, les directeurs généraux on sait ce que furent à Lyon, à Bordeaux, à Milan, à Florence, à Lisbonne, à Hambourg, à Amsterdam, ces protecteurs de la liberté individuelle. Au-dessus de ces lieutenants, Bonaparte élève, dans une hiérarchie de plus en plus favorable à la liberté , des commissaires extraordinaires, à la manière des représentants du peuple sous la Convention. La police que dirige Fouché apprend au monde, par des proclamations solennelles, qu'elle ne va plus servir qu'à répandre la philosophie, qu'elle n'agira plus que d'après des principes de vertu. Bonaparte rétablit, par un décret, la garde nationale du royaume, dont le nom seul lui donnait jadis des vertiges. Il se voit forcé d'annuler le divorce prononcé sous l'empire entre le despotisme et la démagogie, et de favoriser leur nouvelle alliance de cet hymen doit naître, au Champ-de-Mai, une liberté, le bonnet rouge et le turban sur la tête, le sabre du mameluk à la ceinture et la hache révolutionnaire à la main, liberté entourée des ombres de ces milliers de victimes sacrifiées sur les échafauds ou dans les campagnes brûlantes de l'Espagne et les déserts glacés de la Russie. Avant le succès, les mameluks sont jacobins ; après le succès, les jacobins deviendront mameluks Sparte est pour l'instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe. Bonaparte aurait bien voulu ressaisir à lui seul l'autorité, mais cela ne lui était pas possible ; il trouvait des hommes disposés à la lui disputer d'abord les républicains de bonne foi, délivrés des chaînes du despotisme et des lois de la monarchie, désiraient garder une indépendance qui n'est peut-être qu'une noble erreur ; ensuite les furieux de l'ancienne faction de la montagne ces derniers, humiliés de n'avoir été sous l'empire que les espions de police d'un despote, semblaient résolus à reprendre, pour leur propre compte, cette liberté de tout faire dont ils avaient cédé pendant quinze années le privilège à un maître. Mais ni les républicains, ni les révolutionnaires, ni les satellites de Bonaparte, n'étaient assez forts pour établir leur puissance séparée, ou pour se subjuguer mutuellement. Menacés au dehors d'une invasion, poursuivis au dedans par l'opinion publique, ils comprirent que s'ils se divisaient, ils étaient perdus afin d'échapper au danger, ils ajournèrent leur querelle ; les uns apportaient à la défense commune leurs systèmes et leurs chimères, les autres leur terreur et leur perversité. Nul n'était de bonne foi dans ce pacte ; chacun, la crise passée, se promettait de le tourner à son profit ; tous cherchaient d'avance à s'assurer les résultats de la victoire. Dans cet effrayant trente et un, trois énormes joueurs tenaient la banque tour à tour la liberté, l'anarchie, le despotisme, tous trois trichant et s'efforçant de gagner une partie perdue pour tous. Pleins de cette pensée, ils ne sévissaient point contre quelques enfants perdus qui pressaient les mesures révolutionnaires des fédérés s'étaient formés dans les faubourgs et des fédérations s'organisaient sous de rigoureux serments dans la Bretagne, l'Anjou, le Lyonnais et la Bourgogne ; on entendait chanter la Marseillaise et la Carmagnole ; un club, établi à Paris, correspondait avec d'autres clubs dans les provinces ; on annonçait la résurrection du Journal des Patriotes . Mais, de ce côté-là, quelle confiance pouvaient inspirer les ressuscités de 1793 ? Ne savait-on pas comment ils expliquaient la liberté, l'égalité, les droits de l'homme ? Etaient-ils plus moraux, plus sages, plus sincères après qu'avant leurs énormités ? Est-ce parce qu'ils s'étaient souillés de tous les vices qu'ils étaient devenus capables de toutes les vertus ? on n'abdique pas le crime aussi facilement qu'une couronne ; le front que ceignit l'affreux bandeau en conserve des marques ineffaçables. L'idée de faire descendre un ambitieux de génie du rang d'empereur à la condition de généralissime ou de président de la République était une chimère le bonnet rouge, dont on chargeait la tête de ses bustes pendant les Cent-Jours, n'aurait annoncé à Bonaparte que la reprise du diadème, s'il était donné à ces athlètes qui parcourent le monde de fournir deux fois la même carrière. Toutefois, des libéraux de choix se promettaient la victoire des hommes fourvoyés, comme Benjamin Constant, des niais, comme M. Simonde-Sismondi, parlaient de placer le prince de Canino au ministère de l'intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin à celui de la justice. En apparence abattu, Bonaparte ne s'opposait point à des mouvements démocratiques qui, en dernier résultat fournissaient des conscrits à son armée. Il se laissait attaquer dans des pamphlets ; des caricatures lui répétaient Ile d'Elbe , comme les perroquets criaient à Louis XI Péronne . On prêchait à l'échappé de prison, en le tutoyant, la liberté et l'égalité ; il écoutait ces remontrances d'un air de componction. Tout à coup, rompant les liens dont on avait prétendu l'envelopper, il proclame de sa propre autorité, non une constitution plébéienne, mais une constitution aristocratique, un Acte additionnel aux constitutions de l'empire. La république rêvée se change par cet adroit escamotage dans le vieux gouvernement impérial, rajeuni de féodalité. L' Acte additionnel enlève à Bonaparte le parti républicain et fait des mécontents dans presque tous les autres partis. La licence règne à Paris, l'anarchie dans les provinces ; les autorités civiles et militaires se combattent ; ici on menace de brûler les châteaux et d'égorger les prêtres ; là on arbore le drapeau blanc et on crie Vive le Roi ! Attaqué, Bonaparte recule ; il retire à ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes et rend cette nomination au peuple. Effrayé de la multiplicité des votes négatifs contre l' Acte additionnel , il abandonne sa dictature de fait et convoque la Chambre des représentants en vertu de cet acte qui n'est point encore accepté. Errant d'écueil en écueil, à peine délivré d'un danger, il heurte contre un autre souverain d'un jour, comment instituer une pairie héréditaire que l'esprit d'égalité repousse ? Comment gouverner les deux Chambres ? Montreront-elles une obéissance passive ? Quels seront les rapports de ces Chambres avec l'assemblée projetée du Champ-de-Mai, laquelle n'a plus de véritable but, puisque l' Acte additionnel est mis à exécution avant que les suffrages eussent été comptés ? Cette assemblée, composée de trente mille électeurs, ne se croira-t-elle pas la représentation nationale ? Ce Champ-de-Mai, si pompeusement annoncé et célébré le 1er juin, se résout en un simple défilé de troupes et une distribution de drapeaux devant un autel méprisé, Napoléon, entouré de ses frères, des dignitaires de l'Etat, des maréchaux, des corps civils et judiciaires, proclame la souveraineté du peuple à laquelle il ne croyait pas. Les citoyens s'étaient imaginé qu'ils fabriqueraient eux-mêmes une constitution dans ce jour solennel ; les paisibles bourgeois s'attendaient qu'on y déclarerait l'abdication de Napoléon en faveur de son fils ; abdication manigancée à Bâle entre les agents de Fouché et du prince Metternich il n'y eut rien qu'une ridicule attrape politique. L' Acte additionnel se présentait au reste comme un hommage à la légitimité ; à quelques différences près, et surtout moins l' abolition de la confiscation , c'était la Charte. Suite des Cent-Jours à Paris . Soucis et amertumes de Bonaparte. Ces changements subits, cette confusion de toutes choses, annonçaient l'agonie du despotisme la tyrannie conservait l'instinct du mal et n'en avait plus la puissance. Toutefois l'empereur ne peut recevoir du dedans l'atteinte mortelle, car le pouvoir qui le combat est aussi exténué que lui ; le Titan révolutionnaire, que Napoléon avait jadis terrassé, n'a point recouvré son énergie native ; les deux géants se portent maintenant d'inutiles coups ; ce n'est plus que la lutte de deux ombres. A ces impossibilités générales se joignent pour Bonaparte des tribulations domestiques et des soucis de palais il annonçait à la France le retour de l'impératrice et du roi de Rome, et l'une et l'autre ne revenaient point. Il disait à propos de la reine de Hollande, devenue par Louis XVIII duchesse de Saint-Leu " Quand on a accepté les prospérités d'une famille, il faut en embrasser les adversités. " Joseph, accouru de la Suisse ne lui demandait que de l'argent ; Lucien l'inquiétait par ses liaisons libérales ; Murat, d'abord conjuré contre son beau-frère, s'était trop hâté, en revenant à lui, d'attaquer les Autrichiens dépouillé du royaume de Naples et fugitif de mauvais augure, il attendait aux arrêts, près de Marseille, la catastrophe que je vous raconterai plus tard. Et puis l'empereur pouvait-il se fier à ses anciens partisans et ses prétendus amis ? ne l'avaient-ils pas indignement abandonné au moment de sa chute ? Ce Sénat qui rampait à ses pieds, maintenant blotti dans la pairie n'avait-il pas décrété la déchéance de son bienfaiteur ? Pouvait-il les croire, ces hommes, lorsqu'ils venaient lui dire " L'intérêt de la France est inséparable du vôtre. Si la fortune trompait vos efforts, des revers, sire, n'affaibliraient pas notre persévérance et redoubleraient notre attachement pour vous. " Votre persévérance ! votre attachement redoublé par l'infortune ! Vous disiez ceci le 11 juin 1815 qu'aviez-vous dit le 2 avril 1814 ? que direz-vous quelques semaines après, le 19 juillet 1815 ? Le ministre de la police impériale, ainsi que vous l'avez vu, correspondait avec Gand, Vienne et Bâle ; les maréchaux auxquels Bonaparte était contraint de donner le commandement de ses soldats avaient naguère prêté serment à Louis XVIII ; ils avaient fait contre lui Bonaparte, les proclamations les plus violentes [Voyez plus haut celle du maréchal Soult. depuis ce moment, il est vrai, ils avaient réépousé leur sultan ; mais s'il eût été arrêté à Grenoble, qu'en auraient-ils fait ? Suffit-il de rompre un serment pour rendre à un autre serment violé toute sa force ? Deux parjures équivalent-ils à la fidélité ? Encore quelques jours, et ces jureurs du Champ-de-Mai rapporteront leur dévouement à Louis XVIII dans les salons des Tuileries ; ils s'approcheront de la sainte table du Dieu de paix, pour se faire nommer ministres aux banquets de la guerre ; hérauts d'armes et brandisseurs des insignes royaux au sacre de Bonaparte, ils rempliront les mêmes fonctions au sacre de Charles X ; puis commissaires d'un autre pouvoir, ils mèneront ce roi prisonnier à Cherbourg, trouvant à peine un petit coin libre dans leur conscience pour y accrocher la plaque de leur nouveau serment. Il est dur de naître aux époques d'improbité, dans ces jours où deux hommes causant ensemble s'étudient à retrancher des mots de la langue, de peur de s'offenser et de se faire rougir mutuellement. Ceux qui n'avaient pu s'attacher à Napoléon par sa gloire, qui n'avaient pu tenir par la reconnaissance au bienfaiteur duquel ils avaient reçu leurs richesses, leurs honneurs et jusqu'à leurs noms, s'immoleraient-ils maintenant à ses indigentes espérances ? S'enchaîneraient-ils à une fortune précaire et recommençante, les ingrats que ne fixa point une fortune consolidée par des succès inouïs et par une possession de seize années de victoires ? Tant de chrysalides qui, entre deux printemps, avaient dépouillé et revêtu, quitté et repris la peau du légitimiste et du révolutionnaire, du napoléonien et du bourboniste ; tant de paroles données et faussées ; tant de croix passées de la poitrine du chevalier à la queue du cheval, et de la queue du cheval à la poitrine du chevalier ; tant de preux changeant de bandières, et semant la lice de leurs gages de foi-mentie ; tant de nobles dames, tour à tour suivantes de Marie-Louise et de Marie-Caroline, ne devaient laisser au fond de l'âme de Napoléon que défiance horreur et mépris ; ce grand homme vieilli était seul au milieu de tous ces traîtres hommes et sort, sur une terre chancelante, sous un ciel ennemi, en face de sa destinée accomplie et du jugement de Dieu. Résolution à Vienne. - Mouvement à Paris. Napoléon n'avait trouvé de fidèles que les fantômes de sa gloire passée ; ils l'escortèrent, ainsi que je vous l'ai dit, du lieu de son débarquement jusqu'à la capitale de la France. Mais les aigles, qui avaient volé de clocher en clocher de Cannes à Paris, s'abattirent fatiguées sur les cheminées des Tuileries, sans pouvoir aller plus loin. Napoléon ne se précipite point, avec les populations émues, sur la Belgique, avant qu'une armée anglo-prussienne s'y fût rassemblée il s'arrête ; il essaie de négocier avec l'Europe et de maintenir humblement les traités de la légitimité. Le congrès de Vienne oppose à M. le duc de Vicence l'abdication du 11 avril 1814 par cette abdication Bonaparte reconnaissait qu'il était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe , et en conséquence renonçait, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d'Italie . Or, puisqu'il vient rétablir son pouvoir, il viole manifestement le traité de Paris, et se replace dans la situation politique antérieure au 31 mars 1814 donc c'est lui Bonaparte qui déclare la guerre à l'Europe et non l'Europe à Bonaparte. Ces arguties logiques de procureurs diplomates, comme je l'ai fait remarquer à propos de la lettre de M. de Talleyrand, valaient ce qu'elles pouvaient avant le combat. La nouvelle du débarquement de Bonaparte à Cannes était arrivée à Vienne le 3 mars, au milieu d'une fête où l'on représentait l'assemblée des divinités de l'Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d'alliance entre la France, l'Autriche et l'Angleterre il hésita un moment entre les deux nouvelles, puis il dit " II ne s'agit pas de moi, mais du salut du monde. " Et une estafette porte à Saint-Pétersbourg l'ordre de faire partir la garde. Les armées qui se retiraient s'arrêtent ; leur longue ligne fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France. Bonaparte se prépare à la guerre ; il est attendu à de nouveaux champs catalauniques Dieu l'a ajourné à la bataille qui doit mettre fin au règne des batailles. Il avait suffi de la chaleur des ailes de la renommée de Marengo et d'Austerlitz pour faire éclore des armées dans cette France qui n'est qu'un grand nid de soldats. Bonaparte avait rendu à ses légions leurs surnoms d' invincible , de terrible , d' incomparable ; sept armées reprenaient le titre d'armées des Pyrénées, des Alpes, du Jura, de la Moselle, du Rhin grands souvenirs qui servaient de cadre à des troupes supposées, à des triomphes en espérance. Une armée véritable était réunie à Paris et à Laon ; cent cinquante batteries attelées, dix mille soldats d'élite entrés dans la garde ; dix-huit mille marins illustrés à Lützen et à Bautzen ; trente mille vétérans, officiers et sous-officiers, en garnison dans les places fortes ; sept départements du nord et de l'est prêts à se lever en masse ; cent quatre-vingt mille hommes de la garde nationale rendus mobiles ; des corps francs dans la Lorraine, l'Alsace et la Franche-Comté ; des fédérés offrant leurs piques et leurs bras ; Paris fabriquant par jour trois mille fusils telles étaient les ressources de l'empereur. Peut-être aurait-il encore une fois bouleversé le monde, s'il avait pu se résoudre, en affranchissant la patrie, à appeler les nations étrangères à l'indépendance. Le moment était propice les rois qui promirent à leurs sujets des gouvernements constitutionnels venaient de manquer honteusement à leur parole. Mais la liberté était antipathique à Napoléon depuis qu'il avait bu à la coupe du pouvoir ; il aimait mieux être vaincu avec des soldats que de vaincre avec des peuples. Les corps qu'il poussa successivement vers les Pays-Bas se montaient à soixante-dix mille hommes. Ce que nous faisions à Gand. - M. de Blacas. Nous autres émigrés, nous étions dans la ville de Charles-Quint comme les femmes de cette ville assises derrière leurs fenêtres, elles voient dans un petit miroir incliné les soldats passer dans la rue. Louis XVIII était là dans un coin complètement oublié ; à peine recevait-il de temps en temps un billet du prince de Talleyrand revenant de Vienne, quelques lignes des membres du corps diplomatique résidant auprès du duc de Wellington en qualité de commissaires, MM. Pozzo di Borgo, de Vincent, etc., etc. On avait bien autre chose à faire qu'à songer à nous ! Un homme étranger à la politique n'aurait jamais cru qu'un impotent caché au bord de la Lys serait rejeté sur le trône par le choc des milliers de soldats prêts à s'égorger soldats dont il n'était ni le roi ni le général, qui ne pensaient pas à lui, qui ne connaissaient ni son nom ni son existence. De deux points si rapprochés, Gand et Waterloo, jamais l'un ne parut si obscur, l'autre si éclatant la légitimité gisait au dépôt comme un vieux fourgon brisé. Nous savions que les troupes de Bonaparte s'approchaient ; nous n'avions pour nous couvrir que nos deux petites compagnies sous les ordres du duc de Berry, prince dont le sang ne pouvait nous servir, car il était déjà demandé ailleurs. Mille chevaux détachés de l'armée française, nous auraient enlevés en quelques heures. Les fortifications de Gand étaient démolies ; l'enceinte qui reste eût été d'autant plus facilement forcée que la population belge ne nous était pas favorable. La scène dont j'avais été témoin aux Tuileries se renouvela on préparait secrètement les voitures de Sa Majesté ; les chevaux étaient commandés. Nous, fidèles ministres, nous aurions pataugé derrière ; à la grâce de Dieu. Monsieur partit pour Bruxelles, chargé de surveiller de plus près les mouvements. M. de Blacas était devenu soucieux et triste ; moi, pauvre homme, je le solaciais [Consoler, soulager.] . A Vienne on ne lui était pas favorable ; M. de Talleyrand s'en moquait ; les royalistes l'accusaient d'être la cause du retour de Bonaparte. Ainsi, dans l'une ou l'autre chance, plus d'exil honoré pour lui en Angleterre, plus de premières places possibles en France j'étais son unique appui. Je le rencontrais assez souvent au Marché aux chevaux, où il trottait seul ; m'attelant à son côté, je me conformais à sa triste pensée . Cet homme que j'ai défendu à Gand et en Angleterre, que je défendis en France après les Cent-Jours, et jusque dans la préface de la Monarchie selon la Charte , cet homme m'a toujours été contraire cela ne serait rien s'il n'eût été un mal pour la monarchie. Je ne me repens pas de ma niaiserie passée ; mais je dois redresser dans ces Mémoires les surprises faites à mon jugement ou à mon bon coeur. Bataille de Waterloo. Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles ; j'allai seul achever ma promenade sur la grande route. J'avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J'étais déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd je m'arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prêtai l'oreille ; je n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans des joncs et le son d'une horloge de village. Je poursuivis ma route je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long et à intervalles inégaux ; quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l'idée d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s'étant levé m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j'écoutais les échos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo ! Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j'aurais été moins ému si je m'étais trouvé dans la mêlée le péril, le feu, la cohue de la mort ne m'eussent pas laissé le temps de méditer ; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m'accablait Quel était ce combat ? Etait-il définitif ? Napoléon était-il là en personne ? Le monde comme la robe du Christ, était-il jeté au sort ? Succès ou revers de l'une ou de l'autre armée, quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage ? Mais quel sang coulait ! chaque bruit parvenu à mon oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français ? Etait-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France ? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue ? Si Napoléon l'emportait que devenait notre liberté ? Bien qu'un succès de Napoléon m'ouvrit un exil éternel, la patrie l'emportait dans ce moment dans mon coeur ; mes voeux étaient pour l'oppresseur de la France, s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère. Wellington triomphait-il ? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français ! La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés ! Que sera-ce qu'une restauration accomplie sous de tels auspices ?... Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon coeur. A quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas ; je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j'étendais vainement mes mains vers les Pyramides. Aucun voyageur ne paraissait ; quelques femmes dans les champs, sarclant paisiblement des sillons de légumes, n'avaient pas l'air d'entendre le bruit que j'écoutais. Mais voici venir un courrier je quitte le pied de mon arbre et je me place au milieu de la chaussée ; j'arrête le courrier et l'interroge. Il appartenait au duc de Berry et venait d'Alost. Il me dit " Bonaparte est entré hier 17 juin dans Bruxelles, après un combat sanglant. La bataille a dû recommencer aujourd'hui 18 juin. On croit à la défaite définitive des alliés, et l'ordre de la retraite est donné. " Le courrier continua sa route. Je le suivis en me hâtant je fus dépassé par la voiture d'un négociant qui fuyait en poste avec sa famille ; il me confirma le récit du courrier. Confusion à Gand. - Quelle fut la bataille de Waterloo. Tout était dans la confusion quand je rentrai à Gand on fermait les portes de la ville ; les guichets seuls demeuraient entre-baillés ; des bourgeois mal armés et quelques soldats de dépôt faisaient sentinelle. Je me rendis chez le Roi. Monsieur venait d'arriver par une route détournée il avait quitté Bruxelles sur la fausse nouvelle que Bonaparte y allait entrer, et qu'une première bataille perdue ne laissait aucune espérance du gain d'une seconde. On racontait que les Prussiens ne s'étant pas trouvés en ligne, les Anglais avaient été écrasés. Sur ces bulletins, le sauve qui peut devint général les possesseurs de quelques ressources partirent ; moi, qui ai la coutume de n'avoir jamais rien, j'étais toujours prêt et dispos. Je voulais faire déménager avant moi madame de Chateaubriand, grande bonapartiste, mais qui n'aime pas les coups de canon elle ne me voulut pas quitter. Le soir, conseil auprès de S. M. nous entendîmes de nouveau les rapports de Monsieur et les on dit recueillis chez le commandant de la place ou chez le baron d'Eckstein. Le fourgon des diamants de la couronne était attelé je n'avais pas besoin de fourgon pour emporter mon trésor. J'enfermai le mouchoir de soie noire dont j'entortille ma tête la nuit dans mon flasque portefeuille de ministre de l'intérieur, et je me mis à la disposition du prince, avec ce document important des affaires de la légitimité. J'étais plus riche dans ma première émigration, quand mon havresac me tenait lieu d'oreiller et servait de maillot à Atala mais en 1815 Atala était une grande petite fille dégingandée de treize à quatorze ans, qui courait le monde toute seule, et qui pour l'honneur de son père, avait fait trop parler d'elle. Le 19 juin, à une heure du matin, une lettre de M. Pozzo, transmise au Roi par estafette, rétablit la vérité des faits. Bonaparte n'était point entré dans Bruxelles ; il avait décidément perdu la bataille de Waterloo. Parti de Paris le 12 juin, il rejoignit son armée le 14. Le 15, il force les lignes de l'ennemi sur la Sambre. Le 16, il bat les Prussiens dans ces champs de Fleurus où la victoire semble à jamais fidèle aux Français. Les villages de Ligny et de Saint-Amand sont emportés. Aux Quatre-Bras, nouveau succès le duc de Brunswick reste parmi les morts. Blücher en pleine retraite se rabat sur une réserve de trente mille hommes, aux ordres du général de Bulow ; le duc de Wellington, avec les Anglais et les Hollandais, s'adosse à Bruxelles. Le 18 au matin, avant les premiers coups de canon, le duc de Wellington déclara qu'il pourrait tenir jusqu'à trois heures ; mais qu'à cette heure, si les Prussiens ne paraissaient pas, il serait nécessairement écrasé acculé sur Planchenois et Bruxelles, toute retraite lui était interdite. Surpris par Napoléon, sa position militaire était détestable ; il l'avait acceptée et ne l'avait pas choisie. Les Français emportèrent d'abord, à l'aile gauche de l'ennemi, les hauteurs qui dominent le château d'Hougoumont jusqu'aux fermes de la Haie-Sainte et de Papelotte ; à l'aile droite ils attaquèrent le village de Mont-Saint-Jean ; la ferme de la Haie-Sainte est enlevée au centre par le prince Jérôme. Mais la réserve prussienne paraît vers Saint-Lambert à six heures du soir une nouvelle et furieuse attaque est donnée au village de la Haie-Sainte ; Blücher survient avec des troupes fraîches et isole du reste de nos troupes déjà rompues les carrés de la garde impériale. Autour de cette phalange immobile, le débordement des fuyards entraîne tout parmi des flots de poussière, de fumée ardente et de mitraille, dans des ténèbres sillonnées de fusées à la congrève, au milieu des rugissements de trois cents pièces d'artillerie et du galop précipité de vingt-cinq mille chevaux c'était comme le sommaire de toutes les batailles de l'empire. Deux fois les Français ont crié Victoire ! deux fois leurs cris sont étouffés sous la pression des colonnes ennemies. Le feu de nos lignes s'éteint ; les cartouches sont épuisées ; quelques grenadiers blessés, au milieu de trente mille morts, de cent mille boulets sanglants, refroidis et conglobés à leurs pieds, restent debout appuyés sur leur mousquet, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d'eux l'homme des batailles écoutait, l'oeil fixe, le dernier coup de canon qu'il devait entendre de sa vie. Dans ces champs de carnage, son frère Jérôme combattait encore avec ses bataillons expirants accablés par le nombre, mais son courage ne peut ramener la victoire. Le nombre des morts du côté des alliés était estimé à dix-huit mille hommes, du côté des Français à vingt-cinq mille ; douze cents officiers anglais avaient péri ; presque tous les aides de camp du duc de Wellington étaient tués ou blessés ; il n'y eut pas en Angleterre une famille qui ne prît le deuil. Le prince d'Orange avait été atteint d'une balle à l'épaule ; le baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche, avait eu la main percée. Les Anglais furent redevables du succès aux Irlandais et à la brigade des montagnards écossais que les charges de notre cavalerie ne purent rompre. Le corps du général Grouchy, ne s'étant pas avancé, ne se trouva point à l'affaire. Les deux armées croisèrent le fer et le feu avec une bravoure et un acharnement qu'animait une inimitié nationale de dix siècles. Lord Castlereagh, rendant compte de la bataille à la Chambre des lords, disait " Les soldats anglais et les soldats français, après l'affaire, lavaient leurs mains sanglantes dans un même ruisseau, et d'un bord à l'autre se congratulaient mutuellement sur leur courage. " Wellington avait toujours été funeste à Bonaparte ou plutôt le génie rival de la France, le génie anglais, barrait le chemin à la victoire. Aujourd'hui les Prussiens réclament contre les Anglais l'honneur de cette affaire décisive ; mais, à la guerre, ce n'est pas l'action accomplie, c'est le nom qui fait le triomphateur ce n'est pas Bonaparte qui a gagné la véritable bataille d'Iéna. Les fautes des Français furent considérables ils se trompèrent sur des corps ennemis ou amis ; ils occupèrent trop tard la position des Quatre-Bras ; le maréchal Grouchy, qui était chargé de contenir les Prussiens avec ses trente-six mille hommes, les laissa passer sans les voir de là des reproches que nos généraux se sont adressés. Bonaparte attaqua de front selon sa coutume, au lieu de tourner les Anglais, et s'occupa, avec la présomption du maître, de couper la retraite à un ennemi qui n'était pas vaincu. Beaucoup de menteries et quelques vérités assez curieuses ont été débitées sur cette catastrophe. Le mot La garde meurt et ne se rend pas , est une invention qu'on n'ose plus défendre. Il paraît certain qu'au commencement de l'action, Soult fit quelques observations stratégiques à l'empereur " Parce que Wellington vous a battu, lui répondit sèchement Napoléon, vous croyez toujours que c'est un grand général. " A la fin du combat, M. de Turenne pressa Bonaparte de se retirer pour éviter de tomber entre les mains de l'ennemi Bonaparte, sorti de ses pensées comme d'un rêve, s'emporta d'abord ; puis tout à coup, au milieu de sa colère, il s'élance sur son cheval et fuit. Retour de l'empereur. - Réapparition de La Fayette. - Nouvelle abdication de Bonaparte. - Séances orageuses à la Chambre des pairs. - Présages menaçants pour la seconde Restauration. Le 19 juin cent coups de canon des Invalides avaient annoncé les succès de Ligny, de la Sambre, de Charleroi, des Quatre-Bras ; on célébrait des victoires mortes la veille à Waterloo. Le premier courrier qui transmit à Paris la nouvelle de cette défaite, une des plus grandes de l'histoire par ses résultats, fut Napoléon lui-même il rentra dans les barrières la nuit du 21 ; on eût dit de ses mânes revenant pour apprendre à ses amis qu'il n'était plus. Il descendit à l'Elysée-Bourbon lorsqu'il arriva de l'île d'Elbe, il était descendu aux Tuileries - ces deux asiles, instinctivement choisis, révélaient le changement de sa destinée. Tombé à l'étranger dans un noble combat, Napoléon eut à supporter à Paris les assauts des avocats qui voulaient mettre à sac ses malheurs il regrettait de n'avoir pas dissous la Chambre avant son départ pour l'armée ; il s'est souvent aussi repenti de n'avoir pas fait fusiller Fouché et Talleyrand. Mais il est certain que Bonaparte, après Waterloo, s'interdit toute violence, soit qu'il obéît au calme habituel de son tempérament, soit qu'il fût dompté par la destinée ; il ne dit plus comme avant sa première abdication " On verra ce que c'est que la mort d'un grand homme . " Cette verve était passée. Antipathique à la liberté, il songea à casser cette Chambre des représentants que présidait Lanjuinais, de citoyen devenu sénateur, de sénateur devenu pair, de pair redevenu citoyen, de citoyen allant redevenir pair. Le général La Fayette, député, lut à la tribune une proposition qui déclarait " la Chambre en permanence, crime de haute trahison toute tentative pour la dissoudre, traître à la patrie, et jugé comme tel, quiconque s'en rendrait coupable ". 21 juin 1815. Le discours du général commençait par ces mots " Messieurs, lorsque pour la première fois depuis bien des années j'élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler du danger de la patrie. ... Voici l'instant de nous rallier autour du drapeau tricolore, de celui de 89, celui de la liberté, de l'égalité et de l'ordre public. " L'anachronisme de ce discours causa un moment d'illusion ; on crut voir la Révolution, personnifiée dans La Fayette, sortir du tombeau et se présenter pâle et ridée à la tribune. Mais ces motions d'ordre, renouvelées de Mirabeau, n'étaient plus que des armes hors d'usage, tirées d'un vieil arsenal. Si La Fayette rejoignait noblement la fin et le commencement de sa vie, il n'était pas en son pouvoir de souder les deux bouts de la chaîne rompue du temps. Benjamin Constant se rendit auprès de l'empereur à l'Elysée-Bourbon ; il le trouva dans son jardin. La foule remplissait l'avenue de Marigny et criait Vive l'empereur ! cri touchant échappé des entrailles populaires ; il s'adressait au vaincu ! Bonaparte dit à Benjamin Constant " Que me doivent ceux-ci ? je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. " C'est peut-être le seul mot qui lui soit sorti du coeur, si toutefois l'émotion du député n'a pas trompé son oreille. Bonaparte prévoyant l'événement, vint au-devant de la sommation qu'on se préparait à lui faire ; il abdiqua pour n'être pas contraint d'abdiquer " Ma vie politique est finie, dit-il je déclare mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français. " Inutile disposition, telle que celle de Charles X en faveur de Henri V on ne donne des couronnes que lorsqu'on les possède, et les hommes cassent le testament de l'adversité. D'ailleurs l'empereur n'était pas plus sincère en descendant du trône une seconde fois qu'il ne l'avait été dans sa première retraite ; aussi lorsque les commissaires français allèrent apprendre au duc de Wellington que Napoléon avait abdiqué, il leur répondit " Je le savais depuis un an. " La Chambre des représentants, après quelques débats où Manuel prit la parole, accepta la nouvelle abdication de son souverain, mais vaguement et sans nommer de régence. Une commission exécutive est créée le duc d'Otrante la préside ; trois ministres, un conseiller d'Etat et un général de l'empereur la composent et dépouillent de nouveau leur maître c'était Fouché, Caulaincourt, Carnot, Quinette et Grenier. Pendant ces transactions, Bonaparte retournait ses idées dans sa tête " Je n'ai plus d'armée, disait-il, je n'ai plus que des fuyards. La majorité de la Chambre des députés est bonne ; je n'ai contre moi que La Fayette, Lanjuinais et quelques autres. Si la nation se lève, l'ennemi sera écrasé ; si, au lieu d'une levée, on dispute, tout sera perdu. La nation n'a pas envoyé les députés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point, quelque chose qu'ils fassent ; je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée si je disais un mot, ils seraient assommés. Mais si nous nous querellons au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du Bas-Empire. " Une députation de la Chambre des représentants étant venue le féliciter sur sa nouvelle abdication, il répondit " Je vous remercie je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France ; mais je ne l'espère pas. " Il se repentit bientôt après, lorsqu'il apprit que la Chambre des représentants avait nommé une commission de gouvernement composée de cinq membres. Il dit aux ministres " Je n'ai point abdiqué en faveur d'un nouveau Directoire ; j'ai abdiqué en faveur de mon fils si on ne le proclame point, mon abdication est nulle et non avenue. Ce n'est point en se présentant devant les alliés l'oreille basse et le genou en terre que les Chambres les forceront à reconnaître l'indépendance nationale. " Il se plaignait que La Fayette, Sébastiani, Pontécoulant, Benjamin Constant, avaient conspiré contre lui, que d'ailleurs les Chambres n'avaient pas assez d'énergie. Il disait que lui seul pouvait tout réparer, mais que les meneurs n'y consentiraient jamais, qu'ils aimeraient mieux s'engloutir dans l'abîme que de s'unir avec lui, Napoléon, pour le fermer. Le 27 juin, à la Malmaison, il écrivit cette sublime lettre " En abdiquant le pouvoir, je n'ai pas renoncé au plus noble droit du citoyen, au droit de défendre mon pays. Dans ces graves circonstances, j'offre mes services comme général, me regardant encore comme le premier soldat de la patrie. " Le duc de Bassano lui ayant représenté que les Chambres ne seraient pas pour lui " Alors je le vois bien, dit-il, il faut toujours céder. Cet infâme Fouché vous trompe, il n'y a que Caulaincourt et Carnot qui valent quelque chose ; mais que peuvent-ils faire, avec un traître, Fouché, et deux niais, Quinette et Grenier, et deux Chambres qui ne savent ce qu'elles veulent. Vous croyez tous comme des imbéciles aux belles promesses des étrangers ; vous croyez qu'ils vous mettront la poule au pot, et qu'ils vous donneront un prince de leur façon, n'est-ce pas ? Vous vous trompez [Voyez les Oeuvres de Napoléon , tome Ier, dernières pages. . " Des plénipotentiaires furent envoyés aux alliés. Napoléon requit le 29 juin deux frégates, stationnées à Rochefort, pour le transporter hors de France ; en attendant il s'était retiré à la Malmaison. Les discussions étaient vives à la Chambre des pairs. Longtemps ennemi de Bonaparte, Carnot qui signait l'ordre des égorgements d'Avignon sans avoir le temps de le lire, avait eu le temps, pendant les Cent-Jours, d'immoler son républicanisme au titre de comte. Le 22 juin, il avait lu au Luxembourg une lettre du ministre de la guerre, contenant un rapport exagéré sur les ressources militaires de la France. Ney, nouvellement arrivé, ne put entendre ce rapport sans colère. Napoléon, dans ses bulletins, avait parlé du maréchal avec un mécontentement mal déguisé, et Gourgaud accusa Ney d'avoir été la principale cause de la perte de la bataille de Waterloo. Ney se leva et dit " Ce rapport est faux, faux de tous points Grouchy ne peut avoir sous ses ordres que vingt à vingt-cinq mille hommes tout au plus. Il n'y a plus un seul soldat de la garde à rallier je la commandais ; je l'ai vu massacrer tout entière avant de quitter le champ de bataille. L'ennemi est à Nivelle avec quatre-vingt mille hommes ; il peut être à Paris dans six jours vous n'avez d'autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrir des négociations. " L'aide de camp Flahaut voulut soutenir le rapport du ministre de la guerre ; Ney répliqua avec une nouvelle véhémence " Je le répète, vous n'avez d'autre voie de salut que la négociation. Il faut que vous rappeliez les Bourbons. Quant à moi, je me retirerai aux Etats-Unis. " A ces mots, Lavalette et Carnot accablèrent le maréchal de reproches ; Ney leur répondit avec dédain " Je ne suis pas de ces hommes pour qui leur intérêt est tout que gagnerai-je au retour de Louis XVIII ? d'être fusillé pour crime de désertion ; mais je dois la vérité à mon pays. " Dans la séance des pairs du 23, le général Drouot, rappelant cette scène, dit " J'ai vu avec chagrin ce qui fut dit hier pour diminuer la gloire de nos armes, exagérer nos désastres et diminuer nos ressources. Mon étonnement a été d'autant plus grand que ces discours étaient prononcés par un général distingué Ney, qui, par sa grande valeur et ses connaissances militaires, a tant de fois mérité la reconnaissance de la nation. " Dans la séance du 22, un second orage avait éclaté à la suite du premier il s'agissait de l'abdication de Bonaparte ; Lucien insistait pour qu'on reconnût son neveu empereur. M. de Pontécoulant interrompit l'orateur, et demanda de quel droit Lucien, étranger et prince romain, se permettait de donner un souverain à la France. " Comment, ajouta-t-il, reconnaître un enfant qui réside en pays étranger ? " A cette question, La Bédoyère s'agitant devant son siège " J'ai entendu des voix autour du trône du souverain heureux ; elles s'en éloignent aujourd'hui qu'il est dans le malheur. Il y a des gens qui ne veulent pas reconnaître Napoléon II, parce qu'ils veulent recevoir la loi de l'étranger, à qui ils donnent le nom d'alliés. L'abdication de Napoléon est indivisible. Si l'on ne veut pas reconnaître son fils, il doit tenir l'épée, environné de Français qui ont versé leur sang pour lui, et qui sont encore tout couverts de blessures. Il sera abandonné par de vils généraux qui l'ont déjà trahi. Mais si l'on déclare que tout Français qui quittera son drapeau sera couvert d'infamie, sa maison rasée, sa famille proscrite, alors plus de traîtres, plus de manoeuvres qui ont occasionné les dernières catastrophes et dont peut-être quelques auteurs siègent ici. " La Chambre se lève en tumulte " A l'ordre ! à l'ordre ! à l'ordre ! " mugit-on blessé du coup " Jeune homme, vous vous oubliez ! " s'écria Masséna. " Vous vous croyez encore au corps de garde ? " disait Lameth. Tous les présages de la seconde Restauration furent menaçants Bonaparte était revenu à la tête de quatre cents Français, Louis XVIII revenait derrière quatre cent mille étrangers ; il passa près de la mare de sang de Waterloo, pour aller à Saint-Denis comme à sa sépulture. C'était pendant que la légitimité s'avançait ainsi que retentissaient les interpellations de la Chambre des pairs ; il y avait là je ne sais quoi de ces terribles scènes révolutionnaires aux grands jours de nos malheurs, quand le poignard circulait au tribunal entre les mains des victimes. Quelques militaires dont la funeste fascination avait amené la ruine de la France, en déterminant la seconde invasion de l'étranger, se débattaient sur le seuil du palais ; leur désespoir prophétique, leurs gestes, leurs paroles de la tombe, semblaient annoncer une triple mort mort à eux-mêmes, mort à l'homme qu'ils avaient béni, mort à la race qu'ils avaient proscrite. Départ de Gand. - Arrivée à Mons. - Je manque ma première occasion de fortune dans ma carrière politique. - M. de Talleyrand à Mons. - Scène avec le Roi. - Je m'intéresse bêtement à M. de Talleyrand. Tandis que Bonaparte se retirait à la Malmaison avec l'empire fini, nous, nous partions de Gand avec la monarchie recommençante. Pozzo, qui savait combien il s'agissait peu de la légitimité en haut lieu, se hâta d'écrire à Louis XVIII de partir et d'arriver vite, s'il voulait régner avant que la place fût prise c'est à ce billet que Louis XVIII dut sa couronne en 1815. A Mons, je manquai la première occasion de fortune de ma carrière politique ; j'étais mon propre obstacle et je me trouvais sans cesse sur mon chemin. Cette fois, mes qualités me jouèrent le mauvais tour que m'auraient pu faire mes défauts. M. de Talleyrand, dans tout l'orgueil d'une négociation qui l'avait enrichi, prétendait avoir rendu à la légitimité les plus grands services et il revenait en maître. Etonné que déjà on n'eût point suivi pour le retour à Paris la route qu'il avait tracée, il fut bien plus mécontent de retrouver M. de Blacas avec le Roi. Il regardait M. de Blacas comme le fléau de la monarchie ; mais ce n'était pas là le vrai motif de son aversion il considérait dans M. de Blacas le favori, par conséquent le rival ; il craignait aussi Monsieur et s'était emporté lorsque, quinze jours auparavant, Monsieur lui avait fait offrir son hôtel sur la Lys. Demander l'éloignement de M. de Blacas, rien de plus naturel ; l'exiger, c'était trop se souvenir de Bonaparte. M. de Talleyrand entra dans Mons vers les six heures du soir, accompagné de l'abbé Louis M. de Ricé, M. de Jaucourt et quelques autres commensaux, volèrent à lui. Plein d'une humeur qu'on ne lui avait jamais vue, l'humeur d'un roi qui croit son autorité méconnue, il refusa de prime abord d'aller chez Louis XVIII, répondant à ceux qui l'en pressaient par sa phrase ostentatrice " Je ne suis jamais pressé ; il sera temps demain. " Je l'allai voir ; il me fit toutes ces cajoleries avec lesquelles il séduisait les petits ambitieux et les niais importants. Il me prit par le bras, s'appuya sur moi en me parlant familiarités de haute faveur, calculées pour me tourner la tête, et qui étaient, avec moi, tout à fait perdues ; je ne comprenais même pas. Je l'invitai à venir chez le Roi où je me rendais. Louis XVIII était dans ses grandes douleurs il s'agissait de se séparer de M. de Blacas ; celui-ci ne pouvait rentrer en France ; l'opinion était soulevée contre lui ; bien que j'eusse eu à me plaindre du favori à Paris, je ne lui en avais témoigné à Gand aucun ressentiment. Le Roi m'avait su gré de ma conduite ; dans son attendrissement, il me traita à merveille. On lui avait déjà rapporté les propos de M. de Talleyrand " Il se vante, me dit-il, de m'avoir remis une seconde fois la couronne sur la tête et il me menace de reprendre le chemin de l'Allemagne qu'en pensez-vous, monsieur de Chateaubriand ? " Je répondis " On aura mal instruit Votre Majesté ; M. de Talleyrand est seulement fatigué. Si le Roi y consent, je retournerai chez le ministre. " Le Roi parut bien aise ; ce qu'il aimait le moins, c'étaient les tracasseries ; il désirait son repos aux dépens même de ses affections. M. de Talleyrand au milieu de ses flatteurs était plus monté que jamais. Je lui représentai qu'en un moment aussi critique il ne pouvait songer à s'éloigner. Pozzo le prêcha dans ce sens bien qu'il n'eut pas la moindre inclination pour lui, il aimait dans ce moment à le voir aux affaires comme une ancienne connaissance ; de plus il le supposait en faveur près du czar. Je ne gagnai rien sur l'esprit de M. de Talleyrand, les habitués du prince me combattaient ; M. Mounier même pensait que M. de Talleyrand devait se retirer. L'abbé Louis, qui mordait tout le monde, me dit en secouant trois fois sa mâchoire " Si j'étais le prince, je ne resterais pas un quart d'heure à Mons. " Je lui répondis " Monsieur l'abbé, vous et moi nous pouvons nous en aller où nous voulons ; personne ne s'en apercevra ; il n'en est pas de même de M. de Talleyrand. " J'insistai encore et je dis au prince " Savez-vous que le Roi continue son voyage ? " M. de Talleyrand parut surpris, puis il me dit superbement, comme le Balafré à ceux qui le voulaient mettre en garde contre les desseins de Henri III " Il n'osera ! " Je revins chez le Roi où je trouvai M. de Blacas. Je dis à S. M., pour excuser son ministre, qu'il était malade, mais qu'il aurait très certainement l'honneur de faire sa cour au Roi le lendemain. " Comme il voudra, répliqua Louis XVIII je pars à trois heures " ; et puis il ajouta affectueusement ces paroles " Je vais me séparer de M. de Blacas ; la place sera vide, monsieur de Chateaubriand. " C'était la maison du Roi mise à mes pieds. Sans s'embarrasser davantage de M. de Talleyrand, un politique avisé aurait fait attacher ses chevaux à sa voiture pour suivre ou précéder le Roi je demeurai sottement dans mon auberge. M. de Talleyrand, ne pouvant se persuader que le Roi s'en irait, s'était couché à trois heures on le réveille pour lui dire que le Roi part ; il n'en croit pas ses oreilles " Joué ! trahi ! " s'écria-t-il. On le lève et le voilà, pour la première fois de sa vie, à trois heures du matin dans la rue, appuyé sur le bras de M. de Ricé. Il arrive devant l'hôtel du Roi ; les deux premiers chevaux de l'attelage avaient déjà la moitié du corps hors de la porte cochère. On fait signe de la main au postillon de s'arrêter ; le Roi demande ce que c'est. On lui crie " Sire, c'est M. de Talleyrand. - Il dort, dit Louis XVIII. - Le voilà, sire. - Allons ! " répondit le Roi. Les chevaux reculent avec la voiture ; on ouvre la portière, le Roi descend, rentre en se traînant dans son appartement, suivi du ministre boiteux. Là M. de Talleyrand commence en colère une explication. Sa Majesté l'écoute et lui répond " Prince de Bénévent, vous nous quittez ? Les eaux vous feront du bien vous nous donnerez de vos nouvelles. " Le Roi laisse le prince ébahi, se fait reconduire à sa berline et part. M. de Talleyrand bavait de colère ; le sang-froid de Louis XVIII l'avait démonté lui, M. de Talleyrand, qui se piquait de tant de sang-froid, être battu sur son propre terrain, planté là, sur une place à Mons, comme l'homme le plus insignifiant il n'en revenait pas ! Il demeure muet, regarde s'éloigner le carrosse, puis saisissant le duc de Lévis par un bouton de son spencer " Allez, monsieur le duc, allez dire comme on me traite ! J'ai remis la couronne sur la tête du Roi il en revenait toujours à cette couronne, et je m'en vais en Allemagne commencer la nouvelle émigration. " M. de Lévis écoutant en distraction, se haussant sur la pointe du pied, dit " Prince, je pars, il faut qu'il y ait au moins un grand seigneur avec le Roi. " M. de Lévis se jeta dans une carriole de louage qui portait le chancelier de France les deux grandeurs de la monarchie capétienne s'en allèrent côte à côte la rejoindre, à moitié frais, dans une benne mérovingienne. J'avais prié M. de Duras de travailler à la réconciliation et de m'en donner les premières nouvelles. " Quoi ! m'avait dit M. de Duras, vous restez après ce que vous a dit le Roi ? " M. de Blacas, en partant de Mons de son côté, me remercia de l'intérêt que je lui avais montré. Je retrouvai M. de Talleyrand embarrassé ; il en était au regret de n'avoir pas suivi mon conseil, et d'avoir, comme un sous-lieutenant mauvaise tête, refusé d'aller le soir chez le Roi ; il craignait que des arrangements eussent lieu sans lui, qu'il ne pût participer à la puissance politique et profiter des tripotages d'argent qui se préparaient. Je lui dis que, bien que je différasse de son opinion, je ne lui en restais pas moins attaché, comme un ambassadeur à son ministre ; qu'au surplus j'avais des amis auprès du Roi, et que j'espérais bientôt apprendre quelque chose de bon. M. de Talleyrand était une vraie tendresse, il se penchait sur mon épaule ; certainement il me croyait dans ce moment un très grand homme. Je ne tardai point à recevoir un billet de M. de Duras ; il m'écrivait de Cambrai que l'affaire était arrangée, et que M. de Talleyrand allait recevoir l'ordre de se mettre en route cette fois le prince ne manqua pas d'obéir. Quel diable me poussait ? Je n'avais point suivi le Roi qui m'avait pour ainsi dire offert ou plutôt donné le ministère de sa maison et qui fut blessé de mon obstination à rester à Mons je me cassais le cou pour M. de Talleyrand que je connaissais à peine, que je n'estimais point, que je n'admirais point ; pour M. de Talleyrand qui allait entrer dans des combinaisons nullement les miennes, qui vivait dans une atmosphère de corruption dans laquelle je ne pouvais respirer ! Ce fut de Mons même, au milieu de tous ses embarras que le prince de Bénévent envoya M. Duperey toucher à Naples les millions d'un de ses marchés de Vienne. M. de Blacas cheminait en même temps avec l'ambassade de Naples dans sa poche, et d'autres millions que le généreux exilé de Gand lui avait donnés à Mons. Je m'étais tenu dans de bons rapports avec M. de Blacas, précisément parce que tout le monde le détestait ; j'avais encouru l'amitié de M. de Talleyrand pour ma fidélité à un caprice de son humeur ; le Roi m'avait positivement appelé auprès de sa personne ; et je préférai la turpitude d'un homme sans foi à la faveur de Sa Majesté il était trop juste que je reçusse la récompense de ma stupidité, que je fusse abandonné de tous, pour les avoir voulu servir tous. Je rentrai en France n'ayant pas de quoi payer ma route, tandis que les trésors pleuvaient sur les disgraciés je méritais cette correction. C'est fort bien de s'escrimer en pauvre chevalier quand tout le monde est cuirassé d'or ; mais encore ne faut-il pas faire des fautes énormes moi demeuré auprès du Roi, la combinaison du ministère Talleyrand et Fouché devenait presque impossible ; la Restauration commençait par un ministère moral et honorable, toutes les combinaisons de l'avenir pouvaient changer. L'insouciance que j'avais de ma personne me trompa sur l'importance des faits la plupart des hommes ont le défaut de se trop compter ; j'ai le défaut de ne me pas compter assez je m'enveloppai dans le dédain habituel de ma fortune ; j'aurais dû voir que la fortune de la France se trouvait liée dans ce moment à celle de mes petites destinées ce sont de ces enchevêtrements historiques fort communs. De Mons à Gonesse. - Je m'oppose avec M. le Comte Beugnot à la nomination de Fouché comme ministre mes raisons. - Le duc de Wellington l
Plinele Jeune raconte à son ami Tacite, l’historien, les circonstances de la mort de son oncle Pline l’Ancien lors de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C. Pline le Jeune, Lettres, Livre VI, Lettre 16, 4-20. 4 (Mon oncle Pline) se trouvait à Misène et commandait la flotte en personne. Le 9 avant les kalendes de septembre, aux Les avis des petits Mômes - Ce livre est une merveille pour celui qui comprend l'état actuel de ce monde comme pour celui qui ne fait que le découvrir. Il est assez juste de dire qu'il faille avoir un minimum de connaissances culturelles et un certain vécu pour le comprendre, ne serait-ce que pour l'allusion aux petites guerres, mais il est quand même très abordable. Plein de subtilités dans cette fiction, qui reflète bien plus un état d'esprit moderne qu'un Age en particulier, elle nous arrache un petit sourire aux coins des lèvres. Ha ! ce leitmotive tellement bon du Back to the trees! Back to nature! Pour un peu, on en redemanderait. Cela dit, je comprends que certains l'aient trouvé "nul", après tout c'est une histoire de goût et je pense que l'âge du lecteur compte pour beaucoup. Tout le monde ne se pose pas non plus de grandes questions existentielles. Néanmoins, je vous conseille vivement d'y jeter un oeil un peu moins dégouté car ce livre aborde des questions éthiques, sociales, économiques voir philosophiques etc. et montre du doigt ce qui pose problème encore aujourd'hui. Utile pour prendre un peu de distance vis à vis du monde dans lequel on vit. Et puis ! Pour une fois qu'une personne tente d'en parler avec un humour et une écriture qui est somme toute plutôt agrèable, forcez vous un peu au début, le travail ça paye un jour ou l'autre. Essayez de mettre de côté le fait que le prof vous a dit de le lire parce que c'est au programme, autrement vous allez passer à côté d'un truc - Eh bien moi je ne suis pas d'accord avec tous ceux qui disent que ce livre est nul , car j'ai eu plusieurs fiches de lectures à faire au cours de cette année et je peux vous dire qu'à côté de L'Enfant, de Jules Valles ou bien La vie, de Maupassant, Pourquoi j'ai mangé mon père c'est exellent bien sûr je ne suis pas morte de rire mais j'ai souri, c'est déjà ça ! Je l'ai lu en quelques heures pas comme 'L'Enfant que j'ai lu en plusieurs jours voire semaines !!! Je vous recommande ce livre si vous ne savez pas quoi lire !!!- J'ai lu seulement quelques pages de ce livre et il ne m'inspire pas du tout! Le problème est que je dois répondre à cette question "En quoi ce roman est-il un apologue? " pour le 27 février! Alors si vous pouviez m'aider ça serait super sympa! merci - C'est vrai que au début les 4 premiers chapitres on comprend pas vraiment mais en fait après ça va beaucoup mieux... et puis ceux qui disent que c'est nul, c'est soit qu'ils n'ont rien compris à l'histoire soit ils n'ont pas beaucoup de culture - Bonjour je dois faire un petite présentation sur l'art du discours dans Pourquoi j'ai mangé mon père, pouvez-vous me donner quelques indications pour me mettre sur la piste? Merci - svp aidez moi!!! je dois faire un résumé rapide du livre, la présentation des personnages principaux, le message de l'auteur répondez-moi - Roy Lewis 1914-1996 était un journaliste et sociologue anglais. Il a vécu en Australie de 1938 à 1946, il était ami avec un ethnologue qui l'a amené à s'intéresser à l'homme primitif et à ce qu'il pouvait de nous apprendre de nous même. Il s'inquiète des risques de l'armement nucléaire et problème de l'éthique qui doit maitriser les conséquences des progrès scientifiques. D'où cette parabole sous forme de roman ayant pour cadre une tribu de pithécanthropes d'Afrique et s'interrogeant sur les limites à poser aux avancées techniques. Un narrateur Ernest, personnage de la fiction fait à ses enfants le récit de la grande aventure qui fit passer sa famille de l'état de horde animale à l'état de tribu humaine. Principal héros Edouard. Lieu Afrique orientale lieu de découvertes des premiers hommes Lucy. Époque le pléistocène. Si quelqu'un pouvait m'aider à répondre à ses questions ce serait génial 1 L'homme civilisé est-il un homme dénaturé? 2 L'homme et les techniques jusqu'où peut-on maitriser la nature? Les expériences innovantes sont-elles dangereuses? 3 L'homme est-il le responsable des progrès de l'espèce toute entière? Doit-il partager ses découvertes? En est-il propriétaire? 4Le contrôle de l'instinct sexuel fait-il progresser intellectuellement l'homme? Le bonheur naît-il de la facilité? Merci - Ce livre est vraiment génial et très drôle. - Est-ce-que le fait de manger son père est une étape nécessaire à l'accomplissement de l'être? L'Humanité a évolué en passant par ce stade "antropophagique" et l'être humain ne devient-il adulte qu'à la mort de son "modèle"??? Bonne nuit. - Ce livre est absolument génial ! Ceux qui disent qu'il est pourri» n'ont rien compris au message que l'auteur veut nous donner ! Enfin... Je le conseille à tout le monde, à lire pour le plaisir ! Mais aux personnes ayant une certaine culture ! - Moi je dois résumer chaque chapitre et franchement il est pourri. Vous savez quoi, j'ai lu les 5 premiers chapitres et tellement que c'est nul j'ai tout oublié l'histoire. [...] - Vous n'aimez pas ce livre; très bien. Mais l'avez-vous lu au moins? Et en quelle classe êtes-vous? Franchement, si vous êtes au collège, c'est un peu dur, sauf pour un élève assez à l'aise dans la chose littéraire. Pourquoi j'ai mangé mon père est une oeuvre passionnante, mais elle mérite des explications, et vous les recevrez en classe. Mais si vous voulez en profiter, faites d'abord l'effort de lire. Sinon vous ne capterez rien au film. Reconnaissez aussi que vous vous y prenez un peu tard pour faire ce travail. N'oubliez pas non plus que tout ne peut pas être "facile" en classe, car le rôle d'un prof de français est de vous faire découvrir des oeuvres que vous n'auriez pas l'idée d'aller chercher tout seul. Pas de sombrer dans la démagogie en choisissant des oeuvres style BD, sans texte, qui vous induiraient en erreur quant à votre niveau. Si vous n'aimez pas ce livre aujourd'hui, vous le comprendrez peut-être un peu plus tard. Ce n'est pas grave si vous sautez des pages, pas grave si vous ne le finissez pas. Mais ne dites pas "c'est nul". Nul, c'est ce qui n'existe pas. Or ce livre existe, et il vous gêne. Vous ne l'aimez pas, il vous rendra service en ce sens qu'il vous aidera à prendre conscience de ce que vous aimez ou pas. Et c'est un beau cadeau à vous faire que de vous aider à former votre choix. Si on ne vous fait étudier que ce que vous aimez, comment saurez-vous ce que vous aimez ? Bonne chance pour l'étude de ce livre. Et pour votre fin d'année. Nicole. - Ce livre est génial si on a la patience de le lire - Je n'ai pas tout lu mais c'est pour l'instant très sympathique. C'est plein d'anachronismes et j'aime bien ça . - Et bien que dire de plus.... .. à part que je remercie ceux qui ont créé le site car il est vraiment utile. Pour ma part je dois rendre mon travail de fin de réthorique sur ce livre mais pour tous ceux qui sont dans le même cas que moi, il existe l'analyse du livre en format pocket 200 pages mais le problème c'est que je ne trouve nulle part de biographie sur Roy Lewis si quelqu'un pouvait m'aider ce serait sympa. Je dois rendre le travail le 10 mai 2004. - Salut j'aurais besoin absolument du resumé de Pourquoi j'ai mangé mon père s'il vous plait car j'ai acheté le livre aujourd'hui mercredi 28 avril 2004 et j'ai un contrôle dessus le vendredi 30 avril s'il vous plait répondez moi - C'est vrai que ce livre était complètement pourrave et j'ai lu seulement quand on était obligé quelques chapitres voilà franchement je déconseille à tout le monde de lire ce livre. Et puis vive l'humour avec eux !!!!! C'était pas drôle du tout. Lola - J'ai lu aussi ce livre et je trouve les 10 premiers chapitres vraiment très nuls et ennuyeux d'autant plus que le seul sujet est le feu. Mais les chapitres suivants sont plutôt pas mal et les anachronisme peuvent faire sourire. Bon j'ai dit sourire pas rire, il ne faut pas non plus en rajouter!!! Je pense alors qu'il ne faut pas juger ce livre trop sévèrement. - Personnellement ce livre ne m'a pas spécialement emballé, je trouve l'humour de l'auteur assez pathétique, il serait malgré tout fâcheux de le critiquer car ce dernier a surement fournit un travail inomable pour son oeuvre. - Déjà quand on voit la couverture on n'a pas trop l'envie de le lire ce book, alors quand on commence les premières pages sans avoir lu la préface..... et bah.... ce n'est pas ppour rien que je suis sur ce site!!! c'est logique! Impossible à lire, ne me donne aucunnement envie... alors je vais encore parcourir les pages d'internet à la recherche de résumés!!!!! Help!!! je ne veux pas le lire , je crois que je n'aurais pas la force!!!!!! C'est l'enfer il ne me reste que 8 jours pour le lire avant la rentrée et je pense que ce sera irréalisable!!! C'est encore plus dur quand vous savez que votre prof de français vous pose le plus souvent des questions assez hardes!!! Il va falloir que je fasse preuve de courage et de force!!!! Peut être fumerais je n'importe quelle substances pour réussir à lire ce livre!!!! bien que je sois pas attirée par ces drogues... mais quand il faut y aller ,faut y aller!!!!!! Bonne chance à ceux qui partage mon avis!!! - J'ai du mal à comprendre les gens qui dénigrent ce livre. Je suis en train de le lire et franchement, je le trouve facile à lire... Ne vous plaignez pas, moi je suis heureuse d'avoir un livre comme ça à lire pour l'école, c'est original pour une fois. Vous n'avez sûrement pas du endurer la lecture de la Peste de Camus ou des longues et interminables description de Zola, ni vous taper un livre de 300 pages sur la question kurde, même Proust et son Swann paraissent plus passionnant. Moi je me régale avec un livre si simple et gai. - C'est nuuuulllllll, vraiment nullll je vous dis qui peut m'aider faire une fiche de lecture pour madame Bernard svp merci je vous aime tous - Je n'ai pas lu le livre et j'ai un travail qui consiste à faire un lien avec un thème du livre et aujourd'hui ou un film ou un autre livre etc, le travail doit comporter environ 1000 mots. C'est pour lundi et je n'ai pas le temps et ni le goût de faire ce travail, puisque j'en ai plusieurs autres à faire...Si quelqu'un à déjà fait le travail, ne vous génez pas pour me l'envoyer. Merci à l'avance. - Alors... je n'arrive pas du tout à m'intéresser à ce livre... je le trouve totalement inintéressant!!! Comment voulez-vous faire un résumé d'un livre qu'on n'a pas lu qui ne vous passionne pas!!! Je pense que ce n'est pas en lisant ce genre de livres que l'on ira plus loin dans la vie parce-que qu'est-ce-qu'on en a à f.......!!! C'est tout - signé 2 filles qui bloquent sur ce livre tout pourri!!! on est véner!!! - Salut j'ai un éloge ou un blâme à faire sur ce livre est-ce que quelqu'un pourrait m'aider svp? Merci - Je dois lire ce livre pour demain 16 mars 2004 et ça ne me branche pas du tout. J'ai lu le 1er chapitre et c'est nul. Si vous devez le lire prévoyez assez de temps car c'est très ennuyeux de lire un chapitre alors tout le livre, bonne chance. "Bonne Lecture....." - C'est de la m[...] ce livre bon courage - Moi, franchement j'ai du lire ce livre pour l'école si ça n'avait pas été pour l'école je pense que je me serais bien passé de le lire !!!! C'est peut être marrant à des passages mais alors il y a des moments où mes yeux se fermaient tout seul tellement ça les fatiguaient de lire des c[...] pareilles!!! Demain je vais avoir des questions dessus par ma prof est franchement ça aussi je m'en serais bien passé!!! Pour ceux qui ne l'ont pas lu je trouve qu'ils on bien fait car moi je l'ai lu en entier et croyez- moi je n'ai toujours rien compris lol j'ai perdu mon temps pour rien !!!! voilà je vous dis salut et bon courage pour ceux qui sont en train de lire !!! lol - J'ai trouvé ce livre pourri mais vraiment pourri !! Déjà rien que le titre ne me donnait pas envie de lire alors quand j'ai commencé à lire j'ai cru que j'allais jamais finir!!!!! Bon courage à vous !!! Manu - Résumé chapitre 1 à 5 Dans notre horde de Pithécantropes, mon père découvrit et appris à manier le feu. Mon oncle n'approuvait pas ce maniemment qu'il qualifiait contre nature. Cependant le feu nous réchauffait, nous éclairait, nous défendait et chassait les habitants des cavernes que nous voulions nous appropriér. En escaladant un volcan, mon père compris comment nourrir et transporter le feu. Par hasard, il créa la lance de chasse à pointe très solide et nous n'avions plus faim. Il fit des pièges dont il s'était inspiré grâce aux crocodiles. Les femmes restaient au foyer car la chasse était plus facile. Notre éducation était basée sur la taille des silexs, la faune, la flore et la chasse. Mon père nous expliqua que notre non-spécialisation nous permettait d'évoluer. Sandrine P. Pour autre information - Super bouquin ! Ca se lit très bien et c'est franchement drôle. On peut même se retrouver dans l'histoire des personnages, par exemple le rétrograde oncle Vania qui refuse de changer ses habitudes pour essayer d'améliorer sa condition, mais aussi Edouard largement en avance sur son temps . On peut prendre ce livre comme une satire de notre époque ! Mais j'aurais quand même une critique il est où le thème de la croyance dans tout ça ???? C'est pas que j'ai un exposé à faire mais presque ! Je me répète super bouquin ... - Moi c'est un livre qui ne me plaisait pas du tout au début et puis de pages en pages il m'a fait sourire avec tous les anachronisme présents dans certains passages. Après c'est chacun son propre avis de toute façon... Bonne lecture - Je trouve ce livre un peu beaucoup bizarre. Je dois faire un résumé et je crois qu'il faut sauter la plupart des passages et je trouve ça dommage car le plus intéressant dans ce livre sont les anecdotes et les petites histoires . Au final je trouve ce livre fait pour des personnes peut-être plus âgées que moi +15 ans car je sens qu'il y a une morale à ce livre gargantuesque et drôle malgré tous les reproches qu'on pourrait lui faire. - Moi j'ai trouvé ce livre très marrant mais il est vrai qu'il n'est pas réaliste cependant je dois faire un big travail dessus et je remercie ceux qui ont créé des sites dessus - Ce livre est franchement nul je vois pas pourquoi les prof nous font faire des résumés de livres. Les mot sont compliqués et il est très ennuyeux. Il y a trop de passages descriptifs. Le résumé dit pourtant que ce livre est marrant je ne vois pas du tout où vous voyez que c'est drôle - Ce livre est une abomination, créé dans l'unique but de nous faire perdre la tête. Je ne perçois toujour pas l'intérêt de ce livre si ce n'est que l'on s'endort plus rapidement que d'habitude lorsqu'on le lit... bonne chance! - Ce livre j'ai même pas envie de le lire rien qu'à la tête de Tchita !.!.! - Quand je pense que j'ai choisi d'étudier ce livre! À part la 3ème de couverture il n'y a rien sur l'auteur. Bonne chance à tous! Alex - Ce livre est vraiment très bien mais c'est un livre sur lequel on ne doit pas survoler les pages car il y a des passages auxquels il faut bien s'accrocher aux lignes... C'est son titre qui m'a attiré. C'est vrai pourquoi un homme pourrait-il manger son père? Ce livre est assez comique donc de le lire n'était pas désagréable. Si on me demande quel livre choisirais-tu la prochaine fois? Ma réponse sera... "Pourquoi j'ai mangé mon père" - Ce ivre n'est vraiment pas réaliste, les personages découvrent le feu, le dessin et tout ça en 2 mois pas plus! En plus y a des mots qu'on ne comprend pas du tout! Des noms d'animaux tous bizarres... enfin moi j'ai des tonnes de questions sur ce livre et je ne trouve pas de site avec des questions sur lui... - Je pense que ce livre est super bien mis à part qu'il y a des mots compliqués. J'ai une fiche de lecture à rendre est-ce que quelqu'un pourrait me faire parvenir le résumé s'il vous plait - C'est de la grosse m[...] il est très ennuyeux. Excusez ma vulgarité mais il n'y en a pas d'autres capables de resumer ce fichu livre - C'est nul et je vois que je ne suis pas la seule à galérer pour un dossier sur ce livre de m[...]! - Je dois rendre une dissertation pour lundi dont le sujet est "on a dit que ce roman était une fable humaniste. Etayer cette affirmation." J'arrive pas à terminer le livre et je vois pas en quoi ce serait une fable HUMANISTE! - Ce livre est génial. - Pourquoi j'ai mangé mon père... Ce livre, je trouve est vraiment très spécial, je trouve qu'il n'est du tout structuré et cette vision de l'homme préhistorique qui connait le futur n'est pas terrible - Pourquoi j'ai mangé mon père... Ce livre, je trouve est vraiment très spécial, je trouve qu'il n'est du tout structuré et cette vision de l'homme préhistorique qui connait le futur n'est pas terrible - Non, ce n'est pas un roman autobiographique... Bienvenue en préhistoire ! "Pourquoi j'ai mangé mon père" raconte l'histoire d'un clan de pithécanthropes, composé de personnages hauts en couleurs, qui ont chacun leur propre opinion de l'évolution que prône le chef de clan. Entre son père, dont l'unique but est d'atteindre enfin le miocène; son oncle Vania, vivant encore dans les arbres, qui apprécie la chaleur du feu tout en la trouvant anti-naturelle; toute une ribambelle de frères, - dont un qui capture les ombres sur les murs et un autre qui veut élever les chiots à défaut de les manger -; et la tribu de femelles qui ne pense qu'à posséder une grotte confortable, Edouard, le narrateur, ne sait que penser de tout ça. Le bouquin est hilarant, truffé d'anachronismes réjouissants, dans la narration notamment, mais aussi dans les dialogues des personnages, que l'on surprend à parler de leurs positions politiques, mais surtout de leurs repères dans la préhistoire hum, untel animal n'existe pas encore, nous ne sommes donc pas rendu au miocène... Les efforts considérables fournis par le père pour se hisser à l'époque supérieure et enfin atteindre le premier des modèles Homo témoignent d'une grande question pas tout à fait résolue par les spécialistes mais bon sang, qu'est-ce qui a fait que nous avons évolué à ce point-là ? Comment ces évolutions se sont-elles déroulées ? Pourquoi les hommes ne sont-ils pas restés sur leurs acquis ? Avis à ma prof de philo au lieu de contourner la question, pourquoi ne pas essayer d'y répondre? Bref, "Pourquoi j'ai mangé mon père" et à la fin on apprend effectivement pourquoi ce génial inventeur a été dévoré par sa progéniture met en lumière cette période peu étudiée qu'est la préhistoire, ce qui constitue donc une très bonne initiation aux cours de... CE2, puisque si je me fie à ma mémoire, c'est la seule et unique fois dans le packaging scolaire qu'on aborde la préhistoire. Roy Lewis est donc à la préhistoire ce qu'est Christian Jacq à l'Egypte vue seulement en 6e. Oui, j'aime les comparaisons hâtives. Plus sérieusement, ce livre est très bien renseigné et établit tout un tas de repère dont on ne se souviendra jamais, mais qui sont toujours intéressants à savoir sur le moment. Un roman atypique, aux éditions pocket. - Je le trouve super dans les passages où je comprends ou quand c'est marrant par exemple, la chasse à la femelle mais il y a des moments où je comprends rien et c'est très désagréable à lire. - ok d'accord ... mon avis? Ce livre est peut être bien. Si je l'avais lu ça aurait eté mieux pour vous dire des choses dessus... moi j'ai une fiche de lecture à rendre dessus pour demain et je galère à la recherche d'infos... genre un résumé ou une biographie de l'auteur Roy Lewis Voila voila si vous en avez n'hésitez pas à me les donner !! merci d'avance ! Ranikette - Ce livre a été adapté par un ami et moi même au théâtre. Non seulement ce livre est un plaisir à parcourir mais à travailler, c'est un régal. La piéce est un réussite, et je dois dire que nous avons un grand plaisir à travailler chaque page de cette oeuvre. M. Roy Lewis nous offre une oeuvre sans pareille La Guerre du Feu s'amuse. - J'ai eu à lire ce livre il y a maintenant un peu moins d'un mois mais je n'ai pas pu finir le premier chapitre j'ai une fiche de lecture à rendre et je dois me dépêcher de trouver un résumé !!! - Je voudrais avoir le résumé de ce livre svp - Franchement j'ai lu une page du livre "Pourquoi j'ai mangé mon père" de Roy Lewis, ce livre il est trop pourri... On comprend rien à l'histoire, tout est embrouillé, les personnages ne sont même pas présentés, le vocabulaire est beaucoup trop compliqué des mots comme bronthosaure, pléistocène j'en passe et des meilleurs. En plus je dois faire un exposé dessus pour lundi... Dans l'attente d'une réponse...- Salut ! moi j'ai trouvé ça, maintenant à toi de voir si ça parle bien de ça car je n'ai pas lu le livre ! lol o Jean-Claude Froelich - Pourquoi j'ai mangé mon père ? 1960 1993 "Quelque part dans la savane africaine, Edouard est un Pithécanthrope insatisfait de sa situation de charognard frugivore. Snobant l'Australopithèque, primate encore mal dégrossi, et quelque peu inquiet du raffinement des industries lithiques développées par son voisin du Nord, le rugueux Néandertalien, Edouard est bien décidé à faire son petit bonhomme de chemin sur la route jonchée d'épreuves de L'Evolution, quitte à changer d'espèce s'il le faut. Alors, Edouard observe, expérimente, organise, cogite. Sorte de Professeur Tournesol du pléistocène moyen, il réussit presque à maîtriser le feu et avec ses enfants, il met au point, avec une foi inébranlable envers le Progrès, la fourrure amovible, l'exogamie, le rôti de boeuf, l'orchestre symphonique, les traités de paix, l'art figuratif, l'arc et les flèches, les discours à la fin des repas de famille... Le reste de la horde suit avec enthousiasme ou méfiance tandis que le vieil oncle Vania, un peu réactionnaire, garde pour seul mot d'ordre Back to the trees ! ». Roy LEWIS résume en 180 pages, en un conflit de générations, quelques centaines de milliers d'années qui mèneront l'Homo erectus vers un sapiens qui refermera ce livre dans un grand éclat de rire". Eric Lulé - "Mon avis - Livre que j'ai déjà lu plusieurs fois tellement je trouve l'histoire bien écrite et hors du commun. En effet, c'est assez bizarre de suivre les découvertes et expériences de notre ancêtres pendant la préhistoire de cette manière vu qu'ils ont un langage plutôt actuel pour nommer les choses. Et tout ce qui se passe paraît très actuel aussi, et ce malgré la période où se déroule l'histoire - Le résumé - Ta saloperie de feu va vous éteindre tous, toi et ton espèce, et en un rien de temps, crois-moi ! Yah ! Je remonte sur mon arbre, cette fois tu as passé les bornes, Edouard, et rappelle-toi, le brontosaure aussi avait passé les bornes, où est-il a présent ? Back to the trees ! clama-t-il en guise de ralliement. Retour aux arbres !" Les inventions et mésaventures d'Edouard, hominien de génie, auquel s'oppose son frère Vania, un écolo de la préhistoire, narrées avec les tics de langage de nos modernes ethnologues".- "Aux âges obcurs de la préhistoire, les hommes encore à demi-singes sont parvenus au point critique de l'évolution, sur le seuil de l'humain et s'efforçent de le franchir. Les uns veulent s'affranchir de "la marâtre nature" pour inventer l'outil, le feu ; les autres, effrayés, veulent perpétuer leur existence de singes arboricoles. Ainsi nous sont contées les inventions et mésaventures d'Edouard, hominien de génie, auquel s'oppose son frère Vania, un écolo de la préhistoire..."Phoenix RÉSUMÉDE POURQUOI J’AI MANGÉ MON PÈRE (Chapitre 1) Discussion animée entre Édouard, le père du narra-teur, et oncle Vania à propos du feu. (2) Retour en arrière : la vie avant le feu : la nourriture, l’habitat. Absence prolongée du père. Il revient le feu à la main. (3) «Déménagement» pour une belle caverne. Le narrateur Abonnements d'écoute de musique en streaming Web et mobile, packs de téléchargement MP3 - paiement Paypal ou carte bancaire © 2004-2022 ApachNetwork, tous droits réservés Labels, artistes, droits d'auteurs contactez-nous 19 août 2022 - 1945
Cétait mon oncle Unknown. jeudi 5 mai 2016 Fiction, Livres, Livres pour enfants, Plus d’informations, Trouvez votre point de collecte Edit. Author: Consulter la Yves Grevet d'Amazon ISBN: 2748512944 Formats: Format Kindle,Poche, Category: Livres,Livres pour enfants,Fiction,Trouvez votre point de collecte,Plus d’informations, Noé Petit, qui vit à la
Sur le continent Chapitre 1 Le colonel irlandais sir Thomas Nevil revient d’Italie avec sa fille Lydia. À l’hôtel à Marseille, ils rencontrent des anciens officiers qui évoquent le souvenir de la Corse et parlent des mœurs du pays, des histoires de Vendetta. Cet enthousiasme les séduit et ils décident de partir sur l’île pour une quinzaine de jours. Chapitre 2 Le colonel et sa fille embarquent sur une goélette vers la Corse. On leur annonce qu’un passager inattendu est du voyage ils avait demandé au commandant d’y être seuls. Dans un premier temps contrariés, la conversation que le colonel engage avec Orso della Rebbia va finalement les rapprocher. Chapitre 3 À la fin du dîner, Lydia remonte sur le pont et entend le matelot chanter une complainte corse. Cette dernière cesse lorsqu’Orso monte lui aussi sur le pont. Elle apprend que la musique qu’elle a aimé est une ballata composée pour la mort du colonel della Rebbia, qui n’est autre que le père d’Orso. Lydia pense alors qu’Orso est de retour en Corse pour venger son père et rendre des comptes à la famille ennemie Barricini. Durant le voyage, Orso explique les mœurs corses à Lydia. Ajaccio Chapitre 4 Installés à Ajaccio, le colonel et Orso décident de partir à la chasse tandis que Lydia se promène. Rapidement lasse des paysages, elle essaie de civiliser » Orso, qui tombe amoureux d’elle. Ils reçoivent un soir le préfet du département. En constatant le retour d’Orso, il s’inquiète de savoir s’il souhaite suivre la coutume de la vendetta. Alors que l’instinct du pays semble se réveiller chez le jeune homme, Lydia réussit à le convaincre de renoncer à ce désir de vengeance. Chapitre 5 C’est l’entrée en scène de Colomba, sombre et farouche, qui vient retrouver son frère. Lydia s’intéresse à elle. Colomba semble emplie d’un orgueil familial singulier et d’une vive tristesse. Avec l’improvisation d’un vocero, Colomba appelle subtilement son frère à la vengeance. Chapitre 6 L’auteur explique que la rivalité des familles della Rebbia et Barricini remonte au XVIe siècle. Elle vient d’une première offense, suivie d’une première vendetta. Elle était réapparue plus vivement entre le colonel della Rebbia le père d’Orso et l’avocat Giudice Barricini. Ce dernier est devenu maire du village de Pietranera, où revient vivre le colonel. Les rivalités continuent de se succéder entre eux. On interdit par exemple au colonel d’enterrer son épouse selon ses dernières volontés. Cette querelle s’est terminée par l’assassinat du père d’Orso qui réussit à noter dans son carnet le nom de son meurtrier. Le carnet ayant été remis au maire avant de l’être au juge, la page a disparu, ce que reproche la famille della Rebbia, suspicieuse. Colomba, qui ne supporte le non-lieu de la justice, exprime sa haine dans une ballata » qui devient extrêmement populaire. Elle ne cesse de dire à son frère les soupçons qu’elle a au sujet des Barricini. Orso n’est pourtant pas revenu pour tuer, mais pour marier sa sœur et vendre ses propriétés afin de vivre sur le continent. Chapitre 7 Orso confie à Lydia la crainte qu’il a par rapport à l’attitude de sa sœur. Lydia tente de le convaincre de ne pas céder à la vengeance. Chapitre 8 Le colonel et Lydia saluent Orso et Colomba qui quittent Ajaccio pour se rentre au centre de l’île, à Pietranera. Colomba offre un poignard à Lydia tandis que le Colonel offre un fusil à Orso. On voit Lydia succomber au charme d’Orso. Chapitre 9 Au cours du voyage, Colomba partage son admiration envers Lydia qu’elle trouve belle et pousse Orso à l’épouser. Ils se reposent une nuit chez un ami de leur famille et repartent en direction de Pietranera à travers le maquis. Comme Colomba a fait courir le bruit que son frère revient pour honorer la vengeance, une troupe de bergers armés viennent à leur rencontre pour sécuriser leur arrivée. Leur joie se manifeste bruyamment, mais Orso n’apprécie pas cet accueil et les fait éloigner. Le village semble être prêt à assister à une guerre entre les deux familles. Pietranera Chapitre 10 Dans la maison de son enfance, Orso évoque le doux souvenir de sa mère et celui, plus mêlé, de son père qui, après l’avoir affectueusement traité, lui avait, à l’armée, strictement imposé la discipline. Il envisage aussi l’avenir, sombre ou souriant, selon qu’il pense à la vengeance ou à la visite prochaine de Lydia. Survient une petite fille, Chilina, à qui Colomba donne du pain et de la poudre pour son oncle, le bandit Brando Savelli, ou BrandoIaccio, qui vit pauvrement et dangereusement dans le maquis. Orso, contrarié, fait des reproches à sa sœur. Chapitre 11 Colomba fait fondre des balles pour le fusil d’Orso et lui offre des vêtements qu’elle a faits pour lui ainsi qu’un poignard. Son obsession de vengeance gêne Orso. Colomba amène son frère, lors d’une promenade-pèlerinage, sur le mucchio où se dresse une croix de bois là où leur père a été assassiné. Remué par les souvenirs, Orso part seul et se questionne sur l’engagement ordonné par sa sœur. Il préfèrerait un duel avec l’un des fils plutôt que d’honorer la vendetta. Puis il repense aux conseils de Lydia. Errant dans le maquis, il rencontre Chilina qui le conduit près de son père, le bandit Brandolaccio, qui a pris le maquis avec un autre bandit, appelé le Curé ». Chapitre 12 Colomba demande à son frère de l’accompagner à la veillée funèbre du corps de Charles-Baptiste Pietri où elle va réciter une ballata. Son improvisation est interrompue par l’arrivée du maire Barricini, accompagné de ses deux fils. Les hommes se moquent d’elle ouvertement. Chapitre 13 Le préfet annonce à Orso et Colomba qu’une lettre de Tomaso Bianchi, un voleur en prison, accuse le bandit Agostini d’avoir tué par vengeance leur père et tente ainsi de faire cesser l’inimitié entre les deux familles. Colomba refuse d’y croire. Chapitre 14 Lydia donne des nouvelles à Orso dans une lettre et lui annonce son arrivée prochaine à Pietranera. Elle incite fortement Orso à écouter le préfet qui porte les preuves d’innocence des Barricini. Orso, soulagé, penche pour cette même opinion. Colomba, en colère, reste sur son idée de vengeance et lit toute une nuit de vieux papiers. Elle fait venir deux visiteurs étranges. Chapitre 15 Colomba prétexte qu’Orso ne peut se déplacer et réussit à faire venir chez eux le préfet et les Barricini. Alors que le préfet fait une déclaration d’innocence, Colomba annonce qu’elle a la preuve que l’un des fils des Barricini est venu voir régulièrement l’auteur de la fameuse lettre et qu’il lui a fait écrire celle-ci elle avance comme preuves ses papiers, ainsi que deux bandits Brandolaccio et le Curé », qui témoignent. La rencontre tourne à la confrontation et Orso envoie à Orlanduccio une convocation pour un duel au fusil. Chapitre 16 Une lettre de Lydia annonce qu’elle et son père arrivent au village plus tôt que prévu. Elle n’a pas reçu les alertes d’Orso qui la prévenait sur l’état de siège au village. Colomba conseille à son frère de partir de lui-même pour leur déconseiller ce voyage et propose de prendre d’assaut la maison de leurs ennemis. Cette menace attise encore la haine des partisans de la famille della Rebbia. Les deux bergers qui accompagnent Orso font preuve de zèle et tuent un cochon de la famille ennemie. Orso, loin de cette idée de vengeance, les renvoie. Chapitre 17 Sur le chemin, Orso rêve de Lydia. Il est prévenu également par Chilina de la présence des fils Barricini. Les deux frères tirent sur Orso, et le blessent. Il est atteint au bras gauche, et blessé légèrement à la poitrine. Orso riposte et tue les fils Barricini. Toute la scène s’est déroulée très rapidement, avec seulement quatre coups de feu. Alerté, le bandit Brandolaccio arrive sur les lieux et constate avec admiration le coup de main d’Orso. Il soigne sa blessure et l’amène dans le maquis de la Stazzona. Chapitre 18 Le colonel et Lydia arrivent au village. Ils ont entendu les quatre coups de feu. Chilina survient et annonce qu’Orso est en vie. Elle confie également à Lydia l’impatience que le jeune homme avait de lui écrire et de la voir. Le Colonel s’étonne de ses étranges règlements de compte qui sont en marge de la justice légale. Les cadavres des fils Barricini sont rapportés. Des tirs sont portés contre les fenêtres du manoir des Rebbia, mais Colomba défie les Barricini. Suite aux évènements, le Colonel veut quitter Pietranera et même la Corse, mais Lydia prétexte vouloir rester aider Colomba pour rester en vérité près d’Orso. Ce dernier lui envoie une lettre où il se dit victime de la fatalité » et condamné à un avenir de proscrit. Le préfet mène une enquête et garde le témoignage des Anglais qui affirment que les coups de feu du fusil offert par le Colonel ont été les deux derniers. Chapitre 19 Colomba propose à Lydia de la suivre pour une promenade qui se fait longue. Elle l’amène en réalité au maquis pour voir Orso. Ce dernier, lorsqu’il la voit, lui dit qu’il l’aime. Des coups de feu retentissent, les hommes réussissent à s’enfuir. Colomba et Lydia sont arrêtées et amenées à Pietranera, mais le préfet va les libérer. Colomba triomphe de cette vengeance tandis que Lydia avoue à son père son engagement auprès d’Orso. Près de bastia Chapitre 20 Quelque mois plus tard, Orso et Colomba partent sur une montagne au-dessus de Bastia pour dire adieu aux bandits et leur annoncer le non-lieu établi par la justice envers Orso grâce au témoignage des anglais. Les bandits refusent de s’assurer une vie plus sûre » en Sardaigne comme leur propose Orso et ils font l’éloge de la liberté dont ils jouissent dans le maquis. Refusant l’argent, ils acceptent un souvenir pour Brandolaccio, c’est le fusil d’Orso ; pour le Curé », c’est une édition d’Horace. À Pise Chapitre 21/21 Lydia et Orso se marient et partent visiter Pise, accompagnés du Colonel et de Colomba. Cette dernière rencontre par hasard le père Barricini que la mort de ses fils a rendu fou. Elle le provoque en chantant une ballata. Barricini qui la reconnaît lui dit Il fallait m’en laisser un, un seul », ce à quoi Colomba répond Il me les fallait tous les deux […] Les rameaux sont coupés, et si la souche n’était pas pourrie, je l’eusse arrachée. »
LesVoyages de Gulliver (le Voyage à Lilliput, chapitre 1), de Swift. Mon père, dont le bien, situé dans la province de Nottingham, était médiocre, avait cinq fils : j'étais le troisième, et il m'envoya au collège d'Emmanuel, à Cambridge, à l'âge de quatorze ans. J'y demeurai trois années, que j'employai utilement. C'était mon oncle !Noé Petit vit à la campagne avec ses parents. Il est souvent seul et s'ennuie un peu. Un soir, un coup de téléphone du commissariat lui annonce la mort d'un certain Armand Petit. Noé apprend alors que son père avait un frère aîné qui vivait depuis quinze ans comme un clochard. Epris de liberté et de voyages, Armand était passionné de poésie. En se laissant porter à son tour par les poètes que son oncle aimait, Noé cherche à comprendre qui était cet homme à la d'occasion écrit par Yves Grevetparu en 2006 aux éditions Syros, 6-9 ANS, LECTEURS EN HERBE 6-9 ANS, AUTRES COLLECTIONS 6-9 ANS100 pages, BrochéCode ISBN / EAN 9782748505245La photo de couverture n’est pas contractuelle.
Extraitde Trèfle d'or. Retour aux fiches pédagogiques. Chapitre 4. Je faillis manquer l’affrontement de Leroy Moor et Patrick O’Donnell. En effet, mes parents, qui partaient. quelques jours pour Atlanta afin d’y faire des achats, voulaient m’emmener avec eux. Je m’inventais des maux de ventre. assez convaincants pour empêcher mon
Quel est le Résumé de L'Enfant de Noé ?L'Enfant de Noé est un ouvrage du dramaturge Eric-Emmanuel Schmitt. Ce que l’on peut dire c’est qu’Eric-Emmanuel Schmitt a opéré un changement de style en écrivant chaque chapitre de ce livre. Il a longtemps fait ses preuves dans la catégorie livre romantique. Il prouve pourtant sa capacité à s’adapter à d’autres registres. Il plongera les lecteurs dans l’un des récits dérangeants du XXème siècle. Voici le Résumé de L'Enfant de Noé qui traite de l'histoire d’un jeune Juif du nom de commencement de L'Enfant de NoéL’auteur Eric-Emmanuel Schmitt commence directement avec des chapitres qui mettent en avant les calvaires d’un gamin de 10 ans. Chaque dimanche, il entamait des défilés sur une estrade avec d’autres enfants. Ces derniers étaient présentés sur ce support pour deux raisons. D’une part, ils cherchaient leurs parents. Et d’autre part, ils attendaient des preneurs grâce à l’ frayeur à BruxellesEn 1942, les Allemands occupent la Belgique. Joseph et sa mère sont assis dans un wagon pour traverser Bruxelles. Ce jour-là, les rues étaient désorganisées et bruyantes. Tout le monde était en panique. Le petit Joseph âgé de 7 ans avait pour consigne de jouer le rôle d’un enfant muet à chaque fois qu’il croisait un militaire Allemand. Les parents voulaient éviter qu’il parle le langage Yiddish par inadvertance. Les nazis sont montés dans le chariot. Ils ont conversé mère commence alors à raidir et trembler. Affolée, elle conduit Résumé de L'Enfant de Noé hors du Wagon. L’enfant demande aussitôt à sa mère les raisons de cette descente hâtive. Pour rassurer son gamin, la mère expliquait qu’elle voudrait flâner. En route, elle proposa de rendre visite à une femme comtesse du nom de rencontre avec la comtesse SullySelon la mère, la comtesse Sully était une grande dame à cause de son rang noble. L'Enfant de Noé n’entendait pas l’information dans ce même sens. Il prend littéralement le renseignement. Il s’attendait à voir une géante. Il est aussi désappointé en découvrant que la comtesse était jeune. Après avoir conversé avec elle à voix basse, la mère dit à Joseph dans le Résumé de L'Enfant de Noé d’attendre son retour. Autrement dit, elle avait l’intention de confier Joseph aux Sully. Puis, elle est partie après avoir embrassé son vérité fait mal dans le roman de SchmittLa comtesse conduit le personnage principal d’Eric-Emmanuel Schmitt dans le salon et lui servait à manger. Elle joua aussi des airs de piano. Son but était de le mettre à l’aise. Après quelques heures, elle annonce la vérité à Joseph sur les dangers que courent ses parents et effet, la mère de Joseph avait entendu les soldats du Wagon évoquer l’arrestation de nombreux juifs dans le quartier où il vivait. Le petit Joseph a donc appris la vérité sur les persécutions des Juifs. La comtesse de Sully était chargée de protéger l’ corps de l’histoire de L'Enfant de NoéLe livre d’Eric-Emmanuel Schmitt s’attaque maintenant aux raisons qui ont conduit le garçon dans la villa séparationLa nuit tombée, les parents de Joseph sonnèrent à la porte de l’hôtel. Ils sont accablés. Tous les Juifs de leurs quartiers ont été capturés. Mishke le père de Joseph et sa femme ont pu se frayer un chemin pour atteindre l’adresse. Ces derniers avaient décidé de les héberger au niveau supérieur de leurs habitats. En discutant, le père évoquait un départ vers l’Espagne. Ce même jour, L'Enfant de Noé dormit pour la dernière fois à côté de ses lendemain, les parents sont partis en laissant Joseph avec les Sully dans le but de le préserver. Pour camoufler la vérité sur son identité, il devait appeler oncle et tante les jour de frissonUn jour, les policiers de la Gestapo ont frappé à la porte après la dénonciation d’une personne. Ils ont fouillé la maison et accusaient les Sully d’héberger des Juifs. Ils ont demandé l’identité du garçon. La comtesse rétorqua qu’il s’agit du fils du général Grebels. Après ce jour de frisson, les Sully décidèrent de confier Joseph au père Pons par pure précaution. Ils jugeaient que c’était la meilleure solution pour empêcher l’ouverture d’une rencontre avec le père PonsLe prêtre catholique s’est déplacé à l’hôtel Sully pour prendre Résumé de L'Enfant de Noé. L’homme était plaisantin et chauve. Les deux sont partis sur une bicyclette. Les rues n’étaient pas sûres, car il existe au sein même de la communauté juive des traîtres parmi Jacques. L’homme au gabarit imposait circulait à bord des véhicules de la Gestapo. Il désignait ensuite les Juifs. Ils ont réussi à se faufiler entre les mailles du sont arrivés dans la villa jaune située dans la ville de Chemlay. Dans cette résidence particulière, plusieurs enfants y sont déjà hébergés. On pouvait voir Rudy. Une pharmacienne du village avait pour responsabilité de fournir leurs faux papiers d’ vie dans la villa jauneRudy jouait le rôle de parrain pour L'Enfant de Noé au cours des deux années où il vivait dans la résidence. Il avait pour responsabilité de protéger les plus petits. Au cours de son séjour, il a eu l’occasion d’apprendre la culture chrétienne ainsi que les personnages publics, dont Noé. Il a également pu déceler les secrets du père Pons. En effet, il était juif et aménageait une pièce secrète pour pratiquer la religion loin de la villa Résumé de L'Enfant de Noé permettra de voir une fin heureuse pour Joseph et Rudy. Ils ont retrouvé leurs retrouve ses parentsRudy partait avec le père Pons pour retrouver sa mère. Elle était une survivante des camps de concentration à la fin de la guerre. De son côté, L'Enfant de Noé n’avaient pas encore retrouvé ses parents malgré le défilement des jours. Les derniers résidents de la ville jaune étaient exhibés sur une estrade parmi Joseph. L’ouvrage d’Eric-Emmanuel Schmitt aide à savoir que l’enfant de 10 ans dans le premier chapitre était en fait un jour, en se baladant avec Rudy et sa mère, il reconnaît Mishke et sa maman grâce à sa robe. Après les retrouvailles, le garçon voulait se convertir à la religion catholique. Cinquante ans après ses évènements, les deux amis d’enfance ont contribué à la construction de Jérusalem. Ils ont des points de vue divergents sur la paix et la guerre. Le père Pons est décédé avant d’obtenir le nom de juste. Et Joseph a fait son bar-mitsva entre-temps. Cest trop dur, je ne supporte pas la mort d'Aaron, c'était mon frère, mon frère jumeau et je ne m'en remettrais jamais. Une partie de moi est décedée avec lui. Je n'arriverais jamais à remonter la pente. C'est mieux pour moi, toi et les garçons que je parte à un endroit où personne ne revient, avec Aaron. Tu me manqueras, Harry. Je t'aime d'un amour démesuré, Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre Mon cher oncle Napoléon دایی جان ناپلئون Couverture de livre à couverture rigide de la première édition de la traduction anglaiseAuteurIraj PezeshkzadTitre originalدایی جان ناپلئونDa'i jan Napuli'unTraducteurDick DavisPaysL'IranLanguepersanGenrefictionÉditeurMaison aléatoireDate de publication1973Type de supportImprimer la couverture rigideDes pages512 pagesISBN0-934211-48-5OCLC34285166Dewey décimal891/.5533 20Classe D313 1996 Mon oncle Napoléon Persan دایی جان ناپلئون‎, Dâ'i jân Nâpol'on, traduction littérale Cher oncle Napoléon est un roman sur le passage à l'âge adulte de l'auteur iranien Iraj Pezeshkzad publié à Téhéran en persan en 1973. Le roman a été adapté à une série télévisée très réussie en 1976 dirigée par Nasser Taghvai. Bien que le livre et la série télévisée aient été brièvement interdits après la révolution islamique de 1979 en Iran, ils sont restés populaires Nafisi 2006 et est souvent considérée comme "l'œuvre la plus importante et la plus appréciée de la fiction iranienne depuis la Seconde Guerre mondiale" Ryan 2006. Il est connu pour sa moquerie des attitudes et croyances sociales communes en Iran au cours de cette période. Le roman a été traduit par Dick Davis en anglais. Résumé de l'intrigue L'histoire se déroule au moment de l'occupation de l'Iran par les forces alliées pendant la Seconde Guerre mondiale. La majeure partie de l'intrigue se déroule dans la maison du narrateur, un immense manoir iranien du début du XXe siècle dans lequel trois familles riches vivent sous la tyrannie d'un oncle patriarche paranoïaque. L'oncle - qui en réalité est un officier de bas niveau à la retraite de la brigade cosaque perse sous le commandement du colonel Vladimir Liakhov - prétend, et dans les dernières étapes de l'histoire, croit en fait que lui et son majordome Mash Qasem ont été impliqués dans des guerres contre les Britanniques et leurs laquais» comme Khodadad Khan, ainsi que les batailles soutenant la révolution constitutionnelle iranienne; et qu'avec l'occupation de l'Iran par les forces alliées, les Britanniques sont maintenant sur la bonne voie pour se venger de lui. Le narrateur de l'histoire sans nom dans le roman mais appelé Saeed dans la série télévisée est un lycéen amoureux de sa cousine Layli qui est la fille de Cher Oncle. L'histoire tourne autour des luttes du narrateur pour bloquer le mariage pré-arrangé de Layli avec son cousin Puri, tandis que le père du narrateur et le cher oncle complotent divers méfaits l'un contre l'autre pour régler les querelles familiales passées. Une multitude de personnages de soutien, y compris des enquêteurs de police, des fonctionnaires du gouvernement, des femmes au foyer, un médecin, un boucher, un prédicateur sycophantique, des serviteurs, un cireur de chaussures et un Indien ou deux offrent diverses séquences divertissantes tout au long du développement de l'histoire. Importance et réception littéraires Mon oncle Napoléon a été écrite par Iraj Pezeshkzad et publiée en 1973. Librement basée sur les expériences de la vie réelle de l'auteur et son amour pour la fille d'un riche aristocrate, l'histoire est devenue instantanément une référence culturelle et ses personnages icônes nationales des années 70. Le roman a été traduit en 1996 en anglais par Dick Davis et publié par Mage Publishers, une traduction qui parvient à évoquer la richesse du texte original et est fidèle sans être littérale Asayesh 1996. La traduction anglaise a depuis été republiée par Random House en 2006 avec une introduction par Azar Nafisi et une postface de l'auteur, Iraj Pezeshkzad. Le roman est une représentation de la société iranienne des années 1940. Le jardin dans lequel se déroule l'histoire, à plus d'un titre, devient un microcosme de la société iranienne moderne» Nafisi 2006. Le roman, au fond d'une histoire d'amour, se déroule autour de l'amour du jeune narrateur pour son cousin Layli, un amour constamment mis en péril par une armée de membres de la famille et le chaos de leurs intrigues et machinations. Adaptation en tant que série télévisée Mon oncle Napoléon دایی جان ناپلئونMon oncle Napoléon écran titreCréé parIraj PezeshkzadDirigé parNasser TaghvaiEn vedetteGholam-Hossein NaghshinehParviz FannizadehNosrat KarimiParviz SayyadSaeed KangaraniRaconté parHoushang LatifpourPays d'origineL'IranLangue originalepersanNon. d'épisodes18ProductionProducteurs exécutifsNasser Taghvai Mohsen TaghvaiLieux de productionLalezar, TéhéranConfiguration de la caméraFilm 16 mmTemps de fonctionnement45 minutesLibérerRéseau d'origineRadio et télévision nationale iranienneVersion originale1976 –1976 En 1976, le réalisateur Nasser Taghvai a transformé le roman en une mini-série télévisée légendaire, compilant l'histoire en 18 épisodes. La série a été un énorme succès tant auprès du public que des critiques. Il a dépassé les cotes d'écoute à chaque diffusion de ses épisodes et c'était l'émission la plus regardée lorsqu'elle a été diffusée le vendredi soir. Beaucoup considèrent la série comme un chef-d'œuvre intemporel et le père de la comédie télévisée moderne en Iran. De nombreux termes inventés au cours de la série font désormais partie de la culture populaire perse. La série a été un énorme succès financier, le coût de production a été estimé à 50 millions de rials équivalent à 770 000 $ en 1976 tandis que le diffuseur a payé environ 200 millions de rials, quatre fois le coût de production, pour acheter les droits de diffusion de la série.[citation requise] En raison de son extrême popularité, les rediffusions de la série étaient fréquentes à la radio et à la télévision nationales iraniennes jusqu'à la révolution islamique de 1979. Bien que la série ait été interdite en Iran depuis la révolution, elle est toujours regardée. La série a été publiée sur DVD par Pars Video, Taraneh Records et Chehreh Nama. Casting et équipe Jeter Gholam-Hossein Naghshineh en tant que cher oncle Parviz Fannizadeh comme Mash Qasem Saeed Kangarani comme narrateur / Saeed Nosrat Karimi comme Agha Joon Parviz Sayyad comme Asadollah Mirza Mohamad Ali Keshavarz comme colonel Esmail Davarfar comme Dustali Khan Jahangir Forouhar comme adjoint Teymour Khan Parvin Malakooti comme Aziz al-Saltaneh Parvin Soleimani comme la mère de l'officier-cadet Ghiaasabadi Mohammad Varshochi comme élève-officier Ghiaasabadi Sousan Moghadam comme Layli Kheirollah Tafreshi Azad en tant que Shamsali Mirza Bahman Zarrinpour comme Puri Zari Zandipour comme Qamar Mir Ahmad Irvanloo en tant que Dr Naser al-Hokama Mastaneh Jazayeri comme Akhtar Fereydoun Nariman comme Asghar le Diesel Karmen Zaki comme Farokh Laqa Mahmood Lotfi comme Shir Ali le boucher Minoo Abrishami comme Tahereh Gril Singh comme Sarda Maharat Khan Équipage Nasser Taghvai producteur Alireza Zarrindast directeur de la photographie Abbas Ganjavi éditeur Amir Farrokh Tehrani architecte, décorateur et directeur artistique Eskandar Radfar Conception de costumes Abdollah Eskandari maquilleur Mohsen Taghvai directeur adjoint Valod Aghajanian Département du son Yadollah Asgari Département du son Hassan Zahedi Département Son télévision Personnages principaux Cher oncle Napoléon Daï Jan Napoleon Le patriarche de la famille. Cher Oncle est un personnage paranoïaque, imaginatif et délirant qui se croit impliqué dans de nombreuses guerres contre les Britanniques et leurs laquais». Le titre d'oncle Napoléon lui est sarcastiquement donné par ses nièces et neveux en raison de son admiration et de son obsession pour l'empereur français Napoléon Bonaparte. Mash Qasem Fidèle serviteur et majordome du cher oncle d'une petite ville, Ghiasabad près de Qom. Fortement dévoué à Cher Oncle, sa renommée est d'avoir été impliqué dans des batailles contre l'armée britannique aux côtés de Cher Oncle, dont les plus importantes sont la bataille de Mamasani et la bataille de Kazeroun. Trop fier de sa ville natale de Ghiaasabad et racontant constamment des histoires sur sa ville natale, il a tendance à se donner en cachant la vérité en commençant ses phrases par "pourquoi devrais-je mentir? Dans la tombe c'est ah ... ah ... ah ... a ... »compter quatre doigts, ce qui implique qu'il ne reste plus que quatre pas à la mort, donc un mensonge n'en vaudrait pas la peine. Mash Qasem devient le messager entre le narrateur et Layli à des moments où les deux ne peuvent pas se rencontrer, en partie comme une faveur au narrateur et en partie pour satisfaire sa propre curiosité illimitée. Le Narrateur / Saeed Le narrateur de l'histoire et le neveu de Cher Oncle. Le narrateur, qui reste sans nom et plutôt obscur dans le roman bien qu'il soit la figure centrale autour de laquelle se développe l'histoire, tombe amoureux de Layli, la fille de Cher Oncle, une chaude journée d'été le 13 août à trois heures moins le quart de l'après-midi. Agha Joon Le père du narrateur, un pharmacien qui est le beau-frère de Cher Oncle. Après avoir été ridiculisé pendant des années par Cher Oncle pour ne pas appartenir à une famille aristocratique, il prend sa revanche en renforçant la conviction de Cher Oncle que les Britanniques sont après lui. Asadollah Mirza Un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères et demi-frère par la fille du jardinier de son père de Shams Ali Mirza. Playboy, Asadollah Mirza n'épargne aucune occasion de séduire le sexe opposé par son charme et son charisme, quel que soit le statut matrimonial / social du sujet. Il était une fois marié et amoureux d'une femme jusqu'à ce qu'elle le trompe et le quitte. Le "Mirza" de son nom et celui de son frère est un titre honorifique indiquant une relation lointaine avec la famille royale Qajar, c'est pourquoi il est appelé "Shazdeh" signifiant prince. Il devient un ami proche du narrateur au cours du roman, essayant souvent de l'aider dans ses efforts pour atteindre son amour. Personnages secondaires Colonel Sarhang Frère cadet de cher oncle, Il est appelé colonel par la famille. Au dernier chapitre qui passe en revue le sort des personnages vers 1965, il est révélé qu'il est retiré en tant que "Sargord", c'est-à-dire un major de l'armée un grade inférieur à un colonel, et vit avec Laily et Puri dans le jardin, comme les seuls résidents restants du jardin. Dustali Khan Beau-frère et personne préférée du cher oncle qui est incapable de presque tout et se moque constamment des autres membres de la famille, en particulier par Asadollah Mirza. Sa femme essaie une fois de lui couper le pénis avec un couteau de cuisine après avoir découvert qu'il l'avait trompée. Il se fait également tirer dessus par sa femme en bas quand il imprègne sa belle-fille. Aziz Al-Saltaneh L'épouse de Dustali Khan et la mère de Qamar. Un cousin d'Asdollah et de Shams Ali Mirza. Dr Naser Al-Hokama Un vieux médecin qui est le médecin de famille et un ami proche. Il a été marié trois fois. Ses connaissances essentiellement rudimentaires de la médecine sont souvent ridiculisées dans le livre. Shams Ali Mirza Le demi-frère aîné d'Asdollah Mirza. Un procureur de district libéré / retraité. Estime que tous les problèmes peuvent être résolus par l'interrogatoire. Layli Le seul enfant de Cher Oncle. Elle et le narrateur tombent amoureux mais son mariage a été arrangé au préalable par la famille. Puri Le fils plutôt maladroit du colonel qui est destiné à épouser Layli. Sujet de ridicule par le narrateur, il est enrôlé par l'armée pour combattre l'invasion alliée, mais s'évanouit dans la bataille après avoir entendu un coup de feu. Il perd un de ses testicules dans une bagarre avec le narrateur, devenant un sujet des traitements du Dr Naser al-Hokama. Qamar La fille en surpoids et mentalement handicapée d'Aziz al-Saltaneh de son premier mariage et de la belle-fille de Dustali Khan. La famille se donne beaucoup de mal pour lui trouver un mari et sauver son honneur après qu'elle a été retrouvée imprégnée par Dustali Khan. Adjoint Taymur Khan Un détective "de renommée internationale" célèbre pour ses méthodes agressives de déduction. Cadet-officier Ghiaasabadi Un vieux détective accro à l'opium et assistant de l'adjoint Taymur Khan qui finit par épouser Qamar et gagne son argent d'héritage, surmontant ainsi les combats variés de Dustali Khan. Naneh Rajab Mère de l'élève-officier Ghiaasabadi. Akhtar La sœur de l'élève-officier Ghiasabdi. Une femme promiscuité qui est danseuse dans une boîte de nuit. Asghar le Diesel Le petit ami d'Akhtar, un voyou de la rue. Farokh Laqa Une vieille femme amère qui n'a jamais été mariée et qui est toujours à la recherche de funérailles pour y assister. Sardar Maharat Khan Un homme d'affaires indien sikh; mais pas un militaire, son titre persan honorifique de Sardar signifie "commandant". Cher oncle pense qu'il est un espion britannique. Lady Maharat Khan L'épouse britannique blonde du Sardar. Shir Ali le boucher Un boucher géant, violent, très protecteur de l'honneur de sa femme, mais trop naïf pour se rendre compte de ce qui se passe dans sa maison. Le "Shir" de son nom signifie "lion". Tahereh La belle femme lascive de Shir Ali avec qui tout le monde dans le quartier, de Dustali Khan à Asadollah Mirza, couche avec. Houshang Un cordonnier et cireur de chaussures local qui, selon Cher oncle, a été envoyé par les Allemands pour le protéger des Britanniques. Seyed Abolqasem Un prédicateur local. Naneh Bilqis La femme de chambre et le chef du cher oncle. Historique des publications de traduction en anglais 1996, États-Unis, Mage Publishers ISBN 0-934211-48-5, couverture rigide 2006, États-Unis, Random House, ISBN 0-8129-7443-3, livre de poche Les références Mon oncle Napoléon est au cœur d'un film "Iran et Grande-Bretagne"[lequel?] diffusé sur BBC4 en 2009 par Clan Productions pour BBC Persian Television sur les relations entre la Grande-Bretagne et l'Iran présenté par Christopher de Bellaigue, productrice Emily Cloke Commentaires Black, Barbara 16/09/2006. "Un classique iranien". The Gazette Montréal. Rubin, Merle. "Échos de Monty Python dans cette sitcom iranienne". Christian Science Monitor Boston, MA. Bellamy, John Stark II. "Chef d'oeuvre de l'Iran d'humour Lowbrow". Concessionnaire ordinaire Cleveland, Ohio. Liens externes Mon oncle Napoléon chez Mage Publishers Mon oncle Napoléon chez Random House Mon oncle Napoléon à IMDb OZXeL.
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