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Life 01/07/2019 1250 Au programme, Albert Camus et Robert Doisneau pour rĂ©flĂ©chir aux souvenirs d'enfance. BREVET 2019 - Les corrigĂ©s de lâĂ©preuve de français du brevet 2019 sont Ă retrouver ci-dessous. Au programme, Albert Camus et Robert Doisneau. Cette annĂ©e, le brevet des collĂšges a connu un rebondissement avec son report au 1er et au 2 juillet Ă cause de la canicule. MĂȘme si la canicule continue Ă se faire ressentir dans quelques dĂ©partements, comme la DrĂŽme, elle nâa pas empĂȘchĂ© les plus de Ă©lĂšves de plancher sur du Camus. Les rĂ©sultats seront donnĂ©s le 11 juillet. Voici les corrigĂ©s de français de la filiĂšre gĂ©nĂ©rale Retrouvez les sujets, corrigĂ©s et rĂ©sultats du brevet 2019 sur Studyrama.ï»ż Le HuffPost Le HuffPost Ă voir Ă©galement sur Le HuffPost
lepremier homme, albert camus brevet | Posted on May 31, 2022 | resultat rugby auvergne 1Ăšre sĂ©rie sams secrĂ©taire mĂ©dicale Posted onParu en 1947, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce roman d'Albert Camus a connu immĂ©diatement un grand succĂšs. Ce roman en cinq parties est construit comme une s'articule-t-il ? Quels sont ses principaux thĂšmes ?I. Le sujetâą Dans les annĂ©es 1940, la ville d'Oran, en AlgĂ©rie, subit une Ă©pidĂ©mie de peste qui la coupe du reste du monde. On assiste Ă la progression puis au dĂ©clin de la peste, on en voit les effets sur la population. Albert Camus crĂ©e ainsi une situation expĂ©rimentale qui permet d'Ă©tudier ce que deviennent les hommes dans une pĂ©riode de crise.âą L'action se situe Ă Oran le rĂ©cit est ponctuĂ© de descriptions de la citĂ©, prĂ©sentĂ©e comme une ville ordinaire ». Elle est Ă©voquĂ©e Ă travers les saisons, le temps qu'il fait, l'activitĂ© quotidienne travail, marchĂ©s, transports, cafĂ©s, cinĂ©mas, les diffĂ©rents quartiers, la mer Cette ville dĂ©serte, blanchie de poussiĂšre, saturĂ©e d'odeurs marines, toute sonore des cris du vent, gĂ©missait alors comme une Ăźle malheureuse. »II. Les thĂšmes1. La maladie et la souffranceâą La maladie apparaĂźt brutalement et se rĂ©pand avec rapiditĂ©. Elle est dĂ©crite avec une prĂ©cision toute mĂ©dicale sa transmission par les rats, la fiĂšvre et les abcĂšs, les difficultĂ©s respiratoires, certains dĂ©tails rĂ©alistes Ă©tant presque insoutenables. L'Ă©pidĂ©mie s'amplifiant, des dispositions lĂ©gales sont prises isolement des malades dans les hĂŽpitaux puis dans les Ă©coles, quarantaine pour les familles qui vivent dans des camps, enterrements d'abord bĂąclĂ©s, puis supprimĂ©s ; transport des cadavres dans des tramways, vers des crĂ©matoires en dehors de la La mortâą La maladie est gĂ©nĂ©ralement suivie de mort. Celle-ci est dĂ©crite en tableaux poignants, qui vont crescendo celle du concierge, puis celle du chanteur qui joue OrphĂ©e. Ă l'Ă©pisode rĂ©voltant de la mort d'un enfant succĂšde celle d'un prĂȘtre puis celle de Jean Tarrou, l'un des principaux La sĂ©paration, l'exil et la solitudeâą La ville pestifĂ©rĂ©e est coupĂ©e du monde. Nul ne peut y entrer, nul ne peut en sortir. Le courrier n'est plus acheminĂ©. Seuls les tĂ©lĂ©grammes permettent d'avoir de loin en loin des nouvelles des absents. Chacun est donc comme exilĂ© de sa famille ou de ses proches, faisant, d'une façon ou d'une autre, l'expĂ©rience de la sĂ©paration. Tout homme susceptible d'ĂȘtre contaminĂ© devient une menace pour La mise Ă l'Ă©preuveâą L'Ă©pidĂ©mie constitue une Ă©preuve collective Il n'y avait plus alors de sentiments individuels, mais une histoire collective qui Ă©tait la peste et des sentiments partagĂ©s par tous. » La menace quotidienne de la mort et l'enfermement modifient les comportements. Ils font naĂźtre des rĂ©voltes mais aussi des actions de dĂ©vouement et de ne se manifeste pourtant pas par l'hĂ©roĂŻsme C'est que rien n'est moins spectaculaire qu'un flĂ©au et, par leur durĂ©e mĂȘme, les grands malheurs sont monotones. »III. Les personnagesLa plupart des personnages de premier plan sont des hommes les seules femmes prĂ©sentes sont des mĂšres et incarnent patience et douleur. Ils constituent des figures sociales un mĂ©decin Rieux, un prĂȘtre Paneloux, un journaliste Rambert, un fonctionnaire municipal Grand, un juge Othon, un trafiquant Cottard. Ă leurs cĂŽtĂ©s, Tarrou, ami du mĂ©decin, fait figure de philosophe Bernard Rieuxâą Le mĂ©decin constitue, de facto, le personnage principal il est prĂ©sent Ă la premiĂšre et Ă la derniĂšre page du livre. ParaĂźt trente-cinq ans [âŠ]. Il a l'air d'un paysan sicilien avec sa peau cuite, son poil noir et ses vĂȘtements de teintes toujours foncĂ©es, mais qui lui vont bien. »Par ses yeux, nous dĂ©couvrons le premier rat contaminĂ©. Le premier encore, il prononce le mot peste ». Non seulement il est celui qui voit la vĂ©ritĂ©, mais aussi celui qui y fait face coĂ»te que coĂ»te, malgrĂ© l'Ă©puisement Pour le moment il y a des malades et il faut les guĂ©rir. Ensuite, ils rĂ©flĂ©chiront et moi aussi. Mais le plus pressĂ© est de les guĂ©rir. ».âą La peste est pour lui une interminable dĂ©faite ». Il apprend la mort de sa femme juste aprĂšs celle de son ami Jean Tarrou Depuis deux mois et depuis deux jours, c'Ă©tait la mĂȘme douleur qui continuait. » Seule sa mĂšre constitue une prĂ©sence lui revient, Ă la fin du livre, de tirer les conclusions de l'Ă©preuve Tout ce que l'homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c'Ă©tait la connaissance et la mĂ©moire. »2. Jean Tarrouâą Cet ancien militant vit un peu en marge de la sociĂ©tĂ© mais crĂ©e un groupe de volontaires pour aider Rieux dans sa tĂąche, ce malgrĂ© le danger Je dis seulement qu'il y a sur cette terre des flĂ©aux et des victimes et qu'il faut, autant que possible, refuser d'ĂȘtre avec le flĂ©au. » Il y perdra sa vie, au moment mĂȘme oĂč l'Ă©pidĂ©mie commence Ă est presque devenu un double de Rieux ni l'un ni l'autre ne croient en Dieu mais tous deux cherchent au fond la mĂȘme chose Tarrou Ă ĂȘtre un saint sans Dieu », Rieux Ă ĂȘtre un homme ».3. Les autres personnagesâą Raymond Rambert, le journaliste, venu de Paris pour une enquĂȘte, se trouve retenu Ă Oran malgrĂ© lui. Il tente de quitter la ville, en corrompant quelques gardes. Ă la derniĂšre minute, il renonce Ă son bonheur et choisit de continuer Ă lutter avec Tarrou maintenant que j'ai vu ce que j'ai vu, je sais que je suis d'ici, que je le veuille ou non ».âą Joseph Grand, le bien nommĂ©, est un modeste auxiliaire municipal, abandonnĂ© par sa femme. Il rĂȘve de devenir Ă©crivain et s'Ă©vertue Ă Ă©crire un livre. Pendant ses heures de libertĂ©, il produit des statistiques pour les formations sanitaires. Le narrateur le consacre hĂ©ros de l'Ă©pidĂ©mie S'il est vrai que les hommes tiennent Ă se proposer des exemples et des modĂšles qu'ils appellent hĂ©ros [âŠ], le narrateur propose justement ce hĂ©ros insignifiant et effacĂ© qui n'avait pour lui qu'un peu de bontĂ© au cĆur et un idĂ©al apparemment ridicule. »⹠Paneloux, le prĂȘtre, prĂ©sente au dĂ©part la peste comme une punition du Ciel. Il lutte nĂ©anmoins contre l'Ă©pidĂ©mie aux cĂŽtĂ©s des volontaires. Il subit l'Ă©preuve de la mort d'un enfant, le fils du juge. BouleversĂ©, il choisit cependant la foi, cruelle aux yeux des hommes, dĂ©cisive aux yeux de Dieu », et meurt en refusant toute assistance.âą Othon, le juge d'instruction, paraĂźt d'emblĂ©e insensible et froid. La mort de son fils le conduit Ă s'engager aux cĂŽtĂ©s des volontaires.âą Cottard est un trafiquant menacĂ© d'arrestation quand l'Ă©pidĂ©mie se dĂ©clenche. Il est le seul que la peste rĂ©jouit car elle le libĂšre de la peur. Ă la fin du roman, Cottard est arrĂȘtĂ© mais il est devenu fou.âą Le vieil asthmatique, patient habituel de Rieux, vit retirĂ© chez lui. TĂ©moin des Ă©vĂ©nements, sans illusions, il reprĂ©sente le bon sens populaire et s'exprime volontiers par des proverbes, ou des formules toutes faites quasiment Ă©nigmatiques Mais qu'est-ce que ça veut dire, la peste ? C'est la vie, voilĂ tout. »4. La populationEn contrepoint des personnages principaux, la population est Ă©voquĂ©e collectivement, au fur et Ă mesure que l'Ă©pidĂ©mie Ă©volue.âą Elle est d'abord dominĂ©e par la peur ; les premiĂšres mesures sanitaires provoquent des Ă©meutes, certains essayant de forcer les portes pour quitter la ensuite l'abattement qui la menace Au grand Ă©lan farouche des premiĂšres semaines avait succĂ©dĂ© un abattement qu'on aurait eu tort de prendre pour de la rĂ©signation, mais qui n'en Ă©tait pas moins une sorte de consentement provisoire. »⹠Avec la fin de l'Ă©pidĂ©mie, se manifestent des sentiments confus et contradictoires l'espoir n'avait plus de prise » sur certains ; pour d'autres, une sorte de panique les prenait, Ă la pensĂ©e qu'ils pouvaient, si prĂšs du but, mourir peut-ĂȘtre⊠»5. Les autoritĂ©sâą ReprĂ©sentĂ©es par le prĂ©fet, elles se montrent, au dĂ©but, trĂšs timorĂ©es, craignant surtout d'affoler la population. Les journaux communiquent chiffres et informations, au fur et Ă mesure des progrĂšs de l'Ă©pidĂ©mie. Ă la fin du livre, les autoritĂ©s envisagent de dresser un monument Ă la mĂ©moire des Les techniques1. La compositionâą Le livre comprend cinq parties, de longueur inĂ©gale. La premiĂšre et la derniĂšre correspondent respectivement Ă la naissance et au dĂ©clin de l'Ă©pidĂ©mie. La deuxiĂšme dĂ©crit le comportement des principaux personnages, confrontĂ©s au flĂ©au. Dans la quatriĂšme, certains de ces personnages ont Ă©voluĂ©, sous la pression des Ă©vĂ©nements Rambert, le prĂȘtre, le juge.La troisiĂšme partie, centrale, ne comprend qu'un chapitre d'une vingtaine de pages. Le narrateur marque une pause dans le rĂ©cit pour dĂ©crire les effets de la peste sur la vie Le narrateurâą Le narrateur se prĂ©sente comme un historien, ayant recueilli tĂ©moignages et documents. Il dĂ©crit avec minutie, jour aprĂšs jour, l'Ă©volution de la peste. Il y est mĂȘlĂ© ils s'aperçurent qu'ils Ă©taient tous, et le narrateur lui-mĂȘme, pris dans le mĂȘme sac, et qu'il fallait s'en arranger ».Il Ă©voque la population en disant nos concitoyens ». Il se manifeste parfois trĂšs ouvertement le narrateur estime⊠», le narrateur propose⊠» mais ne dĂ©voile sa vĂ©ritable identitĂ© qu'Ă la fin du roman Il est temps que le docteur Bernard Rieux avoue qu'il en est l'auteur. »3. Le sens mĂ©taphoriqueâą Le roman Ă©voque d'abord la peste pour elle-mĂȘme, rappelant les grandes Ă©pidĂ©mies qui ont eu lieu en Italie ou Ă Marseille et les horreurs qui les ont accompagnĂ©es. Il se veut une sorte d'hommage aux victimes oubliĂ©es du flĂ©au.âą Ăcrit aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, ce roman se double Ă©galement d'un sens historique les camps de quarantaine, les menaces, l'isolement, l'entassement des malades dans les hĂŽpitaux puis dans les Ă©coles, les crĂ©mations Ă©voquent le nazisme, les camps de concentration, l'oppression sous toutes ses formes, et la rĂ©sistance de ceux qui prennent le parti des victimes.âą Enfin, le roman revĂȘt une signification beaucoup plus gĂ©nĂ©rale. Il se veut Ă©galement tĂ©moignage sur la souffrance et la maladie, sur l'engagement de certains hommes, qui savent pourtant que ce combat est sans fin Rieux savait ce que cette foule en joie ignorait, [âŠ] que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaĂźt jamais [âŠ] et que peut-ĂȘtre, le jour viendrait oĂč, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste rĂ©veillerait ses rats et les enverrait mourir dans une citĂ© heureuse ».V. Qui est Albert Camus ?âą NĂ© le 7 novembre 1913, Albert Camus passe son enfance Ă Alger, dans une famille pauvre. Son pĂšre, ouvrier agricole, meurt Ă la guerre en 1914. Toute sa sensibilitĂ© » le lie Ă sa mĂšre, qui parle difficilement et ne sait pas doit Ă son instituteur de poursuivre des Ă©tudes, mais la tuberculose l'empĂȘche de se prĂ©senter Ă l'agrĂ©gation de en exerçant divers mĂ©tiers, il milite contre le fascisme, pour l'Espagne rĂ©publicaine. Il s'engage dans le théùtre populaire il y est Ă la fois acteur et metteur en scĂšne. Dans le mĂȘme temps, il tente de donner Ă ses romans une portĂ©e philosophique. En 1938, il s'engage dans le journalisme et deux ans plus tard, quitte l'AlgĂ©rie.âą Ă Paris, il travaille au journal Paris-soir, puis aux Ă©ditions Gallimard. DĂšs 1943, il s'engage dans la RĂ©sistance et publie des livres qui font de lui l'un des grands Ă©crivains de son temps l'Ătranger, le Mythe de Sisyphe, le Malentendu, Caligula. Ă la LibĂ©ration, il dirige le journal Combat. En 1947, il publie la Peste, et, en 1951, l'Homme 1954, il vit la guerre d'AlgĂ©rie comme un drame personnel. Il publie l'ĂtĂ© 1954, la Chute 1956, l'Exil et le royaume 1957. En 1957, il reçoit le Prix Nobel de meurt le 4 janvier 1960, dans un accident de voiture, laissant inachevĂ© le Premier Homme.0 0. 10. SĂ©quence de français en 3Ăšme : Autobiographie et Ă©criture de soi. PrĂ©sentation a) Le nom de lâauteur est Daniel Picouly. Quiz L'autobiographie : Petit quizz, simple. 09. Questions (15 points) Toutes vos rĂ©ponses devront ĂȘtre rĂ©digĂ©es I. Sujet de lâan dernier : Discutez ce jugement dâAlbert Thibaudet : " L
Le premier homme » dâAlbert Camus (1994) PrĂ©sentation par Anne : Petits rappels : Ćuvre posthume et inachevĂ©e de Camus. Retrouve ici le sujet de français dans son intĂ©gralitĂ© : la dictĂ©e, l'Ă©preuve Ă©crite ainsi que les sujets de rĂ©daction. Pour trouver une notice sur le site, vous devez taper votre recherche dans le champ en haut Ă droite. Voici le corrigĂ© pour la sĂ©rie
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François, duc de La Rochefoucauld, auteur des RĂ©flexions morales, naquit en 1613 . Son Ă©ducation fut nĂ©gligĂ©e; mais la nature supplĂ©a Ă lâinstruction. Il avait, dit madame de Maintenon, une physionomie heureuse, lâair grand, beaucoup dâesprit et peu de savoir. Le moment oĂč il entra dans le monde Ă©tait un temps de crise pour les mĆurs nationales la puissance des grands, abaissĂ©e et contenue par lâadministration despotique et vigoureuse du cardinal de Richelieu, cherchait encore Ă lutter contre lâautoritĂ©; mais Ă lâesprit de faction on avait substituĂ© lâesprit dâintrigue. Lâintrigue nâĂ©tait pas alors ce quâelle est aujourdâhui elle tenait Ă des mĆurs plus fortes, et sâexercait sur des objets plus importants. On lâemployait Ă se rendre nĂ©cessaire ou redoutable; aujourdâhui elle se borne Ă flatter et Ă plaire. Elle donnait de lâactivitĂ© Ă lâesprit, au courage, aux talents, aux vertus mĂȘme; elle nâexige aujourdâhui que de la souplesse et de la patience. Son but avait quelque chose de noble et dâimposant, câĂ©tait la domination et la puissance; aujourdâhui, petite dans ses vues comme dans ses moyens, la vanitĂ© et la fortune en sont le mobile et le terme. Elle tendait Ă unir les hommes; aujourdâhui elle les IT NOTICE isole. Plus dangereuse alors, elle embarrassait lâadministration et arrĂȘtait les progrĂšs dâun bon gouvernement; aujourdâhui, favorable Ă lâautoritĂ©, elle ne fait que rapetisser les Ăąmes et avilir les mĆurs. Alors, comme aujourdâhui, les femmes en Ă©taient les principaux instruments; mais lâamour, ou ce quâon honorait de ce nom, avait une sorte dâĂ©clat qui en impose encore, et sâennoblissait un peu en se mĂȘlant aux grands intĂ©rĂȘts de lâambition ; au lieu que la galanterie de nos jours, dĂ©gradĂ©e elle-mĂȘme par les petits intĂ©rĂȘts auxquels elle sâassocie, dĂ©grade et lâambition et les ambitieux. Lâesprit de faction se ranima Ă la mort de Richelieu, La minoritĂ© de Louis XIV parut aux grands un moment favorable pour reprendre quelque influence sur les affaires publiques. M. de La Rochefoucauld fut entraĂźnĂ© par le mouvement gĂ©nĂ©ral; et des intĂ©rĂȘts de galanterie concoururent Ă lâengager dans la guerre de la Fronde guerre ridicule, parce quâelle se faisait sans objet, sans plan, et sans chef, et quâelle nâavait pour mobile que lâinquiĂ©tude de quelques hommes, plus intrigants quâambitieux, fatiguĂ©s seulement de lâinaction et de lâobĂ©issance. II Ă©tait alors lâamant de la duchesse de Longueville. On sait quâayant Ă©tĂ© blessĂ© au combat de Saint-Antoine dâun coup de mousquet qui lui fit perdre quelque temps la vue, il sâappliqua ces deux vers connus de la tragĂ©die d 'AlcyonĂ©e de Duryer Pour mĂ©riter son cĆur, pour plaire Ă ses beaux yeux, Jâai fait la guerre aux rois, je lâaurais faite aux dieux. Lorsquâil se brouilla ensuite avec madame de Longueville, il parodia ainsi ces vers Pour ce cĆur inconstant, quâenfin je connais mieux, Jâai fait la guerre aux rois, jâen ai perdu les yeux. On voit par la vie du duc de La Rochefoucauld quâil sâen- SUR LA ROCHEFOUCAULD. T gageait aisĂ©ment dans une intrigue, mais que bientĂŽt il montrait pour en sortir autant dâimpatience quâil en avait mis Ă y entrer. Câest ee que lui reproche le cardinal de Retz, et ce quâil attribue Ă une irrĂ©solution naturelle quâil ne sait comment expliquer. Il est aisĂ©, ce me semble, de trouver dans le caractĂšre de M. de La Rochefoucauld une cause plus vraisemblable de cette conduite. Avec sa douceur naturelle, sa facilitĂ© de mĆurs, son goĂ»t pour la galanterie, il lui Ă©tait difficile de ne pas entrer dans quelque parti au milieu d'une cour oĂč tout Ă©tait parti, et oĂč lâon ne pouvait rester neutre sans ĂȘtre au moins accusĂ© de faiblesse. Mais avec cette raison supĂ©rieure, cette probitĂ© sĂ©vĂšre, cet esprit juste, conciliant et observateur, que ses contemporains ont reconnus en lui, comment eĂ»t-il pu sâaccommoder longtemps de ces intrigues, oĂč le bien public nâĂ©tait tout au plus quâun prĂ©- texte; oĂč chaque individu ne portait que ses passions et ses vues particuliĂšres, sans aucun but dâutilitĂ© gĂ©nĂ©rale ; oĂč j les affaires les plus graves se traitaient sans dĂ©cence et sans principes; oĂč les plus grands intĂ©rĂȘts Ă©taient sans cesse sa- crifiĂ©s aux plus petits motifs; qui Ă©taient enfin le scandale de la raison comme du gouvernement? Lâesprit de parti tient Ă la nature des gouvernements libres il peut sây concilier avec la vertu et le vĂ©ritable patriotisme. Dans une monarchie il ne peut ĂȘtre suscitĂ© que par un sentiment dâindĂ©pendance ou par des vues dâambition personnelle, Ă©galement incompatibles avec un bon gouvernement; il y corrompt le germe de toutes les vertus, quoiquâil pujssey mettre en activitĂ© des qualitĂ©s brillantes qui ressemblent Ă des vertus. Câest ce que M. de La Rochefoucauld ne pouvait manquer de sentir. Ainsi, quoiquâil eĂ»t Ă©tĂ© une partie de sa vie engagĂ© dans des intrigues de parti, oĂč sa facilitĂ© et VI NOTICE ses liaisons semblaient lâentretenir malgrĂ© lui, on voit que son caractĂšre le ramenait Ă la vie privĂ©e, oĂč il se fixa enfin, et oĂč il sut jouir des charmes de lâamitiĂ© et des plaisirs de lâesprit. On connaĂźt la tendre amitiĂ© qui lâunit jusquâĂ la fin de fia vie Ă madame de La Fayette. Les lettres de madame de SĂ©vignĂ© nous apprennent que sa maison Ă©tait le rendez- vous de ce quâil y avait de plus distinguĂ© Ă la cour et Ă la ville par le nom, lâesprit, les talents, et la politesse. Câest au milieu de cette sociĂ©tĂ© choisie quâil composa ses MĂ©moires et ses RĂ©flexions morales. Ses MĂ©moires sont Ă©crits avec une Ă©lĂ©gance noble et un grand air de sincĂ©ritĂ©; mais les Ă©vĂ©nements qui en font le sujet ont beaucoup perdu de lâintĂ©rĂȘt quâils avaient alors. On ne peut trop sâĂ©tonner que Bayle 1 ait donnĂ© la prĂ©fĂ©rence Ă ces MĂ©moires sur les Commentaires de CĂ©sar; la postĂ©ritĂ© en a jugĂ© bien autrement. Nous nous en tiendrons Ă ce mot de M. de Voltaire, dans la notice des Ă©crivains du siĂšcle de Louis XIV a Les MĂ©moires du' duc de La Rochefoucauld sont lus, et lâon sait par cĆur ses Pen- sĂ©es. » Câest en effet le livre des PensĂ©es qui a fait la rĂ©putation de M. de La Rochefoucauld. Nous ne le louerons quâen citant encore M. de Voltaire quels Ă©loges pourraient avoir plus de grĂące et dâautoritĂ©? a Un des ouvrages, dit ce grand homme % qui contribuĂšrent le plus Ă former le e goĂ»t de la nation, et Ă lui donner un esprit de justesse b et de prĂ©cision, fut le recueil des Maximes de François a duc de La Rochefoucauld. Quoiquâil nây ait presque a quâune vĂ©ritĂ© dans ce livre, qui est que lâamour-propre a est le mobile de tout , cependant cette pensĂ©e se prĂ©sente 1 Dictionnaire critique, article CĂ©sar. * SiĂšcle de Louis XIV , chapitre xxxii, des beaux-arts. SUR LA ROCHEFOUCAULD. VII sous tant dâaspects variĂ©s, quâelle est presque toujours piquante câest moins un livre que des matĂ©riaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil il accoutuma Ă penser, et Ă renfermer ses pensĂ©es dans un tour vif, prĂ©cis, et dĂ©licat. CâĂ©tait un mĂ©rite que personne nâavait eu avant lui en Europe depuis la renais- sance des lettres. » Cet ouvrage parut dâabord anonyme. 11 excita une grande curiositĂ© on le lut avec aviditĂ©, et on lâattaqua avec acharnement. On lâa rĂ©imprimĂ© souvent, et on lâa traduit dans toutes les langues. Il a fait faire beaucoup dâautres livres ; partout enfin, et dans tous les temps, il a trouvĂ© des admirateurs et des censeurs. Câest lĂ , ce me semble, le sceau du plus grand succĂšs pour les productions de lâesprit humain. On a accusĂ© M. de La Rochefoucauld de calomnier la nature humaine le cardinal de Retz lui-mĂȘme lui reproche de ne pas croire assez Ă la vertu. Cette imputation peut avoir quelque fondement ; mais il nous semble quâon lâa poussĂ©e trop loin. M. de La Rochefoucauld a peint les hommes comme il les a vus. Câest dans les temps de factions et dâintrigues politiques quâon a plus dâoccasions de connaĂźtre les hommes et plus de motifs pour les observer câest dans ce jeu continuel de toutes les passions humaines que les caractĂšres se dĂ©veloppent, que les faiblesses Ă©chappent, que lâhypocrisie se trahit, que lâintĂ©rĂȘt personnel se mĂȘle Ă tout, gouverne et corrompt tout. En regardant lâamour-propre comme le mobile de toutes les actions, M. de La Rochefoucauld ne prĂ©tendait pas Ă©noncer un axiome rigoureux de mĂ©taphysique. Il nâexprimait quâune vĂ©ritĂ© dâobservation, assez gĂ©nĂ©rale pour ĂȘtre prĂ©sentĂ©e sous cette forme absolue et tranchante qui convient Ă des pensĂ©es dĂ©tachĂ©es, et quâon emploie tous VIII NOTICE les jours dans la conversation et dans les livres, en gĂ©nĂ©ralisant des observations particuliĂšres. Il nâappartenait quâĂ un homme dâune rĂ©putation bien pure et bien reconnue dâoser flĂ©trir ainsi le principe de toutes les actions humaines. Mais il donnait lâexemple de toutes les vertus dont il paraissait contester mĂȘme lâexistence. Il semblait rĂ©duire lâamitiĂ© Ă un Ă©change de bons offices, et jamais il nây eut dâami plus tendre, plus fidĂšle, et plus dĂ©sintĂ©ressĂ©. La bravoure personnelle, dit ma- dame de Maintenon, lui paraissait une folie, et Ă peine sâen cachait-il ; il Ă©tait cependant fort brave. » Il donna des preuves de la plus grande valeur au siĂšge de Bordeaux et au combat de Saint-Antoine. Sa vieillesse fut Ă©prouvĂ©e par les douleurs les plus cruelles de lâĂąme et du corps. Il montra dans les unes la sensibilitĂ© la plus touchante, et dans les autres une fermetĂ© extraordinaire. Son courage ne lâabandonna jamais que dans la perte des personnes qui lui Ă©taient chĂšres. Un de ses fils fut tuĂ© au passage du Bhin, et lâautre y fut blessĂ©. Jâai vu, dit madame de SĂ©vignĂ©, son cĆur Ă dĂ©couvert dans cette cruelle aventure ; il est au premier rang de tout ce que je connais de courage, de mĂ©rite, de tendresse, et de raison je compte pour rien son esprit et ses agrc- ments. » La goutte le tourmenta pendant les derniĂšres annĂ©es de sa vie, et le fit pĂ©rir dans des douleurs intolĂ©rables. Madame de SĂ©vignĂ©, quâon ne peut se lasser de relire et de citer, peint dâune maniĂšre touchante les derniers moments de cet homme cĂ©lĂšbre. Son Ă©tat, dit-elle, est une chose digne dâadmiration. Il est fort bien disposĂ© pour sa conscience voilĂ qui est fait; mais du reste, câest la maladie et la mort de son voisin dont il est question ; il nâen est pas effleurĂ©.... Ce nâest pas inutilement quâil SUR LA ROCHEFOUCAUD. IX a fait des rĂ©flexions toute sa vie; il sâest approchĂ© de telle sorte de ces derniers moments, quâils nâont rien de nouveau ni dâĂ©trange pour lui. » Il mourut en 1680, laissant une famille dĂ©solĂ©e et des amis inconsolables. Il avait reçu de ses ancĂȘtres un nom illustre; il lâa transmis avec un nouvel Ă©clat Ă des descendants dignes dâen ac croĂźtre lâhonneur. Il y a des qualitĂ©s hĂ©rĂ©ditaires dans certaines familles. Le goĂ»t des lettres semble sâĂȘtre perpĂ©tuĂ© dans la maison de La Rochefoucauld avec toutes les vertus des mĆurs anciennes, unies Ă celles des temps plus Ă©clairĂ©s. Charles-Quiut, Ă son voyage en France, fut reçu, en 1539, dans le chĂąteau de Verteuil, par lâaĂŻeule du duc de La Rochefoucauld. En quittant ce chĂąteau lâempereur dĂ©clara, suivant les paroles dâun historien contemporain, nâavoir jamais entrĂ© en maison qui mieux sentĂźt sa grande vertu, honnĂȘtetĂ©, et seigneurie, que celle-lĂ . » Un successeur de Charles-Quint aurait pu faire la mĂȘme observation chez les descendants de lâauteur des Maximes. Le dernier des descendants du duc de La Rochefoucauld qui ait portĂ© le titre de duc lâa honorĂ© par ses vertus, et y a ajoutĂ© une triste illustration, par sa fin Ă jamais dĂ©plorable. DĂ©putĂ© de lâordre de la noblesse aux Ă©tats gĂ©nĂ©raux, en 1789, il sây montra ce quâil avait Ă©tĂ© Ă la cour du monarque, lâami sincĂšre de la libertĂ© et le zĂ©lĂ© dĂ©fenseur des droits du peuple ; il y donna sans efforts lâexempie de tous les sacrifices de fortune et de distinction que lui parut exiger lâintĂ©rĂȘt public; mais il eut bientĂŽt Ă gĂ©mir de lâinutilitĂ© de ses sacrifices, envoyant lâintrigue et lâesprit de faction dĂ©shonorer la plus belle des causes et tourner Ă la dĂ©sorganisation de la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre une rĂ©volution dont le but nâavait Ă©tĂ© dâabord que l'amĂ©lioration de lâĂ©tat social. * NOTICE AprĂšs la dissolution de lâAssemblĂ©e constituante, il fnt nommĂ© Ă la prĂ©sidence du dĂ©partement de Paris. La considĂ©ration personnelle dont il Ă©tait environnĂ© et son inĂ©- branlable fermetĂ© dans tout ce qui Ă©tait bon et juste ne pouvaient manquer de le rendre trĂšs-odieux aux vils bri- ' gands qui commençaient Ă sâemparer de la domination. ' Câest une vertu trop incommode, » disait lâun dâeux avec une fĂ©roce naĂŻvetĂ©. Sa mort fut rĂ©solue. Il Ă©tait allĂ© Ă Forges, joindre sa mĂšre et sa femme, deux personnes que lâunion des plus rares vertus met au-dessus de tout Ă©loge; il revenait avec elles par Gisors câest lĂ [uâaprĂšs avoir Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par une troupe de sicaires envoyĂ©s de Paris, il fut massacrĂ© avec une cruautĂ© sans exemple, publiquement, en plein jour, presque sous les yeux de sa mĂšre, de sa femme, et dâun ami, sans quâau- i cune puissance humaine pĂ»t venir Ă son secours. Cet ami qui eut le malheur dâĂȘtre tĂ©moin de cet horrible meurtre a rendu Ă M. de La Rochefoucauld un hommage qui mĂ©rite dâĂȘtre recueilli ici. Une perte qui intĂ©resse les sciences et les lettres, et qui surtout a dĂ» porter une sombre affliction dans le cĆur de tous ceux qui cultivent les vertus morales, ra nime toute ma sensibilitĂ©. Comment arracher de mon souvenir un assassinat commis sous mes yeux, et presque dans mes bras, sous les yeux et presque dans les bras de sa mĂšreetdesafemme?... Je mâacquitterai envers sa mĂ©moire de ce tribut dâestime et de vĂ©nĂ©ration que rĂ©clament ses j vertus; je dirai que sa conduite fut toujours dâaccord avec les principes quâil avait puisĂ©s dans une saine philosophie ; car il nâeut pas une pensĂ©e qui ne fĂ»t avouĂ©e par la raison et la justice ; il nâeut pas un dĂ©sir qui ne fĂ»t dirigĂ© vers lâutilitĂ© publique ; il nâeut pas une intention qui ne fĂ»t pure, qui ne fĂ»t exempte de toute tache dâintĂ©rĂȘt per- SUR LA ROCHEFOUCAULD. xi sonnel ; il ne se permit pas une action, il ne hasarda pas une dĂ©marche, qui nâeĂ»t pour objet le plus grand avantage de son pays. Je pourrais me dispenser de le nommer il nâest personne qui se mĂ©prenne sur cet homme qui porta sans orgueil un nom illustre, qui re- nonça sans regret et sans ostentation aux distinctions les plus flatteuses, et qui força lâenvie Ă lui pardonner une grande fortune, parce quâil en jouissait avec simpli- citĂ© et bienfaisance il nâest personne qui ne reconnaisse M. de La Rochefoucauld lorsque je parle de celui dont la vie privĂ©e fut une leçon de morale, comme sa vie politique fut une leçon de patriotisme Ă©clairĂ©.... Son amitiĂ© mâhonorait depuis vingt ans ; depuis vingt ans je mâenorgueillissais de mes liaisons avec lui. Ses derniĂšres paroles me furent adressĂ©es il recommandait Ă mes soins sa mĂšre et sa femme, prĂ©sentes Ă cet affreux spectacle, lâesprit croit toujours, pĂ rson habiletĂ© et par ses raisonnements, faire faire u au cĆur ce quâil veut ; mais il se trompe, il en est la dupe; câest toujours le cĆur qui fait agir lâesprit; lâon sert tous ses mouvements, malgrĂ© que * lâon en ait, et lâon les suit, mĂȘme sans croire les suivre. > AimĂ© Maktln. 32 MAXIMES exil Les dĂ©fauts de lâesprit augmentent en vieillissant, comme ceux du visage. cxm ll y a de bons mariages; mais il nây en a point de dĂ©licieux. exiv On ne se peut consoler dâĂȘtre trompĂ© par ses ennemis et trahi par ses amis, et lâon est souvent satisfait de lâĂȘtre par soi-mĂȘme. cxv Il est aussi facile de se tromper soi-mĂȘme sans sâen apercevoir, quâil est difficile de tromper les autres sans quâils sâen aperçoivent. cxvi Rien nâest moins sincĂšre que la maniĂšre de demander et de donner des conseils. Celui qui en demande paraĂźt avoir une dĂ©fĂ©rence respectueuse pour les sentiments de son ami, bien quâil ne pense quâĂ lui faire approuver les siens, et Ă le rendre garant de sa conduite; et celui qui conseille paye la confiance quâon lui tĂ©moigne dâun zĂšle ardent et dĂ©sintĂ©ressĂ©, quoiquâil ne cherche le plus souvent, dans les conseils quâil donne, que son propre intĂ©rĂȘt ou sa gloire. cxvuLa plus subtile de toutes les finesses est de savoir bien feindre de tomber dans les piĂšges quâon nous tend ; et lâon nâest jamais si aisĂ©ment trompĂ© que quand on songe Ă tromperies autres. cxvm Lâintention de ne jamais tromper nous expose Ă ĂȘtre souvent trompĂ©s. exix Ăźious sommes si accoutumĂ©s Ă nous dĂ©guiser aux autres, quâenfin nous nous dĂ©guisons Ă nous-mĂȘme'. exx Lâon fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un dessein formĂ© de trahir. * f'ar. La coutume gue nous avons de nous dĂ©guiser aux autres » pour acquĂ©rir leur estime, fait quâenfin nous nous dĂ©guisons Ă nous-mĂȘme. 1665, n° 123, DE LA ROCHEFOUCAULD. 33 cxxi On l'ait souvent du bieu pour pouvoir impunĂ©ment faire du mal. cxxii Si nous rĂ©sistons Ă nos passions, câest plus par leur faiblesse que par notre force. cxxiii On nâaurait guĂšre de plaisir si on ne se flattait jamais. cxxiv Les plus habiles affectent toute leur vie de blĂąmer les finesses, pour sâen servir en quelque grande occasion et pour quelque grand intĂ©rĂȘt. cxxv Lâusage ordinaire de la finesse est la marque dâun petit esprit, et il arrive presque toujours que celui qui sâen sert pour se couvrir en un endroit se dĂ©couvre en un autre. cxxvi Les finesses et les trahisons ne viennent que du manque dâhabiletĂ© *. cxxvn Le vrai moyen dâĂȘtre trompĂ©, câest de se croire plus fin que les autres. cxxviii La trop grande subtilitĂ© est une fausse dĂ©licatesse et la vĂ©ritable dĂ©licatesse est une solide subtilitĂ©. cxxix 11 suffit quelquefois dâĂȘtre grossier pour nâĂȘtre pas trompĂ© par un habile homme. cxxx La faiblesse est le seul dĂ©faut que lâon ne saurait corriger. cxxxi Le moindre dĂ©faut des femmes qui se sont abandonnĂ©es Ă faire lâamour, câest de faire lâamour. * Var. Si on Ă©tait toujours assez habile , on ne ferait jamais de finesses ni de trahisons. 1665, n° 128. 34 MAXIMES . Il est plus aisĂ© dâĂȘtre sage pour les autres qiue de lâĂȘtre pour soi-mĂȘme. cxxxm Les seules bonnes copies sont celles qui font voir le ridicule des mĂ©chants originaux *. cxxxiv On nâest jamais si ridicule parles qualitĂ©s que lâon a que par celles que iâon affecte dâavoir. cxxxv On est quelquefois aussi diffĂ©rent de soi-mĂȘme que des autres. cxxxvi Il y a des gens qui nâauraient jamais Ă©tĂ© amoureux sâils nâavaient jamais entendu parler de lâamour. cxxxvn On parle peu quand la vanitĂ© ne fait pas parler {**. cxxxvm On aime mieux dire du mal de soi-mĂȘme que de nâen point parler cxxxix Une des choses qui fait que lâon trouve Ă peu de gensquiparaissentraisonnables et agrĂ©ables dans la conversation, câest quâil nây a presque personne qui ne pense plutĂŽt Ă ce quâil veut dire qu'Ă rĂ©pondre prĂ©cisĂ©ment Ă ce quâon lui dit. Les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, au mĂȘme temps que lâon voit dans leurs yeux et dans leur esprit un Ă©garement pour ce quâon leur dit, et une prĂ©cipitation pour retourner Ă ce quâils veulent dire ; au lieu de considĂ©rer que câest un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort Ă se plaire Ă soi-mĂȘme, et que bien Ă©couter et bien rĂ©pondre est une des plus grandes perfections quâon puisse avoir dans la conversation. * Far, Dans lâĂ©dition ae 1666 , qui est celle oĂč cette rĂ©flexion a paru pour la premiĂšre fois, on lit des excellents originaux, au lieu de des mĂ©chants originaux- "* Var. Quand la vanitĂ© ne fait point parler, on nâa pas envie de dire grandâ- chose. 1665, n DE LA ROCHEFOUCAULD. 3!> Ccxl Un homme dâesprit serait souvent bien embarrassĂ© sans la compagnie des sots. cxli Nous nous vantons souvent de ne nous point ennuyer, etnous sommes si glorieux, que nous ne voulons pas nous trouver de mauvaise compagnie *. cxlii Comme câest le caractĂšre des grands esprits de faire entendre en peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits, au contraire, ont le don de beaucoup parler et de ne rien dire. cxliii Câest plutĂŽt par lâestime de nos propressentiments que nous exagĂ©rons les bonnes qualitĂ©s des autres, que par lâestime de leur mĂ©rite ; et nous voulons nous attirer des louanges lorsquâil semble que nous leur en donnons. cxliv On nâaime point Ă louer, et on ne loue jamais personne sans intĂ©rĂȘt. La louange est une flatterie habile, cachĂ©e et dĂ©licate, qui satisfait diffĂ©remment celui qui la donne et celui qui la reçoit lâun la prend comme une rĂ©compense de son mĂ©rite ; lâautre la donne pour faire remarquer son Ă©quitĂ© et son discernement. cxlv Nous choisissons souvent des louanges empoisonnĂ©es , qui font voir par contre-coup en ceux que nous louons des dĂ©fauts que nous nâosons dĂ©couvrir dâune autre sorte. cxlvi On ne loue dâordinaire que pour ĂȘtre louĂ©. cxlvii Peu de gens sont assez sages pour prĂ©fĂ©rer le blĂąme qui leur est utile Ă la louange qui les trahit. cxlviii Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui mĂ©disent. * e"ar. On se vante souvent mal Ă propos de ne se point ennuyer ; et lâhomme est si glorieux, quâil ne veut pas se trouver de mauvaise compagnie. 1665, n° 143. 3G MAXIMES cxlix Le refus des louanges est un dĂ©sir dâĂȘtre louĂ© deux I fois *âą cl Le dĂ©sir de mĂ©riter les louanges quâon nous donne j fortifie notre vertu ; et celles que lâon donne Ă lâesprit, Ă la valeur l et Ă la beautĂ©, contribuent Ă les augmenter **. j cli Il est plus difficile de sâempĂȘcher dâĂȘtre gouvernĂ© que 1 de gouverner les autres *. clii Si nous ne nous flattions pas nous-mĂȘme, la flatterie des autres ne nous pourrait nuire. clui La nature fait le mĂ©rite, et la fortune la met en Ćuvre. ; i cliv La fortune nous corrige de plusieurs dĂ©fauts que la ! raison ne saurait corriger. i clv Il y a des gens dĂ©goĂ»tants avec du mĂ©rite, et dâautres qui plaisent avec des dĂ©fauts ***. clvi Il y a des gens dont tout le mĂ©rite consiste Ă dire et Ă faire des sottises utilement, et qui gĂąteraient tout sâils changeaient de conduite. * Far. La modestie qui semble refuser les louanges nâest en effet quâun dĂ©sir dâen avoir de plus dĂ©licates. 1665, n° 147. *+ Far, Lâapprobation que lâon donne Ă lâesprit, Ă la beautĂ© et Ă la valeur, Jes augmente, les perfectionne, et leur fait faire de plus grands effets quâils nâauraient Ă©tĂ© capables de faire dâeux-mĂȘmes, 1665, n 156. 1 ThĂ©mistode, montrant son fils, disait que câĂ©tait le plus puissant homme de la GrĂšce pour ce que les AthĂ©niens commandent au demourant de la GrĂšce, je commande aux AthĂ©niens, sa mĂšre Ă moi, et lui Ă sa mĂšre » *. AimĂ© Martin . *** Fâar. Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le cĆur, il t a un mĂ©rite fade, et des personnes qui dĂ©goĂ»tent avec des qualitĂ©s bonnes et estimables. 1665, n° 162. Plutarque, Ăpophthegme», DE LA ROCHEFOUCAULD. 37 clvii La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour lâacquĂ©rir. clviii La flatterie est une fausse monnaie qui n'a de cours que par notre vanitĂ©. clix Ce nâest pas assez dâavoir de grandes qualitĂ©s, il en ut avoir lâĂ©conomie. clx Quelque Ă©clatante que soit une action, elle ne doit pas passer pour grande lorsquâelle nâest pas lâeffet dâun grand dessein. clxi 11 doit y avoir une certaine proportion entre les actions et les desseins, si on en veut tirer tous les effets quâelles peuvent produire. clxii Lâart de savoir bien mettre en oeuvre de mĂ©diocres qualitĂ©s dĂ©robe lâestime, et donne souvent plus de rĂ©putation que le vĂ©ritable mĂ©rite. clxiii Il y a une infinitĂ© de conduites qui paraissent ridicules , et dont les raisons cachĂ©es sont trĂšs-sages et trĂšs- solides. clxiv Il est plus facile de paraĂźtre digne des emplois quâon nâa pas que de ceux que lâon exerce clxv Notre mĂ©rite nous attire lâestime des honnĂȘtes gens, et notre Ă©toile celle du public. 1 Dans les premiĂšres Ă©ditions l'auteur disait Il va des gens qui parais- sent mĂ©riter certains emplois, dont ils font voir eux-mĂȘmes qu'ils sont indignes. » D'aprĂšs une remarque de Segrais, cette maxime fut faite Ă l'occasion de madame de Montausier, Ă qui la cour fit oublier tous ses anciens amis. La tournure de la pensĂ©e, telle que l'auteur i'a refaite, parait empruntĂ©e de Tacite, qui disait, en parlant dâun empereur romain âą 11 eĂ»t paru digne de l'empire sâil n'avait jamais rĂ©gnĂ©. âą AimĂ© Martin. MAXIMES, SENTENCES ETC. > 38 MAXIMES clxvi Le monde rĂ©compense plus souvent les apparences du mĂ©rite que le mĂ©rite mĂȘme. clxvti Lâavarice est plus opposĂ©e Ă lâĂ©conomie que la libĂ©ralitĂ©. clxviii LâespĂ©rance, toute trompeuse quâelle est, sert au moins Ă nous mener Ă la fin de la vie par un chemin agrĂ©able. clxix Pendant que la paresse et la timiditĂ© nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout lâhonneur *. ctxx Il est difficile de juger si un procĂ©dĂ© net, sincĂšre et honnĂȘte, est un effet de probitĂ© ou dâhabiletĂ©. clxxi Les vertus se perdent dans lâintĂ©rĂȘt, comme les fleuves se perdent dans la mer. clxxii Si on examine bien les divers effets de lâennui, on trouvera quâil fait manquer Ă plus de devoirs que lâintĂ©rĂȘt. clxxiii Il y a diverses sortes de curiositĂ©s lâune dâintĂ©rĂȘt, qui nous porte Ă dĂ©sirer dâapprendre ce qui nous peut ĂȘtre utile ; et lâautre dâorgueil, qui vient du dĂ©sir de savoir ce que les autres ignorent **. clxxiv 11 vaut mieux employer notre esprit Ă supporter les infortunes qui nous arrivent, quâĂ prĂ©voir celles qui nous peuvent arriver. clxxv La constance en amour est une inconstance perpĂ©- * Var. Pendant que la paresse et la timiditĂ© ont seules le mĂ©rite de nous tenir dans notre devoir, notre vertu en a tout lâhonneur. 1665, n 177. *** Par. La curiositĂ© nâest pas, comme lâon croit, un simple amour de la nouveautĂ©; il y en a une dâintĂ©rĂȘt, qui fait que nous voulons savoir les choses pour nous en prĂ©valoir; il yen aune autre dâorgueil, qui nous donne envie dâĂȘtre au-dessus de ceux qui ignorent les choses, et de nâĂȘtre pas au-dessous de ceux qui les savent. 1665 n° 1S2. N. DE LA ROCHEFOUCAULD 39 luelle, qui fait que notre cĆur sâattache successivement Ă toutes les qualitĂ©s de la personne que nous aimons , donnant tantĂŽt la prĂ©fĂ©rence Ă lâune, tantĂŽt Ă lâautre ; de sorte que cette constance nâest quâune inconstance arrĂȘtĂ©e et renfermĂ©e dans un mĂȘme sujet. clxxvi 11 y a deux sortes de constance en amour lâune vient de ce que lâon trouve sans cesse dans la personne que lâon aime de nouveaux sujets dâaimer; et lâautre vient de ce que lâon se fait un honneur dâĂȘtre constant. clxxvii La persĂ©vĂ©rance nâest digne ni de blĂąme ni de louange, parce quâelle nâest que la durĂ©e des goĂ»ts et des sentiments , quâon De sâĂŽte et quâon ne se donne point. clxxviii Ce qui nous fait aimer les nouvelles connaissances nâest pas tant la lassitude que nous avons des vieilles , ou le plaisir de changer, que le dĂ©goĂ»t de nâĂȘtre pas assez admirĂ©s de ceux qui nous connaissent trop, et lâespĂ©rance delâĂȘtre davantage de ceux qui ne nous connaissent pas tant. clxxix Nous nous plaignons quelquefois lĂ©gĂšrement de nos amis, pour justifier par avance notre lĂ©gĂšretĂ©. clxxx Notre repentir nâest pas tant un regret du mal que nous avons fait, quâune crainte de celui qui nous en peut arriver. clxxxi Il y a une inconstance qui vient delĂ lĂ©gĂšretĂ© de lâesprit, ou de sa faiblesse, qui lui fait recevoir toutes les opinions dâautrui ; et il y en a une autre, qui est plus excusable, qui vient du dĂ©goĂ»t des choses. clxxxii Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les poisons entrent dans la composition des remĂšdes. La prudence les assemble et les tempĂšre, et elle sâen sert utilement contre les maux de la vie. 40 MAXIMES clxxxiii Il faut demeurer dâaccord, Ă lâhonneur delĂ vertu, que les plus grands malheurs des hommes sont ceux oĂč ils tom- I bent par les crimes. 1 clxxxiv Nous avouons nos dĂ©fauts, pour rĂ©parer par notre I sincĂ©ritĂ© le tort quâils nous font dans lâesprit des autres *. j clxxxv Il y a des hĂ©ros en mal comme en bien. jj clxxxvi On ne mĂ©prise pas tous ceux qui ont des vices ; 5 mais on mĂ©prise tous ceux qui nâont aucune vertu **. clxxxvii Le nom de la vertu sert Ă lâintĂ©rĂȘt aussi utilement > que les vices. ; 1 CLXxxyiii La santĂ© de lâĂąme nâest pas plus assurĂ©e que celle J du corps ; et quoique lâon paraisse Ă©loignĂ© des passions, on nâest j pas moins en danger de sây laisser emporter que de tomber j malade quand on se porte bien. ^ clxxxĂŻx 11 semble que la nature ait prescrit Ă chaque i homme, dĂšs sa naissance , des bornes pour les vertus et pour les vices. \ cxc Il nâappartient quâaux grands hommes dâavoir de -> grands dĂ©fauts. j cxci On peut dire que les vices nous attendent dans le â cours de la vie, comme des hĂŽtes chez qui il faut successivement j loger ; et je doute que lâexpĂ©rience nous les fĂźt Ă©viter, sâil nous j Ă©tait permis de faire deux fois le chemin r . * Far. Nous avouons nos dĂ©fauts, afio quâen donnant bonne opinion ue justice de notre esprit, nous rĂ©parions le tort quâils nous ont fait dans lâesprit des autres 16Gb, n° 193. Nous nâavouons jamais nos dĂ©fauts que par vanitĂ© 1665, n° 200. ** Far. On peut haĂŻr et mĂ©priser les vices, sans haĂŻr et mĂ©priser les vicieux ; mais on a toujours du mĂ©pris pour ceux qui manquent de vertu. 1665, n° 195. 1 Pour bien entendre la pensĂ©e de La Rochefoucauld il faut substituer le DE LA ROCHEFOUCAULD. 4l cxcii Quand les vices nous quittent, nous nous flattons j de la crĂ©ance que câest nous qui les quittons. 1 I cxcui Il y a des rechutes dans les maladies de lâĂąme comme dans celles du corps. Ce que nous prenons pour notre guĂ©rison tâest le plus souvent quâun relĂąche ou un changement de mal. i cxciv Les dĂ©fauts de lâĂąme sont comme les blessures du corps quelque soin quâon prenne de les guĂ©rir, la cicatrice paraĂźt toujours, et elles sont Ă tout moment en danger de se rouvrir. cxcv Ce qui nous empĂȘche souvent de nous abandonner Ă un seul vice est que nous en avons plusieurs. cxcvr Nous oublions aisĂ©ment nos fautes lorsquâelles ne sont sues que de nous *. cxcvn Il y a des gens de qui lâon peut ne jamais croire du mal sans lâavoir vu ; mais il nây en a point en qui il nous doive surprendre en le voyant. i cxcviii Nous Ă©levons la gloire des uns pour abaisser celle ' des autres; et quelquefois on louerait moins monsieur le Prince et monsieur de Turenne si on ne les voulait point blĂąmer tous i deux. { ! cxcix Le dĂ©sir de paraĂźtre habile empĂȘche souvent de le ; devenir. ce La vertu nâirait pas si loin si la vanitĂ© ne lui tenait compagnie. mot passion au mot vice. Vauvenargues a dit LâutilitĂ© de la vertu est si manifeste, que les mĂ©chants la pratiquent par intĂ©rĂȘt.,» AimĂ© Martin. * Far, Quand il nây a que nous qui savons nos crimes ils sont bientĂŽt oubliĂ©s. 1665 , n° 207. MAXIMES tl cci Celui qui croit pouvoir trouver en soi -mĂȘme de qud se passer de tout le monde se trompe fort ; mais celui qui iroit quâon ne peut se passer de lui se trompe encore davantage. ccii Les faux honnĂȘtes gens sont ceux qui dĂ©guisent loirs dĂ©fauts aux autres et Ă eux-mĂȘmes ; les vrais honnĂȘtes gens ;onl ceux qui les connaissent parfaitement et les confessent. ccm Le vrai honnĂȘte homme est celui qui ne se piqus de rien. ccrv La sĂ©vĂ©ritĂ© des femmes est un ajustement et un ard quâelles ajoutent Ă leur beautĂ© *. ccv LâhonnĂȘtetĂ© des femmes est souvent lâamour de eur rĂ©putation et de leur repos. ccvi Câest ĂȘtre vĂ©ritablement honnĂȘte homme que de Xu- loir ĂȘtre toujours exposĂ© Ă la vue des honnĂȘtes gens. ccvn La folie nous suit dans tous les temps de la vie Si quelquâun paraĂźt sage, câest seulement parce que ses folies ont proportionnĂ©es Ă son Ăąge et Ă sa fortune. ccvm Il y a des gens niais qui se connaissent et qubm- ploient habilement leur niaiserie. ccix Qui vit sans folie nâest pas si sage quâil croit. ccx En vieillissant on devient plus fou et plus sage. ccxi Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles, qâon ne chante quâun certain temps **. M Var. Dans la premiĂšre Ă©dition la pensĂ©e se terminait ainsi C'et nn aitrait fin et dĂ©licat, et une douceur dĂ©guisĂ©e. * 1665, n° 216. ** yar. 11 y des gens qui ressemblent aux vaudevilles, que tout le ronde hante un certain temps, quelque fades et dĂ©goĂ»tants quâils soient. 1665, n°?23j DE LA ROCHEFOUCAULD. 43 ,'ccxn La plupart des gens ne jugent des hommes que par la vogue quâils ont ou par leur fortune. ccxiii Lâamour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le dĂ©sir de rendre notre vie commode et agrĂ©able, et lâenvie dâabaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si cĂ©lĂšbre parmi les hommes. ccxiv La valeur est dans les simples soldats un mĂ©tier pĂ©rilleux quâils ont pris pour gagner leur vie. ccxv La parfaite valeur et la poltronnerie complĂšte sont deux extrĂ©mitĂ©s oĂč lâon arrive rarement. Lâespace qui est entre deux est vaste, et contient toutes les autres espĂšces de courage. Il nây a pas moins de diffĂ©rence entre elles quâentre les visages et les humeurs. Il y a des hommes qui sâexposent volontiers au commencement dâune action et qui se relĂąchent et se rebutent aisĂ©ment par sa durĂ©e. Il y en a qui sont contents quand ils ont satisfait Ă lâhonneur du monde, et qui font fort peu de chose au delĂ . On en voit qui ne sont pas toujours Ă©galement maĂźtres de leur peur. Dâautres se laissent quelquefois entraĂźner Ă des terreurs gĂ©nĂ©rales ; dâautres vont Ă la charge parce quâils nâosent demeurer dans leurs postes. Il sâen trouve Ă qui lâhabitude des moindres pĂ©rils affermit le courage et les prĂ©pare Ă sâexposer Ă de plus grands. Il y en a qui sont braves Ă coups dâĂ©pĂ©e et qui craignent les coups de mousquet ; dâautressont assurĂ©s aux coups de mousquet et apprĂ©hendent de se battre Ă coups dâĂ©pĂ©e. Tous ces courages de diffĂ©rentes espĂšces conviennent en ce que la nuit augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, elle donne la libertĂ© de se mĂ©nager. Il y a encore un autre mĂ©nagement plus gĂ©nĂ©ral car on ne voit point dâhomme qui fasse tout ce quâil serait capable de faire dans une occasion sâil Ă©tait assurĂ© dâen revenir ; de sorte quâil est visible que la crainte de la mort ĂŽte quelque chose de la valeur. ccxvi La parfaite valeur est de faire sans tĂ©moins ce quâor serait capable de faire devant tout le monde. 44 MAXIMES ccxvii LâintrĂ©piditĂ© est une force extraordinaire de lâĂąme, qui lâĂ©lĂšve au-dessus des troubles, des dĂ©sordres et des Ă©motions que la vue des grands pĂ©rils pourrait exciter en elle ; et câest par cette force que les hĂ©ros se maintiennent en un Ă©tat paisible , et conservent lâusage libre de leur raison dans les accidents les plus surprenants et les plus terribles. ccxvm Lâbypocrisie est un hommage que le vice rend Ă la vertu. ccxix La plupart des hommes sâexposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur; mais peu se veulent toujours exposer autant quâil est nĂ©cessaire pour faire rĂ©ussir le dessein pour lequel ils sâexposent. ccxx La vanitĂ©, la honte et surtout le tempĂ©rament, font .souvent la valeur des hommes et la vertu des femmes. ccxxi On ne veut point perdre la vie, et on veut acquĂ©rir de la gloire ce qui fait que les braves ont plus dâadresse et dâesprit pour Ă©viter la mort que les gens de chicane nâen ont pour conserver leur bien. ccxxn Il nâv a guĂšre de personnes qui dans le premier penchant de lâĂąge ne fassent connaĂźtre par oĂč leur corps et leur esprit doivent dĂ©faillir. ccxxm Il est delĂ reconnaissance comme de la bonne foi des marchands elle entretient le commerce ; et nous ne payons pas parce quâil est juste de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prĂȘtent. ccxxiv Tous ceux qui sâacquittent des devoirs de la reconnaissance ne peuvent pas pour cela se flatter dâĂȘtre reconnaissants. ccxxv Ce qui fait le mĂ©compte dans la reconnaissance quâon DE LA ROCHEFOUCAULD. 45 attend des grĂąces que lâon a faites, câest que lâorgueil de celui qui donne et lâorgueil de celui qui reçoit ne peuvent convenir du bienfait. ccxxvi Le trop grand empressement quâon a de sâacquitter j dâune obligation est une espĂšce dâingratitude. ccxxvii Les gens heureux ne se corrigent guĂšre ; ils croieni toujours avoir raison quand la fortune soutient leur mauvaise conduite. ccxxvm Lâorgueil ne veut pas devoir, et lâamour-propre ne veut pas payer. tccxxixLe bien que nous avons reçu de quelquâun veut que nous respections le mal quâil nous fait *. i ccxxx Rien nâest si contagieux que lâexemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui nâen produisent de semblables. Nous imitons les bonnes actions par Ă©mulation, et les mauvaises par la malignitĂ© de notre nature , que la honte retenait prisonniĂšre et que lâexemple met en libertĂ©. vccx txi Câest une grande folie de vouloir ĂȘtre sage tout seul ccxxxii Quelque prĂ©texte que nous donnions Ă nos affections, ce nâest souvent que l'intĂ©rĂȘt et la vanitĂ© qui les causent. ccxxxiii Il y adans les afflictions diverses sortes dâhypocrisie. Dans l une, sous prĂ©texte de pleurer la perte dâune personne qui nous est chĂšre, nous nous pleurons nous-mĂȘme; nous regrettons la bonne opinion quâelle avait de nous ; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considĂ©ration. Ainsi les morts ont lâhonneur des larmes qui ne coulent * Var. Le bien quâon nous a fait veut que nous respections le mal que lâon nous fait aprĂšs. 1665 , n. 243. 46 MAXIMES que pour les vivants. Je dis que câest une espĂšce dâhypocrisie, Ă cause que dans ces sortes dâafflictions on se trompe soi-mĂȘme. 11 y a une autre hypocrisie qui nâest pas si innocente, parce quâelle impose Ă tout le monde câest lâaffliction de certaines personnes qui aspirentĂ la gloire dâune belle et immortelle douleur. AprĂšs que le temps, qui consume tout, a fait cesser celle quâelles avaient en effet, elles ne laissent pas dâopiniĂątrer leurs pleurs , leurs plaintes et leurs soupirs ; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent Ă persuader, par toutes leurs actions, que leur dĂ©plaisir ne finira quâavec leur vie. Cette triste et fatigante vanitĂ© se trouve dâordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mĂšnent Ă la gloire, elles sâefforcent de se rendre cĂ©lĂšbres par la montre dâune inconsolable affliction. Il y a encore une autre espĂšce de larmes qui nâont que de petites sources, qui coulent et se tarissent facilement. On pleure pour avoir la rĂ©putation dâĂȘtre tendre, on pleure pour ĂȘtre plaint, on pleure pour ĂȘtre pleurĂ©, enfin on pleure pour Ă©viter la honte de ne pleurer pas. * ccxxxiv Câest plus souvent par orgueil que par dĂ©faut de lumiĂšres quâon sâoppose avec tant dâopiniĂątretĂ© aux opinions les plus suivies on trouve les premiĂšres places prises dans le bon parti, et on ne veut point des derniĂšres. ccxxxv Nous nous consolons aisĂ©ment des disgrĂąces de nos amis lorsquâelles servent Ă signaler notre tendresse pour eux. ccxxxvi 11 semble que lâamour-propre soit la dupe de la bontĂ©, et quâil sâoublie lui-mĂȘme lorsque nous travaillons pour lâavantage des autres. Cependant câest prendre le chemin le plus assurĂ© pour arriver Ă ses fins ; câest prĂȘter Ă usure, sous prĂ©texte de donner; câest enfin sâacquĂ©rir tout le monde par uu moyen subtil et dĂ©licat *. * Vax, Qui considĂ©ra superficiellement tous les effets de la bontĂ© qui noue fait sortir hors de nous-mĂȘme, et qui nous immole continuellement Ă lâavantage de tout le monde , sera tentĂ© de croire que lorsquâelle agit lâamour*propre sâoublie et sâabandonne lui-mĂȘme, ou se laisse dĂ©pouiller et appauvrir sans sâen apercevoir. De sorte qu'il semble que lâamour-propre soit la dupe de la bontĂ© t DK LA ROCHEFOUCAULD, 47 » ccxxxvn Nul ne mĂ©rite dâĂȘtre louĂ© de sa bontĂ© sâil nâa pat la force dâĂȘtre mĂ©chant. Toute autre bontĂ© nâest le plus souvent quâune paresse ou une impuissance de la volontĂ© *. ccxxxvnjIl nâest pas si dangereux de faire du mal Ă la plupart des hommes que de leur faire trop de bien. ccxxxix Rien ne flatte plus notre orgueil que la confiant des grands, parce que nous la regardons comme un effet de notre mĂ©rite, sans considĂ©rer quâelle ne vient le plus souvent que de vanitĂ© ou d'impuissance de garder le secret. ocxl On peut dire de lâagrĂ©ment sĂ©parĂ© de la beautĂ©, que câest une symĂ©trie dont on ne sait point les rĂšgles, et un rapport secret des traits ensemble et des traits avec les couleurs et avec l'air de la personne. ccxli j La coquetterie est le fond de lâhumeur des femmes; mais toutes ne la mettent pas en pratique, parce que la coquetterie de quelques-unes est retenue par la crainte ou par la raison. ccxlii On incommode souvent les autres quand on croit ne les pouvoir jamais incommoder. ccxliii Il y a peu de choses impossibles dâelles-mĂȘmes ; et lâapplication pour les faire rĂ©ussir nous manque plus que les moyens. ccxli v La souveraine habiletĂ© consiste Ă bien connaĂźtre le prix des choses. cependant câest le plus utile de tous les moyens dont lâamour-propre se sert pour arriver Ă ses fins; câest un chemin dĂ©robĂ© par oĂč il revient Ă lui-mĂȘme plus riche et plus abondant, câest un dĂ©sintĂ©ressement quâil met Ă une furieuse usure , câest enfin un ressort dĂ©licat avec lequel il rĂ©unit, il dispose et tourne tous les hommes en sa faveur. 1665, n. 250. 1 11 est facile de reconnaĂźtre que la maxime de La Rochefoucauld est encore une critique du caractĂšre dâAnne dâAuiri ,he. Aime 48 MAXIMES ccxlv Câest une grande habiletĂ© que de savoir cacher son habiletĂ©. ccxlvi Ce qui paraĂźt gĂ©nĂ©rositĂ© nâest souvent quâune ambition dĂ©guisĂ©e, qui mĂ©prise de petits intĂ©rĂȘts pour aller Ă de plus grands. ccxLVtiLa fidĂ©litĂ© qui paraĂźt en la plupart des hommes nâest quâune invention de lâamour-propre pour attirer la confiance; câest un moyen de nous Ă©lever au-dessus des autres, et de nous rendre dĂ©positaires des choses les plus importantes * ccxlviii La magnanimitĂ© mĂ©prise tout pour avoir tout. ccxlixII nâv a pas moins dâĂ©loquence dans le ton de la voix, dans les yeux et dans lâair de la personne, que dans le choix des paroles. cci. La vĂ©ritable Ă©loquence consiste Ă dire tout ce quâil faut, et Ă ne dire que ce quâil faut. ccli 11 y a des personnes Ă qui les dĂ©fauts siĂ©ent bien, * f'ar. La fidĂ©litĂ© est une invention rare de lâamour-propre, par laquelle lâhomme, sâĂ©rigeant en dĂ©positaire des choses prĂ©cieuses, se rend lui-mĂȘme infiniment prĂ©cieux; de tous les trafics de lâamour-propre, câest celui oĂč il fai 4 ; le moins dâavances et de plus grands profits, câest un raffinement de sa politique avec lequel il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur libertĂ© et par leur vie, qu'ils sont forcĂ©s de confier en quelques occasions, Ă Ă©lever lâhomme fidĂšle au-dessus de tout le monde. 1665, n° 269. 1 Avec une semblable idĂ©e de la lidĂ©litĂ©, comment La Rochefoucauld a-t-il pu se plaindre de lâingratitude dâAnne d'Autriche? Cette reine ne pouvait- elle pas lui dire Vous avez Ă©tĂ© fidĂšle Ă mes intĂ©rĂȘts, mais câĂ©tait une inven- tion de votre amour-propre pour attirer ma confiance , que je ne puis vous donner; en un mot, je ne dois aucune reconnaissance Ă une idĂ©litĂ© dont jâai Ă©tĂ© le but et non lâobjet? Quâaurait-il pu rĂ©pondre? Lâauteur aurait dĂ» dire La fidĂ©litĂ© qui parait en la plupart des courtisans, et non la plupart des hommes. Quand on a eu le malheur de vivre Ă la cour, on peut avoir acquis le droit de juger les courtisans, mais non celui de calomnier le genre humain. AimĂ© Mabtin. DE LA ROCHEFOUCAULD. 49 , et dâautres qui sont disgraciĂ©es avec leurs bonnes qualitĂ©s [ cclti Il est aussi ordinaire de voir changer les goĂ»ts quâil f est extraordinaire de voir changer les inclinations. I ccliii LâintĂ©rĂ©t met en Ćuvre toutes sortes de vertus et de vices. ccliv LâhumilitĂ© nâest souvent quâune feinte soumission dont on se sert pour soumettre les autres. Câest un artifice de lâorgueil, qui sâabaisse pour sâĂ©lever; et bien quâil se transforme en mille maniĂšres, il nâest jamais mieux dĂ©guisĂ© et plus capable de tromper que lorsquâil se cache sous la figure de lâhumilitĂ©. ! cclv Tous les sentiments ont chacun un ton de voix , des } gestes et des mines qui leur sont propres ; et ce rapport, bon ou mauvais, agrĂ©able ou dĂ©sagrĂ©able, est ce qui fait que les per- 1 sonnes plaisent ou dĂ©plaisent. cclvi Dans toutes les professions, chacun affecte une mine et un extĂ©rieur pour paraĂźtre ce quâil veut quâon le croie. Ainsi on peut dire que le monde nâest composĂ© que de mines. ^ cclvii La gravitĂ© est un mystĂšre du corps, inventĂ© pour cacher les dĂ©fauts de lâesprit. cclyxii Lebon goĂ»t vient plus du jugement quede lâesprit. ccltx Le plaisir de lâamour est dâaimer, et lâon est plus j heuçeux par la passion que lâon a que par celle que lâon donne. ; cclx La civilitĂ© est un dĂ©sir dâen recevoir et dâĂȘtre es- timĂ© poli. I 1 RĂ©pĂ©titions des maximes 90, U>3 et 275. Ainsi, dans un des ouvrages les t olus courts de notre langue la mĂȘme pensĂ©e se retrouve quatre fois. ! Aime .Martin. 50 MAXIMES cclxi LâĂ©ducation que lâon donne dâordinaire aux jeunes gens est un second amour-propre quâon leur inspire. ccLxnIl nây a point de passion oĂč lâamour de soi-mĂȘme rĂšgne si puissamment que dans lâamour ; et on est toujours plus disposĂ© Ă sacrifier le repos de ce quâon aime quâĂ perdre le sien 1 Comme si Ton pouvait sacrifier le repos de ce quâon aime sans perdre le sien ! Remarquez que lâamour de soi nâest ici que lâĂ©goĂŻsme. HelvĂ©tius et les philosophes du dix-huitiĂšme siĂšcle ne l'ont pas autrement entendu. Ils savaient bien quâavilir lâorigine de nos sentiments, câĂ©tait avilir lâhomme; et comme La Rochefoucauld, leur maĂźtre, ils espĂ©raient nous dĂ©rober la vĂ©ritĂ© Ă la laveur dâune dĂ©finition incomplĂšte. Lâamour de soi existe dans tous les hommes; mais il se partage en deux sentiments divers, quâil est important de bien distinguer lâun nous dirige vers les choses physiques, lâautre vers les choses morales. Câest le double flambeau de notre double nature. Nous donnons au premier le nom d 'intĂ©rĂȘt physique, parce qu'il est le moteur de toutes les actions qui nâont dâautre but que le bien-ĂȘtre matĂ©riel ; intĂ©rĂȘt trom* peur, qui nous persuade trop souvent que le mal peut produire le bien. La dĂ©bauche, les friponneries, la lĂąchetĂ©, ce qui amuse les sens, ce qui sauve le corps aux dĂ©pens de la vertu, sont les objets de cette passion. Mais il est un intĂ©rĂȘt d'un ordre supĂ©rieur, qui, loin de nuire Ă la puretĂ© de nos actions, les rend dignes des regards de Dieu ; nous lui donnons le nom d 'intĂ©rĂȘt moral , parce que, nĂ©gligeant tous lesbiens matĂ©riels, il ne sâattache quâĂ ceux de lâaine; et il ne faut pas le considĂ©rer comme lâennemi du corps, il n'est que lâennemi des excĂšs. Ainsi iâainour de soi se divise en deux intĂ©rĂȘts de lâun vient notre faiblesse, de lâautre vient notre force; lâun est un faux calcul de lâesprit, lâautre est une sublime inspiration de lâame ; et comme nous donnons au premier le nom dâĂ©goĂŻsme, nous donnerons au second le nom de sagesse. Pris dans ce dernier sens, lâamour de soi devient un sentiment que la conscience Ă©claire et qui produit la vertu ; et pour tout rĂ©soudre par un exemple, voyez ce que lâintĂ©rĂȘt physique fit de TibĂšre et de Cromwell, voyez ce que lâintĂ©rĂȘt moral fit de Socrate et de FĂ©nelon. Cette distinction peut jeter un grand jour non-seulement sur le livre de La Rochefoucauld, mais encore sur ceux dâHelvĂ©tius et de ses disciples. Si tout nous semble vil dans lâhomme des philosophes, c'est qu'ils ont confondu, a dessein, ces deux sortes dâintĂ©rĂȘt, ou, pour mieux dire, câest quâils ont prĂ©sentĂ© lâintĂ©rĂȘt physique comme le mobile de toutes nos actions, quoiquâil ne soit que la source de nos vices. Quant Ă la maxime qui a servi de texte Ă ces rĂ©flexions, elle reçoit naturellement lâapplication de nos principes. Celui qui est plus disposĂ© Ă sacrifier le repos de ce qu'il aime qu'Ă perdre le sien nâaime pas mĂȘme sa maĂźtresse comme il devrait aimer son prochain; DE LA ROCHEFOUCAULD. 51 cclxih Ce quâon nomme libĂ©ralitĂ© nâest le plus souvent que la vanitĂ© de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons et si lâon veut appeler cela de lâamour, il ne faut pas au moins en chercher la source dans lâintĂ©rĂȘt moral. En terminant, nous remarquerons que la maxime de La Rochefoucauld a Ă©tĂ© mise envers par Corneille, dans la troisiĂšme scĂšne du premier acte de liĂ©rĂ©nice, et, sans examiner si de pareilles idĂ©es sont bien Ă leur place dans une tragĂ©die, nous mettrons sous les yeux du lecteur ce passage vraiment singulier DOMITIEN. Je trouve peu de jour Ă croire quâelle m'aime, Quand elle ne regarde et nâaime que soi-mĂšme. ALBIN. Seigneur, sâil m'est permis de parler librement, Dans toute la nature aime-t-on autrement? Lâamour propre est la source en nous de tous les autre» ; Câen est le sentiment qui forme tous les nĂŽtres Lui seul allume , Ă©teint ou change nos dĂ©sirs, Les objets de nos vĆux le sont de nos plaisirs. VouS'mĂȘme qui brĂ»lez dâune ardeur si fidĂšle. Aimez-vous Domitie, ou vos plaisirs en elle? Et quand vous aspirez Ăč des liens si doux , Est-ce pour l'amour d'elle ou pour lâamour de vous? De sa possession lâaimable et chĂšre idĂ©e Tient vos sens enchantĂ©s et votre Ăąme obsĂ©dĂ©e; Mais si vous connaissiez quelques desseins meilleurs, Vous porteriez bientĂŽt toute cette Ăąme ailleurs. Sa conquĂȘte est pour vous le comble des dĂ©lices ; Vous ne vous figurez ailleurs que dos supplices ; Câest par lĂ qu'elle seule a droit de vous charmer, Et vous nâaimez que vous quand vous croyez lâaimer. AimĂ© Martin. Lâaction de celui qui donne Ă©tant celle dâun Ă©goĂŻste, les sentiments de celui qui reçoit seront ceux dâun ingrat, Quepenseriez-vousdâun malheureux dont une main gĂ©nĂ©reuse viendrait soulager la misĂšre, et qui remercierait son bienfaiteur en lui disant ; Foire libĂ©ralitĂ© nâest que de la vanitĂ© , que vous aimez mieux que ce que vous me donnez ? Est-ce donc lĂ ce que votre philosophie peut nous apprendre? Certes, on ne saurait trop le rĂ©pĂ©ter, une maxime i[ui pourrait dĂ©truire le repos du genre humain ne peut ĂȘtre quâune maxime fausse. Ici vous tuez la reconnaissance dans lâame du malheureux; plus loin, vous tuerez la pitiĂ© dans lâĂąine du bienfaiteur. Vous ĂŽtez Ă la crĂ©ature la plus faible les deux seuls refuges de sa misĂšre, la pitiĂ© et la bienfaisance. Je ne dis rien de la religion, vous nâen parlez pas ; et pour remplacer ces biens estimables, je ne vois dans votre livre que le mĂ©pris de nous-mĂȘmes, la crainte de la mort, la haine des hommes et lâoubli de Dieu ! 'AimĂ© Martin. 52 MAXIMES cclxiv La pitiĂ© est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux dâautrui. Câest une habile prĂ©voyance des malheurs oĂč nous pouvons tomber. Nous donnonsdu secours aux autres, pourles engagera nousen donner en de semblables occasions; et ces services que nous leur rendons sont, Ă proprement parler, des biens que nous nous faisons Ă nous-mĂȘme par avance 1 . cclxv La petitesse de lâesprit fait lâopiniĂątretĂ©, et nous ne croyons pas aisĂ©ment ce qui est au delĂ de ce que nous voyons. cclxvi Câest se tromper que de croire quâil nây ait que les violentes passions , comme lâambition et l'amour, qui puissent triompher des autres La paresse, toute languissante quâelle est, ne laisse pas dâen ĂȘtre souvent la maĂźtresse ; elle usurpe sur tous les desseins et sur toutes les actions de la vie ; elle y dĂ©truit et y consume insensiblement les passions et les vertus. ccnxvii La promptitude Ă croire le mal sans lâavoir assez examinĂ© est un effet de lâorgueil et delĂ paresse. On veut trouver des coupables , et on ne veut pas se donner la peine dâexaminer les crimes. cclxviii Nous rĂ©cusons des juges pourles plus petits intĂ©rĂȘts, et nous voulons bien que notre rĂ©putation et notre gloir dĂ©pendent du jugement des hommes, qui nous sont tous contraires , ou par leur jalousie ou par leur prĂ©occupation, ou par leur peu de lumiĂšres ; et ce nâest que pour les faire prononcer en notre faveur que nous exposons en tant de maniĂšres notre repos et notre vie. cclxix Il nâv a guĂšre dâhomme assez habile pour connaĂźtre tout le mal quâil fait. 1 Dans le portrait que La Rochefoucauld a tracĂ© de lui-mĂȘme est un passage sur la pitiĂ© qui prouve combien il Ă©tait loin de l'envisager comme J. J. Rousseau, uni a dit La pitiĂ© est un sentiment naturel, qui tend Ă modĂ©rer dans chacun l'activitĂ© de lâamour de soi » AimĂ© Mahtin. y âą Distours sur l'origine de l'inĂ©galitĂ©. DE LA ROCHEFOUCAULD. 53 Lâhonneur acquis est caution de celui quâon doit acquĂ©rir. cclxxi La jeunesse est une ivresse continuelle; câest la liĂšvre de la raison *. cclxxii Rien ne devrait plus humilier les hommes qui ont mĂ©ritĂ© de grandes louanges, que le soin quâils prennent encore de se faire valoir par de petites choses. cclxxiii Il y a des gens quâon approuve dans le monde, qui nâont pour tout mĂ©rite que les vices qui servent au commerce de la vie. cclxxi v La grĂące de la nouveautĂ© est Ă lâamour ce que la fleur est sur les fruits elle y donne un lustre qui sâefface aisĂ©ment, et qui ne revient jamais. I cclxxv Le bon naturel, qui se vante dâĂȘtre si sensible, est j souvent Ă©touffĂ© par le moindre intĂ©rĂȘt. t cclxxvi Lâabsence diminue les mĂ©diocres passions, et augmente les grandes, comme le vent Ă©teint les bougies et allume le feu. ccLXXvnLesfemmescroientsouventaimer, encore quâelles nâaiment pas. Lâoccupation dâune intrigue, l'Ă©motion dâesprit que donne la galanterie, la pente naturelle au plaisir dâĂȘtre aimĂ©es, et la peine de refuser, leur persuadent quâelles ont de la passion lorsquâelles nâont que de la coquetterie. cclxxv i T i Ce qui fait que lâon est souvent mĂ©content de ceux qui nĂ©gocient, est quâils abandonnent presque toujours lâintĂ©rĂȘt de leurs amis pour lâintĂ©rĂȘt du succĂšs de la nĂ©gociation, * P'ur. La jeunesse est une ivresse continuelle câest la fiĂšvre de la santĂ© câest la folie de la raison. 1665, n. 295. 54 MAXIMES qui devient le leur par lâhonneur dâavoir rĂ©ussi Ă ce quâils avaient entrepris. cclxxix Quand nous exagĂ©rons la tendresse que nos amis ont pour nous, câest souvent moins par reconnaissance que par le dĂ©sir de faire juger de notre mĂ©rite. cclxxx Lâapprobation que lâon donne Ă ceux qui entrent dans le monde vient souvent de lâenvie secrĂšte que lâon porte Ă ceux qui y sont Ă©tablis. cclxxxi Lâorgueil, qui nous inspire tant dâenvie, nous sert souvent aussi Ă la modĂ©rer. cclxxxii Il y a des faussetĂ©s dĂ©guisĂ©es qui reprĂ©sentent si bien la vĂ©ritĂ©, que ce serait mal juger que de ne sây pas laisser tromper. cclxxxiii Il nây a pas quelquefois moins dâhabiletĂ© Ă savoii profiter dâun bon conseil quâĂ se bien conseiller soi-mĂȘme. cclxxxi v Il y ades mĂ©chants qui seraient moins dangereux s'ils nâavaient aucune bontĂ©. cclxxx v La magnanimitĂ© est assez dĂ©finie par son nom; nĂ©anmoins on pourrait dire que câest le bon sens de lâorgueil et la voie la plus noble pour recevoir des louanges . cclxxxvi Il est impossible dâaimer une seconde fois ce quâon a vĂ©ritablement cessĂ© dâaimer. cclxxxvii Ce nâest pas tant la fertilitĂ© de lâesprit qui nous 1 Cett fi pensĂ©e est encore une preuve que lâauteur n*a vouiu juger que la ĂŻour et les hommes de cour ; car la magnanimitĂ© est une vertu de prince, comme la dĂ©mence câest pour eux seuls que ces mots existent. Dans le nonde vulgaire ces vertus prennent le nom de bontĂ© et de gĂ©nĂ©rositĂ©. Aixm Maktin. DE LA ROCHEFOUCAULD. 5 r , fait trouver plusieurs expĂ©dients sur une mĂȘme affaire, que câest le dĂ©faut de lumiĂšres qui nous fait arrĂȘter Ă tout ce qui se prĂ©sente Ă notre imagination , et qui nous empĂȘche de discerner dâabord ce qui est le meilleur. cclxxxviii Il y a des affaires et des maladies que les remĂšdes aigrissent en certains temps ; et la grande habiletĂ© consiste Ă connaĂźtre quand il est dangereux dâen user. ccLxxxixLa simplicitĂ© affectĂ©e est une imposture dĂ©licate ccxcrilly a plus de dĂ©fauts dans lâhumeur que dans lâesprit. ccxci Le mĂ©rite des hommes a sa saison aussi bien que les fruits. ecxcii On peut dire de lâhumeur des hommes comme de la plupart des bĂątiments, quâelle a diverses faces les unes agrĂ©ables et les autres dĂ©sagrĂ©ables. ccxciii La modĂ©ration ne peut avoir le mĂ©rite de combat tre lâambition et de la soumettre elles ne se trouvent jamais ensemble. La modĂ©ration est la langueur et la paresse de lâĂąme, comme lâambition en est lâactivitĂ© et lâardeur *. ccxciv Nous aimons toujours ceux qui nous admirent, et nous nâaimons pas toujours ceux que nous admirons. jccxcv 11 sâen faut bien que nous ne connaissions toutes nos volontĂ©s **. * Var. La modĂ©ration dans la plupart des hommes n'a garde de combattre et de soumettre l'ambition , puisquâelles ne se peuvent trouver ensemble; la modĂ©ration nâĂ©tant dâordinaire quâune paresse , une langueur, et un manque de courage de maniĂšre quâon peut justement dire, Ă leur Ă©gard, que la modĂ©ration est une bassesse de lâĂąme, comme lâambition en est lâĂ©lĂ©vation. 1665, n. 17. ** Var. Comment peut-on rĂ©pondre de ce quâon voudra Ă lâavenir, puisque lâon ne sait pas prĂ©cisĂ©ment ce tme lâon veut dans le temps prĂ©sent? 1665, n. 74. AXIMES Ofi ccxcvi Il est difficile dâaimer ceux que nous nâestimons point ; mais il ne lâest pas moins d'aimer ceux que nous estimons beaucoup plus que nous. ccxcvn Les humeurs du corps ont un cours ordinaire et rĂ©glĂ©, qui meut et qui tourne imperceptiblement notre volontĂ©. Elles roulent ensemble, et exercent successivement un empire secret en nous de sorte quâelles ont une part considĂ©rable Ă toutes nos actions, sans que nous le puissions connaĂźtre. ccxcviii La reconnaissance delĂ plupart des hommes nâest quâune secrĂšte envie de recevoir de plus grands bienfaits. ccxcxx Presque tout le monde prend plaisir Ă sâacquitter des petites obligations beaucoup de gens ont de la reconnaissance pour les mĂ©diocres ; mais il nây a quasi personne qui nâait de lâingratitude pour les grandes. ccc U y a des folies qui se prennent comme les maladies contagieuses. ccci Assez de gens mĂ©prisent le bien , mais peu savent le donner. cccii Ce nâest d'ordinaire que dans de petits intĂ©rĂȘts oĂč nous prenons le hasard de ne pas croire aux apparences. cccin Quelque bien quâon nous dise de nous , on ne nous apprend rien de nouveau. ccciv Nous pardonnons souvent Ă ceux qui nous ennuient; mais nous ne pouvons pardonner Ă ceux que nous ennuyons. cccv LâintĂ©rĂȘt, que lâon accuse de tous nos crimes, mĂ©rite souvent dâĂȘtre louĂ© de nos bonnes actions. DE LA ROCHEFOUCAULD. 57 cccvr On ne trouve guĂšre dâingrats tant quâon est en Ă©tat de faire du bien. Il est aussi honnĂȘte dâĂȘtre glorieux avec soi-mĂȘme quâil est ridicule de lâĂȘtre avec les autres. cccvm On a fait une vertu de la modĂ©ration, pour borner lâambition des grands hommes, et pour consoler les gens mĂ©diocres de leur peu de fortune et de leur peu de mĂ©rite. cccix 11 y a des gens destinĂ©s Ă ĂȘtre sots qui ne font pas seulement des sottises par leur choix, mais que la fortune mĂȘme contraint dâen faire. cccx Il arrive quelquefois des accidents dans la vie, dâoĂč il faut ĂȘtre un peu fou pour se bien tirer. cccxt Sâil y a des hommes dont le ridicule nâaitjamais paru, câest quâon ne lâa jamais bien cherchĂ©. cccxn Ce qui fait que les amants et les maĂźtresses ne sâennuient point dâĂȘtre ensemble, câest quâils parlent toujours dâeux- triĂȘmes. cccxiii Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mĂ©moire pour retenir jusquâaux moindres particularitĂ©s de ce qui nous est arrivĂ©, et que nous nâen ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois nous les avons contĂ©es Ă une mĂȘme personne ? cccxĂŻy LâextrĂȘme plaisir que nous prenons Ă parler de nous-mĂȘme nous doit faire craindre de nâen donner guĂšre Ă ceux qui nous Ă©coutent. cccxv Ce qui nous empĂȘche dâordinaire de faire voir le fond de notre cĆur Ă nos amis nâest pas tant la dĂ©fiance que nous avons dâeux, que celle que nous avons de nous-mĂȘme. 58 MAXIMES cccxvi Les personnes faibles ne peuvent ĂȘtre sincĂšres. cccxvn Ce nâest pas un grand malheur dâobliger des ingrats ; mais câen est un insupportable dâĂȘtre obligĂ© Ă uu malhonnĂȘte homme. cccxviii On trouve des moyens pour guĂ©rir de la folie, mais on nâen trouve point pour redresser un esprit de travers cccxix On ne saurait conserver longtemps les sentiments quâon doit avoir pour ses amis et pour ses bienfaiteurs, si on se laisse la libertĂ© de parler souvent de leurs dĂ©fauts. cccxx Louer les princes des vertus quâils nâont pas, c'est leur dire impunĂ©ment des injures. cccxxi Mous sommes plus prĂšs dâaimer ceux qui nous haĂŻssent, que ceux qui nous aiment plus que nous ne voulons. cccxxn Il nây a que ceux qui sont mĂ©prisables qui craignent dâĂȘtre mĂ©prisĂ©s. cccxxin Notre sagesse nâest pas moins Ă la merci de la fortune que nos biens. cccxxiv Il y a dans la jalousie plus dâamour-propre que dâamour. cccxxv Nous nous consolons souvent par faiblesse des maux dont la raison nâa pas la force de nous consoler. cccxxyi Le ridicule dĂ©shonore plus que le dĂ©shonneur 1 . cccxxvii Nous nâavouons de petits dĂ©fauts que pour persuader que nous nâen avons pas de grands. ' Le ridicule peut ĂȘtre nuisible, mais il ne dĂ©shonore pas ; c'est le vice ciui dĂ©shonore. AimĂ© Martin. DE LA ROCHEFOUCAULD. 59 ^cccxxvm Lâenvie est plus irrĂ©conciliable que la haine. cccxxix On croit quelquefois haĂŻr la flatterie; mais on ne nait que la maniĂšre de flatter. cccxxx On pardonne tant que lâon aime. cccxxxi 11 est plus difficile dâĂȘtre fidĂšle Ă sa maĂźtresse quand on est heureux que quand on en est maltraitĂ©. cccxxxn Les femmes ne connaissent pas toute leur coquetterie cccxxxiii Les femmes nâont point de sĂ©vĂ©ritĂ© complĂšte sans aversion. cccxxxiv Les femmes peuvent moins surmonter leur coquetterie que leur passion '. cccxxxv Dans lâamour la tromperie va presque toujours plus loin que la mĂ©fiance. cccxxxvi U y a une certaine sorte dâamour dont lâexcĂšs empĂȘche la jalousie. cccxxxvii Il est de certaines bonnes qualitĂ©s comme des sens ceux qui en sont entiĂšrement privĂ©s ne les peuvent apercevoir ni les comprendre. cccxxxviii Lorsque notre haine est trop vive elle nous met au-dessous de ceux que nous haĂŻssons. cccxxxix Nous ne ressentons nos biens et nos maux quâĂ proportion de notre amour-propre 1 2 . 1 Cette pensĂ©e est modifiĂ©e et mĂȘme rĂ©futĂ©e par les maximes 549 et 376. 2 Je voudrais que La Rochefoucauld pĂ»t me dire comme lâamour-propre lui vint en aide lorsquâen 1672 il apprit en un mĂȘme jour quâun de ses fiis 60 MAXIMES cccxl Lâesprit delĂ plupart des femmes sert plus Ă fortifier leur folie que leur raison. cccxli Les passions de la jeunesse ne sont guĂšre plus opposĂ©es au salut que la tiĂ©deur des vieilles gens. cccxiai Lâaccent du pays oĂč lâon est nĂ© demeure dans Pexprit et dans le cĆur comme dans le langage. cccxuii Pour ĂȘtre un grand homme il faut savoir profiter de toute sa fortune. cccxliv La plupart des hommes ont, comme les plantes, des propriĂ©tĂ©s cachĂ©es que le hasard fait dĂ©couvrir. cccxlv Les occasions nous font connaĂźtre aux autres, et encore plus Ă nous-mĂȘme. cccxlyi 11 ne peut y avoir de rĂšgle dans lâesprit ni dans le cĆur des femmes si le tempĂ©rament nâen est dâaccord. cccxlyii Nous ne trouvons guĂšre de gens de bon sens que ceux qui sont de notre avis. cccxlvui Quand on aime on doute souvent de ce que lâon croit le plus '. Ă©tait mort au passage du Rhin, un autre blessĂ©, et que la cour pleurait la perte du jeune duc de Longueville, quâil chĂ©rissait comme ses propres enfants. Madame de SĂ©vignĂ©, tĂ©moin de ce dĂ©sastre, Ă©crit Ă sa fille Jâai vu son cĆur a dĂ©couvert dans cette cruelle aventure il est au premier rang de ce que jâai jamais vu de courage, de mĂ©rite, de tendresse et de raison; je compte pour rien son esprit et son agrĂ©ment. » Et, en elTet, que peuvent l'esprit et lâagrĂ©ment oĂč il ne faut que du courage et de la rĂ©signation? Combien madame de SĂ©vignĂ©, dans ces quatre lignes, nous fait regretter que La Rochefoucauld ait si souvent fait usage de cet esprit, de cet agrĂ©ment quâelle compte pour rien, et quâil ait presque toujours craint dâexprimer les sentiments de ce cĆur gĂ©nĂ©reux dont elle admirait la rĂ©signation ! AimĂ© Martin. Vous vous en rapportez plus Ă vos yeux quâĂ moi, disait une femme Ă son amant ; vous ne mâaimrz donc plus. AimĂ© Martin. DE LiA ROCHEFOUCAULD. 61 cccxlix Le plus grand miracle de lâamour, câest de guĂ©rir de la coquetterie. cccl Ce qui nous donne tant dâaigreur contre ceux qui nous font des finesses, câest quâils croient ĂȘtre plus habiles que nous. cccu On a bien de la peine Ă rompre quand on ne sâaime plus. t ccclii On sâennuie presque toujours avec les gens avec qui il nâest pas permis de sâennuyer. cccliii Un honnĂȘte homme peut ĂȘtre amoureux comme un fou, mais non pas comme un sot. cccliv Il y a de certains dĂ©fauts qui, bien mis en oeuvre, brillent plus que la vertu mĂȘme. ccclv On perd quelquefois des personnes quâon regrette plus quâon nâen est affligĂ© , et dâautres dont on est affligĂ© et quâon ne regrette guĂšre. ccclvi Nous ne louons dâordinaire de bon cĆur que ceux qui nous admirent. ccclvii Les petits esprits sont trop blessĂ©s des petites choses ; les grands esprits les voient toutes, et nâen sont point blessĂ©s. ccclviii LâhumilitĂ© est la vĂ©ritable preuve des vertus chrĂ©tiennes sans elle nous conservons tous nos dĂ©fauts, et ils sont seulement couverts par lâorgueil qui les cache aux autres, et souvent Ă nous-mĂȘme. ccclix Les infidĂ©litĂ©s devraient Ă©teindre lâamour, et il ne faudrait point ĂȘtre jaloux quand on a sujet de lâĂȘtre. 11 nây a que 4 62 MAXIMES les personnes qui Ă©vitent de donner de la jalousie qui soient dignes quâon en ait pour elles. ccclx On se dĂ©crie beaucoup plus auprĂšs de nous par les moindres infidĂ©litĂ©s quâon nous fait que par les plus grandes quâon fait aux autres { ccclxi La jalousie naĂźt toujours avec lâamour; mais elle ne meurt pas toujours avec lui. ccclxi i La plupart des femmes ne pleurent pas tant la mort de leurs amants pour les avoir aimĂ©s que pour paraĂźtre plus dignes dâĂȘtre aimĂ©es. ccclxiii Les violences quâon nous fait nous font souvent moins de peine que celles que nous nous faisons Ă nous- mĂȘme. ccclxiv On sait assez quâil ne faut guĂšre parler de sa femme ; mais on ne sait pas assez qu'on devrait encore moins parler de soi. ccclxv Il y a de bonnes qualitĂ©s qui dĂ©gĂ©nĂšrent en dĂ©fauts , quand elles sont naturelles , et dâautres qui ne sont jamais parfaites , quand elles sont acquises. Il faut, par exemple, que la raison nous fasse mĂ©nager de notre bien et de notre confiance ; 1 Ainsi La Rochefoucauld trouvait tout naturel que, pour favoriser son ambition et son amour, la belle madame de Longueville eĂ»t oubliĂ© ce quâelle devait Ă son mari, Ă sa souveraine, Ă sa patrie, et Ă elle-mĂȘme ; et il ne put lui pardonner l'inclination quâil crut reconnaĂźtre en elle pour le duc de Nemours. Devenu lâennemi de celle quâil avait aimĂ©e, il passa si rapidement de la reconnaissance Ă lâingratitude, que plus tard tout le monde pĂ»t le reconnaĂźtre dans cette autre maxime de son livre ' Plutarque, Jpophthegmet des LacĂ©dĂ©moniens, § 69. 72 MAXIMES Ă faire naĂźtre des occasions quâĂ profiter de celles qui se prĂ©sentent. ccccliv Il nây a guĂšre dâoccasion oĂč lâon fit un mĂ©chant marchĂ© de renoncer au bien quâon dit de nous Ă condition de nâen dire point de mal. cccclv Quelque disposition quâait le monde Ă mai juger, il fait encore plus souvent grĂące au faux mĂ©rite quâil ne fait injustice au vĂ©ritable. cccclvi On est quelquefois un sot avec de lâesprit ; mais on ne lâest jamais avec du jugement. cccclvii Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels que nous sommes, que dâessayer de paraĂźtre ce que nous ne sommes pas. cccclvui Nos ennemis approchent plus de la vĂ©ritĂ© dans les jugements quâils font de nous, que nous nâen approchons nous-mĂȘmes. cccclix Il y a plusieurs remĂšdes qui guĂ©rissent de lâamour mais il nây en a point dâinfaillible. cccclx Il sâen faut bien que nous connaissions tout ce que nos passions nous font faire. cccclxi La vieillesse est un tyran qui dĂ©fend, sous peine de la vie, tous les plaisirs de la jeunesse. Le mĂȘme orgueil qui nous fait blĂąmer iss dĂ©fauts dont nous nous croyons exempts nous porte Ă mĂ©priser les nonnes qualitĂ©s que nous nâavons pas. cccclxiii Il y a souvent plus dâorgueil que de bontĂ© Ă plaindre les malheurs de nos ennemis ; câest pour leur faire sentir que DE LA ROCHEFOUCAULD. 73 nous sommes au-dessus dâeux, que nous leur donnons des marques de compassion. cccclxiv Il y a un excĂšs de biens et de maux qui passe, notre sensibilitĂ©. cccclxv Il sâen faut bien que lâinnocence trouve autant de protection que le crime. cccclxyi De toutes les passions violentes, celle qui sied le moins mal aux femmes, câest lâamour. cccclxvii La vanitĂ© nous fait faire plus de choses contre notre goĂ»t que la raison. cccclxviii 11 y a des mĂ©chantes qualitĂ©s qui font de grands talents. cccclxix On ne souhaite jamais ardemment ce quâon ne souhaite que par raison. { cccclxx Toutes nos qualitĂ©s sont incertaines et douteuses, en bien comme en mal ; et elles sont presque toutes Ă la merci des occasions. cccclxxi Dans les premiĂšres passions les femmes aiment lâamant, et dans les autres elles aiment lâamour. cccclxxii Lâorgueil a ses bizarreries commeles autres passions on a honte dâavouer que lâon ait de la jalousie, et on se fait honneur dâen avoir eu et dâĂȘtre capable dâen avoir. cccclxxiii Quelque rare que soit le vĂ©ritable amour, il lâest encore moins que la vĂ©ritable amitiĂ©. cccclxxiv Il y a peu de femmes dont le mĂ©rite dure plus que la beautĂ©. ETC. 74 MAXIMES cccclxxv Lâenvie dâĂȘtre plaint ou dâĂȘtre admirĂ© fait souven la plus grande partie de notre confiance. cccclxxvi Notre envie dure toujours plus longtemps que le ĂŒonheur de ceux que nous envions. cccclxxvii La mĂȘme fermetĂ© qui sert Ă rĂ©sister Ă lâamour sert aussi Ă le rendre violent et durable ; etles personnes faibles, qui sont tou jours agitĂ©es des passions, nâen sont presque jamais vĂ©ritablement remplies. cccclxxviii Lâimagination ne saurait inventer tant de diverses contrariĂ©tĂ©s quâil y en a naturellement dans le cĆur de chaque personne. cccclxxix Il nây a que les personnes qui ont de la fermetĂ© qui puissent avoir une vĂ©ritable douceur ; celles qui paraissent douces nâont ordinairement que de la faiblesse, qui se convertit aisĂ©ment en aigreur cccclxxx La timiditĂ© est un dĂ©faut dont il est dangereux de reprendre les personnes quâon en veut corriger. cccclxxxi Rien nâest plus rare que la vĂ©ritable bontĂ© ; ceux mĂȘme qui croient en avoir nâont dâordinaire que de la complaisance ou de la faiblesse. cccclxxxh Lâesprit sâattache par paresse et par constance Ă ce qui lui est facile ou agrĂ©able. Cette habitude met toujours des bornes Ă nos connaissances ; et jamais personne ne sâest donnĂ© la peine dâĂ©tendre et de conduire son esprit aussi loin quâil pourrait aller. cccclxxxiii On est dâordinaire plus mĂ©disant par vanitĂ© que par malice. cccclxxxi v Quand on a le cĆur encore agitĂ© par les restes DE LA ROCHEFOUCAULD. 75 dâune passion, on est plus prĂšs dâen prendre une nouvelle que quand on est entiĂšrement guĂ©ri. cccclxxxv Ceux qui ont eu de grandes passions se trouvent toute leur vie heureux et malheureux dâen ĂȘtre guĂ©ris. cccclxxxvi Il y a encore plus de gens sans intĂ©rĂȘtque sans envie. cccclxxxvii Nous avons plus de paresse dans lâesprit que dans le corps. ccccLxxxvmLe calme ou lâagitation de notre humeur ne dĂ©pend pas tant de ce qui nous arrive de plus considĂ©rable dans la vie, que dâun arrangement commode ou dĂ©sagrĂ©able de petites choses qui arrivent tous les jours. cccclxxxix Quelque mĂ©chants que soient les hommes, ils nâoseraient paraĂźtre ennemis de la vertu ; et lorsquâils la veulent persĂ©cuter, ils feignent de croire quâelle est fausse ou ils lui supposent des crimes. ccccxc On passe souvent de lâamour Ă lâambition; mais on ne revient guĂšre de lâambition Ă lâamour. ccccxci LâextrĂȘme avarice se mĂ©prend presque toujours; il nây a point de passion qui sâĂ©loigne plus souvent de son but, ni sur qui le prĂ©sent ait tant de pouvoir, au prĂ©judice de lâavenir. ccccxcii Lâavarice produit souvent des effets contraires il y a un nombre infini de gens qui sacrifient tout leur bien Ă des espĂ©rances douteuses et Ă©loignĂ©es ; dâautres mĂ©prisent de grands avantages Ă venir pour de petits intĂ©rĂȘts prĂ©sents'. 1 L'auteur confond ici l'aviditĂ©, la cupiditĂ© et l'avarice, passions qui ont peut-ĂȘtre une source commune, mais dont les effets sont bien diffĂ©rents 16 MAXIMES ccccxcm Il semble que les hommes ne se trouvent pas assez de dĂ©fauts ils en augmentent encore le nombre par de certaines qualitĂ©s singuliĂšres, dont ils affectent de se parer, et ils les cultivent avec tant de soin, quâelles devienneut Ă la fin des dĂ©fauts naturels quâil ne dĂ©pend plus dâeux de corriger. ccccxcivCe quifaitvoirqueleshommes connaissent mieux leurs fautes quâon ne pense, câest quâils nâont jamais tort quand on les entend parler de leur conduite le mĂȘme amour-propre qui les aveugle dâordinaire les Ă©claire alors, et leur donne des vues si justes, quâil leur fait supprimer ou dĂ©guiser les moindres choses qui peuvent ĂȘtre condamnĂ©es. ccccxcv Il faut que les jeunes gens qui entrent dans le monde soient honteux ou Ă©tourdis un air capable et composĂ© se tourne dâordinaire en impertinence. ccccxcvi Les querelles ne dureraient pas longtemps si le tort nâĂ©tait que dâun cĂŽtĂ©. ccccxcvn 11 ne sert de rien dâĂȘtre jeune sans ĂȘtre belle, ni dâĂȘtre belle sans ĂȘtre jeune. ccccxcviii Il y a des personnes si lĂ©gĂšres et si frivoles, quâelles sont aussi Ă©loignĂ©es dâavoir de vĂ©ritables dĂ©fauts que des qualitĂ©s solides. ccccxcix On ne compte dâordinaire la premiĂšre galanterie des femmes que lorsquâelles en ont une seconde. L'homme avide est presque toujours pressĂ© de possĂ©der, et souvent il sacrifie de grands avantages Ă venir Ă de petits intĂ©rĂȘts prĂ©sents le cupide, au contraire, mĂ©prise les avantages prĂ©sents pour de grandes espĂ©rances dans l'avenir tous deux veulent possĂ©der et jouir. Mais lâavare possĂšde et ne jouit que du plaisir de possĂ©der, il ne hasarde rien, il ne donne rien, il nâespĂšre rien ; toute sa vie est concentrĂ©e dans son coffre-fort; hors de lĂ , il n'a plus de besoin t AimĂ© Martin. , DE LA ROCHEFOUCAULD 17 d Il v a des gens si remplis dâeux-mĂȘmes, que lorsqu'ils sont amoureux ils trouvent moyen dâĂȘtre occupĂ©s de leur passion sans lâĂȘtre de la personne quâils aiment. ni Lâamour, tout agrĂ©able quâil est, plaĂźt encore plus parles maniĂšres dont il se montre que par lui-mĂȘme. du Peu dâesprit avec de la droiture ennuie moins, Ă la longue, que beaucoup dâesprit avec du travers. diii La jalousie est le plus grand de tous les maux , et celui qui fait le moins de pitiĂ© aux personnes qui le causent. div AprĂšs avoir parlĂ© de la faussetĂ© de tant de vertus apparentes, il est raisonnable de dire quelque chose de la faussetĂ© du mĂ©pris de la mort. Jâentends parler de ce mĂ©pris de la mort que les paĂŻens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans lâespĂ©rance dâune meilleure vie. Il y a diffĂ©rence entre souffrir la mort constamment et la mĂ©priser. Le premier est assez ordinaire ; mais je crois que lâautre uâest jamais sincĂšre. On a Ă©crit nĂ©anmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort nâest point un mal ; et les hommes les plus faibles, aussi bien que les hĂ©ros, ont donnĂ© mille exemples cĂ©lĂšbres pour Ă©tablir cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens lâait jamais cru ; et la peine que lâon prend pour le persuader aux autres et Ă soi-mĂȘme fait assez voir que cette entreprise nâest pas aisĂ©e. On peut avoir divers sujets de dĂ©goĂ»t dans la vie ; mais on nâa jamais raison de mĂ©priser la mort. Ceux mĂȘme qui se la donnent volontairement ne la comptent pas pour si peu de chose, et ils sâen Ă©tonnent et la rejettent comme les autres lorsquâelle vient Ă eux par une autre voie que celle quâils ont choisie. LâinĂ©galitĂ© que lâon remarque dans le courage dâun nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se dĂ©couvre diffĂ©remment Ă leur imagination , et y paraĂźt plus prĂ©sente en un temps quâen un autre. Ainsi il arrrive quâaprĂšs avoir mĂ©prisĂ© ce quâils ne connaissent pas ils craignent enfin ce quâils connaissent. Il faut Ă©viter de lâenvisager avec toutes ses 78 MAXIMES circonstances, si on ne veut pas croire quâelle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnĂȘtes prĂ©textes pour sâempĂȘcher de la considĂ©rer ; mais tout homme qui la sait voir telle quâelle est trouve que câest une chose Ă©pouvantable. La nĂ©cessitĂ© de mourir faisait toute la constance des philosophes. Ils croyaient quâil fallait aller de bonne grĂące oĂč lâon ne saurait sâempĂȘcher dâaller ; et, ne pouvant Ă©terniser leur vie, il nây avait rien quâils ne fissent pour Ă©terniser leur rĂ©putation et sauver du naufrage ce qui en peut ĂȘtre garanti. Contentons-nous, pour faire bonne mine, de ne nous pas dire Ă nous-mĂȘmes tout ce que nous en pensons, et espĂ©rons plus de notre tempĂ©rament que de ces faibles raisonnements qui nous font croire que nous pouvons approcher de la mort avec indiffĂ©rence. La gloire de mourir avec fermetĂ©, l'espĂ©rance dâĂȘtre regrettĂ©, le dĂ©sir de laisser une belle rĂ©putation , lâassurance dâĂȘtre affranchi des misĂšres de la vie, et de ne dĂ©pendre plus des caprices de la fortune, sont des remĂšdes quâon ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi quâils soient infaillibles. Ils font pour nous assurer ce quâune simple haie fait souvent Ă la guerre pour assurer ceux qui doivent approcher dâun lieu dâoĂč lâon tire quand on en est Ă©loignĂ©, on sâimagine quâelle peut mettre Ă couvert; mais quand on en est proche, on trouve que câest un faible secours. Câest nous flatter de croire que la mort nous paraisse de prĂšs ce que nous en avons jugĂ© de loin, et que nos sentiments , qui ne sont que faiblesse, soient dâune trempe assez forte pour ne point souffrir dâatteinte par la plus rude de toutes les Ă©preuves. Câest aussi mal connaĂźtre les effets de lâamour-propre, que de penser quâil puisse nous aider Ă compter pour rien ce qui le doit nĂ©cessairement dĂ©truire; et la raison , dans laquelle on croit trouver tant de ressources, est trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. Câest elle, au contraire, qui nous trahit le plus souvent, et qui, au lieu de nous inspirer le mĂ©pris de la mort, sert Ă nous dĂ©couvrir ce quâelle a dâaffreux et de terrible. Tout ce quâelle peut faire pour nous est de nous conseiller dâen dĂ©tourner les yeux pour les arrĂȘter sur dâautres objets. Caton et Brutus en choisirent dâillustres. Un laquais se contenta. DE LA ROCHEFOUCAULD. 79 il y a quelque temps, de danser sur lâĂ©chafaud oĂč il allait ĂȘtre rouĂ©. Ainsi, bien que les motifs soient diffĂ©rents, ils produisent les mĂȘmes effets de sorte quâil est vrai que, quelque disproportion quâil y ait entre les grands hommes et les gens du commun, on a vu mille fois les uns et les autres recevoir la mort dâun mĂȘme visage; mais câa toujours Ă©tĂ© avec cette diffĂ©rence , que dans le mĂ©pris que les grands hommes font paraĂźtre pour la mort câest lâamour de la gloire qui leur en ĂŽte la vue, et dans les gens du commun ce nâest quâun effet de leur peu de lumiĂšres, qui les empĂȘche de connaĂźtre la grandeur de leur mal, et leur laisse la libertĂ© de penser Ă autre chose. PREMIER SUPPLĂMENT \ i Lâamour-propre est lâamour de soi-mĂȘme et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolĂątres dâeux-mĂȘmes, el les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens il ne se repose jamais hors de soi, et ne sâarrĂȘte dans les sujets Ă©trangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien nâest si impĂ©tueux que ses dĂ©sirs, rien de si cachĂ© que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ses souplesses ne se peuvent reprĂ©senter, ses transformations passent celles des mĂ©tamorphoses et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur ni percer les tĂ©nĂšbres de ses abĂźmes. LĂ il est Ă couvert des yeux les plus pĂ©nĂ©trants ; il y fait mille insensibles tours et retours. LĂ il est souvent invisible Ă lui-mĂȘme il y conçoit, il y nourrit et il y elĂšve, sans le savoir, un grand nombre dâaffections et de haines ; il en forme de si monstrueuses, que lorsquâil les a mises au jour, il les mĂ©connaĂźt, ou il ne peut se rĂ©soudre Ă les avouer. De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions quâil a de lui-mĂȘme; de lĂ viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossiĂšretĂ©s et ses niaiseries sur son sujet ; de lĂ vient quâil croit que ses sentiments sont morts lorsquâils ne sont quâendormis ; quâil sâimagine nâavoir plus envie de courir dĂšs quâil se repose, et quâil pense avoir perdu tous les goĂ»ts quâil a rassasiĂ©s. Mais cette obscuritĂ© Ă©paisse qui le cache Ă lui-mĂȘme nâempĂȘche pas quâil ne voie parfaitement ce qui est hors de lui ; en quoi il est semblable Ă nos yeux, qui dĂ©couvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mĂȘmes. En effet, dans ses plus grands intĂ©rĂȘts et dans ses plus importantes affaires, oĂč la violence de ses sou- 1 Ces pensĂ©es, extraites des premiĂšres Ă©ditions, avaient Ă©tĂ© supprimĂ©es par l'auteur dans les Ă©ditions postĂ©rieures. MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD. 81 haits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pĂ©nĂštre, il devine tout ; de sorte quâon est tentĂ© de croire que chacune de ses passions a une espĂšce de magie qui lui est propre. Rien nâest si intime et si fort que ses attachements, quâil essaye de rompre inutilement Ă la vue des malheurs extrĂȘmes qui le menacent. Cependant il fait quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort, ce quâil nâa pu faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs annĂ©es dâoĂč lâon pourrait conclure assez vraisemblablement que câest par lui-mĂȘme que ses dĂ©sirs sont allumĂ©s, plutĂŽt que par la beautĂ© et par le mĂ©rite de ses objets; que son goĂ»t est le prix qui les relĂšve et le fard qui les embellit; que câest aprĂšs lui- mĂȘme quâil court, et quâil suit son grĂ© lorsquâil suit les choses qui sont Ă son grĂ©. Il est tous les contraires il est impĂ©rieux et obĂ©issant, sincĂšre et dissimulĂ©, misĂ©ricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de diffĂ©rentes inclinations, selon la diversitĂ© des tempĂ©raments, qui le tournent et le dĂ©vouent tantĂŽt Ă la gloire, tantĂŽt aux richesses, et tantĂŽt aux plaisirs. Il en change selon le changement de nos Ăąges, de nos fortunes et de nos expĂ©riences ; mais il lui est indiffĂ©rent dâen avoir plusieurs ou de nâen avoir quâune, parce qu'il se partage en plusieurs, et se ramasse en une quand il le faut, et comme il lui plaĂźt. 11 est inconstant, et, outre les changements qui viennent des causes Ă©trangĂšres, il y en a une infinitĂ© qui naissent de lui et de son propre fonds. 11 est inconstant d'inconstance, de lĂ©gĂšretĂ©, dâautour, de nouveautĂ©, de lassitude et de dĂ©goĂ»t. Il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement et avec des travaux incroyables Ă obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui mĂȘme lui sont nuisibles, mais quâil poursuit parce quâil les veut. Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles ; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fiertĂ© dans les plus mĂ©prisables. Il est dans tous les Ă©tats de la vie et dans toutes les conditions il vit partout, et il vit de tout ; il vit de rien, il sâaccommode des choses et de leur privation ; il passe mĂȘme dans le parti des gens qui lui font la guerre ; il entre dans leurs desseins, et, ce qui est admirable, il se hait lui- 82 MAXIMES mĂȘme avec eux; il conjure sa perte, il travaille lui-mĂȘme Ă sa ruine; enfin il ne se soucie que dâĂȘtre, et pourvu quâil soit, il veut bien ĂȘtre son ennemi. Il ne faut donc pas sâĂ©tonner sâil se joint quelquefois Ă la plus rude austĂ©ritĂ©, et sâil entre si hardiment eu sociĂ©tĂ© avec elle pour se dĂ©truire, parce que dans le mĂȘme temps qu'il se ruine en un endroit il se rĂ©tablit en un autre. Quand on pense quâil quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer ; et lors mĂȘme quâil est vaincu et quâon croit en ĂȘtre dĂ©fait , on le retrouve qui triomphe dans sa propre dĂ©faite. VoilĂ la peinture de lâamour-propre, donttoutela vie nâest quâune grande et longue agitation. La mer en est une image sensible ; et lâamour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidĂšle expression de la succession turbulente de ses pensĂ©es et de ses Ă©ternels mouvements. Ădition de 1665, n° 1. n Toutes les passions ne sont autre chose que les divers degrĂ©s de la chaleur et de la froideur du sang. 1G65, n» 13. m La modĂ©ration dans la bonne fortune nâest que lâapprĂ©hension de la honte qui suit lâem portement, ou la peur de perdre ce que lâon a. 1665, n° 18. iv La modĂ©ration est comme la sobriĂ©tĂ©; on voudrait bien manger davantage, maison craint de se faire mal. 1665, n° 21. v Tout le monde trouve Ă redire en autrui ce quâon trouve Ă redire en lui. 1665, n°33. VI Lâorgueil, comme lassĂ© de ses artifices et de ses diffĂ©rentes mĂ©tamorphoses, aprĂšs avoir jouĂ© tout seul les personnages de la comĂ©die humaine, se montre avec un visage naturel, et se dĂ©couvre par la fiertĂ© ; de sorte quâĂ proprement parler la fiertĂ© est lâĂ©clat et la dĂ©claration de lâorgueil. 1665, n° 37. vu Câest une espĂšce de bonheur de connaĂźtre jusques a quel point on doit ĂȘtre malheureux. 1665,n ĂŒ 53. DE LA ROCHEFOUCAULD. 83 viii Quand onne trouve pas son repos en soi-mĂȘme, il est inutile de le chercher ailleurs. 1665,n°55. ix Il faudrait pouvoir rĂ©pondre de sa fortune, pour pouvoir rĂ©pondre de ce que lâon fera. 1665,n°70. x Lâamour est Ă lâĂąme de celui qui aime ce que lâĂąme est au corps quâelle anime. 1665, n° 77. xi Comme on nâest jamais en libertĂ© dâaimer, ou de cesser dâaimer, lâamant ne peut se plaindre avec justice de lâinconstance de sa maĂźtresse, ni elle de la lĂ©gĂšretĂ© de son amant. 1665, n° 81. xu La justice dans les juges qui sont modĂ©rĂ©s nâest que lâamour de leur Ă©lĂ©vation. 1665,n°89. xixi Quand nous sommes las dâaimer, nous sommes bien aises que lâon devienne infidĂšle pour nous dĂ©gager de notre GdĂ©* litĂ© -. 1665,n°85. xrv Le premier mouvement de joie que nous avons du bonheur de nos amis ne vient ni de la bontĂ© de notre naturel, ni de lâamitiĂ© que nous avons pour eux; câest un effet de lâamour- propre , qui nous flatte de lâespĂ©rance dâĂȘtre heureux Ă notre tour, ouderetirerquelque utilitĂ© de leur bonne fortune. 1665, n° 97. xv Dans lâadversitĂ© de nos meilleurs amis nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous dĂ©plaĂźt pas. 1665, n°99. xvi Comment prĂ©tendons-nous quâun autre garde notre secret, si nous nâavons pas pu le garder nous-mĂȘme? 1665, n° 100. 1 On lit dans les Ă©ditions de Brotier et de M. de Forlia pour nous dĂ©gager de notre infidĂ©litĂ©. Cependant les Ă©ditions de 1666, 1671 et 1673, dans lesquelles on retrouve encore cette pensĂ©e, sont conformes Ă celle de 1663. 84 MAXIMES xvii Comme si ce nâĂ©tait pas assez Ă lâaraour-propre dâavoir la vertu de se transformer lui-mĂȘme, il a encore celle de transformer les objets, ce quâil fait dâune maniĂšre fort Ă©tonnante ; car non-seulement il les dĂ©guise si bien quâil y est lui- mĂȘme trompĂ©, mais il change aussi lâĂ©tat et la nature des choses. En effet, lorsquâune personne nous est contraire, et quâelle tourne sa haine et sa persĂ©cution contre nous, câest avec toute la sĂ©vĂ©ritĂ© de la justice que lâamour-propre juge de ses actions il donne Ă ses dĂ©fauts une Ă©tendue qui les rend Ă©normes, et il met ses bonnes qualitĂ©s dans un jour si dĂ©savantageux, quâelles deviennent plus dĂ©goĂ»tantes que ses dĂ©fauts. Cependant dĂšs que cette mĂȘme personne nous devient favorable, ou que quelquâun de nos intĂ©rĂȘts la rĂ©concilie avec nous, notre seule satisfaction rend aussitĂŽt Ă son mĂ©rite le lustre que notre aversion venait de lui ĂŽter. Les mauvaises qualitĂ©s sâeffacent, et les bonnes paraissent avec plus dâavantage quâauparavant ; nous rappelons mĂȘme toute notre indulgence pour la forcer Ă justifier la guerre quâelle nous a faite. Quoique toutes les passions montrent cette vĂ©ritĂ©, lâamour la fait voir plus clairement que les autres ; car nous voyons un amoureux, agitĂ© de la rage oĂč lâa mis lâoubli ou lâinfidĂ©litĂ© de ce quâil aime, mĂ©diter pour sa vengeance tout ce que cette passion inspire de plus violent. NĂ©anmoins, aussitĂŽt que sa vue a calmĂ© la fureur de ses mouvements, son ravissement rend cette beautĂ© innocente ; il nâaccuse plus que lui-mĂȘme, il condamne ses condamnations; et par cette vertu miraculeuse de lâamour-propre il ĂŽte la noirceur aux mauvaises actions de sa maĂźtresse, et en sĂ©pare le crime pour sâen charger lui- mĂȘme. xvm Il nâv en a point qui pressent tant les autres que les paresseux lorsquâils ont satisfait Ă leur paresse, afin de paraĂźtre diligents. 1666, n° 91. xix Lâaveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur orgueil il sert Ă le nourrir et Ă lâaugmenter, et nous ĂŽte la connaissance des remĂšdes qui pourraient soulager nos misĂšres et nous guĂ©rir de nos dĂ©fauts. 1665, n° 102. DE LA ROCHEFOUCAULD. 85 xx On nâa plus de raison quand on nâespĂšre plus dâen trouver aux autres. 1665, n° 103. xxi Les philosophes, et SĂ©nĂšque sur tous, nâont point ĂŽtĂ© les crimes par leurs prĂ©ceptes ils nâont fait que les employer au bĂątiment de lâorgueil. 1665, n° 105. xxii Câest une preuve de peu dâamitiĂ© de ne sâapercevoir pasdu refroidissement de celle de nos amis. 1666, n°97. xxiii Les plus sages le sont dans les choses indiffĂ©rentes, mais ils ne le sont presque jamais dans leurs plus sĂ©rieuses affaires. 1665,n° 132. xxiv La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse. 1665, n° 134. xxv La sobriĂ©tĂ© est lâamour de la santĂ© ou lâimpuissance de manger beaucoup. 1665,n° 135. xxvi On nâoublie jamais mieux les choses que quand on sâest lassĂ© dâen parler. 1665, n° 144. xxvii La louange quâon nous donne sert au moins Ă nous fixer dans la pratique des vertus. 1665, n° 155. xxviii Lâamour-propre empĂȘche bien que celui qui nous flatte ne soit jamais celui qui nous flatte le plus. 1665, n° 157. xxix On ne blĂąme le vice et on ne loue la vertu que par intĂ©rĂȘt. 1665,n° 151. xxx On ne fait point de distinction dans les espĂšces de colĂšre, bien quâil y en ait une lĂ©gĂšre et quasi innocente, qui vient de lâardeur de la complexion, et une autre trĂšs-criminelle, qui est a proprement parler la fureur de lâorgueil. 1665, n° 159. 86 MAXIMES xxxi Les grandes Ăąmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertus que les Ăąmes communes, mais celles seulement qui ont de plus grands desseins. 1665, n° 161. xxxn Les rois font des hommes comme des piĂšces de monnaie ; ils les font valoir ce quâils veulent, et lâon est forcĂ© de les recevoir selon leur cours, et non Das selon leur vĂ©ritable prix. 1665,n°165. xxxm La fĂ©rocitĂ© naturelle fait moins de cruels que lâamour-propre. 1665, n° 174. xxxiv On peut dire de toutes nos vertus ce quâun poete italien a dit de lâhonnĂȘtetĂ© des femmes, que ce nâest souvent autre chose quâun art de paraĂźtre honnĂȘte. 1665, n° 176. xxxv Il y a des crimes qui deviennent innocents et mĂȘme glorieux par leur Ă©clat, leur nombre et leur excĂšs de lĂ vient que les voleries publiques sont des habiletĂ©s, et que prendre des provinces injustement sâappelle faire des conquĂȘtes. 1665 n° 192. xxxvi On ne trouve point dans lâhomme le bien ni le mal dans lâexcĂšs. 1665, n° 201. xxxvn Ceux qui sont incapables de commettre de grands crimes nâen soupçonnent pas facilement les autres. 1665, n° 508. xxxvm La pompe des enterrements regarde plus la vanitĂ© des vivants que lâhonneur des morts. 1665, n u 213. xxxix Quelque incertitude et quelque variĂ©tĂ© qui paraisse dans le monde, on y remarque nĂ©anmoins un certain enchaĂźnement secret, et un ordre rĂ©glĂ© de tout temps par la Providence, qui fait que chaque chose marche en son rang, et suit le cours de sa destinĂ©e. 1665, n° 225. DE LA ROCHEFOUCAULD. 87 XL LâintrĂ©piditĂ© doit soutenir lecĆurdansles conjurations, au lieu que la seule valeur lui fournit toute la fermetĂ© qui lui est nĂ©cessaire dans les pĂ©rils de la guerre. 1665, n°231. xli Ceux qui voudraient dĂ©finir la victoire par sa naissance seraient tentĂ©s, comme les poĂštes, de lâappeler la fille du ciel, puisquâon ne trouve point son origine sur la terre. En effet, elle est reproduite par une infinitĂ© dâactions, qui au lieu de lâavoir pour but, regardent seulement les intĂ©rĂȘts particuliers de ceux qui les font ; puisque tous ceux qui composent une armĂ©e, allant Ă leur propre gloire et Ă leur Ă©lĂ©vation, procurent un bien si grand et si gĂ©nĂ©ral. 1665, n° 232. xlii On ne peut rĂ©pondre de son courage quand on nâa jamais Ă©tĂ© dans le pĂ©ril. 1665 , n°236. xliii Ou donne plus souvent des bornes Ă sa reconnaissance quâĂ ses dĂ©sirs et Ă ses espĂ©rances. 1665, n° 241. xnv Lâimitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est contrefait dĂ©plaĂźt avec les mĂȘmes choses qui charment lorsquâelles sont naturelles. 1665, n° 245. xl y Nous ne regrettons pas la perte de nos amis selon leur mĂ©rite, maisselon nosbesoins, et selon lâopinion que nous croyons leur avoir donnĂ©e de ce que nous valons. 1665, n° 248. xlvi Il est bien malaisĂ© de distinguer la bontĂ© gĂ©nĂ©rale et rĂ©panduesur tout le monde, de la grande habiletĂ©. 1665, n° 252. xlvii Pour pouvoir ĂȘtre toujours bon, il faut que les autres croient quâils ne peuvent jamais nous ĂȘtre impunĂ©ment mĂ©chants. 1665, n° 254. xlvĂŻii La confiance de plaire est souvent un moyen de dĂ©plaire infailliblement. 1665, n°256. xlix La confiance que lâon a en soi fait naĂźtre la plus grande partie de celle que lâon a aux autres. 1665. n°258. MAXIMES S»8 i. Il y a une rĂ©volution gĂ©nĂ©rale qui change le goĂ»t des esprits aussi bien que les fortunes du monde. 1665 , n° 259. ; lĂŻ La vĂ©ritĂ© est le fondement et la raison de la perfection et de la beautĂ© ; une chose, de quelque nature quâelle soit, ne saurait ĂȘtre belle et parfaite si elle nâest vĂ©ritablement tout ce quâelle doit ĂȘtre et si elle nâa tout ce quâelle doit avoir. 1665, n° 260. li bis li y a de belles choses qui ont plus dâĂ©clat quand elles demeurent imparfaites que quand elles sont trop achevĂ©es. 1665, n°262. lii La magnanimitĂ© est un noble effort de lâorgueil par lequel il rend lâhomme maĂźtre de lui-mĂȘme, pour le rendre maĂźtre de toutes choses. 1665, n° 271. lui Le luxe et la trop grande politesse dans les Ătats sont le prĂ©sage assurĂ© de leur dĂ©cadence, parce que tous les particuliers sâattachant Ă leurs intĂ©rĂȘts propres, ils se dĂ©tournent du bien public. 1665,n°282. liy De toutes les passions celle qui est la plus inconnue Ă nous-mĂȘmes, câest la paresse; elle est la plus ardente et la la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible , et que les dommages quâelle cause soient trĂšs-cachĂ©s si nous considĂ©rons attentivement son pouvoir, nous verrons quâelle se rend en toutes rencontres maĂźtresse de nos sentiments, de nos intĂ©rĂȘts et de nos plaisirs câest la rĂ©more qui a la force dâarrĂȘter les plus grands vaisseaux. câest une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les Ă©cueils et que les plus grandes tempĂȘtes. Le repos de la paresse est un charme secret de lâĂąme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniĂątres rĂ©solutions. Pour donner enfin la vĂ©ritable idĂ©e de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une bĂ©atitude de lâĂąme, qui la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens. 1665, n°290. DE LA ROCHEFOUCAULD SĂż lv On aime bien Ă deviner les autres, mais lâon nâaime pas Ă ĂȘtre devinĂ©. 1665, n°296. lvi Câest une ennuyeuse maladie que de conserver sa santĂ© par un trop grand rĂ©gime. 1665, n° 298. lvii Il est plus facile de prendre de lâamour quand on nâen a pas que de sâen dĂ©faire quand on en a. 1665 , n° 300. LvmLa plupart des femmes se rendent plutĂŽt par faiblesse que par passion. De lĂ vient que pour lâordinaire les hommes entreprenants rĂ©ussissent mieux que les autres, quoiquâils ne soient pas plus aimables. 1665, n°301. lix Nâaimer guĂšre en amour est un moyen assurĂ© pour ĂȘtre aimĂ©. 1665, n°302. lx La sincĂ©ritĂ© que se demandent les amants et les maĂźtresses pour savoir lâun et lâautre quand ils cesseront de sâaimer est bien moins pour vouloir ĂȘtre avertis quand on ne les aimera plus, que pour ĂȘtre mieux assurĂ©s quâon les aime, lorsque lâon ne dit point le contraire. 1665, n° LxiLa plus juste comparaison quâon puisse faire de lâamour, câest celle de la fiĂšvre ; nous nâavons non plus de pouvoir sur lâun que sur lâautre, soit pour sa violence ou pour sa durĂ©e. 1665, n° 305. lxii La plus grande habiletĂ© des moins habiles est de savoir se soumettre Ă la bonne conduite dâautrui. 1665, n° 309.} lxiii On craint toujours de voir ce quâou aime quand on vientde faire des coquetteries ailleurs. 1675 , n" 372. lxiv On doit se consoler de ses fautes quand on a la force de les avouer. 1675 , n° 375. SECOND SUPPLĂMENT. PENSĂES TIRĂES DES LETTRES MANUSCRITES QUI SE TROUVENT A LA BIBLIOTHEQUE DU ROI i LâintĂ©rĂȘt est lâĂąme de lâamour-propre de sorte que comme le corps privĂ© de son Ăąme est sans vue, sans ouĂŻe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de mĂȘme lâamour- propre sĂ©parĂ©, sâil le faut dire ainsi, de son intĂ©rĂȘt, ne voit, nâentend, ne sent et ne se remue plus de lĂ vient quâun mĂȘme homme qui court la terre et les mers pour son intĂ©rĂȘt devient soudainement paralytique pour lâintĂ©rĂȘt des autres ; de lĂ vient le soudain assoupissement et cette mort que nous causons Ă tous ceux Ă qui nous contons nos affaires de lĂ vient leur prompte rĂ©surrection lorsque dans notre narration nous y mĂȘlons quelque chose qui les regarde de sorte que nous voyons, dans nos conversations et dans nos traitĂ©s, que dans un mĂȘme moment un homme perd connaissance et revient Ă soi, selon que son propre intĂ©rĂȘt sâapproche de lui ou quâil sâen retire. {Lettre Ă madame de. SablĂ©, manusc., folio 211. u Ce qui fait tant crier contre les maximes qui dĂ©couvrent le cĆur de lâhomme est que lâon craint dây ĂȘtre dĂ©couvert. Maxime 103. {Manusc., folio 310. ni LâespĂ©rance et la crainte sont insĂ©parables. Maxime 168. Lettre Ă madame de SablĂ©, manusc., folio 222. 1 M. AimĂ© Martin a indiquĂ© les numĂ©ros des maximes auxquelles Les PensĂ©es de ce SupplĂ©ment peuvent servir de variantes. PENSEES DE LA ROCHEFOUCAULD. 91 rv Il est assez ordinaire de hasarder sa vie pour empĂȘcher dâĂȘtre dĂ©shonorĂ© ; mais quand cela est fait, on en est assez content pour ne se mettre pas dâordinaire fort en peine du succĂšs de lâentreprise que lâon veut faire rĂ©ussir ; et il est certain que ceux qui sâexposent et font autant quâil est nĂ©cessaire pour prendre une place que lâon attaque, ou pour conquĂ©rir une province, ont plus de mĂ©rite, sont meilleurs officiers, et ont de plus grandes et de plus utiles vues que ceux qui sâexposent seulement pour mettre leur honneur Ă couvert ; il est fort commun de trouver des gens de la derniĂšre espĂšce, et fort rare dâen trouver de lâautre. Maxime 219 .{LettreĂ M. Esprit, manusc.,folio 173. v Le goĂ»t change, mais lâinclination ne change point. Maxime 252. Lettre Ă madame de SablĂ©, manusc.., folio 223. vi Le pouvoir que des personnes que nous aimons ont sur nous est presque toujours plus grand que celui que nous avons nous-mĂȘme. Maxime 259. Lettre a madame de SablĂ©, manusc., folio 211. vu Ce qui fait croire si facilement que les autres ont des dĂ©fauts, câest la facilitĂ© que lâon a de croire ce que lâon souhaite. Maxime 397 .^{Lettre Ă madame de SablĂ©, manusc., folio 223. viu Je sais bien que le bon sens et le bon esprit ennuient Ă tous les Ăąges, mais les goĂ»ts nây mĂšnent pas toujours, et ce qui serait bien en un temps ne serait pas bien en un autre. Ce qui mĂ©fait croire que peu de gens savent ĂȘtre vieux. Maxime423. Lettre Ă madame de SablĂ©, manusc., folio 202. ix Dieu a permis', pour punir lâhomme du pĂ©chĂ© originel, quâil se fĂźt un bien de son amour-propre pour en ĂȘtre tourmentĂ© dans toutes les actions de sa vie. Maxime 494. {Manusc., folio 310. x Ilme semble que voilĂ jusquâoĂč la philosophie dâun laquais 92 MAXIMES mĂ©ritait dâaller; je crois que toute gaietĂ© en cet Ă©tat-lĂ est bien suspecte'. Maxime 504. {LettreĂ madame de SablĂ©, manusc., folio 161. TROISIĂME SUPPLĂMENT. i 1 Force gens veulent ĂȘtre dĂ©vots ; mais personne ne veut ĂȘtre humble. n Le travail du corps dĂ©livre des peines de lâesprit, et câest ce qui rend les pauvres heureux. m Les vĂ©ritables mortifications sont celles qui ne sont point connues ; la vanitĂ© rend les autres faciles. iv LâhumilitĂ© est lâautel sur lequel Dieu veutquâon lui offre des sacrifices. v Il faut peu de choses pour rendre le sage heureux; rien ne peut rendre un fol content ; câest pourquoi presque tous les hommes sont misĂ©rables. vi Nous nous tourmentons moins pour devenir heureux que pour faire croire que nous le sommes. vu 11 est bien plus aisĂ© dâĂ©teindre un premier dĂ©sir que de satisfaire tous ceux qui le suivent. 1 La Rochefoucauld cite dans la 504 e maxime le trait dâun laquais qui dansa sur lâĂ©chafaud oĂč il allait ĂȘtre rouĂ©. ? Les cinquante maximes suivantes sont tirĂ©es delĂ sixiĂšme Ă©dition des PensĂ©es de La Rochefoucauld, publiĂ©e chez Claude Barbin, en 1693, plus de douze ans aprĂšs la mort de l'auteur, arrivĂ©e le 17 mai 1680. DE LA ROCHEFOUCAULD. 93 xxxix Il nâest jamais plus difficile de bien parler que quand on a honte de se taire. xl Les fautessont toujours pardonnables quand onalaforce de les avouer. xli Le plus grand dĂ©faut de la pĂ©nĂ©tration nâest pas de ne pas aller au but, câest de le passer. xlii On donne des conseils, mais on ne donne point la sagesse dâen profiter. xliii Quand notre mĂ©rite baisse, notre goĂ»t diminue aussi. xliv La fortune fait paraĂźtre nos vertus et nos vices, comme la lumiĂšre fait paraĂźtre les objets. xlv Nos actions sont comme des bouts-rimĂ©s, que chacun tourne comme il lui plaĂźt. xlvi Il nâest rien de plus naturel ni de plus trompeur que de croire quâon est aimĂ©. 96 MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD. xlvii Nous aimons mieux voir ceux Ă qui nous faisons du bien que ceux qui nous en font. xlviii Il est plus difficile de dissimuler les sentiments que lâon a que de feindre ceux que lâon nâa pas. xiiix Les amitiĂ©s renouĂ©es demandent plus de soins que celles qui nâont jamais Ă©tĂ© rompues. l Un homme Ă qui personne ne plaĂźt est bien puis malheureux que celui qui ne plaĂźt Ă personne. REFLEXIONS DIVERSES DU DUC DE LA. ROCHEFOUCAULD I. De la Confiance. Bien que la sincĂ©ritĂ© et la confiance aient du rapport, elles sont nĂ©anmoins diffĂ©rentes en plusieurs choses. La sincĂ©ritĂ© est une ouverture de cĆur qui nous montre tels que nous sommes ; câest un amour de la vĂ©ritĂ©, une rĂ©pugnance Ă se dĂ©guiser, un dĂ©sir de se dĂ©dommager de ses dĂ©fauts, et de les diminuer mĂȘme par le mĂ©rite de les avouer. La confiance ne nous laisse pas tant de libertĂ© ses rĂšgles sont plus Ă©troites ; elle demande plus de prudence et de retenue, et nous ne sommes pas toujours libres dâen disposer. Il ne sâagit pas de nousuniquement,etnos intĂ©rĂȘts sont mĂȘlĂ©s dâordinaire avec les intĂ©rĂȘts des autres elle a besoin dâune grande justesse pour ne pas livrer nos amis en nous livrant nous-mĂȘme et pour ne pas faire des prĂ©sents de leur bien, dans la vue dâaugmenter le prix de ce que nous donnons. La confiance plaĂźt toujours Ă celui qui la reçoit câest un tribut que nous payons Ă son mĂ©rite, câest un dĂ©pĂŽt que lâon commet Ă sa foi ; ce sont des gages qui lui donnent un droit sur nous, et une sorte de dĂ©pendance oĂč nous nous assujettissons volontairement. 1 Les rĂ©flexions suivantes sont tirĂ©es dun Recueil de piĂšces dâhistoire et de littĂ©rature, Paris, 1731, tome I, page 32. Gabriel Brotier est le premier qui les ait insĂ©rĂ©es Ă la suite des Maximes , dans l'Ă©dition quâil a donnĂ©e de cet ouvrage. 08 REFLEXIONS DIVERSES Je ne prĂ©tends pas dĂ©truire, par ce que je dis, la confiance si nĂ©cessaire entre les hommes, puisquâelle est le lien de la sociĂ©tĂ© et de lâamitiĂ©. Je prĂ©tends seulement y mettre des bornes, et la rendre honnĂȘte et fidĂšle. Je veux quâelle soit toujours vraie et toujours prudente, et quâelle nâait ni faiblesse ni intĂ©rĂȘt. Je sais Lien quâil est malaisĂ© de donner de justes limites Ă la maniĂšre de recevoir toute sorte de confiance de nos amis, et de leur faire part delĂ nĂŽtre. On se confie le plus souvent par vanitĂ©, par envie de parler, par le dĂ©sir de sâattirer la confiance des autres, et pour faire un Ă©change de secrets. Il y a des personnes qui peuvent avoir raison de se fier en nous, vers qui nous nâaurions pas raison dâavoir la mĂȘme conduite ; et on sâacquitte avec ceux-ci en leur gardant le secret et en les payant de lĂ©gĂšres confidences. II y en a dâautres dont la fidĂ©litĂ© nous est connue, qui ne mĂ©nagent rien avec nous, et Ă qui on peut se confier par choix et par estime. On doit ne leur rien cacher de ce qui ne regarde que nous; se montrer Ă eux toujours vrai dans nos bonnes qualitĂ©s et dans nos dĂ©fauts mĂȘme, sans exagĂ©rer les unes et sans diminuer les autres; se faire une loi de ne leur faire jamais des demi-confidences elles embarrassent toujours ceux qui les font, et ne contentent jamais ceux qui les reçoivent. On leur donne des lumiĂšres confuses de ce quâon veut cacher, on augmente leur curiositĂ© on les met en droit de vouloir en savoir davantage, et ils se croient en libertĂ© de disposer de ce quâils ont pĂ©nĂ©trĂ©. Il est plus sĂ»r et plus honnĂȘte de ne leur rien dire, que de se taire quand on commencĂ© Ă parler. Il y a dâautres rĂšgles Ă suivre pour les choses qui nous ont Ă©tĂ© confiĂ©es plus elles sont importantes, et plus la prudence et la fidĂ©litĂ© y sont nĂ©cessaires. Tout le monde convient que le secret doit ĂȘtre inviolable mais on ne convient pas toujours de la nature et de lâimportance du secret. Nous ne consultons le plus souvent que nous- mĂȘme sur ce que nous devons dire et sur ce que nous devons DE LA ROCHEFOUCAULD. 09 taire. 11 y a peu de secrets de tous les temps, et le scrupule de les rĂ©vĂ©ler ne dure pas toujours. On a des liaisons Ă©troites avec des amis dont on connaĂźt la lidĂ©litĂ© ; ils nous ont toujours parlĂ© sans rĂ©serve, et nous avons toujours gardĂ© les mĂȘmes mesures avec eux. Us savent nos habitudes et nos commerces, et ils nous voient de trop prĂšs pour ne pas sâapercevoir du moindre changement. Ils peuvent savoir par ailleurs ce que nous sommes engagĂ© de ne dire jamais Ă personne. Il nâa pas Ă©tĂ© en notre pouvoir de les faire entrer dans ce quâon nous a confiĂ©; ils ont peut-ĂȘtre mĂȘme quelque intĂ©rĂȘt de le savoir ; on est assurĂ© dâeux comme de soi, et on se voit rĂ©duit Ă la cruelle nĂ©cessitĂ© de perdre leur amitiĂ©, qui nous est prĂ©cieuse, ou de manquer Ă la foi du secret. Cet Ă©tat est sans doute la plus rude Ă©preuve de la fidĂ©litĂ©, mais il ne doit pas Ă©branler un honnĂȘte homme câest alors quâil lui est permis de se prĂ©fĂ©rer aux autres. Son premier devoir est de conserver indispensablement ce dĂ©pĂŽt en son entier. Il doit non-seulement mĂ©nager ses paroles et ses tons, il doit encore mĂ©nager ses conjectures, et 11 e laisser rien voir, dans ses discours ni dans son air, qui puisse tourner lâesprit des autres vers ce quâil ne veut pas dire. On a souvent besoin de force et de prudence pour les opposer a la tyrannie de la plupart de nos amis, qui se font un droit sur notre conliance, et qui veulent tout savoir de nous on ne doit jamais leur laisser Ă©tablir ce droit sans exception. Il y a des rencontres et des circonstances qui ne sont pas de leur juridiction sâils sâen plaignent, on doit souffrir leurs plaintes, et s'en justifier avec douceur; mais sâils demeurent injustes, on doit sacrifier leur amitiĂ© Ă son devoir ; et choisir entre deux maux inĂ©vitables, dont lâun se peut rĂ©parer, et lâautre est sans remĂšde. II. De la DiffĂ©rence des esprits. Bien que toutes les qualitĂ©s de lâesprit se puissent rencontrer dans un grand gĂ©nie, il y en a nĂ©anmoins qui lui sont propres 100 RĂFLEXIONS DIVERSES et particuliĂšres; ses lumiĂšres nâont point de bornes, il agit toujours Ă©galement et avec la mĂȘme activitĂ© ; il discerne les objets Ă©loignĂ©s comme sâils Ă©taient prĂ©sents; il comprend, il imagine les plus grandes choses; il voit et connaĂźt les plus petites; ses pensĂ©es sont relevĂ©es, Ă©tendues, justes et intelligibles rien nâĂ©chappe Ă sa pĂ©nĂ©tration , et elle lui fait souvent dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ© au travers des obscuritĂ©s qui la cachent aux autres. Un bel esprit'pense toujours noblement; il produit avec facilitĂ© des choses claires, agrĂ©ables et naturelles ; il les fait voir dans leur plus beau jour, et il les pare de tous les ornements qui leur conviennent ; il entre dansle goĂ»tdesautres, et retranche de ses pensĂ©es ce qui est inutile, ou ce qui peut dĂ©plaire. Un esprit adroit, facile, insinuant, sait Ă©viter et surmonter les difficultĂ©s. Il se plie aisĂ©ment Ă ce quâil veut, il sait connaĂźtre lâesprit et lâhumeur de ceux avec qui il traite ; et en mĂ©nageant leurs intĂ©rĂȘts il avance et il Ă©tablit les siens. Un bon esprit voit toutes choses comme elles doivent ĂȘtre vues ; il leur donne le prix quâelles mĂ©ritent, il les fait tourner du cĂŽtĂ© qui lui est le plus avantageux, et il sâattache avec fermetĂ© Ă ses pensĂ©es, parce quâil en connaĂźt toute la force et toute la raison. 11 y a de la diffĂ©rence entre un esprit utile et un esprit dâaffaires; on peut entendre les affaires, sans sâappliquer Ă son intĂ©rĂȘt particulier. Il y a des gens habiles dans tout ce qui ne les regarde pas, et trĂšs-malhabiles dans tout ce qui les regarde et il y en a dâautres au contraire qui ont une habiletĂ© bornĂ©e Ă ce qui les touche, et qui savent trouver leur avantage en toutes choses. On peut avoir tout ensemble un air sĂ©rieux dans lâesprit, et dire souvent des choses agrĂ©ables et enjouĂ©es. Cette sorte dâesprit convient Ă toutes personnes et Ă tous les Ăąges de la vie. Les jeunes gens ont dâordinaire lâesprit enjouĂ© et moqueur, sans lâavoir sĂ©rieux ; et câest ce qui les rend souvent incommodes. Rien nâest plus aisĂ© Ă soutenir que le dessein dâĂȘtre toujours DE LA ROCHEFOUCAULD. 101 plaisant; et les applaudissements quâon reçoit quelquefois eu divertissant les autres ne valent pas que lâon sâexpose Ă la honte de les ennuyer souvent quand ils sont de mĂ©chante humeur. La moquerie est une des plus agrĂ©ables et des plus dangereuses qualitĂ©s de lâesprit. Elle plaĂźt toujours quand elle est dĂ©licate ; mais on craint aussi toujours ceux qui sâen servent trop souvent. La moquerie peut nĂ©anmoins ĂȘlre permise quand elle nâest mĂȘlĂ©e dâaucune malignitĂ©, et quand on y fait entrer les personnes mĂȘmes dont on parle. Il est malaisĂ© d'avoir un esprit de raillerie sans affecter dâĂȘtre plaisant, ou sans aimera se moquer; il faut une grande justesse pour railler longtemps sans tomber dans lâune ou lâautre de ces extrĂ©mitĂ©s. La raillerie est un air de gaietĂ© qui remplit lâimagination, et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se prĂ©sentent lâhumeur y mĂȘle plus ou moins de douceur ou dâĂąpretĂ©. Il y a une maniĂšre de railler, dĂ©licate et flatteuse, qui touche seulement les dĂ©fauts que les personnes dont on parle veulent avouer, qui sait dĂ©guiser les louanges quâon leur donne sous des apparences de blĂąme, et qui dĂ©couvre ce quâelles ont dâaimable, en feignant de le vouloir cacher. Un esprit fin et un esprit de finesse sont trĂšs-diffĂ©rents. Le premier plaĂźt toujours il est dĂ©liĂ©, il pense des choses dĂ©licates, et voit les plus imperceptibles; un esprit de finesse ne va jamais droit il cherche des biais et des dĂ©tours pour faire rĂ©ussir ses desseins. Cette conduite est bientĂŽt dĂ©couverte; elle se fait toujours craindre, et ne mĂšne presque jamais aux grandes choses. Il y a quelque diffĂ©rence entre un esprit de feu et un esprit brillant un esprit de feu va plus loin et avec plus de rapiditĂ©. Un esprit brillant a de la vivacitĂ©, de lâagrĂ©ment et de la justesse. La douceur de lâesprit est un air facile et accommodant, et qui plaĂźt toujours quand il nâest point fade. 6 . 102 RĂFLEXIONS DIVERSES Un esprit de dĂ©tail sâapplique avec de lâordre et de la rĂšgle Ă toutes les particularitĂ©s des sujets quâon lui prĂ©sente. Cette application le renferme dâordinaire Ă de petites choses; elle n est pas nĂ©anmoins toujours incompatible avec de grandes vues ; et quand ces deux qualitĂ©s se trouvent ensemble dans un mĂȘme esprit, elles lâĂ©lĂšvent infiniment au-dessus des autres. On a abusĂ© du terme de bel esprit, et bien que tout ce quâon vient de dire des diffĂ©rentes qualitĂ©s de lâesprit puisse convenir Ă un bel esprit, nĂ©anmoins, comme ce titre a Ă©tĂ© donnĂ© Ă un nombre infini de mauvais poĂštes et dâauteurs ennuyeux, on sâen sert plus souvent pour tourner les gens en ridicule que pour les louer. Bien quâil y ait plusieurs Ă©pithĂštes pour lâesprit qui paraissent une mĂȘme chose, le ton et la maniĂšre de les prononcer y mettent de la diffĂ©rence; mais comme les tons et les maniĂšres ne se peuvent Ă©crire, je nâentrerai point dans un dĂ©tail quâil serait impossible de bien expliquer. Lâusage ordinaire le fait assez entendre; et en disant qu'un homme a de lâesprit, quâil a beaucoup dâesprit, et quâil a un bon esprit, il nây a que les tons et les maniĂšres qui puissent mettre de la diffĂ©rence entre ces expressions, qui paraissent semblables sur le papier, et qui expriment nĂ©anmoins diffĂ©rentes sortes dâesprit. On dit encore quâun homme nâa quâune sorte dâesprit, quâil a de plusieurs sortes dâesprit, et quâil a toutes sortes dâesprit. On peut ĂȘtre sot avec beaucoup dâesprit, et on peut nâĂȘtre pas sot avec peu dâesprit. Avoir beaucoup dâesprit est un terme Ă©quivoque. 11 peut comprendre toutes les sortes dâesprit dont on vient de parler ; mais il peut aussi nâen marquer aucune distinctement. On peut quelquefois faire paraĂźtre de lâesprit dans ce quâon dit, sans en avoir dans sa conduite. On peut avoir de lâesprit, et lâavoir ornĂ©. Un esprit peut ĂȘtre propre Ă de certaines choses, et ne âĂ©tre pas Ă dâautres on peut avoir beaucoup dâesprit, et nâĂȘtre nopre Ă rien; et avec beaucoup dâesprit on est souvent fort incommode. Il semble nĂ©anmoins que le plus grand mĂ©rite de cette sorte dâesf rit est de plaire quelquefois dans la conversation. DE LA ROCHEFOUCAULD. 103 Bien que les productions dâesprit soient infinies, on peut, ce me semble, les distinguer de cette sorte Il y a des choses si belles, que tout le monde est capable d'en voir et dâen sentir la beautĂ©. Il y en a qui ont de la beautĂ©, et qui ennuient. Il y en a qui sont belles, et que tout le monde sent, bien que tous nâen sachent pas la raison. 11 y en a qui sont si fines et si dĂ©licates, que peu de gens sont capables dâen remarquer toutes les beautĂ©s. II y en a dâautres qui ne sont pas parfaites, mais qui sont dites avec tant dâart, et qui sont soutenues et conduites avec tant de raison et tant de grĂące, quâelles mĂ©ritent dâĂȘtre admirĂ©es. III. Des GoĂ»ts. Il y a des personnes qui ont plus dâesprit que de goĂ»t, et dâautres qui ont plus de goĂ»t que dâesprit. 11 y a plus de variĂ©tĂ© et de caprice dans le goĂ»t que dans lâesprit. Ce terme de goĂ»t a diverses significations, et il est aisĂ© de sâv mĂ©prendre. Il y a diffĂ©rence entre le goĂ»t qui nous porte vers les choses, et le goĂ»t qui nous en fait connaĂźtre et discerner les qualitĂ©s en nous attachant aux rĂšgles. On peut aimer la comĂ©die sans avoir le goĂ»t assez in et assez dĂ©licat pour en bien juger; et on peut avoir le goĂ»t assez bon pour bien juger de la comĂ©die sans lâaimer. Il y a des goĂ»ts qui nous approchent imperceptiblement de ce qui se montre Ă nous, et dâautres nous entraĂźnent par leur force ou par leur durĂ©e. 11 y a des gens qui ont le goĂ»t faux en tout, dâautres ne lâont faux quâen certaines choses ; et ils lâont droit et juste dans tout ce qui est de leur portĂ©e. Dâautres ont des goĂ»ts particuliers, quâils connaissent mauvais, et ne laissent pas de les suivre. Il y en a qui ont le goĂ»t incertain; le hasard en dĂ©cide ils chan- 104 REFLEXIONS DIVERSES gcnt par lĂ©gĂšretĂ©, et sont touchĂ©s de plaisir ou d'ennui sur la parole de leurs amis. Dâautres sont toujours prĂ©venus ; ils sont esclaves de leurs goĂ»ts, et les respectent en toutes choses. Il y en a qui sont sensibles Ă ce qui est bon et choquĂ©s de ce qui ne lâest pas leurs vues sont nettes et justes, et ils trouvent la raison de leur goĂ»t dans leur esprit et dans leur discernement. 11 y en a qui, par une sorte d'instinct dont ils ignorentla cause, dĂ©cident de ce qui se prĂ©sente Ă eux, et prennent toujours le bon parti. Ceux-ci font paraĂźtre plus de goĂ»t que dâesprit, parce que leur amour-propre et leur humeur ne prĂ©valent point sur leurs lumiĂšres naturelles. Tout agit de concert en eux, tout y est sur un mĂȘme ton. Cet accord les fait juger sainement des objets, et leur en forme une idĂ©e vĂ©ritable mais, Ă parler gĂ©nĂ©ralement, il y a peu de gens qui aient le goĂ»t fixe et indĂ©pendant de celui des autres ; ils suivent lâexemple et la coutume, et ils en empruntent presque tout ce quâils ont de goĂ»t. Dans toutes ces diffĂ©rences de goĂ»t quâon vient de marquer, il est trĂšs-rare, et presque impossible, de rencontrer cette sorte de bon goĂ»t qui sait donner le prix Ă chaque chose, qui en connaĂźt toute la valeur, et qui se porte gĂ©nĂ©ralement sur tout. Nos connaissances sont trop bornĂ©es, et cette juste disposition de qualitĂ©s qui font bien juger ne se maintient dâordinaire que sur ce qui ne nous regarde pas directement. Quand il sâagit de nous, notre goĂ»t nâa plus cette justesse si nĂ©cessaire la prĂ©occupation le trouble ; tout ce qui a du rapport Ă nous paraĂźt sous une autre figure. Personne ne voit des mĂȘmes veux ce qui le touche et ce qui ne le touche pas. Notre goĂ»t nâest conduit alors que par la pente de lâamour-propre et de lâhumeur, qui nous fournissent des vues nouvelles, et nous assujettissent Ă un nombre infini de changements et dâincertitudes. Notre goĂ»t nâest plus Ă nous, nous nâen disposons plus. Il change sans notre consentement; et les mĂȘmes objets nous paraissent par tant de cĂŽtĂ©s diffĂ©rents, que nous mĂ©connaissons enfin ce que nous avons vu et ce que nous avons senti. DE LA ROCHEFOUCAULD. 105 IV. De la SociĂ©tĂ©. Mon dessein nâest pas de parler de lâamitiĂ© en parlant de la sociĂ©tĂ©; bienquâelles aient quelque rapport, elles sont nĂ©anmoins trĂšs-diffĂ©rentes la premiĂšre a plus dâĂ©lĂ©vation et dâhumilitĂ©, et le plus grand mĂ©rite de lâautre est de lui ressembler. Je ne parlerai donc prĂ©sentement que du commerce particulier que les honnĂȘtes gens doivent avoir ensemble. Il serait inutile de dire combien la sociĂ©tĂ© est nĂ©cessaire aux hommes tous la dĂ©sirent, et tous la cherchent ; mais peu se servent des moyens de la rendre agrĂ©able et de la faire durer. Chacun veut trouver son plaisir et ses avantages aux dĂ©pens des autres. On se prĂ©fĂšre toujours Ă ceux avec qui on se propose de vivre,et on leur fait presquetoujours sentir cette prĂ©fĂ©rence ; câest ce qui trouble et ce qui dĂ©truit la sociĂ©tĂ©. Il faudrait du moins savoir cacher ce dĂ©sir de prĂ©fĂ©rence, puisquâil est trop naturel en nous pour nous en pouvoir dĂ©faire. 11 faudrait faire son plaisir de celui des autres, mĂ©nager leur amour-propre, et ne le blesser jamais. Lâesprit a beaucoup de part Ă un si grand ouvrage ; mais il ne suflit pas seul pour nous conduire dans les divers chemins quâil faut tenir. Le rapport qui se rencontre entre les esprits ne maintiendrait pas longtemps la sociĂ©tĂ© si elle nâĂ©tait rĂ©glĂ©e et soutenue par le bon sens, par lâhumeur, et par les Ă©gards qui doivent ĂȘtre entre les personnes qui veulent vivre ensemble. Sâil arrive quelquefois que des gens opposĂ©s dâhumeur et dâesprit paraissent unis, ils tiennent sans doute par des raisons Ă©trangĂšres, qui ne durent pas longtemps. On peut ĂȘtre aussi en sociĂ©tĂ© avec des personnes sur qui nous avons de la supĂ©rioritĂ© par la naissance, ou par des qualitĂ©s personnelles ; mais ceux qui ont cet avantage nâen doivent pas abuser ils doivent rarement le faire sentir, et ne sâen servir que pour instruire les autres. Ils doivent leur faire apercevoir quâils ont besoin dâĂȘtre 106 RĂFLEXIONS DIVERSES ronduits, et les mener par la raison, en s'accommodant, auUnt qu'il est possible, Ă leurs sentiments et Ă leur intĂ©rĂȘts. Pour rendre la sociĂ©tĂ© commode il faut que chacun conserve sa libertĂ©. Il ne faut point se voir, ou se voir sans sujĂ©tion, et pour se divertir ensemble. Il faut pouvoir se sĂ©parer sans que cette sĂ©paration apporte de changement. Ilfaut se pouvoir passer .es uns des autres, si on ne veut pas sâexposer Ă embarrasser quelquefois; et on doit se souvenir quâon incommode souvent, quand on croit ne pouvoir jamais incommoder. Il faut contri- ouer autant quâon le peut au divertissement des personnes avec qui on veut vivre, mais il ne faut pas ĂȘtre toujours chargĂ© du soin dây contribuer. La complaisance est nĂ©cessaire dans la sociĂ©tĂ©; mais elle doit avoir des bornes elle devient une servitude quand elle est excessive. Il faut du moins quâelle paraisse libre, et quâen suivant le sentiment de nos amis ils soient persuadĂ©s que câest le nĂŽtre aussi que nous suivons. Il faut ĂȘtre facile Ă excuser nos amis quand leurs dĂ©fauts sont nĂ©s avec eux , et quâils sont moindres que leurs bonnes qualitĂ©s. II faut souvent Ă©viter de leur faire voir quâon les ait remarquĂ©s et quâon en soit choquĂ©. On doit essayer de faire en sorte quâils puissent sâen apercevoir eux-mĂȘmes, pour leur laisser le mĂ©rite de sâen corriger. 11 y a une sorte de politesse qui est nĂ©cessaire dans le commerce des honnĂȘtes gens elle leur fait entendre raillerie, et elle les empĂȘche dâĂȘtre choquĂ©s, et de choquer les autres par de certaines façons de parler trop sĂšches et trop dures, qui Ă©chappent souvent sans y penser quand on soutient son opinion avec chaleur. Le commerce des honnĂȘtes gens ne peut subsister sans une certaine sorte de confiance; elle doit ĂȘtre commune entre eux; il faut que chacun ait un air de sĂ»retĂ© et de discrĂ©tion qui ne donne jamais lieu de craindre quâon puisse rien dire par imprudence. DE LA ROCHEFOUCAULD. 107 Il faut de la variĂ©tĂ© dans lâesprit ceux qui nâont que dâune sorte dâesprit ne peuvent pas plaire longtemps ; on peut prendre des routes diverses, nâavoir pas les mĂȘmes talents, pourvu ruâon aide au plaisir de la sociĂ©tĂ©, et quâon y observe la mĂȘme justesse que les diffĂ©rentes voix et les divers instruments doivent observer dans la musique. Comme il est malaisĂ© que plusieurs personnes puissent avoir les mĂȘmes intĂ©rĂȘts , il est nĂ©cessaire, au moins pour la douceur de la sociĂ©tĂ©, quâils nâen aient pas de contraires. On doit aller au-devant de ce qui peut plaire Ă ses amis , chercher les moyens de leur ĂȘtre utile, leur Ă©pargner des chagrins, leur faire voir quâon les partage avec eux, quand on ne peut les dĂ©tourner, les effacer insensiblement sans prĂ©tendre de les arracher tout dâun coup, et mettre Ă la place des objets agrĂ©ables, ou du moins qui les occupent. On peut leur parler de choses qui les regardent, mais ce nâest quâautant quâils le permettent, et on v doit garder beaucoup de mesure. Il y a delĂ politesse, et quelquefois mĂȘme de lâhumanitĂ©, Ă ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cĆur ; ils ont souvent de la peine Ă laisser voir tout ce quâils en connaissent, et ils en ont encore davantage quand on pĂ©nĂštre ce quâils ne connaissent pas bien. Que le commerce que les honnĂȘtes gens ont ensemble leur donne de la familiaritĂ©, et leur fournisse un nombre infini de sujets de se parler sincĂšrement. Personne presque nâa assez de docilitĂ© et de bon sens pour bien recevoir plusieurs avis qui sont nĂ©cessaires pour maintenir la sociĂ©tĂ©. On veut ĂȘtre averti jusquâĂ un certain point, mais on ne veut pas lâĂȘtre en toutes choses , et on craint de savoir toutes sortes de vĂ©ritĂ©s. Comme on doit garder des distances pour voir les objeĂźs, il en faut garder aussi pour la sociĂ©tĂ© ; chacun a son point de vue, dâoĂč il veut ĂȘtre regardĂ©. On a raison le plus souvent de ne vouloir pas ĂȘtre Ă©clairĂ© de trop prĂšs; et il nây a presque point dâhomme qui veuille en toutes choses se laisser voir tel quâil est. 108 RĂFLEXIONS DIVERSES V. De la Conversation. Ce qui fait que peu de personnes sont agrĂ©ables dans la conversation, câest que chacun songe plus Ă ce quâil a dessein de dire quâĂ ce que les autres disent, et que lâon nâĂ©coute guĂšre quand on a bien envie de parler. NĂ©anmoins il est nĂ©cessaire dâĂ©couter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre, et souffrir mĂȘme quâils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit, au contraire, entrer dans leur esprit et dans leur goĂ»t, montrer quâon les entend, louer ce quâils disent autant quâil mĂ©rite dâĂȘtre louĂ©, et faire voir que câest plutĂŽt par choix quâon les loue que par complaisance. Pour plaire aux autres il faut parler de ce quâils aiment et de ce qui les touche, Ă©viter les disputes sur les choses indiffĂ©rentes, leur faire rarement des questions, et ne leur laisser jamais croire quâon prĂ©tend avoir plus de raison quâeux. On doit dire les choses dâun air plus ou moins sĂ©rieux , et sur des sujets plus ou moins relevĂ©s, selon lâhumeur et la capacitĂ© des personnes que lâon entretient, et leur cĂ©der aisĂ©ment lâavantage de dĂ©cider, sans les obliger de rĂ©pondre quand ils n'ont pas envie de parler. AprĂšs avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments en montrant quâon cherche Ă les appuyer de lâavis de ceux qui Ă©coutent, sans marquer de prĂ©somption ni dâopiniĂątretĂ©. Ăvitons surtout de parler souvent de nous-mĂȘme et de nou mais, dit Marmontel, qui en avait connu plusieurs, ceux qui Ă©taient capables dâapprĂ©cier un si rare mĂ©rite, avaient conçu pour lui une si tendre vĂ©nĂ©ration, que je lui ai entendu donner par quelques-uns le nom respectable de pĂšre. » Ce nom respectable nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas donnĂ© bien sĂ©rieusement par de jeunes militaires Ă un camarade de leur Ăąge ; mais le ton mĂȘme du badinage, en se mĂȘlant Ă la justice quâils se plaisaient Ă lui rendre, prouverait encore Ă quel point Vauvenargues avait su se faire pardonner cette supĂ©rioritĂ© de raison quâil ne pouvait dissimuler, mais que sa modeste douceur ne permettait aux autres ni de craindre ni dâenvier. La guerre dâItalie nâavait pas Ă©tĂ© longue ; mais la paix qui la suivit ne fut pas non plus de longue durĂ©e. Une nouvelle guerre 1 vint troubler la France en 1741. Le rĂ©giment du roi fĂźt partie de lâarmĂ©e quâon envoya en Allemagne, et qui pĂ©nĂ©tra jusquâen BohĂȘme. On se rappelle tout ce que les troupes françaises eurent Ă souffrir dans cette honorable et pĂ©nible campagne, et surtout dans la fameuse retraite de Prague 2 , qui sâexĂ©cuta au mois de dĂ©cembre 1742. Le froid fut excessif. Vauvenargues, naturellement faible, en souffrit plus que les autres. Il rentra en France au commencement de 1743, avec une santĂ© dĂ©truite ; la fortune, peu considĂ©rable, avait Ă©tĂ© Ă©puisĂ©e par les dĂ©penses de la guerre. Neuf annĂ©es de service ne lui avaient procurĂ© que le grade de capitaine, et ne lui donnaient aucun espoir dâavancement. Il se dĂ©termina Ă quitter un Ă©tat, honorable sans doute pour tous ceux qui sây livrent, mais oĂč il est difficile de se faire honorer plus que des milliers dâautres, lorsque la faveur ou les circonstances ne font pas sortir un militaire de la foule pour lâĂ©lever Ă quelque commandement. Vauvenargues avait Ă©tudiĂ© lâhistoire et le droit public; lâhabitude et le goĂ»t du travail, et aussi ce sentiment de ses forces que la modestie la plus vraie nâĂ©teint pas dans un esprit supĂ©rieur, lui firent croire qu il pourrait se distinguer dans la carriĂšre des nĂ©gociations. Il dĂ©sira 1 La guerre dite de la Succession , aprĂšs la mort de l'empereur Charles VI, arrivĂ©e le 20 octobre 740. BriĂšre. 2 Cette cĂ©lĂšbre retraite s'exĂ©cuta sous la conduite du marĂ©chal de Belle-Me, qui sortit de Prague dans la nuit du 16 au 17 dĂ©cembre 742, et se rendit Ă Egra le 26. Le marĂ©chal de Saxe avait tenu la mĂȘme conduite lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente. BriĂšre. ]! âą V A U V K NARGUES. 153 dây entrer, et fit part de son dĂ©sir Ă M. de Biron, son colonel, qui, loin de lui promettre son appui, ne lui laissa entrevoir que la difficultĂ© de rĂ©ussir dans un tel projet. Tout ce qui sort de la route ordinaire des usages effraye ou choque ceux qui, favorisĂ©s par ces usages mĂȘmes, nâont jamais eu besoin de les braver ; et voilĂ pourquoi les gens de la cour observent dâordinaire Ă lâĂ©gard des gens en place une beaucoup plus grande circonspection que ceux qui, placĂ©s dans les rangs infĂ©rieurs , ont beaucoup moins Ă perdre, et par cela mĂȘme peuvent risquer davantage. Vauvenargues, malheureux par sa santĂ©, par sa fortune, et surtout par son inaction, sentait quâil ne pouvait sortir de cette situation pĂ©nible que par une rĂ©solution extraordinaire. Les caractĂšres timides en sociĂ©tĂ© sont souvent ceux qui prennent le plus volontiers des partis extrĂȘmes dans les affaires embarrassantes privĂ©s des ressources habituelles que donne lâassurance, ils cherchent Ă y supplĂ©er par lâĂ©lan momentanĂ© du courage; ils aiment mieux risquer une fois une dĂ©marche hasardĂ©e, que dâavoir tous les jours quelque chose Ă oser. Vauvenargues, Ă©tranger Ă la cour, inconnu du ministre dont il aurait pu solliciter la faveur, privĂ© du secours du chef qui aurait pu appuyer sa demande, prit le parti de sâadresser directement au roi, pour lui tĂ©moigner le dĂ©sir de le servir dans les nĂ©gociations. Bans sa lettre, il rappelait Ă sa majestĂ© que les hommes qui avaient eu le plus de succĂšs dans cette carriĂšre Ă©taient ceux-lĂ mĂȘme que la fortune en avait le plus Ă©loignĂ©s. Qui doit, en effet, ajoutait-il, servir votre ma- jestĂ© avec plus de zĂšle quâun gentilhomme qui, nâĂ©tant pas nĂ© Ă la cour, nâa rien Ă espĂ©rer que de son maĂźtre et de ses services? » Vauvenargues avait Ă©crit en mĂȘme temps Ă M. Amelot, ministre des affaires Ă©trangĂšres. Ses deux lettres, comme on le conçoit aisĂ©menl , restĂšrent sans rĂ©ponse. Louis XV nâĂ©tait pas dans lâusage dâaccorder des places sans la mĂ©diation de son ministre, et le ministre connaissait trop bien les droits de sa place pour favoriser une dĂ©marche oĂč l'on croyait pouvoir se passer de son autoritĂ©. Vauvenargues, ayant donnĂ©, en 1744, la dĂ©mission de son emploi dans le rĂ©giment du roi, Ă©crivit Ă M. Amelot une lettre que nous croyons devoir transcrire ici. a Monseigneur, Je suis sensiblement touchĂ© que la lettre que jâai eu lâhonneur de vous Ă©crire et celle que j'ai pris la libertĂ© de vous adresser pour le roi nâaient pu attirer votre attention. Il nâest pas surprenant peut- ĂȘtre quâun ministre si occupĂ© ne trouve pas le temps dâexaminer de S. 154 NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES pareilles lettres; mais, monseigneur, me permettrez vous de vous dire que câest cette impossibilitĂ© morale oĂč se trouve un gentilhomme qui nâa que du zĂšle, de parvenir jusquâĂ son maĂźtre, qui fait le dĂ©- " couragement que lâon remarque dans la noblesse des provinces , et qui Ă©teint toute Ă©mulation ? J'ai passĂ©, monseigneur, toute ma jeu nesse loin des distractions du monde, pour tĂącher de me rendre ca- " pable des emplois oĂč jâai cru que mon caractĂšre m'appelait ; et jâosais penser quâune volontĂ© si laborieuse me mettrait du moins au niveau > de ceux qui attendent toute leur fortune de leurs intrigues et de leurs . Si notre existence Ă©tait parfaite, nous ne connaĂźtrions que le plaisir. Ătant imparfaite, nous devons connaĂźtre le plaisir et la douleur or, câest de lâexpĂ©rience de ces deux contraires que nous tirons lâidĂ©e du bien et du mal. Mais comme le plaisir et la douleur ne viennent pas Ă tous les hommes par les mĂȘmes choses, ils attachent Ă divers objets lâidĂ©e du bien et du mal, chacun selon son expĂ©rience, ses passions , ses opinions, etc. Il nây a cependant que deux organes de nos biens et de nos maux les sens et la rĂ©flexion. Les impressions qui viennent par les sens sont immĂ©diates, et ne peuvent se dĂ©finir; on nâen connaĂźt pas les ressorts elles sont lâeffet du rapport qui est entre les choses et nous ; mais ce rapport secret ne nous est pas connu. 1 Nous Ă©prouvons, etc. Je ne sais si on peut dire Ă©prouver un Ă©taU Oin Ă©prouve une impression qui passe. Ătre imparfaitement nâexplique pas ce que câest qn'ĂȘtre douloureusement, M. âLe plaisir nâest pas naturellennenit attachĂ© Ă ĂȘtre; car on existe souvent sans plaisir ni douleur. Ătre imparfaitement donnerait plutĂŽt lâidĂ©e du dĂ©sir que de la S. de LâESIâRIT HUMAIN. 193 Les passions qui viennent par lâorgane de la rĂ©flexion sont moins ignorĂ©es. Elles ont leur principe dans lâamour de l'ĂȘtre ou de la perfection de lâĂȘtre, ou dans le sentiment de son imperfection et de son dĂ©pĂ©rissement. Nous tirons de lâexpĂ©rience de notre ĂȘtre une idĂ©e de grandeur, de plaisir, de puissance, que nous voudrions toujours augmenter nous prenons dans lâimperfection de notre ĂȘtre une idĂ©e de petitesse, de sujĂ©tion, de misĂšre, que nous tĂąchons dâĂ©touffer voilĂ toutes nos passions. Il v a des hommes en qui le sentiment de lâĂȘtre est plus fort que celui de leur imperfection; de lĂ lâenjouement, la douceur, la modĂ©ration des dĂ©sirs. Il y en a dâautres en qui le sentiment de leur imperfection est plus vif que celui de lâĂȘtre; de lĂ lâinquiĂ©tude, la mĂ©lancolie, etc. De ces deux sentiments unis, câest-Ă -dire celui de nos forces et celui de notre misĂšre, naissent les plus grandes passions; parce que le sentiment de nos misĂšres nous pousse Ă sortir de nous-mĂȘme, et que le sentiment de nos ressources nous y encourage et nous y porte par lâespĂ©rance. Niais ceux qui ne sentent que leur misĂšre sans leur force ne se passionnent jamais autant, car ils nâosent rien espĂ©rer ; ni ceux qui ne sentent que leur force sans leur impuissance, car ils ont trop peu Ă dĂ©sirer ainsi il faut un mĂ©lange de courage et de faiblesse, de tristesse et de prĂ©somption. Or, cela dĂ©pend de la chaleur du sang et des esprits ; et la rĂ©flexion qui modĂšre les vellĂ©itĂ©s des gens froids encourage lâardeur des autres, en leur fournissant des ressources qui nourrissent leurs illusions dâoĂč vient que les passions des hommes dâun esprit profond sont plus opiniĂątres et plus invincibles, car ils ne sont pas obligĂ©s de sâen distraire comme le reste des hommes, par Ă©puisement de pensĂ©e ; mais leurs rĂ©flexions, au contraire, sont un entretien Ă©ternel Ă leurs dĂ©sirs, qui les Ă©chauffe; et cela explique encore pourquoi ceux qsui pensent peu, ou qui ne sauraient penser longtemps de suite siur la mĂȘme chose, nâont que lâinconstance en partage. 194 vauveiurgues. XXIII. De la GaietĂ©, de la Joie, de la MĂ©lancolie. Le premier degrĂ© du sentiment agrĂ©able de notre existence est la gaietĂ© lajoieest un sentimentplus pĂ©nĂ©trant. Les hommes enjouĂ©s nâĂ©tant pas dâordinaire si ardents que le reste des hommes, ils ne sont peut-ĂȘtre pas capables des plus vives joies ; mais les grandes joies durent peu, et laissent notre Ăąme Ă©puisĂ©e. La gaietĂ©, plus proportionnĂ©e Ă notre faiblesse que la joie, nous rend confiants et hardis, donne un ĂȘtre et un intĂ©rĂȘt aux choses les moins importantes, fait que nous nous plaisons par instinct en nous-mĂȘme, dans nos possessions, nos en- tours, notre esprit, notre suffisance , malgrĂ© dâassez grandes misĂšres. Cette intime satisfaction nous conduit quelquefois Ă nous estimer nous-mĂȘme par de trĂšs-frivoles endroits ; il me semble que les personnes enjouĂ©es sont ordinairement un peu plus vaines que les autres. Dâautre part, les mĂ©lancoliques sont ardents, timides, inquiets, et ne se sauvent, la plupart, de la vanitĂ©, que par lâambition et lâorgueil. XXIV. De ĂŻAmour-Propre et de l'amour de nous-mĂȘme. Lâamour est une complaisance dans lâobjet aimĂ©. Aimer une chose, câest se complaire dans sa possession, sa grĂące,son accroissement; craindre sa privation, ses dĂ©chĂ©ances , etc. Plusieurs philosophes rapportent gĂ©nĂ©ralement Ă lâamour- propre toutes sortes dâattachements. Ils prĂ©tendent quâon sâapproprie tout ce que lâon aime, quâon nây cherche que son plaisir et sa propre satisfaction, quâon se met soi-mĂȘme avant tout; jusque-lĂ quâils nient que celui qui donne sa vie pour un autre le prĂ©fĂšre Ă soi. Ils passent le but en ce point car si lâobjet de DE DâESPRIT HUMAIN. 195 notre amour nous est plus cher sans lâĂȘtre, que lâĂȘtre sans lâobjet de notre amour, il paraĂźt que câest notre amour qui est notre passion dominante, et non notre individu propre; puisque tous nous Ă©chappeavec la vie, le bien que nous nous Ă©tions appropriĂ© par notre amour, comme notre ĂȘtre vĂ©ritable. Ils rĂ©pondent que la passion nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie et celle de lâobjet aimĂ©; que nous croyons nâabandonner quâune partie de nous-mĂȘme pour conserver lâautre au moins iis ne peuvent nier que celle que nous conservons nous paraĂźt plus considĂ©rable que celle que nous abandonnons. Or, des que nous nous regardons comme la moindre partie dans le tout, câest une prĂ©fĂ©rence manifeste de lâobjet aimĂ©. On peut dire la mĂȘme chose dâun homme qui volontairement et de sang-froid meurt pour la gloire la vie imaginaire quâil achĂšte au prix de son ĂȘtre rĂ©el est une prĂ©fĂ©rence bien incontestable de la gloire, et qui justifie la distinction que quelques Ă©crivains ont mise avec sagesse entre lâamour-propre et lâamour de nous-mĂȘme. Ceux-ci conviennent bien que lâamour de nous-mĂȘme entre dans toutes nos passions ; mais ils distinguent cet amour de lâautre. Avec lâamour de nous- mĂȘme , disent-ils, on peut chercher hors de soi son bonheur ; on peut sâaimer hors de soi plus que son existence propre ; on nâest point Ă soi-mĂȘme son unique objet. Lâamour-propre ', au contraire subordonne tout Ă ses commoditĂ©s et Ă son bien-ĂȘtre ; il est a lui-mĂȘme son seul objet et sa seule fin de sorte quâau lieu que les passions qui viennent de lâamour de nous-mĂȘme nous donnent aux choses, lâamour-propre veut que les choses se donnent Ă nous, et se fait le centre de tout. Rien ne caractĂ©rise donc lâamour-propre comme la complaisance quâon a dans soi-mĂȘme et les choses quâon sâapproprie. Lâorgueil est un effet de cette complaisance. Comme on nâestime gĂ©nĂ©ralement les choses quâautant quâelles plaisent, et que nous nous plaisons si souvent Ă nous-mĂȘme devant toutes choses, de lĂ ces comparaisons toujours injustes quâon fait de soi-mĂȘme Ă autrui, et qui fondent tout notre orgueil. Ou plutĂŽt l'Ă©goĂŻsme. S. VAUVEN' I9fi Mais les prĂ©tendus avantages pour lesquels nous nous estimons Ă©tant grandement variĂ©s, nous les dĂ©signons par les noms que nous leur avons rendus propres. Lâorgueil qui vient dâune confiance aveugle dans nos forces, nous lâavons nommĂ© prĂ©somption; celui qui sâattache Ă de petites choses, vanitĂ©; celui qui est courageux, fiertĂ©. Tout ce quâon ressent de plaisir en sâappropriant quelque chose, richesse, agrĂ©ment, hĂ©ritage, etc., et ce quâon Ă©prouve de peine par la perte des mĂȘmes biens, ou la crainte de quelque mal, la peur, le dĂ©pit, la colĂšre, tout cela vient de lâamour- propre. Lâamour-propre se mĂȘle Ă presque tous nos sentiments, ou du moins lâamour de nous-mĂȘme; mais pour prĂ©venir lâembarras que feraient naĂźtre les disputes quâon a sur les termes, jâuse dâexpressions synonymes, qui me semblent moins Ă©quivoques. Ainsi, je rapporte tous nos sentiments Ă celui de nos perfections et de notre imperfection ces deux grands principes nous portent de concert Ă aimer, estimer, conserver, agrandir et dĂ©fendre du mal notre frĂȘle existence. Câest la source de tous nos plaisirs et dĂ©plaisirs, et la cause fĂ©conde des passions qui viennent par lâorgane de la rĂ©flexion. TĂąchons dâapprofondir les principales; nous suivrons plus aisĂ©ment la trace des petites, qui ne sont que des dĂ©pendances et des branches de celles-ci. XXV. De F Ambition. Lâinstinct qui nous porte Ă nous agrandir nâest nulle part si sensible que dans lâambition ; mais il ne faut pas confondre tous les ambitieux. Les uns attachent la grandeur solide Ă lâautoritĂ© des emplois, les autres aux grandes richesses, les autres au faste des titres, etc.; plusieurs vont Ă leur but sans nul choix des moyens, quelques-uns par de grandes choses, et dâautres par les plus petites ainsi telle ambition est vice ; telle, vertu ; telle, vigueur dâesprit; telle , Ă©garement et bassesse, etc. DE L'ESPRIT HUMAIN. 197 Toutes les passions prennent le tour de notre caractĂšre. Nous avons vu ailleurs que lâĂąme influait beaucoup sur lâesprit; lâesprit influe aussi sur lâĂąme. Câest de lâĂ me que viennent tous les sentiments ; mais câest par les organes de lâesprit que passent les objets qui les excitent. Selon les couleurs quâil leur donne, selon quâil les pĂ©nĂštre, quâil les embellit, quâil les dĂ©guise,lâĂąme les rebute ou sây attache. Quand donc mĂȘme on ignorerait que tous les hommes ne sont pas Ă©gaux par le cĆur, il suffit de savoir quâils envisagent les choses selon leurs lumiĂšres, peut-ĂȘtre encore plus inĂ©gales, pour comprendre la diffĂ©rencequidistingueles passions mĂȘmes quâon dĂ©signe du mĂȘme nom. Si diffĂ©remment partagĂ©s par lâesprit et les sentiments, ils sâattachent au mĂȘme objet sans aller au mĂȘme intĂ©rĂȘt 1 2 '; et cela nâest pas seulement vrai des ambitieux, mais aussi de toute passion. XXVI. De ĂŻAmour du Monde. Que de choses sont comprises dans lâamour du monde! le libertinage , le dĂ©sir de plaire, lâenvie de primer, etc. lâamour du sensible et du grand ne sont nulle part si mĂȘlĂ©s J . Le gĂ©nie et lâactivitĂ© portent les hommes Ă la vertu et Ă la gloire les petits talents, la paresse, le goĂ»t des plaisirs, la gaietĂ© etla vanitĂ© les fixent aux petites choses ; mais en tout câest lemĂȘmeinstinct, et lâamour du mondereoferme de vives semences de presque toutes les passions. 1 Ils s'attachent au mĂȘme objet sans aller au mĂȘme intĂ©rĂȘt. Câest-Ă -dire sans voir de mĂȘme lâobjet oĂč ils sâattachent, et sans y ĂȘtre portĂ©s par le mĂȘme intĂ©rĂȘt. Deux hommes veulent la mĂȘme place, lâun pour lâargent et lâautre pour le crĂ©dit. Deux amants recherchent la mĂȘme femme, lâun pour sa figure et lâautre pour son esprit, etc. S. 2 L'amour du sensible et du grand ne sont nulle part si mĂȘlĂ©s. Câest-Ă -dire, je crois, selon la maniĂšre de voir de Vauvenargucs, les penchants physiques et les sentiments moraux. Dâautant que dans la premiĂšre Ă©dition il ajoutait je parle d'un grand, mesurĂ© Ă l'esprit et au cĆur qu'il touche. Dans tous les cas cela nâest pas clair. S. 198 VAUVEiV ARGUES. XXVII Sur F Amour de la Gloire. La gloire nous donne sur les cĆurs une autoritĂ© naturelle qui nous touche sans doute autant que nulle de nos sensations, et nous Ă©tourdit plus sur nos misĂšres quâune vaine dissipation elle est donc rĂ©elle en tous sens. Ceux qui parlent de son nĂ©ant inĂ©vitable soutiendraient peut- ĂȘtre avec peine le mĂ©pris ouvert dâun seul homme. Le vide des grandes passions est rempli par le grand nombre des petites les contempteurs de la gloire se piquent de bien danser ou de quelque misĂšre encore plus basse. Ils sont si aveugles quâils ne sentent pas que câest la gloire quâils cherchent si curieusement, et si vains quâils osent la mettre dans les choses les plus frivoles La gloire, disent-ils, nâest ni vertu ni mĂ©rite ; ils raisonnent bien en cela elle nâest que leur rĂ©compense ; mais elle nous excite donc au travail et Ă la vertu, et nous rend souvent estimables , afin de nous faire estimer. Tout est trĂšs-abject dans les hommes, la vertu, la gloire, la vie ; mais les plus petits ont des proportions reconnues. Le chĂȘne est un grand arbre prĂšs du cerisier ; ainsi les hommes Ă lâĂ©gard les uns des autres. Quelles sont les vertus et les inclinations de ceux qui mĂ©prisent la gloire?Lâont-ils mĂ©ritĂ©e! XXVIII. De F Amour des Sciences et des Lettres. La passion de la gloire et la passion des sciences se ressemblent dans leur principe; car elles viennent lâune et lâautre du sentimentde notre vide et de notre imperfection. Mais lâune voudrait se former comme un nouvel ĂȘtre hors de nous, et lâautre sâattache Ă Ă©tendre et Ă cultiver notre fonds. Ainsi, la passion de la gloire veut nous agrandir au dehors, et celle des sciences au dedans. On ne peut avoir TĂąme grande ou lâesprit un peu pĂ©nĂ©trant DE LâESPRIT HUMAIN. 199 sans quelque passion pour les lettres. Les arts sont consacrĂ©s Ă peindre les traits de la belle nature; les sciences, Ă la vĂ©ritĂ©. Les arts et les sciences embrassent tout ce quâil y a dans la pensĂ©e de noble et dâutile; de sorte quâil ne reste Ă ceux qui les rejettent que ce qui est indigne dâĂȘtre peint ou enseignĂ© , etc. La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu 1 ; câest-Ă -dire comme une chose quâils ne peuvent ni connaĂźtre, ni pratiquer, ni aimer. Personne nĂ©anmoins nâignore que les bonslivres sont lâessence des meilleurs esprits, le prĂ©cis de leurs connaissances et le fruit de leurs longues veilles. LâĂ©tude dâune vie entiĂšre sây peut recueillir dans quelques heures; câest un grand secours. Deux inconvĂ©nients sont Ă craindre dans cette passion le mauvais choix et lâexcĂšs. Quant au mauvais choix, il est probable que ceux qui sâattachent Ă des connaissances peu utiles ne seraient pas propres aux autres ; mais lâexcĂšs se peut corriger. Si nous Ă©tions sages, nous nous bornerions Ă un petit nombre de connaissances, afin de les mieux possĂ©der. Nous tĂącherions de nous les rendre familiĂšres et de les rĂ©duire en pratique la plus longue et la plus laborieuse thĂ©orie nâĂ©claire cuâimparfaitement. Un homme qui nâaurait jamais dansĂ© possĂ©derait inutilement les rĂšgles de la danse ; il en est sans doute de mĂȘme des mĂ©tiers dâesprit 2 . Je dirai bien plus rarement lâĂ©tude est utile lorsquâelle nâest pas accompagnĂ©e du commerce du monde. Il ne faut pas sĂ©parer ces deux choses lâune nous apprend Ă penser, lâautre Ă agir ; lâune Ă parler, lâautre Ă Ă©crire ; lâune Ă disposer nos actions, lâautre Ă les rendre faciles. Lâusage du monde nous donne encore de penser naturellement, et lâhabitude des sciences, de penser profondĂ©ment. 1 La plupart des hommes honorent les lettres comme-la religion et la vertu. Il faut comme ils honorent. On avait copiĂ© cette pensĂ©e dans lâ EncyclopĂ©die, sans en citer lâauteur. Les journalistes de TrĂ©voux, qui avaient fort ouĂ© lâouvrage de Vauvenargues lorsquâil parut, firent un crime de cette maxime aux encyclopĂ©distes. M. 2 II en est sans doute de mĂȘme des mĂ©tiers dâesprit, 11 faudrait, ce me semble, des mĂ©tiers de lâesprit. M. 200 VAUVENARGUES. Par une suite naturelle de ees vĂ©ritĂ©s, ceux qui sont privĂ©s de lâun et lâautre avantage par leur condition fournissent une preuve incontestable de lâindigence naturelle de lâesprit humain. Un vigneron, un couvreur, resserrĂ©s dans un petit cercle dâidĂ©es trĂšs-communes, connaissent Ă peine les plus grossiers usages de la raison, et nâexercent leur jugement, supposĂ© quâils en aient reçu de la nature, que sur des objets trĂšs-palpables. Je sais bien que lâĂ©ducation ne peut supplĂ©er le gĂ©nie; je nâignore pas que les dons de la nature valent mieux que les dons de lâart 1 cependant lâart est nĂ©cessaire pour faire fleurir les talents. Un beau naturel nĂ©gligĂ© ne porte jamais de fruits mĂ»rs. ' Peut-on regarder comme un bien un gĂ©nie Ă peu prĂšs stĂ©rile? Que servent Ă un grand seigneur les domaines quâil laisse en friche? Est-il riche de ces champs incultes? XXIX. De l'Avarice. Ceux qui nâaiment lâargent que pour la dĂ©pense ne sont pas vĂ©ritablement avares. Lâavarice est une extrĂȘme dĂ©fiance des Ă©vĂ©nements, qui cherche Ă sâassurer contre les instabilitĂ©s de la fortune par une excessive prĂ©voyance, et manifeste cet instinct avide qui nous sollicite dâaccroĂźtre, dâĂ©tayer, dâaffermir notre ĂȘtre. Basse et dĂ©plorable manie, qui nâexige ni connaissance, ni vigueur dâesprit, ni jeunesse, et qui prend, par cette raison, dans la dĂ©faillance des sens la place des autres passions. XXX. De la Passion du Jeu. Quoique j'aie dit que lâavarice naĂźt dâune dĂ©fiance ridicule des Ă©vĂ©nements de la fortune, et quâil semble que lâamour du 1 Je n'ignore pas que les dons de la nature valent mieux que les dons de l'art Je ne sais si lâon peut dire les dons de Varl comme les dons de la nature. La nature donne, dote, doue; Fart ne fait rien de tout cela il vend et ne donne pas, et lâon achĂšte ses biens avec lâĂ©tude et le travail. M. DE L'ESPRIT IIUMALN. 201 jeu vieune, au contraire, dâune ridicule confiance aux mĂȘmes Ă©vĂ©nements, je ne laisse pas de croire quâil y a des joueurs avares et qui ne sont confiants quâau jeu encore ont-ils, comme on dit, un jeu timide et serrĂ©. Des commencements souvent heureux remplissent lâesprit des joueurs de lâidĂ©e dâun gain trĂšs-rapide qui paraĂźt toujours sous leurs mains cela dĂ©termine. Par combien de motifs dâailleurs nâest-on pas portĂ© Ă jouer? par cupiditĂ©, par amour du faste, par goĂ»t des plaisirs, etc. Il suffit donc dâaimer quelquâune de ces choses pour aimer le jeu ; câest une ressource pour les acquĂ©rir, hasardeuse Ă la vĂ©ritĂ©, mais propre Ă toutes sortes dâhommes, pauvres, riches, faibles , malades, jeunes et vieux, ignorants et savants, sots et habiles, etc. aussi nây a-t-il point de passion plus commune que celle-ci. XXXI. De la Passion des Exercices. Il y a dans la passion des exercices un plaisir pour les sens et un plaisir pour lâĂąme. Les sens sont flattĂ©s d'agir, de galoper un cheval », dâentendre un bruit de chasse dans une forĂȘt; lâĂąme jouit de la justesse de ses sens, de la force et de lâadresse de son corps, etc. Aux yeux dâun philosophe qui mĂ©dite dans son cabinet cette gloire est bien puĂ©rile; mais dans lâĂ©branlement de lâexercice on ne scrute pas tant les choses. En approfondissant les hommes on rencontre des vĂ©ritĂ©s humiliantes, mais incontestables. Vous voyez lâĂąme dâun pĂȘcheur, qui se dĂ©tache en quelque sorte de son corps pour suivre un poisson sous les eaux, et le pousser au piĂšge que sa main lui tend. Qui croirait quâelle sâapplaudit de la dĂ©faite du faible animal et triomphe au fond du filet? Toutefois rien nâest si sensible. Un grand, Ă la chasse, aime mieux tuer un sanglier quâune hirondelle par quelle raison ? Tous la voient. 1 Les sens sont flattĂ©s d'agir^ de galoper un cheval. NĂ©gligĂ©. Les sens ne galopent pas un cheval. M. 201 VAUVENARGUES. XXXII. De lâAmour paternel. Lâamour paternel ne diffĂšre pas de lâamour-propre Un enfant ne subsiste que par ses parents, dĂ©pend dâeux, vient dâeux, leur doit tout ; ils nâont rien qui leur soit si propre. Aussi un pĂšre ne sĂ©pare point lâidĂ©e dâun fils de la sienne, Ă moins que le fils nâaffaiblisse cette idĂ©e de propriĂ©tĂ© par quelque contradiction ; mais plus un pĂšre sâirrite de cette contradiction , plus il sâafflige, plus il prouve ce que je dis. XXXIII. De lâAmour filial et fraternel. Comme les enfants nâont nul droit sur la volontĂ© de leur pĂšre, la leur Ă©tant, au contraire, toujours combattue, cela leur fait sentir quâils sont des ĂȘtres Ă part, et ne peut pas leur inspirer de lâamour-propre; parce que la propriĂ©tĂ© ne saurait ĂȘtre du cĂŽtĂ© de la dĂ©pendance cela est visible. Câest par cette raison que la tendresse des enfants nâest pas aussi vive que celle des pĂšres ; mais les lois ont pourvu Ă cet inconvĂ©nient. Elle sont un garant au pĂšre contre lâingratitude des enfants, comme la nature est aux enfants un otage assurĂ© contre lâabus des lois. Il Ă©tait juste dâassurer Ă la vieillesse les secours quâelle avait prĂȘtĂ©s Ă la faiblesse de lâenfance. La reconnaissance prĂ©vient dans les enfants bien nĂ©s ce que le devoir leur impose. Il est dans la saine nature dâaimer ceux qui nous aiment et nous protĂšgent, et lâhabitude dâune juste dĂ©pendance en fait perdre le sentiment ; mais il suffit dâĂȘtre homme pour ĂȘtre bon pĂšre; et si lâon nâest homme de bien, il est rare quâon soit bon fils. Du reste, quâon mette Ă la place de ce que je dis la sympathie ou le sang, et quâon me fasse entendre pourquoi le sang ne parle pas autant dans les enfants que dans les pĂšres ; pourquoi la sympathie pĂ©rit quand la soumission diminue; pourquoi des DE LâESPRIT HUMAIN. 20 ? frĂšres souvent se haĂŻssent sur des fondements si lĂ©gers, etc. Mais quel est donc le nĆud de lâamitiĂ© des frĂšres ? Une fortune , ud nom commun, mĂȘme naissance et mĂȘme Ă©ducation, quelquefois mĂȘme caractĂšre ; enfin lâhabitude de se regarder comme appartenant les uns aux autres, et comme nâayant quâun seul ĂȘtre. VoilĂ ce qui fait que lâon sâaime, voilĂ lâamour-propre mais trouvez le moyen de sĂ©parer des frĂšres dâintĂ©rĂȘt, iâamitiĂ© lui survit Ă peine ; lâamour-propre, qui en Ă©tait le fond, se porte vers dâautres objets. XXXIV. De F Amour qu'on a pour les bĂȘtes. 11 peut entrer quelque chose qui flatte les sens dans le goĂ»t quâon nourrit pour certains animaux, quand ils nous appartiennent. Jâai toujours pensĂ© quâil sây mĂȘle de lâamour-propre rien nâest si ridicule Ă dire, et je suis fĂąchĂ© que cela soit vrai ; mais nous sommes si vides, que sâil offre Ă nous la moindre ombre de propriĂ©tĂ© nous nous y attachons aussitĂŽt. Nous prĂȘtons Ă un perroquet des pensĂ©es et des sentiments; nous nous figurons quâil nous aime, quâil nous craint, quâil sent nos faveurs, etc. Ainsi nous aimons lâavantage que nous nous accordons sur lui. Quel empire! Mais câest lĂ lâhomme. XXXV. De lâAmitiĂ©. Câest lâinsuffisance de notre ĂȘtre qui fait naĂźtre lâamitiĂ©, et câest lâinsuffisance de lâamitiĂ© mĂȘme qui la fait pĂ©rir. Est-on seul, on sent sa misĂšre, on sent quâon a besoin dâappui; on cherche un fauteur de ses goĂ»ts, un compagnon de ses plaisirs et de ses peines ; on veut un homme dont on puisse possĂ©der le cĆur et la pensĂ©e. Alors lâamitiĂ© paraĂźt ĂȘtre ce quâil y a de plus doux au monde. A-t-on ce quâon a souhaitĂ©, on change bientĂŽt de pensĂ©e. Lorsquâon voit de loin quelque bien, il fixe dâabord nos ĂOi VAUVENARGUES. dĂ©sirs ; et lorsquâon y parvient on en sent le nĂ©ant. Notre Ăąme, dont il arrĂȘtait la vue dans lâĂ©loignement, ne saurait sây reposer quand elle voit au delĂ ainsi lâamitiĂ©, qui de loin bornait toutes nos prĂ©tentions, cesse de les borner de prĂšs; elle ne remplit pas le vide quâelle avait promis de remplir; elle nous laisse des besoins qui nous distraient et nous portent vers dâautres biens. Alors on se nĂ©glige, on devient difficile, on exige bientĂŽt comme un tribut les complaisances quâon avait dâabord reçues comme un don. Câest le caractĂšre des hommes de sâapproprier peu Ă peu jusquâaux grĂąces dont ils jouissent ; une longue possession les accoutume naturellement Ă regarder les choses quâils possĂšdent comme Ă eux ; ainsi lâhabitude leur persuade quâils ont un droit naturel sur la volontĂ© de leurs amis. Ils voudraient sâen former un titre pour les gouverner ; lorsque ces prĂ©tentions sont rĂ©ciproques, comme on le voit souvent, lâamour-propre sâirrite et crie des deux cĂŽtĂ©s, produit de lâaigreur, des froideurs, et dâamĂšres explications, etc. On se trouve aussi quelquefois mutuellement des dĂ©fauts quâon sâĂ©tait cachĂ©s ; ou lâon tombe dans des passions qui dĂ©goĂ»tent de lâamitiĂ©, comme les maladies violentes dĂ©goĂ»tent des plus doux plaisirs. Ainsi les hommes les plus extrĂȘmes ne sont pas les plus capables dâune constante amitiĂ©. On ne la trouve nulle part si vive et si solide que dans les esprits timides et sĂ©rieux, dont lâĂąme modĂ©rĂ©e connaĂźt la vertu car elle soulage leur cĆur oppressĂ© sous le mystĂšre et sous le poids du secret, dĂ©tend leur esprit, lâĂ©largit, les rend plus confiants et plus vifs, se mĂȘle Ă leurs amusements , Ă leurs affaires et Ă leurs plaisirs mystĂ©rieux câest lâĂąme de toute leur vie. Les jeunes gens sont aussi trĂšs-sensibles et trĂšs-confiants ; mais la vivacitĂ© de leurs passions les distrait et les rend volages. La sensibilitĂ© et la confiance sont usĂ©es dans les vieillards ; mais le besoin les rapproche, et la raison est leur lien les uns aiment plus tendrement, les autres plus solidement. Le devoir de lâamitiĂ© sâĂ©tend plus loin quâon ne croit nous suivons notre ami dans ses disgrĂąces ; mais dans ses faiblesses nous lâabandonnons câest ĂȘtre plus faible que lui. DE L'ESPRIT HUMAIN. 205 Quiconque se cache, obligĂ© dâavouer les dĂ©fautsdes siens, fait voir sa bassesse'. Ătes-vous exempt de ces vices, dĂ©clarez-vous donc hautement ; prenez sous votre protection la faiblesse des malheureux ; vous ne risquez rien en cela mais il nây a que les grandes Ăąmes qui osent se montrer ainsi. Les faibles se dĂ©savouent les uns les autres, se sacrifient lĂąchement aux jugements, souvent injustes, du public ; ils nâont pas de quoi rĂ©sister, etc. XXXVI. De CAmour. Il entre ordinairement beaucoup de sympathie dans lâamour, câest-Ă -dire une inclination dont les sens forment le nĆud ; mais, quoiquâils en forment le nĆud, ils nâen sont pas toujours lâintĂ©rĂȘt principal; il nâest pas impossible quâil y ait un amour exempt de grossiĂšretĂ©. Les mĂȘmes passions sont bien diffĂ©rentes dans les hommes. Le mĂȘme objet peut leur plaire par des endroits opposĂ©s. Je suppose que plusieurs hommes sâattachent Ă la mĂȘme femme les uns lâaiment pour son esprit, les autres pour sa vertu, les autres pour ses dĂ©fauts, etc. ; et il se peut faire encore que tous lâaiment pour des choses quâelle nâa pas, comme lorsque lâon aime une femme lĂ©gĂšre que lâon croit solide. Nâimporte, on sâattache Ă lâidĂ©e quâon se plaĂźt Ă sâen figurer ; ce nâest mĂȘme que cette idĂ©e que lâon aime, ce nâest pas la femme lĂ©gĂšre ainsi lâobjet des passions nâest pas ce qui les dĂ©grade ou ce qui les ennoblit, mais la maniĂšre dont on envisage cet objet. Or, jâai dit quâil Ă©taitpos- sible que lâon cherchĂąt dans lâamour quelque chose de plus que lâintĂ©rĂȘt de nos sens. Voici ce qui me le fait croire. Je vois tous les jours dans le monde quâun homme environnĂ© de femmes auxquelles il nâa jamais parlĂ©, comme Ă la messe, au sermon, ne se dĂ©cide pas toujours pour celle qui est la plus jolie, et qui mĂȘme lui paraĂźt telle. Quelle est la raison de cela ? Câest que chaque 1 Quiconque se cache, obligĂ© cFavouer les dĂ©fauts des siens , fait voir sa bassesse. Toute cette pensĂ©e est mal exprimĂ©e et obscure. Quiconque se cache dâavoir des amis dont il est obligĂ© dâavouer les dĂ©fauts fait voir sa bas sesse. Je crois que câest ainsi quâil faut lâexpliquer. M. VI 206 VAUVENARGUES. beautĂ© exprime un caractĂšre tout particulier ; et celui qui entre le plus dans le nĂŽtre, nous le prĂ©fĂ©rons. Câest donc le caractĂšre qui nous dĂ©termine quelquefois ; câest donc lâĂąme que nous cherchons on ne peut me nier cela. Donc tout ce qui sâoffre Ă nos sens ne nous plaĂźt alors que comme une image de ce qui se cache Ă leur vue ; donc nous nâaimons alors les qualitĂ©s sensibles que comme les organes de notre plaisir, et avec subordination aux qualitĂ©s insensibles dont elles sont lâexpression ; donc il est au moins vrai que lâĂąme est ce qui nous touche le plus. Or ce nâest pas aux sens que lâĂąme est agrĂ©able , mais Ă lâesprit ; ainsi lâintĂ©rĂȘt de lâesprit devient lâintĂ©rĂȘt principal, et si celui des sens lui Ă©tait opposĂ©, nous le lui sacrifierions. On nâa donc quâĂ nous persuader quâil lui est vraiment opposĂ©, quâil est une tache pour lâĂąme voilĂ lâamour pur. Amour cependant vĂ©ritable, quâon ne saurait confondre avec lâamitiĂ© ; car dans lâamitiĂ© câest lâesprit qui est lâorgane du sentiment ; ici ce sont les sens. Et comme les idĂ©es qui viennent par les sens sont infiniment plus puissantes que les vues de la rĂ©flexion, ce quâelles inspirent est passion. LâamitiĂ© ne va pas si loin; et, malgrĂ© tout cela, je ne dĂ©cide pas je le laisse Ă ceux qui ont blanchi sur ces importantes questions. XXXVII. De la Physionomie. La physionomie est lâexpression du caractĂšre et celle du tempĂ©rament. Une sotte physionomie est celle qui nâexprime que la complexion, comme un tempĂ©rament robuste, etc. ; mais il ne faut jamais juger sur la physionomie car il y a tant de traits mĂąles sur le visage et dans le maintien des hommes, que cela peut souvent confondre ; sans parler des accidents qui dĂ©figurent les traits naturels, et qui empĂȘchent que lâĂąme ne sây manifeste, comme la petite vĂ©role, la maigreur, etc. On pourrait conjecturer plutĂŽt du caractĂšre des hommes par lâagrĂ©ment quâils attachent Ă de certaines figures qui rĂ©pondent a leurs passions ; mais encore sây tromperait-on- DE LâESPRIT HUMAIN. 207 XXXVIII. De la PitiĂ©. La pitiĂ© n'est quâun sentiment mĂȘlĂ© de tristesse et dâamour 1 2 ; je ne pense pas quâelle ait besoin dâĂȘtre excitĂ©e par un retour sur nous-mĂȘme, comme on le croit. Pourquoi la misĂšre ne pourrait-elle sur notre cĆur ce que fait la vue dâune plaie sur nos sens? Nây a-t-il pas des choses qui affectent immĂ©diatement lâesprit? Lâimpression des nouveautĂ©s ne prĂ©vient-elle pas toujours nos rĂ©flexions? Notre Ăąme est-elle incapable dâun sentiment dĂ©sintĂ©ressĂ© ? XXXIX. De la Haine. La haine est une dĂ©plaisance dans lâobjet haĂŻ Câest une tristesse qui nous donne pour la cause qui lâexcite une secrĂšte aversion on appelle cette tristesse jalousie lorsquâelle est un effetdu sentiment de nos dĂ©savantages comparĂ©s aubiendequel- quâun. Quand il se joint Ă cette jalousie de la haine, une volontĂ© de vengeance dissimulĂ©e par faiblesse, câest envie. Il y a peu de passions oĂč il nâentre de lâamour ou de la haine. La colĂšre nâest quâune aversion subite et violente, enflammĂ©e dâun dĂ©sir aveugle de vengeance ; lâindignation, un sentiment de colĂšre et de mĂ©pris; le mĂ©pris, un sentiment mĂȘlĂ© de haine et 1 La pitiĂ© n'est qu'un sentiment mĂȘlĂ© de tristesse et dâamour. Vauvenar- gues entend ici par amour toute disposition qui nous porte vers un objet, comme il entend par haine toute disposition qui nous en Ă©loigne. Autrement il serait impossible dâexpliquer le chapitre suivant, oĂč il dit quâiĂŻ y a peu de passions oĂč il n'entre de l'amour ou de la haine; que le mĂ©pris est un sentiment mĂȘlĂ© de haine et d'orgueil. S. 2 La haine est une dĂ©plaisance dans l'objet haĂŻ. Câest plutĂŽt lâeffet de cette dĂ©plaisance. Il faudrait, ce semble la haine naĂźt du dĂ©plaisir que nous cause, etc. M. Je crois, comme je lâai dit plus haut, que Vauvenargues prend plutĂŽt ici la haine pour ce sentiment mĂȘme de dĂ©plaisance qui nous Ă©loigne dâun objet. Cette expression nâest pas usitĂ©e en ce sens; cependant je crois bien que câest celui qu'il lui donne. S. 208 VAUVENARGUES. dâorgueil; lâantipathie, une haine violente et qui ne raisonne pas. Il entre aussi de lâaversion dans le dĂ©goĂ»t ; il nâest pas une simple privation, comme lâindiffĂ©rence ; et la mĂ©lancolie, qui nâest communĂ©ment quâun dĂ©goĂ»t universel sans espĂ©rance, tient encore beaucoup de la haine. A lâĂ©gard des passions qui viennent de lâamour, jâen ai dĂ©jĂ parlĂ© ailleurs; je me contente donc de rĂ©pĂ©ter ici que tous les sentiments que le dĂ©sir allume sont mĂȘlĂ©s dâamour et de haine. XL. De l'Estime, du Respect, et du MĂ©pris. Lâestime est un aveu intĂ©rieur du mĂ©rite de quelque chose ; le respect est le sentiment de la supĂ©rioritĂ© dâautrui. Il nây a pas dâamour sans estime jâen ai dit la raison. Lâamour Ă©tant une complaisance dans lâobjet aimĂ©, et les hommes ne pouvant se dĂ©fendre de trouver un prix aux choses qui leur plaisent, peu sâen faut quâils ne rĂšglent leur estime sur le degrĂ© dâagrĂ©ment que les objets ont pour eux. Et sâil est vrai que chacun sâestime personnellement plus que tout autre, câest, ainsi que je lâai dĂ©jĂ dit, parce quâil nây a rien qui nous plaise ordinairement tant que nous-mĂȘme. Ainsi, non-seulement on sâestime avant tout, mais on estime encore toutes les choses que lâon aime, comme la chasse, la musique, les chevaux, etc. ; et ceux qui mĂ©prisent leurs propres passions ne le font que par rĂ©flexion, et par un effort de raison car lâinstinct les porte au contraire. Par une suite naturelle du mĂȘme principe, la haine rabaisse ceux qui en sont lâobjet, avec le mĂȘme soin que lâainour les relĂšve. Il est impossible aux hommes de se persuader que ce qui les blesse nâait pas quelque grand dĂ©faut ; câest un jugement confus que lâesprit porte en lui-mĂȘme, comme il en use au contraire en aimant 1 . 1 Cest un jugement confus que Vesprit porte en lui-mĂȘme, comme il DE LâESPRIT HUMAIN. 209 Et si !a rĂ©flexion contrarie cet instinct, car il y a des qualitĂ©s quâon est convenu dâestimer, et dâautres de mĂ©priser, alors cette contradiction ne fait quâirriter la passion ; et plutĂŽt que de cĂ©der aux traits de la vĂ©ritĂ©, elle en dĂ©tourne les yeux. Ainsi elle dĂ©pouille son objet de ses qualitĂ©s naturelles, pour lui en donner de conformes Ă son intĂ©rĂȘt dominant. Ensuite elle se livre tĂ©mĂ©rairement et sans scrupule Ă ses prĂ©ventions insensĂ©es. Il nây a presque point dâhomme dont le jugement soit supĂ©rieur Ă ses passions. Il faut donc bien prendre garde, lorsquâon veut se faire estimer, Ă ne pas se faire haĂŻr, mais tĂącher, au contraire, de se prĂ©senter par des endroits agrĂ©ables, parce que les hommes penchent Ă juger du prix des choses par le plaisir quâelles leur font. Il y en a Ă la vĂ©ritĂ© quâon peut surprendre par une conduite opposĂ©e, en paraissant au dehors plus pĂ©nĂ©trĂ© de soi-mĂȘme quâon ne lâest au dedans ; cette confiance extĂ©rieure les persuade et les maĂźtrise. Mais il est un moyen plus noble de gagner lâestime des hommes câest de leur faire souhaiter la nĂŽtre par un vrai mĂ©rite, et ensuite dâĂȘtre modeste et de sâaccommoder Ă eux. Quand on a vĂ©ritablement les qualitĂ©s qui emportent lâestime du monde, il nây a plus quâĂ les rendre populaires pour leur concilier lâamour ; et lorsque lâamour les adopte, il en fait Ă©lever le prix. Mais pour les petites finesses quâon emploie en vue de surprendre ou de conserver les suffrages, attendre les autres, se faire valoir, rĂ©veiller par des froideurs Ă©tudiĂ©es ou des amitiĂ©s mĂ©nagĂ©es le goĂ»t inconstant du public, câest la ressource des hommes superficiels, qui craignent dâĂȘtre approfondis; il faut leur laisser ces misĂšres dont ils ont besoin avec leur mĂ©rite spĂ©cieux. Mais câest trop sâarrĂȘter aux choses ; tĂąchons dâabrĂ©ger ces principes par de courtes dĂ©finitions. Le dĂ©sir est une espĂšce de mĂ©saise que, lâamour du bien-ĂȘtre met en nous, et lâinquiĂ©tude un dĂ©sir sans objet. en use au contraire en aimant. Au contraire , pour dâune maniĂšre conâą traire expression nĂ©gligĂ©e. S. 12 . 210 VAUVENARGUES. Lâennui vient du sentiment de notre vide ; la paresse naĂźt dâimpuissance ; la langueur est un tĂ©moignage de notre faiblesse, et la tristesse, de notre misĂšre. LâespĂ©rance est le sentiment dâun bien prochain, et la reconnaissance celui dâun bien fait. Le regret consiste dans le sentiment de quelque perte ; le repentir, dans celui dâune faute ; le remords, dans celui dâun crime et la crainte du chĂątiment \ La timiditĂ© peut ĂȘtre la crainte du blĂąme, la honte en est la conviction. La raillerie naĂźt dâun mĂ©pris content. La surprise est un Ă©branlement soudain Ă la vue dâune nou - veautĂ©. LâĂ©tonnement est une surprise longue et accablante; lâadmiration , une surprise pleine de respect. La plupart de ces sentiments ne sont pas trop composĂ©s, et nâaffectent pas aussi durablement nos Ăąmes que les grandes passions, lâamour, lâambition, lâavarice, etc. Le peu que je viens de 1 Lâennui vient du sentiment de notre vide, la paresse naĂźt d'impuissance. Quâest-ce que notre vide P La paresse suppose, au contraire, le pouvoir d'agir combinĂ© avec l'inaction. M. Lâauteur entend ici par notre vide ce qu'il entend ailleurs par l'insuffisance de noire ĂȘtre , c'est-Ă -dire l'impossibilitĂ© oĂč nous sommes de trouver en nous- mĂȘme de quoi suffire Ă notre bonheur. Par impuissance , il entend, je crois, impuissance de lâĂąme, lâimpossibilitĂ© oĂč elle est de sortir de sa langueur. S. 2 Le regret consiste dans le sentiment de quelque perle; le repentir, dans celui d'une faute; le remords, dans celui dâun crime et la crainte du chĂątiment. Ce nâest pas, Ă ce quâil semble, la diffĂ©rence de la faute et du crime qui constitue celle du repentir et du remords. On peut expier ses crimes par le repentir , et sentir le remords d'une faute. Si le repentir est moins cruel, câest quâil suppose le retour, et une rĂ©solution de ne plus retomber, qui console toujours. Le remords peut exister avec la rĂ©solution de se rendre encore coupable. Heureux , si je puis, dit Mathan dans Athalie, A force dâattentats perdre tons mes remords 1 D'est ainsi que les scĂ©lĂ©rats les perdent II nây a point, pour eux de repentir. Dieu fit du repentir la Yertu des mortels. Heureusement le remords peut naĂźtre sans la crainte du chĂątiment; mais ce nâest guĂšre que pour les premiers crimes. S. DE LâESPRIT HUMAIN. 211 dire a cette occasion rĂ©pandra une sorte de lumiĂšre sur ceux dont je me rĂ©serve de parler ailleurs. XLI. De l'Amour des objets sensibles. Il serait impertinent de dire que lâamour des choses sensibles, comme lâharmonie, les saveurs, etc., nâest quâun effet de lâamour-propre, du dĂ©sir de nous agrandir, etc., etc. Cependant tout cela sây mĂȘle quelquefois. Il y a des musiciens, des peintres , qui nâaiment chacun dans leur art que lâexpression des grandeurs, et qui ne cultivent leurs talents que pour la gloire ainsi dâune infinitĂ© dâautres. Les hommes que les sens dominentne sont pas ordinairement si sujets aux passions sĂ©rieuses, lâambition, lâamour de la gloire, etc. Les objets sensibles les amusent et les amollissent; et sâils ont les autres passions, ils ne les ont pas aussi vives. On peut dire la mĂȘme chose des hommes enjouĂ©s ; parce que ayant une maniĂšre dâexister assez heureuse, ils nâen cherchent pas une autre avec ardeur. Trop de choses les distraient ou les prĂ©occupent. On pourrait entrer lĂ -dessus, et sur tous les sujets que jâai traitĂ©s, dans des dĂ©tails intĂ©ressants. Mais mon dessein nâest pas de sortir des principes, quelque sĂ©cheresse qui les accompagne ils sont lâobjet unique de tout mon discours ; et je nâai ni la volontĂ© ni le pouvoir de donner plus dâapplication Ă cet ouvrage XLII. Des Passions en gĂ©nĂ©ral. Les passions sâopposent aux passions, et peuvent servir de contre poids ; mais la passion dominante ne peut se conduire > Je n'ai ni la volontĂ© ni le pouvoir de donner plus d'application Ă cet Hvrage. Donner plus d'application , mauvaise expression, pour dire dĂ©ve- opper davantage des principes par des applications, ce qui prĂ©cĂšde prouve ue câest lĂ le sens, S. 212 VAUVENARGUES. que par son propre intĂ©rĂȘt, vrai ou imaginaire, parce quâelle rĂšgne despotiquement sur la volontĂ©, sans laquelle rien ne se peut. Je regarde humainement les choses, et jâajoute dans cet esprit Toute nourriture nâest pas propre Ă tous les corps , tous objets ne sont pas suffisants pour toucher certaines Ăąmes. Ceux qui croient les hommes souverains arbitres de leurs sentiments ne connaissent pas la nature quâon obtienne quâun sourd sâamuse des sons enchanteurs de Murer; quâon demande Ă une joueuse qui fait une grosse partie, quâelle ait la complaisance et la sagesse de sây ennuyer nul art ne le peut. Les sages se trompent encore en offrant la paix aux passions ; les passions lui sont ennemies 1 . Ils vantent la modĂ©ration Ă ceux qui sont nĂ©s pour lâaction et pour une vie agitĂ©e ; quâimporte Ă un homme malade la dĂ©licatesse dâun festin qui le dĂ©goĂ»te? Nous ne connaissons pas les dĂ©fauts de notre Ăąme; mais quand nous pourrions les connaĂźtre, nous voudrions rarement les vaincre. Nos passions ne sont pas distinctes de nous-mĂȘme ; il y en a qui sont tout le fondement et toute la substance de notre Ăąme. Le plus faible de tous les ĂȘtres voudrait-il pĂ©rir pour se voir remplacĂ© par le plus sage? Quâon me donne un esprit plus juste, plus aimable, plus pĂ©nĂ©trant, jâaccepte avec joie tous ces dons ; mais, si lâon mâĂŽte encore lâĂąme qui doit en jouir, ces prĂ©sents ne sont plus pour moi. Cela ne dispeuse personne de combattre ses habitudes, et ne doit inspirer aux hommes ni abattement ni tristesse. Dieu peut tout; la vertu sincĂšre nâabandonne pas ses amants; les vices mĂȘme dâun homme bien nĂ© peuvent se tourner Ă sa gloire. 1 Les passions lui sont ennemies. Câest un latinisme gens inimica nulli Ăn dit ennemi de quelqu'un, et non ennemi Ă quelqu'un . S. UE LâESPRIT HUMAIN. 313 LIVRE TROISIĂME. XLIII. Du Bien el du Mal moral. Ce qui nâest bien ou mal quâĂ un particulier, et qui peut ĂȘtre le contraire Ă lâĂ©gard du reste des hommes, ne peut ĂȘtre regardĂ© en gĂ©nĂ©ral comme un mal ou comme un bien '. Afin quâune chose soit regardĂ©e comme un bien par toute la sociĂ©tĂ©, il faut quâelle tende Ă lâavantage de toute la sociĂ©tĂ©; et afin quâon la regarde comme un mal, il faut quâelle tende Ă sa ruine voilĂ le grand caractĂšre du bien et du mal moral. Les hommes, Ă©tant imparfaits, nâont pu se suffire Ă eux-mĂȘmes de lĂ la nĂ©cessitĂ© de former des sociĂ©tĂ©s. Qui dit une sociĂ©tĂ© dit un corps qui subsiste par lâunion de divers membres et confond lâintĂ©rĂȘt particulier dans lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ; câest lĂ le fondement de toute la morale. Mais parce que le bien commun exige de grands sacrifices, et quâil ne peut se rĂ©pandre Ă©galement sur tous les hommes, la religion, qui rĂ©pare le vice des choses humaines, assure des indemnitĂ©s dignes dâenvie Ă ceux qui nous semblent lĂ©sĂ©s. Et toutefois ces motifs respectables nâĂ©tant pas assez puissants pour donner un frein Ă la cupiditĂ© des hommes, il a fallu encore quâils convinssent de certaines rĂšgles pour le bien public, fondĂ©, Ă la honte du genre humain, sur la crainte odieuse des supplices ; t câest lâorigine des lois. Nous naissons, nous croissons Ă lâombre de ces conventions solennelles; nous leur devons la sĂ»retĂ© de notre vie et la tranquillitĂ© qui lâaccompagne. Les lois sont aussi !e seul titre 1 Ce qui n'est bien ou mal qu'Ă un particulier, et qui peut ĂȘtre le contraire Ă l'Ă©gard du reste des hommes , ne peut ĂȘtre regardĂ© en gĂ©nĂ©ral comme un mal ou comme un bien . Oui ; mais si toute la sociĂ©tĂ© avait la fiĂšvre ou la goutte, ou Ă©tait manchote ou folle? V. â Qu'Ă un particulier, au lieu de pour un particulier. S. 214 VAUVENARGUES. de nos possessions dĂšs lâaurore de notre vie nous en recueillons les doux fruits, et nous nous engageons toujours Ă elles par des liens plus forts. Quiconque prĂ©tend se soustraire Ă cette autoritĂ© dont il tient tout ne peut trouver injuste quâelle lui ravisse tout, jusquâĂ la vie. OĂč serait la raison quâun particulier osĂąt en sacrifier tant dâautres Ă soi seul, et que par sa ruine la sociĂ©tĂ© ne pĂ»t racheter le repos publie. Câest un vain prĂ©texte de dire quâon ne se doit pas Ă des lois qui favorisent lâinĂ©galitĂ© des fortunes. Peuvent-elles Ă©galiser les hommes, lâindustrie, lâesprit, les talents? Peuvent-elles empĂȘcher les dĂ©positaires de lâautoritĂ© dâen user selon leur faiblesse ? Dans cette impuissance absolue dâempĂȘcher lâinĂ©galitĂ© des conditions, elles fixent les droits de chacune, elles les protĂšgent. On suppose dâailleurs, avec quelque raison, que le cĆur des hommes se forme sur leur condition. Le laboureur a souvent dans le travail de ses mains la paix et la satiĂ©tĂ© qui fuient lâorgueil des grands 1 2 . Ceux-ci nâont pas moins de dĂ©sirs que les hommes les plus abjects 1 ; ils ont donc autant de besoins voilĂ dans lâinĂ©galitĂ© une sorte dâĂ©galitĂ©. Ainsi on suppose aujourdâhui toutes les conditions Ă©gales ou nĂ©cessairement inĂ©gales. Dans lâune et lâautre supposition, lâĂ©quitĂ© consiste Ă maintenir invariablement leurs droits rĂ©ciproques , et câest lĂ tout lâobjet des lois. Heureux qui les sait respecter comme elles mĂ©ritent de lâĂȘtre ! Plus heureux qui porte en son cĆur celles dâun heureux naturel ! Il est bien facile de voir que je veux parler des vertus 3 ; leur noblesse et leur excellence sont lâobjet de tout ce discours ; mais 1 Le laboureur a souvent dans le travail de ses mains la paix , etc. On pourrait dire tout cela bien mieux. V. â SatiĂ©tĂ© nâest pas lĂ dans son sens ordinaire, selon lequel il signifie un peu de dĂ©goĂ»t rĂ©sultant de rabondance; au lieu quâici il signifie la satisfaction rĂ©sultant de la jouissance du nĂ©cessaire. Cette acception n'est plus dâusage. ftl. â Voyez le Discours sur lâinĂ©galitĂ© des richesses. B. 2 Ceux-ci nâont pas moins de dĂ©sirs que les hommes les plus abjects. Il faudrait de lâĂ©tat le plus abject. M. J 11 est bien facile de voir que je veux parler des vertus. Distinguons vertus et qualitĂ©s heureuses bienfaisance seule est vertu; tempĂ©rance, .sagesse; bonnes qualitĂ©s! tant mieux pour toi. V DE LâESPRIT HUMAIN. 215 jâai cru quâil fallait dâabord Ă©tablir une rĂšgle sĂ»re pour les bien distinguer du vice. Je lâai rencontrĂ©e sans effort dans le bien et le mal moral ; je lâaurais cherchĂ©e vainement dans une moins grande origine. Dire simplement que la vertu est vertu parce quâelle est bonne en son fonds, et le vice tout au contraire, ce nâest pas les faire connaĂźtre. La force et la beautĂ© sont aussi de grands biens; la vieillesse et la maladie, des maux rĂ©els cependant on nâa jamais dit que ce fĂ»t lĂ vice ou vertu. Le mot de vertu emporte lâidĂ©e de quelque chose dâestimable Ă lâĂ©gard de toute la terre le vice, au contraire. Or, il nây a que le bien et que le mal moral qui portent ces grands caractĂšres. La prĂ©fĂ©rence de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral au personnel est la seule dĂ©finition qui soit digne de la vertu, et qui doive en fixer lâidĂ©e. Au contraire, le sacrifice mercenaire du bonheur public Ă lâintĂ©rĂȘt propre est le sceau Ă©ternel du vice. Ces divers caractĂšres ainsi Ă©tablis et suffisamment discernĂ©s, nous pouvons distinguer encore les vertus naturelles des acquises. Jâappelle vertus naturelles les vertus de tempĂ©rament ; les autres sont les fruits pĂ©nibles de la rĂ©flexion. Nous mettons ordinairement ces derniĂšres Ă plus haut prix, parce quâelles nous coĂ»tent davantage; nous les estimons plus Ă nous, parce quâelles sont les effets de notre fragile raison. Je dis la raison elle-mĂȘme nâest-elle pas un don de la nature, comme lâheureux tempĂ©rament? Lâheureux tempĂ©rament exclut-il la raison? nâen est-il pas plutĂŽt la base? et si lâun peut nous Ă©garer, lâautre est-elle plus infaillible? Je me hĂąte, afin dâen venir Ă une question plus sĂ©rieuse. On demande si la plupart des vices ne concourent pas au bien public, comme les pures vertus. Qui ferait fleurir le commerce sans la vanitĂ©, lâavarice, etc.? En un sens cela est trĂšs-vrai ; mais il faut mâaccorder aussi que le bien produit par le vice est toujours mĂȘlĂ© de grands maux. Ce sont les lois qui arrĂȘtent le progrĂšs de ses dĂ©sordres ; et câest la raison, la vertu, qui le subjuguent, qui le contiennent dans certaines bornes et le rendent utile au monde. A la vĂ©ritĂ©, la vertu ne satisfait pas sans rĂ©serve toutes nos passions ; mais si nous nâavions aucun vice, nous nâaurions pas 216 vaĂŒvenargĂŒes. ces passions Ă satisfaire; et nous ferions par devoir ce quâon fait par ambition, par orgueil, par avarice, etc. 11 est donc ridicule de ne pas sentir que câest le vice qui nous empĂȘche dâĂȘtre heureux par la vertu. Si elle est si insuffisante Ă faire le bonheur des hommes, câest parce que les hommes sont vicieux ; et les vices, sâils vont au bien, câest quâils sont mĂȘlĂ©s de vertus, de patience, de tempĂ©rance, de courage, etc. Un peuple qui nâaurait en partage que des vices courrait Ă sa perte infaillible. Quand le vice peut procurer quelque grand avantage au monde, pour surprendre lâadmiration il agit comme la vertu, parce quâelle est le vrai moyen, le moyen naturel du bien; mais celui que le vice opĂšre nâest ni son objet ni son but. Ce nâest pas Ă un si beau terme que tendent ses dĂ©guisements. Ainsi, le caractĂšre distinctif de la vertu subsiste ; ainsi rien ne peut lâeffacer. Que prĂ©tendent donc quelques hommes qui confondent toutes *.es choses, ou qui nient leur rĂ©alitĂ©? Qui peut les empĂȘcher de voir quâil y a des qualitĂ©s qui tendent naturellement au bien du monde, et dâautres Ă sa destruction? Ces premiers sentiments, Ă©levĂ©s, courageux, bienfaisants Ă tout lâunivers, et par consĂ©quent estimables Ă lâĂ©gard de toute la terre, voilĂ ce que lâon nomme vertu. Et ces odieuses passions, tournĂ©es Ă la ruine des hommes, et par consĂ©quent criminelles envers le genre humain, câest ce que jâappelle des vices. Quâentendent-ils, eux, par ces noms? Cette diffĂ©rence Ă©clatante du faible et du fort, du faux et du vrai, du juste et de lâinjuste, etc., leur Ă©chappe-t-elle ? Mais le jour nâest pas plus sensible. Pensent-ils que lâirrĂ©ligion dont ils se piquent puisse anĂ©antir la vertu ? Mais tout leur fait voir le contraire. Quâimaginent-ils donc qui leur trouble lâesprit ? qui leur cache quâils ont eux-mĂȘmes, parmi leurs faiblesses, des sentiments de vertu ? Est-il un homme assez insensĂ© pour douter que la santĂ© ne soit prĂ©fĂ©rable aux maladies? Non, il nây en a point dans le monde. Trouve-t-on quelquâun qui confonde la sagesse avec la folie? Non, personne assurĂ©ment. On ne voit personne non plus qui ne prĂ©fĂšre la vĂ©ritĂ© Ă lâerreur, personne qui ne sente bie>- que le courage est diffĂ©rent de la crainte, et nvie de la bontĂ©. On ne voit pas moins clairement que lâhumanitĂ© vaut mieux que DE LâESPRIT HUMAIN. 217 lâinhumanitĂ©, quâelle est plus aimable, plus utile, et par consĂ©quent plus estimable; et faiblesse de lâesprit humain ! il nây a point de contradiction dont les hommes ne soient capables dĂšs quâils veulent approfondir. Nâest-ce pas le comble de lâextravagance quâon puisse rĂ©duire en question si le courage vaut mieux que la peur ? On convient quâil nous donne sur les hommes et sur nous-mĂȘme un empire naturel. On ne nie pas non plus que la puissance nâenferme une idĂ©e de grandeur, et quâelle ne soit utile. On sait encore que la peur est un tĂ©moignage de faiblesse ; et on convient que la faiblesse est trĂšs-nuisible, quâelle jette les hommes dans la dĂ©pendance, et quâelle prouve ainsi leur petitesse. Comment peut-il donc se trouver des esprits assez dĂ©rĂ©glĂ©s pour mettre de lâĂ©galitĂ© dans des choses si inĂ©gales? Quâentend-on par un grand gĂ©nie ? Un esprit qui a de grandes vues, puissant, fĂ©cond, Ă©loquent, etc. Et par une grande fortune ? Un Ă©tat indĂ©pendant, commode, Ă©levĂ©, glorieux. Personne ne disputedonc quâil nây ait de grands gĂ©nies et de grandes fortunes. Les caractĂšres de ces avantages sont trop bien marquĂ©s. Ceux dâune Ăąme vertueuse sont-ils moins sensibles ? Qui peut nous les faire confondre? Sur quel fondement ose-t-on Ă©galer le bien et le mal? Est-ce sur ce que lâon suppose que nos vices et nos vertus sont des effets nĂ©cessaires de notre tempĂ©rament? Mais les maladies, la santĂ©, ne sont-elles pas des effets nĂ©cessaires de la mĂȘme cause? Les confond-on cependant, et a-1-on jamais dit que câĂ©taient des chimĂšres, quâil nây avait ni santĂ© ni maladies 1 ? Pense-t-on que tout ce qui est nĂ©cessaire ne soit dâaucun mĂ©rite? Mais câest une nĂ©cessitĂ© en Dieu dâĂȘtre tout-puissant, Ă©ternel la puissance et lâĂ©ternitĂ© seront-elles Ă©gales au nĂ©ant? Ne seront- elles plus des attributs parfaits. Quoi ! parce que la vie et la mort sont en nous des Ă©tats de nĂ©cessitĂ©, nâest-ce plus quâune mĂȘme chose, indiffĂ©rente aux humains? Mais peut-ĂȘtre que les vertus, â Non pas prĂ©cisĂ©ment. Mais on sait lâhistoire du stoĂŻcien Possidonius d*A- pĂąmĂ©e, qui, au milieu dâun violent accĂšs de goutte, prĂ©tendait que la douleur n'est point un mal. A la vĂ©ritĂ©, câĂ©tait en soutenant ce dogme des stoĂŻciens Qu'il n'y a rien de bon que ce qui est honnĂȘte . Voyez le second livre des Tuseulanet de CicĂ©ron. F. MAXIMES, SENTENCES, ETC. 13 218 VAUVENARGUES. que jâai peintes comme un sacrifice de notre intĂ©rĂȘt propre Ă lâintĂ©rĂȘt public, ne sont quâun pur effet de lâamour de nous- mĂȘme. Peut-ĂȘtre ne faisons-nous le bien que parce que notre plaisir se trouve dans ce sacrifice ? Ătrange objection! Parce que je me plais dans lâusagede ma vertu, en est-elle moins profitable, moins prĂ©cieuse Ă tout lâunivers, ou moins diffĂ©rente du vice, qui est la ruine du genre humain ? Le bien oĂč je me plais change- t-il de nature? cesse-t-il dâĂȘtre bien? Les oracles de la piĂ©tĂ©, continuent nos adversaires, condamnent cette complaisance. Est-ce Ă ceux qui nient la vertu Ă la combattre par la religion, qui lâĂ©tablit? Quâils sachent quâun Dieu bon et juste ne peut rĂ©prouver le plaisir que lui-mĂȘme attache Ă bien faire. Nous prohiberait-il ce charme qui accompagne lâamour du bien? Lui-mĂȘme nous ordonne d'aimer la vertu, et sait mieux que nous quâil est contradictoire dâaimer une chose sans s'y plaire. Sâil rejette donc nos vertus, câest quand nous nous approprions les dons que sa main nous dispense, que nous arrĂȘtons nos pensĂ©es Ă la possession de ses grĂąces, sans aller jusquâĂ leur principe; que nous mĂ©connaissons le bras qui rĂ©pand sur nous ses bienfaits, etc. Une vĂ©ritĂ© sâoffre Ă moi. Ceux qui nient la rĂ©alitĂ© des vertus sont forcĂ©s dâadmettre des vices. Oseraient-ils dire que lâhomme nâest pas insensĂ© et mĂ©chant? Toutefois, sâil nây avait que des malades, saurions-nous ce que câest que la santĂ©? XLIV. De la Grandeur d ame. AprĂšs ce que nous avons dit, je crois quâil nâest pas nĂ©cessaire de prouver que la grandeur dâĂąme est quelque chose dâaussi rĂ©el que la santĂ©, etc. Il est difficile de ne pas sentir dans un homme qui maĂźtrise la fortune, et qui par des moyens puissants arrive Ă des fins Ă©levĂ©es, qui subjugue les autres hommes parson activitĂ©, par sa patience ou par de profonds conseils ; je dis quâil est difficile de ne pas sentir dans un gĂ©nie de cet ordre une noble rĂ©alitĂ©. Cependant il nâv a rien de pur et dont nous nâabusions sans peine. DE LâESPRIT HUMAIN. 219 La grandeur dâĂąme est un instinct Ă©levĂ© qui porte les hommes au grand, de quelque nature quâil soit, mais qui les tourne au bien ou au mal, selon leurs passions, leurs lumiĂšres, leur Ă©ducation, leur fortune, etc. Ăgale Ă tout ce quâil y a sur terre de plus Ă©levĂ©, tantĂŽt elle cherche Ă soumettre par toutes sortes dâefforts ou dâartifices les choses humaines Ă elle, et tantĂŽt, dĂ©daignant ces choses, elle sây soumet elle-mĂȘme sans que sa soumission lâabaisse pleine de sa propre grandeur, elle sây repose en secret, contente de se possĂ©der. Quâelle est belle quand la vertu dirige tous ses mouvements ! mais quâelle est dangereuse alors quâelle se soustrait Ă la rĂšgle ! ReprĂ©sentez- vous Catilina au-dessus de tous les prĂ©jugĂ©s de la naissance, mĂ©ditant de changer la face de la terre et dâanĂ©antir le nom romain concevez ce gĂ©nie audacieux menaçant le monde du sein des plaisirs, et formant dâune troupe de voluptueux et de voleurs un corps redoutable aux armĂ©es et Ă la sagesse de Rome. Quâun homme de ce caractĂšre aurait portĂ© loin la vertu sâil eĂ»t Ă©tĂ© tournĂ© au bien ! mais les circonstances malheureuses le poussent au crime. Catilina Ă©tait nĂ© avec un amour ardent pour les plaisirs, que la sĂ©vĂ©ritĂ© des lois aigrissait et contraignait; sa dissipation et ses dĂ©bauches lâengagĂšrent peu Ă peu dans des projets criminels ruinĂ©, dĂ©criĂ©, traversĂ©, il se trouva dans un Ă©tat oĂč il lui Ă©tait moins facile de gouverner la rĂ©publique que de la dĂ©truire; ne pouvant ĂȘtre le hĂ©ros de sa patrie, il en mĂ©ditait la conquĂȘte. Ainsi les hommes sont souvent portĂ©s au crime par de fatales rencontres ou par leur situation; ainsi leur vertu dĂ©pend de leur fortune. Que manquait-il Ă CĂ©sar? que dâĂȘtre nĂ© souverain. Il Ă©tait bon, magnanime, gĂ©nĂ©reux, hardi, clĂ©ment ; personne nâĂ©tait plus capable de gouverner le monde et le rendre heureux sâil eĂ»t eu une fortune Ă©gale Ă son gĂ©nie, sa vie aurait Ă©tĂ© sans tache ; mais parce quâil sâĂ©tait placĂ© lui-mĂȘme sur le trĂŽne par la force, on a cru pouvoir le compter avec justice parmi les tyrans. Cela fait sentir quâil y a des vices qui nâexcluent pas les grandes qualitĂ©s, et par consĂ©quent de grandes qualitĂ©s qui sâĂ©loignent de la vertu. Je reconnais cette vĂ©ritĂ© avec douleur il est 220 VAUVENARGUES. triste que la bontĂ© nâaccompagne pas toujours la force, et que lâamour de la justice ne prĂ©vale pas nĂ©cessairement dans tous les hommes et dans tout le cours de leur vie, sur tout autre amour; mais non-seulement les grands hommes se laissent entraĂźner au vice, les vertueux mĂȘmes se dĂ©mentent et sont inconstants dans le bien. Cependant ce qui est sain est sain, ce qui est fort est fort, etc. Les inĂ©galitĂ©s de la vertu, les faiblesses qui lâaccompagnent, les vices qui flĂ©trissent les plus belles vies, ces dĂ©fauts insĂ©parables de notre nature, mĂȘlĂ©e si manifestement de grandeur et de petitesse, nâen dĂ©truisent pas les perfections. Ceux qui veulent que les hommes soient tout bons ou tout mĂ©chants, absolument grands ou petits, ne connaissent pas la nature. Tout est mĂ©langĂ© dans les hommes; tout y est limitĂ© ; et le vice mĂȘme y a ses bornes. XLV. Du Courage. Le vrai courage est une des qualitĂ©s qui supposent le plus de grandeur dâĂąme. Jâen remarque beaucoup de sortes un courage contre la fortune, qui est philosophie; un courage contre la misĂšre, qui est patience ; un courage Ă la guerre, qui est valeur ; un courage dans les entreprises, qui est hardiesse; un courage fier et tĂ©mĂ©raire, qui est audace; un courage contre lâinjustice, qui est fermetĂ©; un courage contre le vice, qui est sĂ©vĂ©ritĂ©; un courage de rĂ©flexion, de tempĂ©rament, etc. 11 nâest pas ordinaire quâun mĂȘme homme assemble tant de qualitĂ©s. Octave, dans le plan de sa fortune, Ă©levĂ©e sur des prĂ©cipices , bravait des pĂ©rils Ă©minents ; mais la mort, prĂ©sente Ă la guerre, Ă©branlait son Ăąme. Un nombre innombrable de Romains qui nâavaient jamais craint la mort dans les batailles manquaient de cet autre courage qui soumit la terre Ă Auguste. On ne trouve pas seulement plusieurs sortes de courages, mais dans le mĂȘme courage bien des inĂ©galitĂ©s. Brutus, qui eut la hardiesse dâattaquer la fortune de CĂ©sar, nâeut pas la force de suivre la sienne il avait formĂ© le dessein de dĂ©truire la tyrannie DE LâESPRIT HUMAIN. 221 avec les ressources de son seul courage, et il eut la faiblesse de lâabandonner avec toutes les forces du peuple romain, faute de cette Ă©galitĂ© de force et de sentiment qui surmonte les obstacles et la lenteur des succĂšs. Je voudrais pouvoir parcourir ainsi en dĂ©tail toutes les qualitĂ©s humaines ; un travail si long ne peut maintenant mâarrĂȘter. Je terminerai cet Ă©crit par de courtes dĂ©finitions. Observons nĂ©anmoins encore que la petitesse est la source dâun nombre incroyable de vices de lâinconstance, la lĂ©gĂšretĂ©, la vanitĂ©, lâenvie, lâavarice, la bassesse, etc.; elle rĂ©trĂ©cit notre esprit autant que la grandeur dâĂąme lâĂ©largit ; mais elle est malheureusement insĂ©parable de l'humanitĂ© ; et il nây a point dâĂąme si forte qui en soit tout Ă fait exempte. Je suis mon dessein. La probitĂ© est un attachement Ă toutes les vertus civiles *. La droiture est une habitude des sentiers de la vertu. LâĂ©quitĂ© peut se dĂ©finir par lâamour de lâĂ©galitĂ© 1 2 ; lâintĂ©gritĂ© paraĂźt une Ă©quitĂ© sans tache, et la justice une Ă©quitĂ© pratique. La noblesse est la prĂ©fĂ©rence de lâhonneur Ă lâintĂ©rĂȘt; la bassesse , la prĂ©fĂ©rence de lâintĂ©rĂȘt Ă lâhonneur. LâintĂ©rĂȘt est la fin de lâamour-propre 3 ; la gĂ©nĂ©rositĂ© en est le sacrifice. La mĂ©chancetĂ© suppose un goĂ»t Ă faire du mal ; la malignitĂ© , une mĂ©chancetĂ© cachĂ©e ; la noirceur, une mĂ©chancetĂ© profonde. LâinsensibilitĂ© Ă la vue des misĂšres peut sâappeler duretĂ© ; sâil y entre du plaisir, câest cruautĂ©. La sincĂ©ritĂ© me paraĂźt lâexpression de la vĂ©ritĂ©; la franchise, une sincĂ©ritĂ© sans voiles de droit Ă ceux qui savent les mettre Ă leur place. i cccxxxii 11 ne faut pas craindre non plus de redire une vĂ©ritĂ© ancienne, lorsquâon peut la rendre plus sensible par un meil- j leur tour, ou la joindre Ă une autre vĂ©ritĂ© qui lâĂ©claircisse, et 1 former un corps de raisons. Câest le propre des inventeurs de saisir le rapport des choses, et de savoir les rassembler; et les j dĂ©couvertes anciennes sont moins Ă leurs premiers auteurs quâĂ âą ceux qui les rendent utiles. \ j cccxxxiii On fait un ridicule Ă un homme du monde du j talent et du goĂ»t dâĂ©crire 2 . Je demande aux gens raisonnables I Que font ceux qui uâĂ©crivent pas ? cccxxxiv On ne peut avoir lâĂąme grande ou lâesprit un peu j pĂ©nĂ©trantsans quelque passion pourles lettres. Les arts sontcon- sacrĂ©s Ă peindre les traits de la belle nature ; les sciences, Ă la vĂ©- ; ritĂ©. Les arts ou les sciences embrassent tout ce quâil y a dans les objets delĂ pensĂ©e de noble ou dâutile de sorte quâil ne reste Ă ceux qui les rejettent que ce qui est indigne dâĂȘtre peint ou enseignĂ©. cccxxxv Voulez-vous dĂ©mĂȘler, rassembler vos idĂ©es, les mettre sous un mĂȘme point de vue, et les rĂ©duire en principes ? jetez-lesdâabord surle papier. Quand vousnâauriez rienĂ gagner par cet usage du cĂŽtĂ© de la rĂ©flexion, ce qui est faux manifestement, que nâacquerriez-vous pas du cĂŽtĂ© de lâexpression ? Laissez âą 1 Le tour Ă©levĂ©; mĂ©taphore qui peut paraĂźtre incohĂ©rente. S. 1 Du goĂ»t d'Ă©crire. On a dĂ©jĂ observĂ© que cette expression Ă©taitincorrccte. S. ; RĂFLEXIONS ET MAXIMES. 277 dire ceux qui regardent cette Ă©tudemomme au-dessous dâeux. Qui peut croire avoir plus dâesprit, un gĂ©nie plus grand et plus noble que le cardinal de Richelieu? qui a Ă©tĂ© chargĂ© de plus dâaffaires et de plus importantes ? Cependant nous avons des Controverses de ce grand ministre et un Testament politique on sait mĂȘme quâil nâa pas dĂ©daignĂ© la poĂ©sie. Un esprit si ambitieux ne pouvait mĂ©priser la gloire la plus empruntĂ©e et la plus Ă nous quâon connaisse. 11 nâest pas besoin de citer, aprĂšs un si grand nom, dâautres exemples le duc de La Rochefoucauld, lâhomme de son siĂšcle le plus poli et le plus capable dâintrigues, auteur du livre des Maximes ; le fameux cardinal de Retz , le cardinal dâOssat , le chevalier Guillaume Temple 2 , et une infinitĂ© dâautres qui sont aussi connus par leurs Ă©crits que par leurs actions immortelles. Si nous ne sommes pas Ă mĂȘme dâexĂ©cuter de si grandes choses que ces hommes illustres, quâil paraisse du moins par lâexpression de nos pensĂ©es, et par ce qui dĂ©pend de nous, que nous nâĂ©tions pas incapables de les concevoir. Sur la VĂ©ritĂ© et l'Ăloquence. cccxxxvi Deux Ă©tudes sont importantes lâĂ©loquence et la vĂ©ritĂ©; la vĂ©ritĂ© pour donner un fondement solide Ă lâĂ©loquence et bien disposer notre vie ; lâĂ©loquence, pour diriger la conduite des autres hommes et dĂ©fendre la vĂ©ritĂ©. cccxxxvn La plupart des grandes affaires se traitent par Ă©crit; il ne suffit donc pas de savoir parler tous les intĂ©rĂȘts subalternes, les engagements, les plaisirs, les devoirs de la vie civile, demandent quâon sache parler ; câest donc peu de savoir Ă©crire. Nous aurions besoin tous les jours dâunir lâune et lâautre Ă©loquence mais nulle ne peut sâacquĂ©rir si dâabord on ne sait penser; et on ne sait guĂšre penser si lâon nâa des principes fixes 1 Arnaud, cardinal dâOssal, auteur de lettres regardĂ©es comme des chefs- d'Ćuvre de politique, mourut Ă Rome, le 15 mars t604. BriĂšre. 1 Guillaume Temple, cĂ©lĂšbre nĂ©gociateur anglais, auteur dâun grand nombre dâouvrages historiques, mourut dans le comtĂ© de Susses, en fĂ©vrier 16US RriĂšre. lĂź 2 7 8 VAUVEN ARGUES. et puisĂ©s dans la vĂ©ritĂ©. Tout confirme notre maxime lâĂ©tude du vrai la premiĂšre, lâĂ©loquence aprĂšs. PensĂ©es diverses. cccxxxviii Câest un mauvais parti pour une femme que dâĂȘtre coquette. Il est rare que celles de ce caractĂšre allument de grandes passions ; et ce nâest pas Ă cause quâelles sont lĂ©gĂšres, comme on croit communĂ©ment, mais parce que personne ne veut ĂȘtre dupe. La vertu nous fait mĂ©priser la faussetĂ©, et lâamour-propre nous la fait haĂŻr. cccxxxix Est-ce force dans les hommes dâavoir des passions, ou insuffisance et faiblesse ? Est-ce grandeur dâĂȘtre exempt de passions, ou mĂ©diocritĂ© de gĂ©nie? Ou tout est-il mĂȘlĂ© de faiblesse et de force, de grandeur et de petitesse? cccxl Qui est plus nĂ©cessaire au maintien dâune sociĂ©tĂ© dâhommes faibles, et que leur faiblesse a unis, la douceur ou 'austĂ©ritĂ©? Il faut employer lâune et lâautre. Que la loi soit sĂ©vĂšre , et les hommes indulgents. cccxli La sĂ©vĂ©ritĂ© dans les lois est humanitĂ© pour les peuples ; dans les hommes, elle est la marque dâun gĂ©nie Ă©troit et cruel. Il nây a que la nĂ©cessitĂ© qui puisse la rendre innocente. cccxlii Le projet de rapprocher les conditions a toujours Ă©tĂ© un beau songe la loi ne saurait Ă©galiser les hommes malgrĂ© la nature. cccxliii Sâil nây avait de domination lĂ©gitime que celle qui sâexerce avec justice, nous ne devrions rien aux mauvais rois. cccxliv Comptez rarement sur lâestime et sur la confiance dâun homme qui entre dans tous vos intĂ©rĂȘts, sâil ne vous parle aussitĂŽt des siens. 279 RĂFLEXIONS ET MAXIMES. - cccxtv Nous haĂŻssons les dĂ©vots qui font profession de mĂ©priser tout ce dont nous nous piquons, et se piquent souvent eux-mĂȘmes de choses encore plus mĂ©prisables. cccxlvi Câest par la conviction manifeste de notre incapacitĂ© ' que le hasard dispose si universellement et si absolument de tout. Il nây a rien de plus rare dans le monde que les grands talents et que le mĂ©rite des emplois la fortune est plus partiale quâelle nâest injuste. cccxLViiLe mystĂšre dont on enveloppe ses desseins marque quelquefois plus de faiblesse que lâindiscrĂ©tion , et souvent nous fait plus de tort. cccxlviii Ceux qui font des mĂ©tiers infĂąmes, comme les voleurs, les femmes perdues, sâhonorent de leurs crimes, et regardent les honnĂȘtes gens comme des dupes. La plupart des hommes, dans le fond du cĆur, mĂ©prisent la vertu, peu la gloire. cccxLixUne mauvaise prĂ©face allonge considĂ©rablement un mauvais livre; mais ce qui est bien pensĂ© est bien pensĂ©, et ce qui est bien Ă©crit est bien Ă©crit. cccl Ce sont les ouvrages mĂ©diocres quâil faut abrĂ©ger. Je nâai jamais vu de prĂ©face ennuyeuse Ă la tĂȘte dâun bon livre. cccli Toute hauteur 2 affectĂ©e est puĂ©rile-, si elle se fonde 1 C'est par la conviction manifeste de notre incapacitĂ© que le hasard dispose , etc Cette pensĂ©e est obscure; lâauteur veut dire, je crois, que câest la conviction que noue avons de notre incapacitĂ© qui nous fait abandonner tant de choses au hasard. Il n'y a rien de plus rare dans le monde , dit-il ensuite, que les grands talents et que le mĂ©rite des emplois le mĂ©rite des emplois est une ellipse forcĂ©e. Lâauteur ajoute s Infortune est plue partiale qu'elle n'est injuste , câest-Ă -dire quâentre des concurrents sans moyens, elle nâest pas injuste en refusant un emploi Ă tel qui ne le mĂ©rite pas, mais partiale en lâaccordant Ă tel autre qui ne le mĂ©rite pas davantage. S. 2 l'oute hauteur^ t te. Je crois qn'orgueil est ici le mot propre. Hauteur, pris Ă l'absolu, ne peut sâentendre dans un sens favorable. S 280 VAUVENARGUES sur des titres supposĂ©s, elle est ridicule ; et si ces titres sont frivoles, elle est basse le caractĂšre de la vraie hauteur est dâĂȘtre toujours Ă sa place. ccclii Nous nâattendons pas dâun malade quâil ait l'enjouement de la santĂ© et la mĂȘme force de corps ; sâil conserve mĂȘme sa raison jusquâĂ la fin, nous nous en Ă©tonnons; et sâil fait paraĂźtre quelque fermetĂ©, nous disons quâil y a de lâaffectation dans cette mort tant cela est rare et difficile. Cependant, sâil arrive quâun autre homme dĂ©mente en mourant, ou la fermetĂ©, ou les principes quâil a professĂ©s pendant sa vie; si dans lâĂ©tat du monde le plus faible, il donne quelque marque de faiblesse,.... ĂŽ aveugle malice de lâesprit humain! il nây a pas de contradictions si manifestes que lâenvie nâassembie pour nuire. cccliii On nâest pas appelĂ© Ă la conduite des grandes affaires, ni aux sciences, ni aux beaux-arts, ni Ă la vertu, quand on nâaime pas ces choses pour elles-mĂȘmes, indĂ©pendamment de la considĂ©ration quâelles attirent. On les cultiverait donc inutilement dans ces dispositions ni lâesprit ni la vanitĂ© ne peuvent donner le gĂ©nie. cccliv Les femmes ne peuvent comprendre quâil y ait des hommes dĂ©sintĂ©ressĂ©s Ă leur Ă©gard. ccclv Il nâest pas libre Ă un homme qui vit dans le monde de n'ĂȘtre pas galant. ccclvi Quels que soient ordinairement les avantages de la jeunesse, un jeune homme nâest pas bien venu auprĂšs des femmes jusquâĂ ce quâelles eu aient fait un fat. ccclviiU est plaisant quâon ait fait une loi de la pudeur aux femmes, qui nâestiment dans les hommes que lâeffronterie. ccclviii On ne loue point une femme ni un auteur mĂ©diocre comme eux-mĂȘmes se louent. RĂFLEXIONS ET MAXIMES. 281 j ccclix Une femme qui croit se bien mettre ne soupçonne i pas, dit un auteur, que son ajustement deviendra un jour aussi ridicule que la coiffure de Catherine de MĂ©dicis. Toutes les modes dont nous sommes prĂ©venus vieilliront peut-ĂȘtre avant I nous, et mĂȘme le bon ton. ccclx Il y a peu de choses que nous sachions bien. ccclxi Si on n'Ă©crit point parce quâon pense, il est inutile de penser pour Ă©crire. ccclxii Tout ce quâon nâa pensĂ© que pour les autres est ordinairement peu naturel. ccclxiii La clartĂ© est la bonne foi des philosophes. ccclxi v La nettetĂ© est le vernis des maĂźtres. ccclxv La nettetĂ© Ă©pargne les longueurs, et sert de preuve aux idĂ©es. ccclxvi La marque dâune expression propre est que mĂȘme dans les Ă©quivoques on ne puisse lui donner quâun sens. ccclxvii Il semble que la raison, qui se communique aisĂ©ment et se perfectionne quelquefois, devrait perdre dâautant plus vite tout son lustre et le mĂ©rite de la nouveautĂ© ; cependant les ouvrages des grands hommes, copiĂ©s avec tant de soin par dâautres mains, conservent, malgrĂ© le temps, un caractĂšre toujours original car il nâappartient pas aux autres hommes de concevoir et dâexprimer aussi parfaitement les choses quâils savent le mieux. Câest cette maniĂšre de concevoir si vive et si parfaite qui distingue dans tous les genres le gĂ©nie, et qui fait que les idĂ©es les plus simples et les plus connues ne peuvent vieillir. cccLxvmLes grands philosophes sont les gĂ©nies de la raison. 16 . 282 VAUVENARGUES. ccclxix Pour savoir si une pensĂ©e est nouvelle, il nây a quâĂ lâexprimer bien simplement. ccclxx Il y a peu de pensĂ©es synonymes, mais beaucoup dâapprochantes. ccclxxi Lorsquâun bon esprit ne voit pas quâune pensĂ©e puisse ĂȘtre utile, il y a grande apparence quâelle est fausse . ccclxxii Nous recevons de grandes louanges avant dâen mĂ©riter de raisonnables. ccclxxiii Les feux de lâaurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire. ccclxxiv Les rĂ©putations mal acquises se changent en mĂ©pris, ccclxxv LâespĂ©rance est le plus utile ouĂŻe plus pernicieux des biens. ccclxx'vi LâadversitĂ© fait beaucoup de coupables et dâimprudents. Cccclxx'vii La raison est presque impuissante pour les faibles. ccclxxviii Le courage est la lumiĂšre de lâadversitĂ©. ccclxxix Lâerreur est la nuit des esprits et le piĂšge de l'innocence. ccclxxx Les demi-philosophes ne louent lâerreur que pour faire les honneurs de la vĂ©ritĂ©. Iccclxxxi Câest ĂȘtre bien impertinent de vouloir faire croire qu'on nâa pas assez dâerreurs pour ĂȘtre heureux. REFLEXIONS ET MAXIMES 2*3 ccclxxxii Celui qui souhaiterait sĂ©rieusement des illusions aurait au delĂ de ses vĆux. ccclxxxiii Les corps politiques ont leurs dĂ©fauts inĂ©vitables, comme les divers Ăąges de la vie humaine. Qui peut garantir la vieillesse des infirmitĂ©s, hors la mort? ccclxxxiv La sagesse est le tyran des faibles. ccclxxxv Les regards affables ornent le visage des rois. ccclxxxvi La licence Ă©tend toutes les vertus et tous les vices. ccclxxxvi i La paix rend les peuples plus heureux et les hommes plus faibles. ccclxxxviii Le premier soupir de lâenfance est pour la libertĂ©. ccclxxxix La libertĂ© est incompatible avec la faiblesse. cccxc Lâindolence est le sommeil des esprits. cccxci Les passions les plus vives sont celles dont lâobjet est le plus prochain, comme dans le jeu et lâamour, etc. cccxcil Lorsque la beautĂ© rĂšgne sur les yeux, il est probable quâelle rĂšgne encore ailleurs. cccxcm Tous les sujets de la beautĂ© ne connaissent pas leur souveraine. i cccxciv Si les faiblesses de lâamour sont pardonnables, câest principalement aux femmes, qui rĂ©gnent par lui. v cccxcv Notre intempĂ©rance loue les plaisirs. 284 VAU VEN ARGUES. cccxcvi La constance est la chimĂšre de lâamour. t cccxcvn Des hommes simples et vertueux mĂȘlent de la dĂ©licatesse et de la probitĂ© jusque dans leurs plaisirs. cccxcviii Ceux qui ne sont plus en Ă©tat de plaire aux femmes s'en corrigent. cccxcix Les premiers jours du printemps ont moins de grĂące que la vertu naissante dâun jeune homme. cccc LâutilitĂ© de la vertu est si manifeste , que les mĂ©chants la pratiquent par intĂ©rĂȘt. cccci Rien nâest si utile que la rĂ©putation, et rien ne donne la rĂ©putation si sĂ»rement que le mĂ©rite. ccccu La gloire est la preuve de la vertu. cccciit La trop grande Ă©conomie fait plus de dupes que la profusion. cccciv La profusion avilit ceux quâelle nâillustre pas. ccccv Si un homme obĂ©rĂ© et sans enfants se fait quelques rentes viagĂšres, et jouit par cette conduite des commoditĂ©s de la vie, nous disons que câest un fou qui a mangĂ© son bien. ccccvi Les sots admirent quâun homme Ă talents ne soit pas une bĂȘte sur ses intĂ©rĂȘts. ccccvn La libĂ©ralitĂ© et lâamour des lettres ne ruinent personne; mais les esclaves de la fortune trouvent toujours la vertu trop achetĂ©e. ccccviii On fait bon marchĂ© dâune mĂ©daille, lorsquâon nâest pas curieux dâantiquitĂ©s ainsi ceux qui nâont pas de senti- RĂFLEXIONS ET MAXIMES 285 ments pour le mĂ©rite ne tiennent presque pas de compte de? plus grands talents. ccccix Le grand avaatagc des talents paraĂźt en ce que la fortune sans mĂ©rite est presque inutile ccccx Dâordinaire on tente fortune par des talents qu'on nâa pas. ccccxi Il vaut mieux dĂ©roger Ă sa qualitĂ© quâĂ son tenie. Ce serait ĂȘtre fou de conserver un Ă©tat mĂ©diocre au prix dâune grande fortune ou de la gloire. ccccxn II nây a pas de vice qui ne soit nuisible, dĂ©nuĂ© dâesprit. ccccxiii Jâai cherchĂ© sâil nây avait point de moyen de faire sa fortune sans mĂ©rite, et je nâen ai trouvĂ© aucun. ccccxiv Moins on veut mĂ©riter sa fortune, plus il faut se donner de peine pour la faire. ccccxvLes beaux esprits ont une place dans la bonne compagnie , mais la derniĂšre. ccccxvi Les sots usent des gens dâesprit comme les petits hommes portent de grands talons. ccccxvii Il y a des hommes dont il vaut mieux se taire que de les louer selou leur mĂ©rite 1 . , ccccxviii I! ne faut pas tenter de contenter les envieux. ' Il y a des hommes dont il vaut mieux se taire que de les louer selon 2 ccccixxxv Quelque mĂ©rite quâil puisse y avoir Ă nĂ©gliger les grandes places, il y en a peut-ĂȘtre encore plus Ă les bien remplir. cccclxxxvi Si les grandes pensĂ©es nous trompent, elles nous amusent. cccclxxxvii Il nây a point de faiseur de stances qui ne se prĂ©fĂšre Ă Bossuet, simple auteur de prose ; et dans lâordre de la nature, nul ne doit penser aussi peu juste quâun gĂ©nie manquĂ©. Un versificateur ne connaĂźt point de juge compĂ©tent de ses Ă©crits si on ne fait pas de vers, on ne sây connaĂźt pas ; si on en fait, on est son rival. cccclxxxtx Le mĂȘme croit parler la langue des dieux, lorsquâil ne parle pas celle des hommes. Câest comme un mauvais comĂ©dien, qui ne peut dĂ©clamer comme lâon parle. ccccxc Un autre dĂ©faut de la mauvaise poĂ©sie est dâallonger la prose, comme le caractĂšre de la bonne est de lâabrĂ©ger. ccccxci Il nây a personne qui ne pense dâun ouvrage en prose Si je me donnais de la peine, je le ferais mieux. Je dirais Ă beaucoup de gens Faites une seule rĂ©flexion digne dâĂȘtre Ă©crite. ccccxcii Tout ce que nous prenons dans la morale pour dĂ©faut nâest pas tel. ccccxciii Nous remarquons peu de vices pour admettre peu de vertus. ccccxciv Lâesprit est bornĂ© jusque dans l'erreur, quâon dit son domaine. ccccxcv LâintĂ©rĂȘt dâune seule passion, souvent rnalheu- RĂFLEXIONS ET MAXIMES. 293 reuse, tient quelquefois toutes les autres en captivitĂ©; et la raison porte ses chaĂźnes sans pouvoir les rompre. ccccxcvi Il y a des faiblesses, si on lâose dire, insĂ©parables de notre nature. ccccxcvn Si on aime la vie, on craint la mort. ccccxcviii La gloire et la stupiditĂ© cachent la mort sans triompher d'elle 1 . ccccxcix Le terme du courage est lâintrĂ©piditĂ© dans le pĂ©ril 2 . d La noblesse est un monument de la vertu, immortelle comme la gloire. di Lorsque nous appelons les rĂ©flexions, elles nous fuient ; et quand nous voulons les chasser, elles nous obsĂšdent, et tiennent malgrĂ© nous nos yeux ouverts pendant la nuit. du Trop de dissipation et trop dâĂ©tude Ă©puisent egalement lâesprit et le laissent Ă sec ; les traits hardis en tout genre ne sâoffrent pas Ă un esprit tendu et fatiguĂ©. diii Comme il y a des Ăąmes volages que toutes les passions dominent tour Ă tour, on voit des esprits vifs et sans assiette que toutes les opinions entraĂźnentsuccessivement, ou qui se partagent entre les contraires, sans oser dĂ©cider. div Les hĂ©ros deCorneilleĂ©taient des maximes fastueuses et parlent magnifiquement dâeux-mĂȘmes, et cette enflure de leurs La gloire et la stupiditĂ© cachent la mort sans triompher dâelle. 11 faut, je crois, lâamour de la gloire. Sans triompher dâelle, c'est-Ă -dire, je pense, ans la faire mĂ©priser. S. â Le terme du courage, etc. Il semble qu'il faut dire, le dernier terme. M. 29i VMJVENARGUES. discours passe pour vertu parm i ceux qui nâont point de rĂšgle dans e cĆur pour distinguer la grandeur dâĂąme de lâostentation *. nv Lâesprit ne fait pas connaĂźtre la vertu. dvi Il nây a point dâhomme qui ait assez dâesprit pour nâĂȘtre jamais ennuyeux. dvii La plus charmante conversation lasse lâoreille dâun homme occupĂ© de quelque passion. dviii Les passions nous sĂ©parent quelquefois de la sociĂ©tĂ©, et nous rendent tout lâesprit qui est au monde aussi inutile que nous le devenons nous-mĂ©me aux plaisirs dâautrui. dix Le monde est rempli de ces hommes qui imposent aux autres par leur rĂ©putation ou leur fortune ; sâils se laissent trop approcher, on passe tout Ă coup Ă leur Ă©gard de la curiositĂ© jusquâau mĂ©pris, comme on guĂ©rit quelquefois en un moment dâune femme quâon a recherchĂ©e avec ardeur. dx On est encore bien Ă©loignĂ© de plaire lorsquâon nâa que de lâesprit. dxi Lâesprit ne nous garantit pas des sottises de notre humeur. dxii Le dĂ©sespoir est la plus grande de nos erreurs 1 . dxiii La nĂ©cessitĂ© de mourir est la plus amĂšre dĂź nos afflictions. dxiv Si la vie nâavait point de fin, qui dĂ©sespĂ©rerait de sa fortune ? La mort comble lâadversitĂ©. 1 Lâauteur a dĂ©veloppĂ© cette idĂ©e dans ses RĂ©flexions sur ĂornelU. lĂź. 3 C'est Ă -dire, en dâautres termes, quâil nây a point de mai sans âemĂšde, et que le suicide est un acte de folie* F* RĂFLEXIONS ET MAXIMES. 295 dxv Combien les meilleurs conseils sont-ils peu utiles, si nos propres expĂ©riences nous instruisent si rarement ! dxvi Les conseils quâon croit les plus sages sont les moins proportionnĂ©s Ă notre Ă©tat. Dxvn Nous avons des rĂšgles pour le théùtre qui passent peut-ĂȘtre les forces de lâesprit humain. dxviii Lorsquâune piĂšce est faite pour ĂȘtre jouĂ©e il est injuste de nâen juger que par la lecture. dxix Le but des poĂštes tragiques est dâĂ©mouvoir. Câest faire trop dâhonneur Ă lâesprit humain de croire que des ouvrages irrĂ©guliers ne peuvent produire cet effet. II nâest pas besoin de tant dâart pour tirer les meilleurs esprits de leur assiette et leur cacher de grands dĂ©fauts dans un ouvrage qui peint les passions. 1 ne faut pas supposer dans le sentiment une dĂ©licatesse que nous nâavons que par rĂ©flexion, ni imposer aux auteurs une perfection quâils ne puissent atteindre ; notre goĂ»t se contente Ă moins. Pourvu quâil nây ait pas plus dâirrĂ©gularitĂ©s dans un ouvrage que dans nos propres conceptions, rien nâempĂȘche quâil ne puisse plaire, sâil est bon dâailleurs. Nâavons-nous pas des tragĂ©dies monstrueuses qui entraĂźnenttoujours les suffrages, malgrĂ© es critiques, et qui sont les dĂ©lices du peuple, je veux dire de la plus grande partie des hommes ? Je sais que le succĂšs de ces ouvrages prouve moins le gĂ©nie de leurs auteurs que la faiblesse de leurs partisans câest aux hommes dĂ©licats Ă choisir de meilleurs modĂšles, et Ă sâefforcer, dans tous les genres, dâĂ©galer la belle nature ; mais comme elle nâest pas exempte de dĂ©fauts, toute belle quâelle paraĂźt, nous avons tort dâexiger des auteurs plus quâelle ne peut leur fournir. Il sâen faut de beaucoup que notre goĂ»t soit toujours aussi difficile Ă contenter que notre esprit. nxx 11 peut plaire Ă un traducteur dâadmirer jusquâaux dĂ©fauts de son original, et dâattribuer toutes ses sottises Ă la barbarie de son siĂšcle. Lorsque je crois toujours apercevoir dans un âą>% VAUVENABGUES. auteur les mĂȘmes beautĂ©s et les mĂȘmes dĂ©fauts, il me paraĂźt plus raisonnable dâen conclure que câest un Ă©crivain qui joint de grands dĂ©fauts Ă des qualitĂ©s Ă©minentes, une grande imagination et peu de jugement, ou beaucoup de force et peu dâart, etc. ; et quoique je nâadmire pas beaucoup lâesprit humain, je ne puis cependant ie dĂ©grader jusquâĂ mettre dans le premier rang un gĂ©nie si dĂ©fectueux , qui choque continuellement le sens commun. dxxt Câest faute de pĂ©nĂ©tration que nous concilions si peu de choses. dxxii Nous voudrions dĂ©pouiller de ses vertus lâespĂšce humaine, pournousjustifier nous-mĂȘmesde nosvices, etles mettre Ă la nlace des vertus dĂ©truites semblables Ă ceux qui se rĂ©voltent contre les puissances lĂ©gitimes, non pour Ă©galiser tous les hommes oar la libertĂ©, mais pour usurper la mĂȘme autoritĂ© quâils calomnient. dxxiii Un peu de culture et beaucoup de mĂ©moire, avec quelque hardiesse dans les opinions et contre les prĂ©jugĂ©s, font paraĂźtre lâesprit Ă©tendu. dxxiv Il ne faut pas jeter du ridicule sur les opinions respectĂ©es ; car on blesse par lĂ leurs partisans, sans les confondre. dxxv La plaisanterie la mieux fondĂ©e ne persuade point, tant on est accoutumĂ© quâelle sâappuie sur de faux principes. dxxyi LâincrĂ©dulitĂ© a ses enthousiastes, ainsi que la superstition; et comme lâon voit des dĂ©vots qui refusent Ă Cromwell jusquâau bon sens, on trouve dâautres hommes qui traitent Pascal et Bossuet de petits esprits. dxxvii Le plus sage et le plus courageux de tous les hommes, M. de Turenne, a respectĂ© la religion; et une infinitĂ© dâhommes obscurs se placent au rang des gĂ©nies et des Ăąmes fortes, seulement Ă cause quâils la mĂ©prisent. RĂFLEXIONS ET MAXIMES. 297 dxxyiii Ainsi, nous tirons vanitĂ© de nos faiblesses et de nos fausses erreurs. La raison fait des philosophes, et la gloire fait des hĂ©ros ; la seule vertu fait des sages. dxxix Si nous avons Ă©crit quelque chose pour notre instruction ou pour le soulagement de notre cĆur, il y a grande apparence que nos rĂ©flexions seront encore utiles Ă beaucoup dâautres -, car personne nâest seul dans son espĂšce ; et jamais nous ne sommes ni si vrais, ni si vifs, ni si pathĂ©tiques que lorsque nous traitons les choses pour nous-mĂȘmes. dxxx Lorsque notre Ăąme est pleine de sentiments nos discours sont pleins dâintĂ©rĂȘt. dxxxi Le faux prĂ©sentĂ© avec art nous surprend et nous Ă©blouit; mais le vrai nous persuade et nous maĂźtrise. dxxxii On ne peut contrefaire le gĂ©nie. dxxxiii 11 ne faut pas beaucoup de rĂ©flexions pour faire cuire un poulet; et cependant nous voyons des hommes qui sont toute leur vie mauvais rĂŽtisseurs tant il est nĂ©cessaire, dans tous les mĂ©tiers, dây ĂȘtre appelĂ© par un instinct particulier et comme indĂ©pendant de la raison. dxxxiv Lorsque les rĂ©flexions se multiplient, les erreurs et les connaissances augmentent dans la mĂȘme proportion. nxxxv Ceux qui viendront aprĂšs nous sauront peut-ĂȘtre plus que nous, et ils sâen croiront plus dâesprit, mais seront-ils plus heureux ou plus sages? Nous-mĂȘmes, qui savons beaucoup, sommes-nous meilleurs que nos pĂšres, qui savaient si peu? dxxxvi Nous sommes tellement occupĂ©s de nous et de nos semblables, que nous ne faisons pas la moindre attention Ă tout le reste, quoique sous nos yeux et autour de nous. 17 . 298 VAUVENARGUES dxxxvii Quâil y a peu de choses dont nous jugions bien nxxxvm Nous nâavons pas assez dâamour-propre pour dĂ©daigner le mĂ©pris dâautrui. dxxxix Personne ne nous blĂąme aussi sĂ©vĂšrement que nous ne nous condamnons souvent nous-mĂȘmes. dxl Lâamour nâest pas si dĂ©licat que lâamour-propre. dxli Nous prenons ordinairement sur nos bons et nos mauvais succĂšs ; et nous nous accusons ou nous louons des caprices de la fortune. dxlii Personne ne peut se vanter de nâavoir jamais Ă©tĂ© nĂ©prisĂ©. dxliii Il s en faut men que toutes nos habiletĂ©s ou que toutes nos fautes portent coup tant il y a peu de choses qui dĂ©pendent de notre conduite. dxliv Combien de vertus et de vices sont sans consĂ©quence. dxlv Nous ne sommes pas contents dâĂȘtre habiles si on ne sait pas que nous le sommes ; et pour ne pas en perdre le mĂ©rite, nous en perdons quelquefois le fruit. dxlvi Les gens vains ne peuvent ĂȘtre habiles ; car ils nâont pas la force de se taire. dxlvii Câest souvent un grand avantage pour un nĂ©gociateur, sâil peut faire croire quâil nâentend pas les intĂ©rĂȘts de son maĂźtre et que la passion le conseille; il Ă©vite par lĂ quâon le pĂ©nĂštre, et rĂ©duit ceux qui ont envie de finir Ă se relĂącher de leurs prĂ©tentions. Les plus habiles se croient quelquefois obligĂ©s REFLEXIONS ET MAXIMES. 299 de cĂ©der Ă un homme qui rĂ©siste lui-mĂȘme Ă la raison, et qui Ă©chappe Ă toutes leurs prises. dxlviii Tout le fruit qu on a pu tirer de mettre quelques hommes dans les grandes places sâest rĂ©duit Ă savoir quâils Ă©taient habiles. dxlix Il ne faut pas autant dâacquis pour ĂȘtre habile que pour le paraĂźtre. dl Rien nâest plus facile aux hommes en place que de sâapproprier le savoir dâautrui. dli Il est peut-ĂȘtre plus utile, dans les grandes places, de savoir et dĂ© vouloir se servir de gens instruits que de lâĂȘtre soi- mĂȘme. dlii Celui qui a un grand sens sait beaucoup. dliii Quelque amour quâon ait pour les grandes affaires, ,1 y a peu de lectures si ennuyeuses et si fatigantes que celle dâun traitĂ© entre les princes. dliv Lâessence de la paix est dâĂȘtre Ă©ternelle, et cependant nous nâen voyons durer aucune lâĂąge dâun homme ; et Ă peine y a-t-il quelque rĂšgne oĂč elle nâait Ă©tĂ© renouvelĂ©e plusieurs fois. Mais faut-il sâĂ©tonner que ceux qui ont eu besoin de lois pour ĂȘtre justes soient capables de les violer? dlv La politique fait entre les princes ce que les tribunaux de la justice font entre les particuliers. Plusieurs faibles liguĂ©s contre un puissant lui imposent la nĂ©cessitĂ© de modĂ©rer son ambition et ses violences. dlvi Il Ă©tait plus facile aux Romains et aux Grecs de subjuguer de grandes nations, quâil ne lâest aujourdâhui de conserver une petite province justement conquise, an milieu de SCO VAUVENARGUES. tant de voisins jaloux, et de peuples Ă©galement instruits dans la politique et dans la guerre, et aussi liĂ©s par leurs intĂ©rĂȘts, par les arts, ou par le commerce, quâils sont sĂ©parĂ©s par leurs limites. dlvii M. de Voltaire ne regarde lâEurope que comme une rĂ©publique formĂ©e de diffĂ©rentes souverainetĂ©s. Ainsi un esprit Ă©tendu diminue en apparence les objets en les confondant dans un tout qui les rĂ©duit Ă leur juste Ă©tendue ; mais il les agrandit rĂ©ellement en dĂ©veloppant leurs rapports, et en ne formant de tant de parties irrĂ©guliĂšres quâun seul et magnifique tableau DLVin Câest une politique utile , mais bornĂ©e, de se dĂ©terminer toujours par le prĂ©sent, et de prĂ©fĂ©rer le certain Ă lâincertain, quoique moins flatteur; et ce nâest pas ainsi que les Ătats sâĂ©lĂšvent, ni mĂȘme les particuliers. dlix Qui sait tout souffrir peut tout oser. dlx Les hommes sontennemis-nĂ©s les uns des autres, non cause quâils se haĂŻssent, mais parce quâils ne peuvent sâagrandir sans se traverser ; de sorte quâen observant religieusement les biensĂ©ances , qui sont les lois de la guerre tacite quâils se font, jâose dire que câest presque toujours injustement quâils se taxent de part et dâautre dâinjustice. dlxi Les particuliers nĂ©gocient, font des alliances, des traitĂ©s, des ligues, la paix et la guerre, en un mot, tout ce que les rois et les plus puissants peuples peuvent faire. dlxii Dire Ă©galement du bien de tout le monde est une petite et une mauvaise politique. { dlxiii La mĂ©chancetĂ© tient lieu dâesprit. dlx iv La fatuitĂ© dĂ©dommage du dĂ©faut de cĆur. i dlxv Celui qui s'impose Ă soi-mĂȘme impose Ă dâautres. RĂFLEXIONS ET MAXIMES. 301 dlxvi La nature nâayant pas Ă©galisĂ© tous les hommes par le mĂ©rite, il semble quâelle nâa pu ni dĂ» les Ă©galiser par la fortune. dlxvii LâespĂ©rance fait plus de dupes que lâhabiletĂ©. dlxviii Le lĂąche a moins dâaffronts Ă dĂ©vorer que lâambitieux. dlxix On ne manque jamais de raisons, lorsquâon a fait fortune, pour oublier un bienfaiteur ou un ancien ami ; et on rappelle alors avec dĂ©pit tout ce que l'on a si longtemps dissimulĂ© de leur humeur. dlxx Tel que soit un bienfait, et quoi quâil en coĂ»te, lorsquâon lâa reçu Ă ce titre, on est obligĂ© de sâen revancher, comme on tient un mauvais marchĂ© quand on a donnĂ© sa parole. dlxxi Il nây a point dâinjure quâon ne pardonne quand on sâest vengĂ©. dlxxii On oublie un affront quâon a souffert, jusquâĂ sâen attirer un autre par son insolence. dlxxiii Sâil est vrai que nos joies soient courtes, la plupart de nos afflictions ne sont pas longues. dlxxiv La plus grande force dâesprit nous console moins promptement que sa faiblesse. dlxxv 11 nây a point de perte que lâon sente si vivement et si peu de temps que celle dâune femme aimĂ©e. dlxxvi Peu dâaffligĂ©ssavent feindre tout le temps quâil faut pour leur honneur. dlxxvii Nos consolations sont une flatterie envers les affligĂ©s. 302 ARGUES. dlxxviii Si les hommes ne se flattaient pas les uns les autres, il nây aurait guĂšre de sociĂ©tĂ©. dlxxix 11 ne tient quâĂ nous dâadmirer la religieuse franchise de nos pĂšres, qui nous ont appris Ă nous Ă©gorger pour un dĂ©menti ; un tel respect de la vĂ©ritĂ©, parmi les barbares qui ne connaissaient que la loi de la nature, est glorieux pour lâhumanitĂ©. dlxxx Nous souffrons peu dâinjures par bontĂ©. dlxxxi Nous nous persuadons quelquefois nos propres mensonges pour nâen avoir pas le dĂ©menti ; et nous nous trompons nous-mĂȘme pour tromper les autres. dilxxxii La vĂ©ritĂ© est le soleil des intelligences. dlxxxiii Pendant quâune partie de la nation atteint le terme de la politesse et du bon goĂ»t, lâautre moitiĂ© est barbare Ă nos yeux, sans quâun spectacle si singulier puisse nous ĂŽter le mĂ©pris de la culture. dlxxxiv Tout ce qui flatte le plus notre vanitĂ© nâest fondĂ© que sur la culture, que nous mĂ©prisons. nLXxxv LâexpĂ©rience que nous avons des bornes de notre raison nous rend dociles aux prĂ©jugĂ©s. dlxxxvi Comme il est naturel de croire beaucoup de choses sans dĂ©monstration, il ne lâest pas moins de douter de quelques autres malgrĂ© leurs preuves. dlxxxyii La conviction de lâesprit nâentraĂźne pas toujours celle du cĆur. blx xxviii Les hommes ne se comprennent pas les uns les autres. 11 y a moins de fous quâon ne croit. RĂFLEXIONS ET MAXIMES. 303 dlxxxix Pour peu quâon se donne carriĂšre sur la religion et sur les misĂšres de l'homme, on ne fait pas difficultĂ© de se placer parmi les esprits supĂ©rieurs. dxc Des hommes inquiets et tremblants pour les plus petits intĂ©rĂȘts affectent de braver la mort. dxci Si les moindres pĂ©rils dans les affaires nous donnent de vaines terreurs, dans quelles alarmes la mort ne doit-elle pas nous plonger, lorsquâil est question pour toujours de tout notre ĂȘtre, et que lâunique intĂ©rĂȘt qui nous reste, il nâest plus en notre puissance de le mĂ©nager, ni mĂȘme quelquefois de le connaĂźtre ! dxcii Newton, Pascal, Bossuet, Bacine, Fenelon , câest-Ă - dire les hommes de la terre les plus Ă©clairĂ©s, dans le plus philosophe de tous les siĂšcles, et dans la force de leur esprit et de leur Ăąge, ont cru JĂ©sus-Christ ; et le grand CondĂ©, en mourant, rĂ©pĂ©tait ces nobles paroles Oui, nous verrons Dieu comme il est, sicuti est, jade ad faciem. » dxciii Les maladies suspendent nos vertus et nos vices. dxciv La nĂ©cessitĂ© comble les maux quâelle ne peut soulager. dxcv Le silence et la rĂ©flexion Ă©puisent les passions, comme le travail et le jeĂ»ne consomment les humeurs. dxcvi La solitude est Ă lâesprit ce que la diĂšte est au corps. dxcvii Les hommes actifs supportent plus impatiemment lâennui que le travail. dxcviii Toute peinture vraie nous charme, jusquâaux louanges dâautrui. dxcix Les images embellissent la raison, et le sentiment la persuade. 304 VAUVENARGUES. dc LâĂ©loquence vaut mieux que le savoir. DCiCe qui fait que nous prĂ©fĂ©rons trĂšs-justement lâesprit au savoir est que celui-ci est mal nommĂ©, et quâil nâest ordinairement ni si utile ni si Ă©tendu que ce que nous connaissons par expĂ©rience, ou que nous pouvons acquĂ©rir par rĂ©flexion. Nous regardons aussi lâesprit comme la cause du savoir, et nous estimons plus la causequesoneffet celaestraisonnable. Cependant, celui qui nâignorerait rien aurait tout lâesprit quâon peut avoir, le plus grand esprit du monde nâĂ©tant que science, ou capacitĂ© dâen acquĂ©rir. DcnLes hommes ne sâapprouvent pas assez pour sâattribuer les uns aux autres la capacitĂ© des grands emplois. Câest tout ce quâils peuvent, pour ceux qui les occupent avec succĂšs, de les en estimer aprĂšs leur mort. Mais proposez lâhomme du monde qui a le plus dâesprit Oui, dit-on, sâil avait plus dâexpĂ©rience, ou sâil Ă©tait moins paresseux, ou sâil nâavait pas de lâhumeur, ou tout au contraire ; car il nây a point de prĂ©texte quâon ne prenne pour donner lâexclusion Ă lâaspirant, jusquâĂ dire quâil est trop honnĂȘte homme, supposĂ© qu'on ne puisse rien lui reprocher de plus plausible tant cette maxime est peu vraie, qu'il est plus aisĂ© de paraĂźtre diqne des grandes places que de les remplir. dcui Ceux qui mĂ©prisent lâhomme ne sont pas de grands hommes. dciv Nous sommes bien plus appliquĂ©s Ă noter les contradictions , souvent imaginaires, et les autres fautes dâun auteur, quâĂ profiter de ses vues, vraies ou fausses. dcv Pour dĂ©cider quâun auteur se contredit, il faut quâil soit impossible de le concilier. dcvi La grande faiblesse de ceux qui nâimaginent point est de se croire seuls judicieux et raisonnables. REFLEXIONS ET MAXIMES. 305 DCViiLes esprits subalternes nâont point dâerreurs en leur privĂ© nom, parce quâils sont incapables dâinventer, mĂȘme en se trompant; mais ils sont toujours en traĂźnĂ©s, sans le savoir, par lâerreur dâautrui. dcviii La vanitĂ© est ce quâil y a de plus naturel dans les hommes , et ce qui les fait sortir le plus souvent de la nature. dcix Les grands hommes dogmatisent; le peuple croit. { dcx Câest une chose remarquable que presque tous les poĂštes se servent des expressions de Racine, et que Racine nâait jamais rĂ©pĂ©tĂ© ses propres expressions. DCXi 'Les vertus rĂ©gnent plus glorieusement que la prudence. La magnanimitĂ© est lâesprit des rois. t dcxii Lâopinion ne gouverne que les faibles; mais lâespĂ©rance trompe les plus grandes Ăąmes. dcxiii Un prince qui nâest que bon aime ses domestiques, ses ministres, sa famille et son favori, et nâest point attachĂ© Ă son Ătat, Il faut ĂȘtre un grand roi pour aimer un peuple. dgxiv On ne corrigera jamais les hommes d'apprendre des choses inutiles. ncxv Plaisante fortune pour Bossuet dâĂȘtre chapelain de Versailles ! FĂ©nelon Ă©tait Ă sa place il Ă©tait nĂ© pour ĂȘtre le prĂ©cepteur des rois ; mais Bossuet de vait ĂȘtre un grand ministre sous un roi ambitieux. dcxvi Câest une marque de fĂ©rocitĂ© et de bassesse d'insulter Ă un homme dans lâignominie, principalement sâil est misĂ©rable ; il nây a point dâinfamie dont la misĂšre ne fasse un objet de pitiĂ©. Lâopprobre est une loi de la pauvretĂ©. 306 VAUVENARGUES. dcxvii Jâai la sĂ©vĂ©ritĂ© en horreur, et ne la crois P as tro P utile. Les Romains Ă©taient-ils sĂ©vĂšres ? Nâexila-t-on pas CicĂ©ron pour avoir fait mourir Lentulus, manifestement conva lncu de trahison? Le sĂ©nat ne fit-il pas grĂące Ă tous les autres co m Pdces de Catilina ? Ainsi se gouvernait le plus puissant et le plus redoutable peuple de la terre. Et nous, petit peuple barbare, nous croyons quâil nây a pas assez de gibets et de supplices. dcxviii Il est plus aisĂ© de dire des choses nouvelles que de concilier parfaitement et de rĂ©unir sous un seul point de vue toutes celles qui ont Ă©tĂ© dites. ncxix La nettetĂ© des pensĂ©es leur tient lieu de preuves. dcxx La raison est presque inutile Ă la faiblesse. dcxxi La solitude tente puissamment la chastetĂ©. dcxxii La libĂ©ralitĂ© augmente le prix des richesses. dcxxiii Les passions des hommes sont autant de chemins ouverts pour aller Ă eux. dcxxiv Entre rois, entre peuples, entre particuliers, le plus fort se donne des droits sur le plus faible ; et la mĂȘme rĂšgle est suivie par les animaux, par la matiĂšre, par les Ă©lĂ©ments, etc. de sorte que tout sâexĂ©cute dans lâunivers par violence; et cet ordre, que nous blĂąmons avec quelque apparence de justice, est la loi la plus gĂ©nĂ©rale, la plus absolue, la plus ancienne et la plus immuable de la nature. dcxxv Si lâon dĂ©couvrait le secret de proscrire Ă jamais la guerre, de multiplier le genre humain , et dâassurer Ă tous les hommes de quoi subsister, combien nos meilleures lois paraĂźtraient-elles ignorantes et barbares ! dcxxvi Il nây a point de violence ni dâusurpation qui ne sâautorise de quelque loi. RĂFLEXIONS ET MAXIMES. *07 dcxxvii Rien de grand ne comporte la mĂ©diocritĂ©. dcxxviii Tous les hommes naissent sincĂšres et meurent trompeurs. dcxxix Il nâappartient quâaux Ăąmes fortes et pĂ©nĂ©trantes de faire de la vĂ©ritĂ© le principal objet de leurs passions. dcxxx Pour avoir lâesprit toujours juste, il ne suffit pas de lâavoir droit, il faut encore lâavoir Ă©tendu. dcxxxi Ni la pauvretĂ© ne peut avilir les Ăąmes fortes, ni la richesse ne peut Ă©lever les Ăąmes basses. On cultive la gloire dans lâobscuritĂ© ; on souffre lâopprobre dans la grandeur. La fortune, quâon croit si souveraine, ne peut presque rien sans la nature. ncxxxn Les grandes places instruisent promptement les grands esprits. ,ncxxxinLa conscience est prĂ©somptueuse dans les sains, timide dans les faibles et les malheureux, inquiĂšte dans les indĂ©cis, etc. ; organe obĂ©issant du sentiment qui nous domine, plus trompeuse que la raison et la nature. DcxxxivLa science des mĆurs ne donne pas celle des hommes. REFLEXIONS CRITIQUES SUR QUELQUES POETES. 1 . LA. FONTAINE. Lorsquâon a entendu parler de La Fontaine, et quâon vient a lire ses ouvrages, on est Ă©tonnĂ© dây trouver, je ne dis pas plus de gĂ©nie, mais plus mĂȘme de ce quâon appelle de lâesprit, quâon nâen trouve dans le monde le plus cultivĂ©. On remarque avec la mĂȘme surprise la profonde intelligence quâil fait paraĂźtre de son art; et on admire quâun esprit si fin ait Ă©tĂ© en mĂȘme temps si naturel. Userait superflu de sâarrĂȘter Ă louer l'harmonie variĂ©e et lĂ©gĂšre de ses vers ; la grĂące, le tour, lâĂ©lĂ©gance, les charmes naĂŻfs de son style et de son badinage. Je remarquerai seulement que ie bon sens et la simplicitĂ© sont les caractĂšres dominants de ses Ă©crits. Il est bon dâopposer un tel exemple Ă ceux qui cherchent la grĂące et le brillant hors de la raison et de la nature. La simplicitĂ© de La Fontaine donne de la grĂące Ă son bon sens, et son bon sens rend sa simplicitĂ© piquante de sorte que le brillant de ses ouvrages naĂźt peut-ĂȘtre essentiellement de ces deux sources rĂ©unies. Rien nâempĂȘche au moins de le croire; car pourquoi le bon sens, qui est un don de la nature, nâen aurait-il pas lâagrĂ©ment ? La raison ne dĂ©plaĂźt, dans la plupart des hommes, que parce quâelle leur est Ă©trangĂšre. Un bon sens naturel est presque insĂ©parable dâune grande simplicitĂ©; et une simplicitĂ© Ă©clairĂ©e est un charme que rien nâĂ©gale. Je ne donne pas ces louanges aux grĂąces dâun homme si sage pour dissimuler ses dĂ©fauts; je crois quâon peut trouver dans 309 RĂFLEXIONS CRITIQUES. ses Ă©crits plus de style que dâinvention, et plus de nĂ©gligence que dâexactitude. Le nĆud et le fond de ses contes ont peu dâintĂ©rĂȘt, et les sujets en sont bas. On y remarque quelquefois bien des longueurs, et un air de crapule qui ne saurait plaire. Ni cet auteur nâest parfait en ce genre, ni ce genre nâest assez noble. II. BOILEAU. Boileau prouve, autant par son exemple que par ses prĂ©ceptes, que toutes les beautĂ©s des bons ouvrages naissent de la vive expression et de la peinture du vrai; mais cette expression si touchante appartient moins Ă la rĂ©flexion, sujette Ă lâerreur, quâĂ un sentiment trĂšs-intime et trĂšs-fidĂšle de la nature. La raison nâĂ©tait pas distincte, dans Boileau, du sentiment c'Ă©tait son instinct. Aussi a-t-elle animĂ© ses Ă©crits de cet intĂ©rĂȘt quâil est si rare de rencontrer dans les ouvrages didactiques. Cela met, je crois, dans son jour ce que je viens de toucher en parlant de La Fontaine. Sâil nâest pas ordinaire de trouver de lâagrĂ©ment parmi ceux qui se piquent dâĂȘtre raisonnables, câest peut-ĂȘtre parce que la raison est entrĂ©e dans leur esprit, oĂč elle nâa quâune vie artificielle et empruntĂ©e ; câest parce quâon honore trop souvent du nom de raison une certaine mĂ©diocritĂ© de sentiment et de gĂ©nie, qui assujettit les hommes aux lois de lâusage, et les dĂ©tourne des grandes hardiesses, sources ordinaires des grandes fautes. Boileau ne sâest pas contentĂ© de mettre de la vĂ©ritĂ© et de la poĂ©sie dans ses ouvrages, il a enseignĂ© son art aux autres. Il a Ă©clairĂ© tout son siĂšcle ; il en a banni le faux goĂ»t, autant quâil est permis de le bannir chez les hommes. Il fallait quâil fĂ»t nĂ© avec un gĂ©nie bien singulier, pour Ă©chapper, comme il a fait, aux mauvais exemples de ses contemporains, et pour leur imposer ses propres lois. Ceux qui bornent le mĂ©rite de sa poĂ©sie a lâart et Ă lâexactitude de la versification ne font pas peut-ĂȘtre attention que ses vers sont pleins de pensĂ©es, de vivacitĂ©, de saillies, et mĂȘme dâinvention de style. Admirable dans la jus- 310 VAV. vâENARGUES tesse, dans la soliditĂ© et la nettetĂ© de ses idĂ©es, il a su conserver ces caractĂšres dans ses expressions, sans perdre de son feu et de sa force ce qui tĂ©moigne incontestablement un grand talent. Je sais bien que quelques personnes, dont lâautoritĂ© est respectable, ne nomment gĂ©nie dans les poĂštes que lâinvention dans le dessein de leurs ouvrages. Ce nâest, disent-ils, ni lâharmonie, ni lâĂ©lĂ©gance des vers, ni lâimagination dans lâexpression, ni mĂȘme lâexpression du sentiment, qui caractĂ©risent le poĂšte ce sont, Ă leur avis, les pensĂ©es mĂąles et hardies, jointes Ă lâesprit crĂ©ateur. Par lĂ on prouverait que Bossuet et Newton ont Ă©tĂ© les plus grands poĂštes de la terre ; car certainement lâinvention, la hardiesse et les pensĂ©es mĂąles ne leur manquaient pas. Jâose leur rĂ©pondre que câest confondre les limites des arts que dâen parler de la sorte. Jâajoute que les plus grands poĂštes de lâantiquitĂ©, tels quâHomĂšre, Sophocle, Virgile, se trouveraient confondus avec une foule dâĂ©crivains mĂ©diocres, si on ne jugeait dâeux que par le plan de leurs poĂšmes et par lâinvention du dessein, et non par lâinvention du style, par leur harmonie, par la chaleur de leur versification, et enfin par la vĂ©ritĂ© de leurs images. Si lâon est donc fondĂ© Ă reprocher quelque dĂ©faut Ă Boileau, ce nâest pas, Ă ce quâil me semble, le dĂ©faut de gĂ©nie. Câest au contraire dâavoir eu plus de gĂ©nie que dâĂ©tendue ou de profondeur dâesprit, plus de feu et de vĂ©ritĂ© que dâĂ©lĂ©vation et de dĂ©licatesse, plus de soliditĂ© et de sel dans la critique que de finesse ou de gaietĂ©, et plus dâagrĂ©ment que de grĂące on lâattaque encore sur quelques-uns de ses jugements, qui semblent injustes ; et je ne prĂ©tends pas quâil fut infaillible. III. CHAULIEU. Chaulieu a su mĂȘler avec une simplicitĂ© noble et touchante iâesprit et le sentiment. Ses vers, nĂ©gligĂ©s mais faciles et remplis dâimagination, de vivacitĂ© et de grĂące, mâont toujours paru supĂ©rieurs Ă sa prose, qui nâest le plus souvent quâingĂ©nieuse. On REFLEXIONS CRITIQUES. 311 ne peut sâempĂȘcher de regretter quâun auteur si aimable nâait pas plus Ă©crit, et nâait pas travaillĂ© avec le mĂȘme soin tous ses ouvrages. Quelque diffĂ©rence que lâon ait mise, avec beaucoup de raison, entre lâesprit et le gĂ©nie, il semble que le gĂ©nie de lâabbĂ© de Chaulieu ne soit essentiellement que beaucoup dâesprit naturel. Cependant il est remarquable que tout cet esprit nâa pu faire dâun poĂšte, dâailleurs si aimable, un grand homme ni un grand gĂ©nie. IV. MOLIĂBE. MoliĂšre me paraĂźt un peu rĂ©prĂ©hensible dâavoir pris des sujets trop bas '. La BruyĂšre, animĂ© Ă peu prĂšs du mĂȘme gĂ©nie, a peint avec la mĂȘme vĂ©ritĂ© et la mĂȘme vĂ©hĂ©mence que MoliĂšre les travers des hommes 1 * 3 ; mais je crois que lâon peut trouver plus dâĂ©loquence et dâĂ©lĂ©vation dans ses peintures. On peut mettre encore ce poĂšte en parallĂšle avec Racine. Lâun et lâautre ont parfaitement connu le cĆur de lâhomme ; lâun et lâautre se sont attachĂ©s Ă peindre la nature. Racine la saisit dans les passions des grandes Ăąmes; MoliĂšre, dans lâhumeur et les 1 II semble que les Femmes Savantes , le Tartufe, le Misanthrope , ne sont pas assurĂ©ment des sujets bas ; la comĂ©die nâen peut guĂšre traiter de plus relevĂ©s. Pourquoi TAvare encore serait-il un sujet trop bas pour la comĂ©die ! Passe pour les Fourberies de Scapin, le MĂ©decin malgrĂ© lui, Sganarelle , et si l'on veut mĂȘme Georges Dandin, Mais e'est dâaprĂšs les chefs-dâĆuvre dâun grand homme quâon doit juger de son gĂ©nie et en dĂ©terminer le caractĂšre. On sait dâailleurs que MoliĂšre, forcĂ© dâabord de se conformer au goĂ»t de son siĂšcle pour en obtenir le droit de le ramener au sien, forcĂ© souvent de faire servir son travail au soutien de la troupe dont il Ă©tait le directeur* ne fut pas toujours le maĂźtre de choisir les sujets de ses comĂ©dies, ni dâen soigner lâexĂ©cution. S. 3 On ne peut pas dire que La BruyĂšre fĂ»t animĂ© du mĂȘme genre que MoliĂšre. Vauvenargues disait autrement dans la premiĂšre Ă©dition, toujours en donnant Ă La BruyĂšre une sorte de supĂ©rioritĂ© aussi est-il plus facile de caractĂ©riser les hommes que de faire qu'ils se caractĂ©risent eux-mĂȘmes. On ne voit pas trop pourquoi il a retranchĂ© cette phrase, qui Ă©tait du moins une espĂšce de correctif. S. 312 vauvenargues. bizarreries des gens du commun '. Lâun a jouĂ© avec un agrĂ©ment inexplicable les petits sujets ; lâautre a traitĂ© les grands avec une sagesse et une majestĂ© touchantes. MoliĂšre a ce bel avantage que ses dialogues jamais ne languissent une forte et continuelle imitation des mĆurs passionne ses moindres discours. Cependant, Ă considĂ©rer simplement ces deux auteurs comme poĂštes, je crois quâil ne serait pas juste dâen faire comparaison. Sans parler de la supĂ©rioritĂ© du genre sublime 2 donnĂ© Ă Racine, on trouve dans MoliĂšre tant de nĂ©gligences et dâexpressions bizarres et impropres, quâil y a peu de poĂštes, si jâose le dire, moins corrects et moins purs que lui. On peut se convaincre de ce que je dis en lisant le poĂšme du Eal-de-GrĂące, oĂč MoliĂšre nâest que poĂšte on nâest pas toujours satisfait. En pensant bien, il parle souvent mal, dit lâillustre archevĂȘque de Cambray ; il se sert des phrases les plus forcĂ©es et les moins naturelles. TĂ©rence dit en quatre mots, avec la plus Ă©lĂ©gante simplicitĂ©, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de mĂ©taphores qui approchent du galimatias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers 3 , etc. Alceste nâest certainement pas un homme du commun; U y a peu de caractĂšres plus nobles. S. 2 Cette prĂ©fĂ©rence presque exclusive que donne Vauvenargues au genre sublime, et qui tenait Ă son caractĂšre, explique son injustice envers MoliĂšre; injustice qui sans cela serait difficile Ă concevoir dans un homme dâun esprit aussi juste et dâun goĂ»t gĂ©nĂ©ralement aussi sĂ»r que le sien. S. 3 Le jugement de FĂ©nelon sur MoliĂšre nous semble trop intĂ©ressant pour que dous puissions nous dispenser de le citer en entier * Il faut avouer que MoliĂšre est un grand poĂšte comique. Je ne crains pas de dire quâil a enfoncĂ© plus avant que TĂ©rence dans certains caractĂšres; il a embrassĂ© une plus grande variĂ©tĂ© de sujets ; il a peint par des traits forts tout ce que nous voyons de dĂ©rĂ©glĂ© et de ridicule. TĂ©rence se borne Ă reprĂ©senter des vieillards avares et ombrageux, des jeunes hommes prodigues et Ă©tourdis, des courtisanes avides et impudentes, des parasites bas et flatteurs, des esclaves imposteurs et scĂ©lĂ©rats. Ces caractĂšres mĂ©ritaient sans doute dâĂȘtre traitĂ©s suivant les mĆurs des Grecs et des Romains. De plus, nous n'avons que six piĂšces de ce grand auteur. Mais enfin MoliĂšre a ouvert un chemin tout nouveau. Encore une fois, je le trouve grand; mais ne puis-je pas parler en toutn libertĂ© sur ses dĂ©fauts! En pensant bien, il parle souvent mal ; il se sert des phrases les plus forcĂ©es elles moins naturelles TĂ©rence dit en quatre mots, avec la plus Ă©lĂ©gante 313 RĂFLEXIONS CRITIQUES. Cependant lâopinion commune est quâaucun des auteurs de notre théùtre nâa portĂ© aussi loin son genre que MoliĂšre a poussĂ© le sien; et la raison en est, je crois, quâil est plus naturel que tous les autres 1 . Câest une leçon importante pour tous ceux qui veulent Ă©crire. simplicitĂ©, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de mĂ©taphores qui approchent du galimatias. Jâaime bien mieux sa prose que ses vers, etc. Par exemple VAvare est moins mal Ă©crit que les piĂšces qui sont en vers. Il est vrai que la versification française I*a gĂȘnĂ© ; il est vrai mĂȘme quâil a mieux rĂ©ussi pour les vers dans l* Amphitryon , oĂč U a pris la libertĂ© de faire des vers irrĂ©guliers. Mais en gĂ©nĂ©ral il me parait, jusque dans la prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions. Dâailleurs, il a outrĂ© souvent les caractĂšres ; il a voulu par cette libertĂ© plaire au parterre, frapper les spectateurs les moins dĂ©licats, et rendrez ridicule plus sensible. Mais, quoiquâon doive marquer chaque passion dans son plus fort degrĂ© et par les traits les plus vifs, pour en mieux montrer lâexcĂšs et la difformitĂ©, on nâa pas besoin de forcer la nature et dâabandonner le vraisemblable. Ainsi, malgrĂ© lâexemple de Plaute, oĂč nous lisons cedo tertiam, je soutiens, contre MoliĂšre, quâun avare qui nâest point fou ne va jamais jusqu'Ă vouloir regarder dans la troisiĂšme main de l'homme quâil soupçonne de lâavoir volĂ©. * Un autre dĂ©faut de MoliĂšre, que beaucoup de gens dâesprit lui pardonnent , et que je nâai garde de lui pardonner, est qu'il a donnĂ© un tour gracieux au vice, avec une austĂ©ritĂ© ridicule et odieuse Ă la vertu. Je comprends que ses dĂ©fenseurs ne manqueront pas de dire quâil a traitĂ© avec honneur la vraie probitĂ©, quâil nâa attaquĂ© quâune vertu chagrine et quâune hypocrisie dĂ©testable; mais, sans entrer dans cette longue discussion, je soutiens que Platon et les autres lĂ©gislateurs de lâantiquitĂ© paĂŻenne nâauraient jamais admis dans leurs rĂ©publiques un tel jeu sur les mĆurs. Enfin, je ne puis mâempĂȘcher de croire, avec M. DesprĂ©aux, que MoliĂšre, qui peint avec tant de force et de beautĂ© les mĆurs de son pays, tombe trop bas quand il imite le badinage de la comĂ©die italienne * Ăź » Dans ce sac ridicule oĂč Scapin sâenveloppe Je ne reconnais plus lâauteur du Misanthrope. Boileau, Art poĂ©tique , chant Ul. 1 Si MoliĂšre nâĂ©tait que le plus naturel des auteurs dramatiques, il ne serait pas assurĂ©ment un des premiers ; car le naturel nâest un mĂ©rite que lĂ oĂč la nature est bonne Ă imiter. Mais MoliĂšre est celui qui a le mieux choisi, le plus approfondi, comme il est celui qui a le mieux peint, câest-Ă -dire quia le mieux su donner Ă ses personnages, non pas seulement les actions, les discours * OEuvres choisies de FĂ©nelon, t. If, p. 244; Lettre sur T Ăloquence, § VU , in-8°; Paris, 1821. B. 18 VAUVENARGUES. i 1 V, VI. CORNEILLE ET RACINE. Je dois Ă la lecture des ouvrages de M. de Voltaire le peu de connaissance que je puis avoir de la poĂ©sie. Je lui proposai mes idĂ©es lorsque jâeus envie de parler de Corneille et de Racine ; et il eut la bontĂ© de me marquer les endroits de Corneille qui mĂ©ritent le plus dâadmiration pour rĂ©pondre Ă une critique que appartenant Ă tel caractĂšre, mais pour ainsi dire le maintien , la physionomie, tes traits Ce nâest pas un portrait, une image semblable Câest un amant, un fils, un pĂšre vĂ©ritable. Est-ce lĂ ce que Vauvenargues a entendu par le plus naturel! En ce cas lâexpression serait loin de rendre toute la pensĂ©e. B. Câest une chose digne dâĂȘtre remarquĂ©e que ce fut Voltaire qui força en quelque sorte Vauvenargues Ă admirer Corneille, dont celui-ci avoue lui- mĂȘme quâil nâavait pas senti dâabord les beautĂ©s. On est meme Ă©tonnĂ©, en lisant ses lettres Ă Voltaire, de son aveuglement Ă cet Ă©gard, et de la singularitĂ© de ses opinions. Elles cĂ©dĂšrent Ă lâautoritĂ© de Voltaire ; mais il nâen revint jamais bien entiĂšrement. On le voit dans ce parallĂšle moins occupĂ© Ă caractĂ©riser Corneille et Racine, quâĂ se justifier son extrĂȘme prĂ©dilection pour cc dernier, dont le genre de beautĂ©s Ă©tait plus conforme Ă son caractĂšre. Corneille, Ă qui il a Ă©tĂ© donnĂ©, comme dit Vauvenargues, de perdre les vertus ausleres , dures , inflexibles , devait produire bien moins dâeffet que Racine sur lâĂąme dâun homme tel que Vauvenargues, qui, naturellement doux et facile, mĂȘlant toujours lâindulgence aux sentiments les plus Ă©levĂ©s, tempĂ©rait encore par lâhabitude dâune certaine Ă©lĂ©gance de mĆurs ce que la morale a de plus austĂšre. Dâailleurs, Ă cette prĂ©fĂ©rence pour Racine se joignait encore pour Vauvenargues le sentiment de lâinjustice quâon faisait Ă ce grand poĂšte, que gĂ©nĂ©ralement on plaçait encore au-dessous de Corneille. Vauve- nargups et Voltaire sont les premiers qui lui aient assignĂ© son vĂ©ritable rang, et ses admirateurs les plus vifs et les plus sincĂšres sont de lâĂ©cole de Voltaire, qui ainsi dĂ©fendait Corneille contre Vauvenargues, et Racine contre les partisans exclusifs de Corneille. Câest surtout Ă combattre ces derniers que sâattache Vauvenargues dans son parallĂšle de Corneille et de Racine, ce qui fait quâil a dĂ» nĂ©cessairement relever davantage les beautĂ©s, alors moins senties, du dernier de ces poĂštes, et les dĂ©fauts, moins avouĂ©s, de lâautre. Si Von trouve dit-il Ă la tin de cet article, en parlant des jugements quâil a portĂ©s sur la plupart de nos grands Ă©crivains, si Von trouve que je relĂšve davantage les dĂ©fauts des uns que ceux des autres, je dĂ©clare que câest Ă cause que les uns me sont plus sensibles que les autres, ou pour Ă©viter de rĂ©pĂ©ter des choses gui sont trop connues. S. REFLEXIONS CRITIQUES. 3 lĂ jâen avais faite. EngagĂ© par lĂ Ă relire ses meilleures tragĂ©dies, jây trouvai sans peine les rares beautĂ©s que mâavait indiquĂ©es M. de Voltaire. Je ne mây Ă©tais pas arrĂȘtĂ© en lisant autrefois Corneille, refroidi ou prĂ©venu par ses dĂ©fauts, et nĂ©, selon toute apparence, moins sensible au caractĂšre de ses perfections. Cette nouvelle lumiĂšre me fĂźt craindre de mâĂȘtre trompĂ© encore sur Racine et sur les dĂ©fauts mĂȘme de Corneille mais, ayant relu lâun et lâautre avec quelque attention, je nâai pas changĂ© de pensĂ©e Ă cet Ă©gard ; et voici ce quâil me semble de ces hommes illustres. Les hĂ©ros de Corneille disent souvent de grandes choses sans les inspirer; ceux de Racine, les inspirent sans les dire. Les uns parlent, et toujours trop, afin de se faire connaĂźtre; les autres se font connaĂźtre parce quâils parlent. Surtout Corneille paraĂźt ignorer que les grands hommes se caractĂ©risent souvent davantage par les chosesquâils ne disent pas que par celles quâils disent. Lorsque Racine veut peindre Acomat, Osmin lâassure de l'amour des janissaires; ce vizir rĂ©pond Quoi ! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passĂ©e Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensĂ©e ? Crois-tu quâils me suivraient encore avec plaisir, Et quâils reconnaĂźtraient la voix de leur vizir? Bajazet, acte I, scĂšne i. On voit dans les deux premiers vers un gĂ©nĂ©ral disgraciĂ© que le souvenir de sa gloire et lâattachement des soldats attendrissent sensiblement; dans les deux derniers, un rebelle oui mĂ©dite quelque dessein voilĂ comme il Ă©chappe aux hommes de se caractĂ©riser sans en avoir lâintention. On en trouverait dans Racine beaucoup dâexemples plus sensibles que celui-ci. On peut voir dans la mĂȘme tragĂ©die que lorsque Roxane, blessĂ©e des froideurs de Bajazet, en marque son Ă©tonnement Ă Atalide, et que celle-ci proteste que ce prince lâaime, Roxane rĂ©pond brie vement U y va de sa vie au moins que je le croie. Bajazet, acte III, scĂšne vi. Ainsi cette sultane ne sâamuse point Ă dire Je suis dâun caractĂšre fier et violent. Jâaime avec jalousie et avec fureur. 316 VAUVE1N ARGUES. * Je ferai mourir Bajazet sâil me trahit. » Le poĂšte tait ces do tails, quâon pĂ©nĂštre assez dâun coup dâĆil, et Roxane se trouvi caractĂ©risĂ©e avec plus de force. VoilĂ la maniĂšre de peindre de Racine il est rare quâil sâen Ă©carte; et jâen rapporterais de grands exemples si ses ouvrages Ă©taient moins connus. Il est vrai quâil la quitte un peu, par exemple lorsquâil met dans la bouche du mĂȘme Acomat Et sâil faut que je meure, Mourons moi, cher Osmin, comme un vizir; et toi, Comme le favori dâun homme tel que moi. Bojazei, acte IV, scĂšne vu. Ces paroles ne sont peut-ĂȘtre pas dâun grand homme; mais je les cite, parce quâelles semblent imitĂ©es du style de Corneille ; câest lĂ ce que jâappelle, en quelque sorte, parler pour se faire connaĂźtre, et dire de grandes choses sans les inspirer. Mais Ă©coutons Corneille mĂȘme, et voyons de quelle maniĂšre il caractĂ©rise ses personnages. Câest le comte qui parle dans le Ciel Les exemples vivants sont dâun autre pouvoir; Un prince dans un livre apprend mal son devoir. Et quâa fait, aprĂšs tout, ce grand nombre dâannĂ©es, Que ne puisse Ă©galer une de mes journĂ©es? Si vous fĂ»tes vaillant, je le suis aujourd'hui ; Et ce bras du royaume est le plus ferme appui. Grenade et lâAragon tremblent quand ce fer brille ; Mon nom sert de rempart Ă toute la Castille; Sans moi vous passeriez bientĂŽt sous dâautres lois, Et vous auriez bientĂŽt vos ennemis pour rois. Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire, Met laurier sur laurier, victoire sur victoire. Le prince Ă mes cĂŽtĂ©s ferait, dans les combats, Lâessai de son courage Ă lâombre de mon bras; 11 apprendrait Ă vaincre en me regardant faire, Et... Le Cid, acte 1, scĂšne vi. Il nây a personne peut-ĂȘtre aujourdâhui qui ne sente la ridicule ostentation de ces paroles, et je crois quâelles ont Ă©tĂ© citĂ©es longtemps avant moi. Il faut les pardonner au temps oĂč Corneille RĂFLEXIONS CRITIQUES 317 a Ă©crit, et aux mauvais exemples qui l'environnaient. Mais voici dâautres vers, quâon loue encore, et qui, nâĂ©taut pas aussi affectĂ©s, sont plus propres, par cet endroit mĂȘme, Ă faire illusion. Câest CornĂ©lie, veuve de PompĂ©e, qui parle Ă CĂ©sar CĂ©sar ; car le destin, que dans tes fers je brave, Me fait ta prisonniĂšre et non pas ton esclave, Et tu ne prĂ©tends pas quâil mâabatte le cĆur JusquâĂ te rendre hommage et te nommer seigneur. De quelque rude trait quâil mâose avoir frappĂ©e, Veuve du jeune Crasse, et veuve de PompĂ©e, Fille de Scipion, et pour dire encor plus, Romaine, mon courage est encore au-dessus. Je le lâai dĂ©jĂ dit, CĂ©sar, je suis Romaine Et quoique ta captive , un cĆur comme le mien , De peur de sâoublier, ne te demande rien. Ordonne ; et, sans vouloir quâil tremble ou sâhumilie, Souvicns-toi seulement que je suis CornĂ©lie. PompĂ©e, acte III, scĂšne tv. Et dans un autre endroit, oĂč la mĂȘme CornĂ©lie parle de CĂ©sar, qui punit les meurtriers du grand PompĂ©e Tant dâintĂ©rĂȘts sont joints Ă ceux de mon Ă©poux, Que je ne devrais rien Ă ce quâil fait pour nous, Si, comme par soi mĂȘme un grand cĆur juge un autre Je nâaimais mieux juger sa vertu par la nĂŽtre , Et croire que nous seuls armons ce combattant, Parce quâau point quâil est jâen voudrais faire autant. PompĂ©e , acte Y , srĂšne i. tl me paraĂźt , dit encore FĂ©nelon qu'on a donnĂ© souvent aux liomaius un discours trop fastueux.... Je ne trouve point de proportion entre P emphase avec laquelle Auguste parle dans la tragĂ©die de Cinna, et la modeste simplicitĂ© avec laquelle tSuĂ©tone le dĂ©peint dans tout le dĂ©tail de ses mĆurs. Tout ce que nous voyons dans Tite-Live, dans Plutarque, dans CicĂ©ron, ' Ćuvres choisies de FCuelon, Lettre sur VEloquence , tome U, S VI, l-iigu 238 et suivantes. Paris, 1821. B. VAUV EN ARGUĂS. 318 dans SuĂ©tone, nous reprĂ©sente les Romains comme des hommes hautains dans leurs sentiments, mais simples, naturels et modestes dans leurs paroles, etc. Cette affectation de grandeur que nous leur prĂȘtons mâa toujours paru le principal dĂ©faut de notre théùtre et lâĂ©cueil ordinaire des poĂštes. Je nâignore pas que la hauteur est en possession dâen imposer Ă lâesprit humain-, mais rien ne dĂ©cĂšle plus parfaitement aux esprits fins une hauteur fausse et contrefaite, quâun discours fastueux et emphatique. Il est aisĂ© dâailleurs aux moindres poĂštes de mettre dans la bouche de leurs personnages des paroles GĂšres. Ce qui est difficile, câest de leur faire tenir ce langage hautain avec vĂ©ritĂ© et Ă propos. CâĂ©tait le talent admirable de Racine, et celui quâon a le moins remarquĂ© dans ce grand homme. Il y a toujours si peu dâaffectation dans ses discours, quâon ne sâaperçoit pas de la hauteur quâon y rencontre. Ainsi, lorsque Agrippine, arrĂȘtĂ©e par lâordre de NĂ©ron, et obligĂ©e de se justifier, commence par ces mots si simples Approchez-vous, NĂ©ron , et prenez votre place. On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse. Bnlannicus, acte IV, scĂšne u. je ne crois pas que beaucoup de personnes fassentattention quâelle commande en quelque maniĂšre Ă lâempereur de s'approcher et de sâasseoir, elle qui Ă©tait rĂ©duite Ă rendre compte de sa vie, non Ă son fils, mais Ă son maĂźtre. Si elle eĂ»t dit, comme CornĂ©lie NĂ©ron ; car le destin, que dans tes fers je brave, Me fait ta prisonniĂšre, et non pas ton esclave, Et tu ne prĂ©tends pas quâil mâabatte le coeur JusquâĂ te rendre hommage et te nommer seigneur. alors je ne doute pas que bien des gens nâeussent applaudi Ă ces paroles, et les eussent trouvĂ©es fort Ă©levĂ©es. Corneille est tombĂ© trop souvent dans ce dĂ©faut de prendre lâostentation pour la hauteur, et la dĂ©clamation pour lâĂ©loquence; et ceux qui se sont aperçus quâil Ă©tait peu naturel Ă beaucoup dâĂ©gards ont dit, pour le justifier, quâil sâĂ©tait attachĂ© Ă peindre les hommes tels quâils devaient ĂȘtre. II est donc vrai du moins RĂFLEXIONS CRITIQUES. J10 quâil ne les a pas peints tels quâils Ă©taient câest un grand aveu que cela. Corneille a cru donner sans doute Ă ses hĂ©ros un caractĂšre supĂ©rieur Ă celui de la nature. Les peintres nâont pas eu la mĂȘme prĂ©somption. Lorsquâils ont voulu peindre les anges, ils ont pris les traits de lâenfance ; ils ont rendu cet hommage Ă la nature, leur riche modĂšle. CâĂ©tait nĂ©anmoins un beau champ pour leur imagination; mais câest quâils Ă©taient persuadĂ©s que lâimagination des hommes, dâailleurs si fĂ©conde en chimĂšres, ne pouvait donner de la vie Ă ses propres inventions. Si Corneille eĂ»t fait attention que tous les panĂ©gyriques Ă©taient froids, il en aurait trouvĂ© la cause en ce que les orateurs voulaient accommoder les hommes Ă leurs idĂ©es, au lieu de former leurs idĂ©es sur les hommes. Mais lâerreur de Corneille ne me surprend point le hou goĂ»t nâest quâun sentiment fin et fidĂšle de la belle nature, et nâappartient quâĂ ceux qui ont lâesprit naturel. Corneille, nĂ© dans un siĂšcle plein dâaffectation, ne pouvait avoir le goĂ»t juste aussi lâa-t-il fait paraĂźtre, non-seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modĂšles, quâil a pris chez les Espagnols et les Latins, auteurs pleins dâenflure, dont il a prĂ©fĂ©rĂ© la force gigantesque Ă la simplicitĂ© plus noble et plus touchante des poĂštes grecs. De lĂ ses antithĂšses affectĂ©es, ses nĂ©gligences basses, ses licences continuelles, son obscuritĂ©, son emphase, et enfin ces phrases synonymes, oĂč la mĂȘme pensĂ©e est plus remaniĂ©e que la division dâun sermon. De lĂ encore ces disputes opiniĂątres qui refroidissent quelquefois les plus fortes scĂšnes, et oĂč lâon croit assister Ă une thĂšse publique de philosophie, qui noue les choses pour les dĂ©nouer. Les premiers personnages de ses tragĂ©dies argumentent alors avec les tournures et les subtilitĂ©s de lâĂ©cole, et sâamusent Ă faire des jeux frivoles de raisonnements et de mots, comme des Ă©coliers ou des lĂ©gistes. Câest ainsi que Cinna dit Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposĂ© Sâil eĂ»t puni Sylla, CĂ©sar eĂ»t moins osĂ©. Cinna, acte II, scene u 320 VAUVENARGUES. Car il nây a personne qui ne prĂ©vienne la rĂ©ponse de Maxime Mais la mort de CĂ©sar, que vous trouvez si juste, A servi de prĂ©texte aux cruautĂ©s dâAuguste. Voulant nous affranchir, lĂźrutesâest abusĂ©; Sâil nâeĂ»t puni CĂ©sar, Auguste eĂ»t moins osĂ©. Cinna, acte II, scĂšne n. Cependant je suis moins choquĂ© de ees subtilitĂ©s que des gros siĂšretĂ©s de quelques scĂšnes. Par exemple, lorsque Horace quitte Curiace, câest-Ă -dire dans un dialogue dâailleurs admirable, Curiace parle ainsi dâabord Je vous connais encore, et câest ce qui me lue. Mais cette Ăąpre vertu ne mâĂ©tait point connue Comme notre malheur, elle est au plus haut point ; Souffrez que je lâadmire et ne lâimite point. Horace, acte II, scĂšne tu. Horace, le hĂ©ros de cette tragĂ©die, lui rĂ©pond Non, non, nâembrassez pas de vertu par contrainte; Et puisque vous trouvez plus de charme Ă la plainte, En toute libertĂ© goĂ»tez un bien si doux. Vaici venir ma soeur pour se plaindre avec vous. Horace , acte 11, scĂšne in. Ici Corneille veut peindre apparemment une valeur fĂ©roce ; mais la fĂ©rocitĂ© sâexprime-t-elle ainsi contre un ami et un rival modeste ? La fiertĂ© est une passion fort théùtrale ; mais elle dĂ©gĂ©nĂšre en vanitĂ© et en petitesse sitĂŽt quâelle se montre sans quâon la provoque. Me permettra-t-on de le dire? il me semble que lâidĂ©e des caractĂšres de Corneille est presque toujours assez grande; mais lâexĂ©cution en est quelquefois bien faible, et le coloris faux ou peu agrĂ©able. Quelques uns des caractĂšres de Racine peuvent bien manquer de grandeur dans le dessein ; mais les expressions sont toujours de main de maĂźtre, et puisĂ©es dans la vĂ©ritĂ© et la nature. Jâai cru remarquer encore quâon ne trouvait guĂšre dans les personnages de Corneille de ces traits simples qui annoncent une grande Ă©tendue d'esprit. Ces traits se rencontrent en foule dans Roxane, dans Agrippine, Joad , Acomat, Athalie. REFLEXIONS CRITIQUES. SĂźl Je ne puis cacher ma pensĂ©e il Ă©tait donne Ă Corneille de peindre des vertus austĂšres, dures et inflexibles ; mais il appartient Ă Racine de caractĂ©riser les esprits supĂ©rieurs , et de les caractĂ©riser sans raisonnements et sans maximes, par la seule nĂ©cessitĂ© oĂč naissent les grands hommes dâimprimer leur caractĂšre dans leurs expressions. Joad ne se montre jamais avec plus d'avantage que lorsquâil parle avec une simplicitĂ© ma jestueuse et tendre au petit Joas, et quâil semble cacher tout son esprit pour se proportionner Ă cet enfant; de mĂȘme Athalie. Corneille, au contraire , se guindĂ© souvent pour Ă©lever ses personnages ; et on est Ă©tonnĂ©que le mĂȘme pinceau ait caractĂ©risĂ© quelquefois lâhĂ©roĂŻsme avec des traits si naturels et si Ă©nergiques. Que dirai-je encore de la pesanteur quâil donne quelquefois aux plus grands hommes ? Auguste, en parlant Ă Cinna, fait dâabord un exorde de rhĂ©teur. Remarquez que je prends lâexemple de tous ses dĂ©fauts dans les scĂšnes les plus admirĂ©es. Prends un siĂšge, Cinna, prends, et sur toute chose Observe exactement la loi que je tâimpose; PrĂȘte, sans me troubler, lâoreille Ă mes discours; Ăk 1 aucun mot, dâaucun cri nâen interromps le cours Tiens ta langue captive ; et si ce grand silence A ton Ă©motion fait trop de violence, Tu pourras me rĂ©pondre aprĂšs tout Ă loisir Sur ce point seulement contente mon dĂ©sir. Cinna , ade V, scĂšne i. De combien la simplicitĂ© dâAgrippine, dans Ilritannicua, est elle plus noble et plus naturelle ! Approchez-vous, NĂ©ron, et prenez votre place. On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse. Britannicus , acte IV, scĂšne n. Cependant, lorsquâon fait le parallĂšle de ces deux poetes, il semble quâon ue convienne de lâart de Racine que pour donner Ă Corneille lâavantage du gĂ©nie. Quâon emploie cette distinction pour marquer le caractĂšre dâun faiseur de phrases, je la trouverai raisonnable; mais lorsquâon parle de lâart de Racine, lâart qui met toutes les choses Ă leur place, qui caractĂ©rise les hommes , 322 VACVENAIĂCUES. leurs passions, leurs mĆurs, leur gĂ©nie; qui chasse les obscuritĂ©s, les superfluitĂ©s, les faux brillants; qui peint la nature avec feu, avec sublimitĂ© et avec grĂące, que peut-on penser dâun tel art, si ce nâest quâil est le gĂ©nie des hommes extraordinaires et l'original mĂȘme de ces rĂšgles que les Ă©crivains sans gĂ©nie embrassent avec tant de zĂšle et avec si peu de succĂšs? Quâest-ce, dans la Mort de CĂ©sar', que lâart des harangues dâAntoine, si ce nâest le gĂ©nie dâun esprit supĂ©rieur et celui de la vraie Ă©loquence ? Câest le dĂ©faut trop frĂ©quent de cet art qui gĂąte les plus beaux ouvrages de Corneille. Je ne dis pas que la plupart de ses tragĂ©dies ne soient trĂšs-bien imaginĂ©es et trĂšs-bien conduites. Je crois mĂȘme quâil a connu mieux que personne lâart des situations et des contrastes. Mais lâart des expressions et lâart des vers, quâil a si souvent nĂ©gligĂ©s ou pris Ă faux , dĂ©parent ses autres beautĂ©s. Il paraĂźt avoir ignorĂ© que pour ĂȘtre lu avec plaisir, ou mĂȘme pour faire illusion Ă tout le monde dans la reprĂ©sentation dâun poĂšme dramatique, il fallait, par une Ă©loquence continue, soutenir lâattention des spectateurs, qui se relĂąche et se rebute nĂ©cessairement quand les dĂ©tails sont nĂ©gligĂ©s. Il y a longtemps quâon a dit que lâexpression Ă©tait la principale partie de tout ouvrage Ă©crit en vers. Câest le sentiment des grands maĂźtres, quâil nâest pas besoin de justifier. Chacun sait ce quâon souffre, je ne dis pas Ă lire de mauvais vers, mais mĂȘme Ă entendre mal rĂ©citer un bon poĂšme. Si lâemphase dâun comĂ©dien dĂ©truit le charme naturel de la poĂ©sie, comment lâemphase mĂȘme du poĂšte ou lâimpropriĂ©tĂ© de ses expressions ne dĂ©goĂ»teraient-elles pas les esprits justes de sa fiction et de ses idĂ©es ? Racine nâest pas sans dĂ©fauts. Il a mis quelquefois dans ses ouvrages un amour faible, qui fait languir son action. Il nâa pas conçu assez fortement la tragĂ©die. Il nâa point assez fait agir ses personnages. On ne remarque pas dans ses Ă©crits autant dâĂ©nergie que dâĂ©lĂ©vation, ni autant de hardiesse que dâĂ©galitĂ©. Plus savant encore Ă faire naĂźtre la pitiĂ© que la terreur, et lâadmiration que lâĂ©tonnement, il nâa pu atteindre au tragique de quelques poĂštes. Nul homme nâa eu en partage tous les dons. Si dâailleurs 1 TragĂ©die de Voltaire. REFnEXIOXS CRITIQUES. 323 on veut ĂȘtre juste, on avouera que personne ne donna jamais au théùtre plus de pompe, nâĂ©leva plus haut la parole, et nây versa plus de douceur. Quâon examine ses ouvrages sans prĂ©vention quelle facilitĂ© ! quelle abondance! quelle poĂ©sie ! quelle imagination dans lâexpression ! Qui crĂ©a jamais une langue ou plus magnifique, ou plus simple, ou plus variĂ©e, ou plus noble, ou plus harmonieuse et plus touchante ? Qui mit jamais autant de vĂ©ritĂ© dans ses dialogues, dans ses images , dans ses caractĂšres, dans l'expression des passions ? Serait-il trop hardi de dire que câest le plus beau gĂ©nie que la France ait eu et le plus Ă©loquent de ses poĂštes? Corneille a trouvĂ© le théùtre vide, et a eu lâavantage de former le goĂ»t de son siĂšcle sur son caractĂšre. Racine a paru aprĂšs lui, et a partagĂ© les esprits. Sâil eĂ»t Ă©tĂ© possible de changer cet ordre, peut ĂȘtre quâon aurait jugĂ© de lâun et de lâautre fort diffĂ©remment. Oui, dit-on; mais Corneille est venu le premier, il a créé le théùtre. Je ne puis souscrire Ă cela. Corneille avait de grands modĂšles parmi les anciens ; Racine ne lâa point suivi personne nâa pris une route, je ne dis pas plus diffĂ©rente, mais plus opposĂ©e ; personne nâest plus original Ă meilleur titre. Si Corneille a droit de prĂ©tendre Ă la gloire des inventeurs, on ne peut FĂȘter Ă Racine. Mais si lâun et lâautre ont eu des maĂźtres, lequel a choisi les meilleurs et les a le mieux imitĂ©s ? On reproche Ă Racine de nâavoir pas donne Ă ses hĂ©ros le caractĂšre de leur siĂšcle et de leur nation ; mais les grands hommes sont de tous les Ăąges et de tous les pays. On rendrait le vicomte de Turenne et le cardinal de Richelieu mĂ©connaissables en leur donnant le caractĂšre de leur siĂšcle. Les Ăąmes vĂ©ritablement grandes ne sont telles que parce quâelles se trouvent en quelque maniĂšre supĂ©rieures Ă lâĂ©ducation et aux coutumes. Je sais quâelles retiennent toujours quelque chose de lâune et de lâautre ; mais le poĂšte peut nĂ©gliger ces bagatelles, qui ne touchent pas plus au fond du caractĂšre que la coiffure et lâhabit du comĂ©dien, pour ne sâattacher quâĂ peindre vivement les traits dâune nature forte et Ă©clairĂ©e et ce gĂ©nie Ă©levĂ© qui appartient Ă©galement Ă tous les peuples. Je ne vois point dâailleurs que Racine ait manquĂ© Ă ces 324 VAU VEN ARGUES. prĂ©tendues biensĂ©ances du théùtre. Ne parlons pas des tragĂ©dies faibles de ce poĂšte, Alexandre, la ThĂ©balde, BĂ©rĂ©nice, Esther, dans lesquelles on pourrait citer encore de grandes beautĂ©s. Ce nâest point par les essais dâun auteur, et par le plus petit nombre de ses ouvrages, quâon doit en juger; mais par le plus grand nombre de ses ouvrages et par ses chefs-dâĆuvre. Quâon observe cette rĂšgle avec Racine, et quâon examine ensuite ses Ă©crits. Dira-t-on quâAcomat, Roxane, Joad, Athalie, Mithridate, NĂ©ron, Agrippine, Burrhus, Narcisse, Clytemnestre, Agamem- non, etc., nâaient pas le caractĂšre de leur siĂšcle et celui que les historiens leur ont donnĂ©? Parce que Bajazet et XipharĂšs ressemblent Ă Britannicus, parce quâils ont un caractĂšre faible pour le théùtre, quoique naturel, sera-t on fondĂ© Ă prĂ©tendre que Racine nâait pas su caractĂ©riser les hommes, lui dont le talent Ă©minent Ă©tait de les peindre avec vĂ©ritĂ© et avec noblesse ? Bajazet, XipharĂšs, Britannicus, caractĂšres si critiquĂ©s, ont la douceur et la dĂ©licatesse de nos mĆurs, qualitĂ©s qui ont pu se rencontrer chez dâautres hommes, et nâen ont pas le ridicule, comme on lâinsinue. Mais je veux quâils soient plus faibles quâils ne me paraissent quelle tragĂ©die a-t-on vue oĂč tous les personnages fussent de la mĂȘme force ? Cela ne se peut Mathan et Abner sont peu considĂ©rables dans Athalie, et cela nâest pas un dĂ©faut, mais privation dâune beautĂ© plus achevĂ©e. Que voit-on dâailleurs de plus suhâime que toute cette tragĂ©die? Que reprocher donc Ă Racine? dâavoir mis quelquefois dans ses ouvrages un amour faible, tel peut-ĂȘtre quâil est dĂ©placĂ© au théùtre ? Je lâavoue ; mais ceux qui se fondent lĂ -dessus pour bannir de la scĂšne une passion si gĂ©nĂ©rale et si violente passent, ce me semble, dans un autre excĂšs. Les grands hommes sont grands dans leurs amours, et ne sont jamais plus aimables. 1 amour est le caractĂšre le plus tendre de lâhumanitĂ©, et l'humanitĂ© est le charme et la perfection de la nature. .1 e reviens encore Ă Corneille, afin de finir ce discours. Je crois quâil a connu mieux que Racine le pouvoir des situations et des tragĂ©dies, toujours fort au-dessous, par lâexpression, de celles de son rival, sont moins agrĂ©ables Ă lire, RĂFLEXIONS CRI TIQUES. mais plus intĂ©ressantes quelquefois dans la reprĂ©sentation, soit par le choc des caractĂšres, soit par lâart des situations, soit par la grandeur des intĂ©rĂȘts. Moins intelligent que Racine, il concevait peut-ĂȘtre moins profondĂ©ment, mais plus fortement ses sujets. Il nâĂ©tait ni si grand poĂšte ni si Ă©loquent ; mais il sâexprimait quelquefois avec uuegrande Ă©nergie. Personne nâa des traits plus Ă©levĂ©s et plus hardis ; personne nâa laissĂ© lâidĂ©e dâun dialogue si serrĂ© et si vĂ©hĂ©ment personne nâa peint avec le mĂȘme bonheur lâinflexibilitĂ© et la force dâesprit qui naissent de la vertu. De ces disputes mĂȘme que je lui reproche sortent quelquefois des Ă©clairs qui laissent l'esprit Ă©tonnĂ©, et des combats qui vĂ©ritablement Ă©lĂšvent lâĂąme; et enfin, quoiquâil lui arrive continuellement desâĂ©carter de la nature, on est obligĂ© dâavouer quâil la peint naĂŻvement et bien fortement dans quelques endroits ; et câest uniquement dans ces morceaux naturels quâil est admirable. VoilĂ ce quâil me semble quâon peut dire sans partialitĂ© de ses talents. Mais lorsquâon a rendu justice Ă son gĂ©nie, qui a surmontĂ© si souvent le goĂ»t barbare de son siĂšcle, on ne peut sâempĂȘcher de rejeter, danssesouvrages, ce quâils retiennentde ce mauvais goĂ»t, et ce qui servirait Ă le perpĂ©tuer dans les admirateurs trop passionnĂ©s de ce grand maĂźtre. Les gens du mĂ©tier sont plus indulgents que les autres Ă ces defauts, parce quâils ne regardent quâaux traits originaux de leurs modĂšles, et quâils connaissent mieux le prix de lâinvention et du gĂ©nie. Mais le reste des hommes juge des ouvrages tels quâils sont, sans Ă©gard pour le temps et pour les auteurs et je crois quâil serait Ă dĂ©sirer que les gens de lettres voulussent bien sĂ©parer les dĂ©fauts des plus grands hommes de leurs perfections ; car si lâon confond leurs beautĂ©s avec leurs fautes par une admiration superstitieuse, il pourra bien arriver que les jeunes gens imiteront les dĂ©fauts de leurs maĂźtres, qui sont aisĂ©s Ă imiter, et nâatteindront jamais Ă leur gĂ©nie. Pour moi, quand je fais la critique de tant dâhommes illustres, mon objet est de prendre des idĂ©es plus justes de leur caractĂšre. Je ne crois pas quâon puisse raisonnablement me reprocher cette hardiesse la nature a donnĂ© aux grands hommes de faire, et laissĂ© aux autres dĂ©juger. KXX1UES, . 19 326 VAUVENARGUES. Si lâon trouve que je relĂšve davantage les dĂ©fauts des uns que ceux des autres, je dĂ©clare que câest Ă cause que les uns me son plus sensibles que les autres, ou pour Ă©viter de rĂ©pĂ©ter des choses qui sont trop connues. Pour finir, et marquer chacun de ces poĂštes par ce quâils ont eu de plus propre, je dirai que Corneille a Ă©minemment la force, Boileau la justesse, La Fontaine la naĂŻvetĂ©, Chaulieu les grĂąces et lâingĂ©nieux, MoliĂšre les saillies et la vive imitation des mĆurs, Racine la dignitĂ© et lâĂ©loquence. Ils nâont pas ces avantages Ă lâexclusion les uns des autres ; ils les ont seulement dans un degrĂ© plus Ă©minent, avec une infinitĂ© dâautres perfections que chacun y peut remarquer. Vil. J. -B. HOUSSEAU. On ne peut disputer Ă Rousseau dâavoir connu parfaitement la mĂ©canique des vers. Ăgal peut-ĂȘtre Ă DesprĂ©aux par cet endroit, on pourrait le mettre Ă cĂŽtĂ© de ce grand homme si celui-ci, nĂ© Ă lâaurore du bon goĂ»t, nâavait Ă©tĂ© le maĂźtre de Rousseau et de tous les poĂštes de son siĂšcle. Ces deux excellents Ă©crivains se sont distinguĂ©s lâun et lâautre par lâart difficile de faire rĂ©gner dans les vers une extrĂȘme simplicitĂ©, par le talent dây conserver le tour et le gĂ©nie de notre langue, et enfin par cette harmonie continue sans laquelle il nây a point de vĂ©ritable poĂ©sie. On leur a reprochĂ©, Ă la vĂ©ritĂ©, dâavoir manquĂ© de dĂ©licatesse et dâexpression pour le sentiment. Ce dernier dĂ©faut me paraĂźt peu considĂ©rable dans DesprĂ©aux, parce que, sâĂ©tant attachĂ© uniquement Ă peindre la raison, il lui suffisait de la peindre avec vivacitĂ© et avec feu, comme il a fait ; mais lâexpression des passions ne lui Ă©tait pas nĂ©cessaire. Son Art poĂ©tique et quelques autres de ses ouvrages approchent de la perfection qui leur est propre, et on nây regrette point la langue du sentiment, quoiquâelle puisse entrer peut-ĂȘtre dans tous les genres et les embellir de ses charmes. RĂFLEXIOXS CRITIQUES. 327 Il n'est pas tout Ă fait si facile de justifier Rousseau Ă ce! Ă©gard. Lâode Ă©tant, comme il dit lui-mĂȘme, le vĂ©ritable champ du pathĂ©tique et du sublime , on voudrait toujours trouver dans les siennes ce haut caractĂšre ; mais, quoiquâelles soient dessinĂ©es avec une grande noblesse, je ne sais si elles sont toutes assez passionnĂ©es. Jâexcepte quelques-unes des odes sacrĂ©es, dont le fonds appartient 5 de plus grands maĂźtres. Quant Ă celles quâil a tirĂ©es de son propre fonds, il me semble quâen gĂ©nĂ©ral les fortes images qui les embellissent ne produisent pas de grands mouvements, et nâexcitent ni la pitiĂ©, ni lâĂ©tonnement, ni la crainte, ni ce sombre saisissement que le vrai sublime fait naĂźtre. La marche impĂ©tueuse de lâode nâest pas celle de lâesprit tranquille il faut donc quâelle soit justifiĂ©e par un enthousiasme vĂ©ritable. Lorsquâun auteur se jette de sang-froid dans ces Ă©carts qui nâappartiennent quâaux grandes passions, il court risque de marcher seul; car le lecteur se lasse de ces transitions forcĂ©es, et de ces frĂ©quentes hardiesses que lâart sâefforce dâimiter du sentiment, et quâil imite toujours sans succĂšs. Les endroits oĂč le poĂšte paraĂźt sâĂ©garer devraient ĂȘtre, Ă ce quâil me semble, les plus passionnĂ©s de son ouvrage; il est mĂȘme dâautant plus nĂ©cessaire de mettre du sentiment dans nos odes, que ces petits poĂšmes sont ordinairement vides de pensĂ©es, et quâun ouvrage vide dĂ©pensĂ©es sera toujours faible sâil nâest rempli de passion. Or, je ne crois pas quâon puisse dire que les odes de Rousseau soient fort passionnĂ©es. Il est tombĂ© quelquefois dans le dĂ©faut de ces poĂštes qui semblent sâĂȘtre proposĂ© dans leurs Ă©crits, non dâexprimer plus fortement par des images,des passions violentes, mais seulement dâassembler des images magnifiques, plus occupĂ©s de chercher de grandes figures que de faire naĂźtre dans leur Ăąme de grandes pensĂ©es. Les dĂ©fenseurs de Rousseau rĂ©pondent quâil a surpassĂ© Horace et Pindare, auteurs illustres dans le mĂȘme genre et de plus rendus respectables par lâestime dont ils sont en possession depuis tant de siĂšcles. Si cela est ainsi, je ne mâĂ©tonne point que Rousseau ait emportĂ© tous les suffrages. On ne juge que par comparaison de toutes choses , et ceux gui font mieux que les autres dans leur genre 528 vauvenargues. passent toujours pour excellents, personne nâosant leur contester dâĂȘtre dans le bon chemin. Il mâappartient moins quâĂ tout .1 utre de dire que Rousseau nâa pu atteindre le but de son art; mais je crains bien que si on nâaspire pas Ă faire de lâode une imitation plus fidĂšle de la nature, ce genre ne demeure enseveli dans une espĂšce de mĂ©diocritĂ©. Sâil mâest permis dâĂȘtre sincĂšre jusquâĂ la fin, jâavouerai que je trouve encore des pensĂ©es bien fausses dans les meilleures odes de Rousseau. Cette fameuse Ode Ă la Fortune, quâon regarde comme le triomphe de la raison, prĂ©sente, ce me semble, peu de rĂ©flexions qui ne soient plus Ă©blouissantes que solides. Ăcoutons ce poĂšte philosophe Quoi ! Rome et lâItalie en cendre Me feront honorer Sylla ? Non vraiment, U Italie en cendre ne peut faire honorer Sylla, mais ce qui doit, je crois, le faire respecter avec justice, câest ce gĂ©nie supĂ©rieur et puissant qui vainquit le gĂ©nie de Rome, qui lui fit dĂ©fier dans sa vieillesse les ressentiments de ce mĂȘme peuple quâil avait soumis, et qui suttoujours subjuguer, par les bienfaits ou par la force, le courage ailleurs indomptable de ses ennemis. Voyons ce qui suit Jâadmirerai dans Alexandre Ce que jâabhorre en Attila 1 * 3 ? Je ne sais quel Ă©tait le caractĂšre dâAttila ; mais je suis forcĂ© dâadmirer les rares talents dâAlexandre, et cette hauteur de gĂ©nie qui, soit dans le gouvernement, soit dans la guerre, soit dans les sciences, soit mĂȘme dans sa vie privĂ©e, lâa toujours fait paraĂźtre comme un homme extraordinaire et quâun instinct grand et sublime dispensait des moindres vertus ». Je veux rĂ©vĂ©rer un hĂ©ros qui parvenu au faĂźte des grandeurs humaines ne 1 U ne sâagit ici ni du gĂ©nie de Sylla ni des grandes qualitĂ©s dâAlexandre, mais des maux que leur ambition et leur exemple ont faits au monde ; et le poĂšte philosophe a pu sous ce rapport les comparer avec AtUla. B. 3 Pour dispensait des vertus dâun ordre moins relevĂ© , paraĂźt amphibologique. S. 329 REFLEXIONS CRITIQUES. dĂ©daignait pas lâamitiĂ©, qui dans cette haute fortune respectait encore le mĂ©rite; qui aima mieux sâexposer Ă mourir que de soupçonner son mĂ©decin de quelque crime, et dâaffliger par une dĂ©fiance quâon nâaurait pas blĂąmĂ©e la fidĂ©litĂ© dâun sujet quâil estimait; le maĂźtre le plus libĂ©ral quâil y eut jamais, jusquâĂ ne rĂ©server pour lui que Y espĂ©rance ; plus prompt Ă rĂ©parer ses injustices quâĂ les commettre, et plus pĂ©nĂ©trĂ© de ses fautes que de ses triomphes; nĂ© pour conquĂ©rir lâunivers, parce quâil Ă©tait digne de lui commander, et en quelque sorte excusable de sâĂȘtre fait rendre les honneurs divins dans un temps oĂč toute la terre adorait des dieux moins aimables. Rousseau paraĂźt donc trop injuste lorsquâil ose ajouter dâun si grand homme Mais Ă la place de Socrate, Le fameux vainqueur de lâEuphrate Sera le dernier des mortels. Apparemment que Rousseau ne voulait Ă©pargner aucun conquĂ©rant; et voici comme il parle encore LâinexpĂ©rience indocile Du compagnon de Paul-Ămile Fit tout le succĂšs dâAnnibal. Combien toutes ces rĂ©flexions ne sont-elles pas superficielles! Qui ne sait que la science de la guerre consiste Ă profiter des fautes de ses ennemis ? Qui ne sait quâAnnibal sâest montrĂ© aussi grand dans ses dĂ©faites que dans ses victoires ? Sâil Ă©tait reçu de tous les poĂštes, comme il lâest du reste des hommes, quâil nây a rien de beau dans aucun genre que le vrai, et que les fictions mĂȘmes de la poĂ©sie nâont Ă©tĂ© inventĂ©es que pour peindre plus vivement la vĂ©ritĂ©, que pourrait-on penser des invectives que je viens de rapporter? Serait-on trop sĂ©vĂšre de juger que lâOde Ă la Fortune nâest quâune pompeuse dĂ©clamation et un tissu de lieux communs Ă©nergiquement exprimĂ©s ? Je ne dirai rien des allĂ©gories et de quelques autres ouvrages de Rousseau. Je nâoserais surtout juger dâaucun ouvrage allĂ©gorique , parce que câest un genre que je nâaime pas ; mais je louerai volontiers ses Ă©pigrammes, oĂč lâon trouve toute la naĂŻvetĂ© deMarot avec une Ă©nergie que Marot nâavait pas. Je louerai des 330 VAUVKNARGUES. morceaux admirables dans ses Ă©pĂźtres, oĂč le gĂ©nie de ses Ă©pi grammes se fait singuliĂšrement apercevoir. Mais en admiran ces morceaux, si dignes de lâĂȘtre, je ne puis mâempĂȘcher dâĂȘtr choque de ia grossiĂšretĂ© insupportable quâon remarque en dâautres endroits. Rousseau voulant dĂ©peindre, dans 1 âĂpitre aux Muses, je ne sais quel mauvais poĂšte, il le compare Ă un oison que la flatterie enhardit Ă prĂ©fĂ©rer sa voix au chant du cygne. Un autre oison lui fait un long discours pour lâobliger Ă chanter, et Rousseau continue ainsi A ce discours notre oiseau tout gaillard Perce le ciel de son cri nasillard ; Et tout dâabord, oubliant leur mangeaille, Vous eussiez vu canards, dindons, poulaille De toutes parts accourir, lâentourer, Battre de lâaile, applaudir, admirer, V anter la voix dont nature le doue, Et faire nargue au cygne de Mantoue. Le chant fini, le pindarĂźque oison, Se rengorgeant, rentre dans la maison Tout orgueilleux dâavoir, par son ramage. Du poulailler mĂ©ritĂ© le suffrage '. On ne nie pas quâil nây ait quelque force dans cette peinture ; mais combien en sont basses les images! La mĂȘme Ă©pĂźtre est remplie de choses qui ne sont ni plus agrĂ©ables ni plus dĂ©licates. Câest un dialogue avec les Muses, qui est plein de longueurs, dont les transitions sont forcĂ©es et trop ressemblantes; oĂč lâon trouve Ă la vĂ©ritĂ© de grandes beautĂ©s de dĂ©tails, mais qui en rachĂštent Ă peine les dĂ©fauts. Jâai choisi cette Ă©pĂźtre exprĂšs, ainsi que VOde Ă la Fortune, afin quâon ne mâaccusĂąt pas de rapporter les ouvrages les plus faibles de Rousseau pour diminuer lâestime que lâon doit aux autres. Puis-je me flatter en cela dâavoir contentĂ© la dĂ©licatesse de tant de gens de goĂ»t et de gĂ©nie qui respectent tous les Ă©crits de ce poĂšte ? Quelque crainte que je âą- Toute cette tirade est dirigĂ©e contre La Motte, dont les odes jouissaient du temps de J. B. Rousseau d'une rĂ©putation que la postĂ©ritĂ© n'a point confirmĂ©e. B. 331 RĂFLEXIONS CRITIQUES. doive avoir de me tromper en mâĂ©cartant de leur sentiment et de celui du public, je hasarderai eneore ici une rĂ©flexion. Câest que le vieux langage employĂ© par Rousseau dans ses meilleures Ă©pĂźtres ne me paraĂźt ni nĂ©cessaire pour Ă©crire naĂŻvement, ni assez noble pour la poĂ©sie. Câest Ă ceux qui font profession eux- mĂȘmes de cet art Ă prononcer lĂ -dessus je leur soumets sans rĂ©pugnance toutes les remarques que jâai osĂ© faire sur les plus illustres Ă©crivains de notre langue. Personne nâest plus passionnĂ© que je ne le suis pour les vĂ©ritables beautĂ©s de leurs ouvrages, .le ne connais peut-ĂȘtre pas tout le mĂ©rite de Rousseau, mais je ne serai pas fĂąchĂ© quâon me dĂ©trompe des dĂ©fauts que jâai cru pouvoir lui reprocher 1 . On ne saurait trop honorer les grands talents dâun auteur dont la cĂ©lĂ©britĂ© a fait les disgrĂąces, comme c'est la coutume chez les hommes, et qui nâa pu jouir dans sa patrie de la rĂ©putation quâil mĂ©ritait que lorsque, accablĂ© sous le poids de lâhumiliation et de lâexil, la longueur de son infortune a dĂ©sarmĂ© la haine de ses ennemis et flĂ©chi lâinjustice de lâenvie. Vlll. QUINAULT. Ou ne peut trop aimer la douceur, la mollesse, la facilitĂ© et lâharmonie tendre et touchante de la poĂ©sie de Quinault. On peut mĂȘme estimer beaucoup lâart de quelques-uns de ses opĂ©ras, intĂ©ressants par le spectacle dont ils sont remplis, par lâinvention ou la disposition des faits qui les composent, par le merveilleux qui y rĂšgne, et enfin par le pathĂ©tique des situations, qui donne lieu Ă celui de la musique, et qui lâaugmente nĂ©cessairement. Ni la grĂące, ni la noblesse, ni le naturel, nâont manquĂ© Ă lâauteur de ces poĂšmes singuliers. 11 y a presque toujours de la naĂŻvetĂ© dans son dialogue, et quelquefois du sentiment. Ses vers sont semĂ©s dâimages charmantes et de pensĂ©es ingĂ©nieuses. On admirerait trop les fleurs dont il se pare sâil eĂ»t Ă©vitĂ© les dĂ©fauts ' fceorrect. ReconnaĂźtre quon s'esi trompĂ© en regardant comme un dĂ© faut ce oui n'en est pas un, ce n'est pas se dĂ©tromper des dĂ©fauts. M. 335 VAUVENARGUES. qui font languir quelquefois ses beaux ouvrages. Je nâaime pas les familiaritĂ©s quâil a introduites dans ses tragĂ©dies je suis fĂąchĂ© quâon trouve dans beaucoup de scĂšnes, qui sont faites pour inspirer la terreur et la pitiĂ©, des personnages qui, par le contraste de leurs discours avec les intĂ©rĂȘts des malheureux, rendent ces mĂȘmes scĂšnes ridicules et en dĂ©truisent tout le pathĂ©tique. Je ne puis mâempĂȘcher encore de trouver ses meilleurs opĂ©ras trop vides de choses, trop nĂ©gligĂ©s dans les dĂ©tails, trop fades mĂȘme dans bien des endroits. Enfin, je pense quâon a dit de lui avec vĂ©ritĂ© quâil nâavait fait quâeffleurer dâordinaire les passions. Il me paraĂźt que Lulli a donnĂ© Ă sa musique un caractĂšre supĂ©rieur Ă la poĂ©sie de Quinault. Lulli sâest Ă©levĂ© souvent jusquâau sublime par la grandeur et par le pathĂ©tique de ses expressions ; et Quinault nâa dâautre mĂ©rite Ă cet Ă©gard que celui dâavoir fourni les situations et les canevas auxquels le musicien a fait recevoir la profonde empreinte de son gĂ©nie. Ce sont sans doute les dĂ©fauts de ce poĂšte et la faiblesse de ses premiers ouvrages qui ont fermĂ© les yeux de DesprĂ©aux sur son mĂ©rite ; mais DesprĂ©aux peut ĂȘtre excusable de nâavoir pas cru que lâopĂ©ra, théùtre plein dâirrĂ©gularitĂ©s et de licences, eĂ»t atteint en naissant sa perfection. Ne penserions-nous pas encore quâil manque quelque chose Ă ce spectacle, si les efforts inutiles de tant dâauteurs renommĂ©s ne nous avaient fait supposer que le dĂ©faut de ces poĂšmes Ă©tait peut-ĂȘtre un vice irrĂ©parable ? Cependant je conçois sans peine quâon ait fait Ă DesprĂ©aux un grand reproche de sa sĂ©vĂ©ritĂ© trop opiniĂątre 1 . Avec des talents si aimables que ceux de Quinault, et la gloire quâil a dâĂȘtre lâinventeur de son genre, on ne saurait ĂȘtre surpris quâil ait des partisans trĂšs-passionnĂ©s, qui pensent quâon doit respecter ses dĂ©fauts mĂȘme. Mais cette excessive indulgence de ses admirateurs me fait comprendre encore lâextrĂȘme rigueur de ses critiques. Je vois quâil nâest point dans le caractĂšre des hommes de 1 Boileau a cependant dit lui-mĂȘme, dans la prĂ©face de la derniĂšre Ă©dition 1e ses Ćuvres, que dans le temps oĂč il Ă©crivit contre Quinault tous deux âątaient fort jeunes, et Quinault nâavait pas fait alors beaucoup dâouvrages qui uiont acquis dans la suite une juste rĂ©putation. Ce sont les expressions doni 1 se sert. F. 333 RĂFLEXIONS CRITIQUES. juger du mĂ©rite dâun autre homme par lâensemble de ses qualitĂ©s on envisage sous divers aspects le gĂ©nie dâun auteur illustre; on le mĂ©prise ou lâadmire avec une Ă©gale apparence de raison, selon les choses que lâon considĂšre en ses ouvrages. Les beautĂ©s que Quinault a imaginĂ©es demandent grĂące pour ses dĂ©fauts; mais jâavoue que je voudrais bien quâon se dispensĂąt de copier jusquâĂ ses fautes. Je suis fĂąchĂ© quâon dĂ©sespĂšre de mettre plus de passion, plus de conduite, plus de raison et plus de force dans nos opĂ©ras, que leur inventeur nây en a mis. Jâaimerais quâon en retranchĂąt le nombre excessif des refrains qui sây rencontrent, quâon ne refroidĂźt pas les tragĂ©dies par des puĂ©rilitĂ©s, et quâon nâen fit pas des paroles pour le musicien, entiĂšrement vides de sens. Les divers morceaux quâon admire dans Quinault prouvent quâil y a peu de beautĂ©s incompatibles avec la musique; et que câest la faiblesse des poĂštes ou celle du genre qui fait languir tant dâopĂ©ras, faits Ă la hĂąte et aussi mal Ă©crits quâils sont frivoles. IX. SUR QUELQUES OUVRAGES DE VOLTAIRE. AprĂšs avoir parlĂ© de Rousseau et des plus grands poĂštes du siĂšcle passĂ©, je crois que ce peut ĂȘtre ici la place de dire quelque chose des ouvrages dâun homme qui honore notre siĂšcle, et qui nâest ni moins grand ni moins cĂ©lĂšbre que tous ceux qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©, quoique sa gloire , plus prĂšs de nos yeux, soit plus exposĂ©e Ă lâenvie. Il ne mâappartient pas de faire une critique raisonnĂ©e de tous ses Ă©crits, qui passent de bien loin mes connaissances et la faible Ă©tendue de mes lumiĂšres; ce soin me convient dâautant moins, quâune infinitĂ© dâhommes plus instruits que moi ont dĂ©jĂ fixĂ© les idĂ©es quâon doit en avoir. Ainsi je ne parlerai pas de la Hen- riade, qui, malgrĂ© les dĂ©fauts quâon lui impute, et ceux qui y sont en effet, passe nĂ©anmoins, sans contestation, pour le plus grand ouvrage de ce siĂšcle, et le seul poĂšme en ce genre de notre nation. VAUVEN ARGUES. 33 i Je dirai peu de chose encore de ses tragĂ©dies comme il nây en a aucune quâon ne joue au moins une fois chaque annĂ©e, tous ceux qui ont quelque Ă©tincelle de bon goĂ»t peuvent y remarquer dâeux-mĂȘmes le caractĂšre original de lâauteur, les grandes pensĂ©es qui y rĂ©gnent, les morceaux Ă©clatants de poĂ©sie qui les embellissent, la maniĂšre forte dont les passions y sont ordinairement traitĂ©es, et les traits hardis et sublimes dont elles sont pleines. Je ne mâarrĂȘterai donc pas Ă faire remarquer dans Mahomet cette expression grande et tragique du genre terrible, quâon croyait Ă©puisĂ©e par lâauteur Ă 'Electre 1 . Je ne parlerai pas de la tendresse rĂ©pandue dans ZaĂŻre, ni du caractĂšre théùtral des passions violentes dâHĂ©rode 5 , ni de la singuliĂšre et noble nouveautĂ© Ă 'Mzire, ni des Ă©loquentes harangues quâon voit dans la Mort de CĂ©sar, ni enfin de tant dâautres piĂšces, toutes diffĂ©rentes , qui font admirer le gĂ©nie et la fĂ©conditĂ© de leur auteur. Mais parce que la tragĂ©die de MĂ©rope me paraĂźt encore mieux Ă©crite, plus touchante et plus naturelle que les autres, je nâhĂ©siterai pas Ă lui donner la prĂ©fĂ©rence. Jâadmire les grands caractĂšres qui y sont dĂ©crits, le vrai qui rĂšgne dans les sentiments et les expressions, la simplicitĂ© sublime, et tout Ă fait nouvelle sur notre théùtre, du rĂŽle dâĂgisthe ; la tendresse impĂ©tueuse de MĂ©rope, ses discours coupĂ©s, vĂ©hĂ©ments, et tantĂŽt remplis de violence, tantĂŽt de hauteur. Je ne suis pas assez tranquille Ă une piĂšce qui produit de si grands mouvements, pour examiner si les rĂšgles et les vraisemblances sĂ©vĂšres nây sont pas blessĂ©es. La piĂšce me serre le cĆur dĂšs le commencement, et me mĂšne jusquâĂ la catastrophe sans me laisser la libertĂ© de respirer. Sâil y a donc quelquâun qui prĂ©tende que la conduite de lâouvrage est peu rĂ©guliĂšre, et qui pense quâen gĂ©nĂ©ral M. de Voltaire nâest pas heureux dans la fiction ou dans le tissu de ses iĂšces ; sans entrer dans cette question, trop longue Ă discuter, e me contenterai de lui rĂ©pondre que ce mĂȘme dĂ©faut dont on accuse M. de Voltaire a Ă©tĂ© reprochĂ© trĂšs-justement Ă plusieurs piĂšces excellentes, sans leur faire tort. Les dĂ©noĂ»ments de Mo- 1 VĂlectre de Voltaire, et non celle de CrĂ©billon. 1 Dans la tragĂ©die de Marianne. B. REFLEXIONS CRITIQUES. 335 liĂšre sont peu estimĂ©s, et le Misanthrope, qui est le chef-dâĆuvre de la comĂ©die, est une comĂ©die sans action. Mais câest le privilĂšge des hommes comme MoliĂšre et M. de Voltaire d'ĂȘtre admirables malgrĂ© leurs dĂ©fauts, et souvent dans leurs dĂ©fauts mĂȘmes. La maniĂšre dont quelques personnes, dâailleurs Ă©clairĂ©es, parlent aujourdâhui de la poĂ©sie me surprend beaucoup. Ce nâest pas, disent-ils, la beautĂ© des vers et des images qui caractĂ©rise le poĂšte, ce sont les pensĂ©es mĂąles et hardies ; ce nâest pas lâexpression du sentiment et de lâharmonie, câest lâinvention. Par lĂ on prouverait que Bossuet et Newton ont Ă©tĂ© les plus grands poĂštes de leur siĂšcle ; car assurĂ©ment lâinvention, la hardiesse et les pensĂ©es mĂąles ne leur manquaient point. Reprenons MĂ©rope. Ce que jâadmire encore dans cette tragĂ©die , câest que les personnages y disent toujours ce quâils doivent dire, et sont grands sans affectation. Il faut lire la seconde scĂšne du second acte pour comprendre ce que je dis. Quâon me permette dâen citer la fin , quoiquâon pĂ»t trouver dans la mĂȘme piĂšce de plus beaux endroits. ĂCISTIIE. Un vain dĂ©sir de gloire a sĂ©duit mes esprits. On me parlait souvent des troubles de MessĂšne Des malheurs dont le ciel avait frappĂ© la reine, Surtout de ses vertus, dignes dâun autre prix Je me sentais Ă©mu par ces tristes rĂ©cits. De lâĂlide en secret dĂ©daignant la mollesse, Jâai voulu dans la guerre exercer ma jeunesse, Servir sous vos drapeaux, et vous offrir mon bras VoilĂ le seul dessein qui conduisit mes pas. Ce faux instinct de gloire Ă©gara mon courage A mes parents, flĂ©tris par les rides de lâĂąge, Jâai de mes jeunes ans dĂ©robĂ© les secours ; Câest ma premiĂšre faute, elle a troublĂ© mes jours. Le ciel mâen a puni ; le ciel inexorable Mâa conduit dans le piĂšge, et mâa rendu coupable. MĂROPE. 11 ne lâest point, jâen crois son ingĂ©nuitĂ©; Le mensonge nâa point cette simplicitĂ©. 336 VACYlCNAKĂŒCliS. Tendons Ă sa jeunesse une main bienfaisante; Câest un infortunĂ© que le ciel me prĂ©sente Il suffit quâil soit bomme et quâil soit malheureux. Mon fils peut Ă©prouver un sort plus rigoureux. Il me rappelle Ăgisthe, Ăgisthe est de son Ăąge ; Peut-ĂȘtre comme lui, de rivage en rivage, Inconnu, fugitif, et partout rebutĂ©, 11 souffre le mĂ©pris qui suit la pauvretĂ©. Lâopprobre avilit lâĂąme et flĂ©trit le courage. MĂ©rope, acte II, scĂšne ir. Cette derniĂšre rĂ©flexion de MĂ©rope est bien naturelle et bien sublime. Une mĂšre aurait pu ĂȘtre touchĂ©e de toute autre crainte dans une telle calamitĂ©; et nĂ©anmoins MĂ©rope paraĂźt pĂ©nĂ©trĂ©e de ce sentiment. VoilĂ comme les sentences sont grandes dans la tragĂ©die, et comme il faudrait toujours les y placer. Câest, je crois , cette sorte de grandeur qui est propre Ă Racine, et que tant de poĂštes aprĂšs lui ont nĂ©gligĂ©e, ou parce quâils ne la connaissaient pas, ou parce quâil leur a Ă©tĂ© bien plus facile de dire des choses guindĂ©es, et dâexagĂ©rer la nature. Aujourdâhui on croit avoir fait un caractĂšre lorsquâon a mis dans la bouche dâun personnage ce quâon veut faire penser de lui, et qui est prĂ©cisĂ©ment ce quâil doit taire. Une mĂšre affligĂ©e dit quâelle est affligĂ©e, et un hĂ©ros dit qu'il est un hĂ©ros. Il faudrait que les personnages fissent penser tout cela dâeux, et que rarement ils le dissent ; mais, tout au contraire, ils le disent, et le fopt rarement penser. Le grand Corneille nâa pas Ă©tĂ© exempt de ce dĂ©faut, et cela a gĂątĂ© tous ses caractĂšres. Car enfin ce qui forme un caractĂšre , ce nâest pas, je crois, quelques traits, ou hardis, ou forts, ou sublimes, câest lâensemble de tous les traits et des moindres discours dâun personnage. Si on fait parler un hĂ©ros, qui mĂȘle partout de lâostentation, de la vanitĂ©, et des choses basses Ă de grandes choses, jâadmire ces traits de grandeur qui appartiennent au poĂšte, mais je sens du mĂ©pris pour son hĂ©ros, dont le caractĂšre est manquĂ©. LâĂ©loquent Racine, quâon accuse de stĂ©ril itĂ© dans ses caractĂšres, est le seul de son temps qui ait fait des caractĂšres ; et ceux qui admirent la variĂ©tĂ© du grand Corneille sont bien indulgents de lui pardonner lâinvariable ostentation de ses per- REFLEXIONS CRITIQUES 337 sonnages, et le caractĂšre toujours dur des vertus quâil a .ta dĂ©crire. Câest pourquoi quand M. de Voltaire a critiquĂ© 1 les caractĂšres dâHippolyte, Bajazet, XipharĂšs, Britannicus, il nâa pas prĂ©tendu, je crois, diminuer lâestime de ceux dâAthalie, Joad, Acomat, Agrippine, NĂ©ron, Burrhus, Mithridate, etc. Mais, puisque cela me conduit Ă parler du Temple du GoĂ»t , je suis bien aise dâavoir occasion de dire que jâen estime grandement les dĂ©cisions. Jâexcepte ces mots Bossuet, le seul Ă©loquent entre tant dâĂ©crivains qui ne sont quâĂ©lĂ©gants 2 car je ne crois pas que M. de Voltaire lui-mĂȘme voulĂ»t sĂ©rieusement rĂ©duire Ă ce petit mĂ©rite dâĂ©lĂ©gance les ouvrages de M. Pascal, lâhomme de la terre qui savait mettre la vĂ©ritĂ© dans un plus beau jour et raisonner avec plus de force. Je prends la libertĂ© de dĂ©fendre encore contre son autoritĂ© le vertueux auteur de TĂ©lĂ©maque, homme nĂ© vĂ©ritablement pour enseigner aux rois lâhumanitĂ©, dont les paroles tendres et persuasives pĂ©nĂštrent le cĆur, et qui, par la noblesse et par la vĂ©ritĂ© de ses peintures, par les grĂąces touchantes de son style, se fait aisĂ©ment pardonner dâavoir employĂ© trop souvent les lieux communs de la poĂ©sie et un peu de dĂ©clamation. 1 Dans son Temple du GoĂ»t , Voltaire, aprĂšs avoir parlĂ© de Pierre Corneille, sâexprime ainsi sur Racine Plus pur, plus Ă©lĂ©gant, plus tendre, Et parlant au cĆur de plus prĂšs, Nbus attachant sans nous surprendre, Et ne se dĂ©mentant jamais, Racine observe les portraits De Bajazet, de XipharĂšs, De Britannicus, dâHippolyte. A peine il distingue leurs traits; lis ont tons le mĂȘme mĂ©rite Tendres, galants, doux et discrets; Et lâAmour, qui marche Ă leur suite, Les croit des courtisans français. ; Dans lâĂ©dition faite sous les yeux de Voltaire, Ă GenĂšve, en 1768, etdaus les rĂ©impressions faites depuis sa mort, cette phrase ne se trouve point ; et le Temple du GoĂ»t sâexprime ainsi sur lâĂ©vĂȘque de Meaux L'Ă©loquent Bossuet voulait bien rayer quelques familiaritĂ©s Ă©chappĂ©es Ă son gĂ©nie vaste , impĂ©tueux et facile, lesquelles dĂ©parent un peu la sublimitĂ© de ses orai - tons funĂšbres. 338 VAUVENARGUES. Mais, quoi quâil puisse ĂȘtre de cette trop grande partialitĂ© de M. de Voltaire pour Bossuet, que je respecte dâailleurs plus que personne, je dĂ©clare que tout le reste du Temple du GoĂ»t mâa frappĂ© par la vĂ©ritĂ© des jugements, par la vivacitĂ©, la variĂ©tĂ© et le tour aimable du style ; et je ne puis comprendre que lâon juge si sĂ©vĂšrement dâun ouvrage si peu sĂ©rieux, et qui est un modĂšle dâagrĂ©ments. Dans un genre assez diffĂ©rent, YĂpitre aux mĂąnes de GĂ©nonville et celle sur la mort de mademoiselle Lecouvreur mâont paru deux morceaux remplis de charmes, et oĂč la douleur, lâamitiĂ©, lâĂ©loquence et la poĂ©sie parlaient avec la grĂące la plus ingĂ©nue et la simplicitĂ© la plus touchante. Jâestime plus deux petites piĂšces faites de gĂ©nie, comme celles-ci, et qui ne respirent que la passion, que beaucoup dâassez longs poĂšmes. Je finirai sur les ouvrages de M. de Voltaire en disant quelque chose de sa prose. Il nây a guĂšre de mĂ©rite essentiel quâon ne puisse trouver dans ses Ă©crits. Si lâon est bien aise de voir toute la politesse de notre siĂšcle, avec un grand art pour faire sentir la vĂ©ritĂ© dans les choses de goĂ»t, on nâa quâĂ lire la prĂ©face d'OEdipe, Ă©crite contre M. de La Motte avec une dĂ©licatesse inimitable. Si on cherche du sentiment, de lâharmonie jointe Ă une noblesse singuliĂšre, on peut jeter les yeux sur la prĂ©face Ă 'Jlzire, et sur YĂpĂźtre Ă madame la marquise du ChĂątelet. Si on souhaite une littĂ©rature universelle, un goĂ»t Ă©tendu , qui embrasse le caractĂšre de plusieurs nations, et qui peigne les maniĂšres diffĂ©rentes des plus grands poĂštes, on trouvera cela dans les RĂ©flexions sur tes voĂ«tes Ă©piques, et les divers morceaux traduits par M. de Voltaire des poĂštes anglais, dâune maniĂšre qui passe peut-ĂȘtre les originaux. Je ne parle pas de Y Histoire de Charles XII, qui, par la faiblesse des critiques que lâon a faites, a dĂ» acquĂ©rir une autoritĂ© incontestable, et qui me paraĂźt ĂȘtre Ă©crite avec une force, une prĂ©cision et des images dignes dâun tel peintre. Mais quand ou nâaurait vu de M. de Voltaire que son Essai sur le SiĂšcle de Louis XIV et ses RĂ©flexions sur C Histoire, ce serait dĂ©jĂ trop 1 pour reconnaĂźtre 1 Trop emporte toujours l'idĂ©e dâexcĂšs, et l'auteur ne veut exprimer ici que surabondance. S. REFLEXIONS CRITIQUES. 339 en lui, non-seulement un Ă©crivain du premier ordre, mais encore un gĂ©nie sublime, qui voit tout en grand, une vaste imagination, qui rapproche de loin les choses humaines, enfin uĂŒ esprit supĂ©rieur aux prĂ©jugĂ©s, et qui joint Ă la politesse et Ă lâesprit philosophique de son siĂšcle la connaissance des siĂšcles passĂ©s, de leurs moeurs, de leur politique, de leurs religions, et de toute lâĂ©conomie du genre humain. Si pourtant il se trouve encore des gens prĂ©venus, qui sâattachent Ă relever ou les erreurs ou les dĂ©fauts de ses ouvrages, et qui demandent Ă un homme si universel la mĂȘme correction et la mĂȘme justesse quâĂ ceux qui se sont renfermĂ©s dans un seul genre, et souvent dans un genre assez petit, que peut-on rĂ©pondre Ă des critiques si peu raisonnables ? JâespĂšre que le petit nombre des juges dĂ©sintĂ©ressĂ©s me saura du moins quelque grĂ© dâavoir osĂ© dire les choses que jâai dites, parce que je les ai pensĂ©es, et que la vĂ©ritĂ© mâa Ă©tĂ© chĂšre. Câest le tĂ©moignage que lâamour des lettres mâoblige de rendre Ă un homme qui nâest ni en place, ni puissant, ni favorisĂ©, et auquel je ne dois que la justice que tous les hommes lui doivent comme moi et que lâignorance ou lâenvie sâefforcent inutilement de lui ravir. FRAGMENTS. BOSSUET. â PASCAL. â FĂNELON. Qui nâadmire la majestĂ©, la pompe, la magnificence, lâenthousiasme de Bossuet, et la vaste Ă©tendue de ce gĂ©nie impĂ©tueux, fĂ©cond, sublime? Qui conçoit sans Ă©tonnement la profondeur incroyable de Pascal, son raisonnement invincible, sa mĂ©moire surnaturelle, sa connaissance universelle et prĂ©maturĂ©e? Le premier Ă©lĂšve lâesprit, lâautre le confond et le trouble. Lâan Ă©clate comme un tonnerre dans un tourbillon orageux, et par ses soudaines hardiesses Ă©chappe aux gĂ©nies trop timides; lâautre presse, Ă©tonne, illumine, fait sentir despotiquement lâascendant de la vĂ©ritĂ©; et, comme si câĂ©tait un ĂȘtre dâune autre nature que nous, sa vive intelligence explique toutes les conditions, toutes les affections qt toutes les pensĂ©es des hommes, et paraĂźt toujours supĂ©rieure Ă leurs conceptions incertaines. GĂ©nie simple et puissant, ilassemble des choses quâon croyait ĂȘtre incompatibles, la vĂ©hĂ©mence, lâenthousiasme, la naĂŻvetĂ©, avec les profondeurs les plus cachĂ©es de lâart; mais dâun art qui, bien loin de gĂȘner la nature, nâest lui-mĂȘme quâune nature plus parfaite et lâoriginal des prĂ©ceptes. Que dirai-je encore ? Bossuet fait voir plus de fĂ©conditĂ©, et Pascal a plus dâinvention ; Bossuet est plus impĂ©tueux, et Pascal plus transcendant lâun excite lâadmiration par de plus frĂ©quentes saillies; lâautre, toujours plein et solide, lâĂ©puise par un caractĂšre plus concis et plus soutenu. Mais toi 1 qui les as surpassĂ©s en amĂ©nitĂ©s et en grĂąces, ombre illustre, aimable gĂ©nie; toi qui fis rĂ©gner la vertu par Fonction et par la douceur, pourrais-je oublier la noblesse et le charme de ta parole, lorsquâil est question dâĂ©loquence? NĂ© pour cul- 1 FĂ©nelon. FRAGMENTS. 341 tiver la sagesse et lâhumanitĂ© dans les rois, ta voix ingĂ©nue fit retentir au pied du trĂŽne les calamitĂ©s du genre humain foulĂ© par les tyrans, et dĂ©fendit contre les artifices de la flatterie la cause abandonnĂ©e des peuples. Quelle bontĂ© de cĆur, quelle sincĂ©ritĂ© se remarque dans tes Ă©crits ! Quel Ă©clat de paroles et dâimages ! Qui sema jamais tant de fleurs dans un style si naturel, si mĂ©lodieux et si tendre? Qui orna jamais la raison dâune si touchante parure? Ah ! que de trĂ©sors, dâabondance, dans ta riche simplicitĂ©! O noms consacrĂ©s par lâamour et par les respects de tous ceux qui chĂ©rissent lâhonneur des lettres! restaurateurs des arts, pĂšres de lâĂ©loquence, lumiĂšres de lâesprit humain, que nâai-je un rayon du gĂ©nie qui Ă©chauffĂą*vos profondsdiscours, pour vous expliquer dignement et marquer tous les traits qui vous ont Ă©tĂ© propres ! Si lâon pouvait mĂȘler des talents si divers, peut-ĂȘtre quâon voudrait penser comme Pascal, Ă©crire comme Bossuet, parler comme FĂ©nelon. Mais parce quela diffĂ©rence de leur style venait de la diffĂ©rence de leurs pensĂ©es et de leur maniĂšre de sentir les choses, ils perdraient beaucoup tous les trois si lâon voulait rendre les pensĂ©es de lâun par les expressions de lâautre. On ne souhaite point cela en les lisant; car chacun dâeux sâexprime dans les termes les plus assortis au caractĂšre de ses sentiments et de ses idĂ©es ce qui est la vĂ©ritable marque du gĂ©nie. Ceux qui nâont que de lâesprit empruntent nĂ©cessairement toutes sortes de tours et dâexpressions ils n ont pas un caractĂšre distinctif. SUR LA BRUYĂRE. Il nây a presque point de tour dans lâĂ©loquence quâon ne trouve dans La BruyĂšre; et si on y dĂ©sire quelque chose, ce ne sont pas certainement les expressions, qui sont dâune force infinie et toujours les plus propres et les plus prĂ©cises quâon puisse employer. Peu de gens lâont comptĂ© parmi les orateurs, parce quâil nây a pas une suite sensible dans ses CaractĂšres. Nous faisons trop peu dâattention Ă la perfectiondeses fragments, 342 VAUVENARGUES. qui contiennent souvent plus de matiĂšre que de longs discours, plus de proportion et plus dâart. On remarque dans tout son ouvrage un esprit juste, Ă©levĂ©, nerveux, pathĂ©tique, Ă©galement capable de rĂ©flexion et de sentiment, et douĂ© avec avantage de cette invention qui distingue la main des maĂźtres et qui caractĂ©rise le gĂ©nie. Personne nâa peint les dĂ©tails avec plus de feu, plus de force, plus dâimagination dans lâexpression, quâon nâen voit dans ses CaractĂšres. Il est vrai quâon nây trouve pas aussi souvent que dans les Ă©crits de Bossuet et de Pascal de ces traits qui caractĂ©risent une passion ou les vices dâun particulier, mais le genre humain. Ses portraits les plus Ă©j^vĂ©s ne sont jamais aussi grands que ceux de FĂ©nelon et de Bossuet ce qui vient en grande partie de la diffĂ©rence des genres quâil a traitĂ©s. La BruyĂšre a cru, ce me semble , quâon ne pouvait peindre les hommes assez petits; et il sâest bien plus attachĂ© Ă relever leurs ridicules que leui force. Je crois quâil est permis de prĂ©sumer quâil nâavait ni lâĂ©lĂ©vation, ni la sagacitĂ©, ni la profondeur de quelques esprits du premier ordre ; mais on ne lui peut disputer sans injustice une forte imagination, un caractĂšre vĂ©ritablement original et un gĂ©nie crĂ©ateur. TABLE LA ROCHEFOUCAULD. Page. Notice 9ur le caractĂšre et les Ă©crits du duc de La Rochefoucauld. . . ni Avis de lâĂ©diteur. I Portrait du duc de La Rochefoucauld, fait par lui-mĂȘme. 3 Portrait du duc de La Rochefoucauld, par le cardinal de Retz. . . 9 Jugement sur les Sentences et Maximes morales, par madame de La Fayette. * 0 Avis au lecteur de lâĂ©dition de 1665 12 Avis au lecteur de lâĂ©dition de 1666 . 14 RĂFLEXIONS OU SENTENCES ET MAXIMES MORALES. 15 Premier supplĂ©ment. 80 Second supplĂ©ment PensĂ©es tirĂ©es des lettres manuscrites qui se trouvent Ă la BibliothĂšque du Roi. .. 90 TroisiĂšme RĂFLEXIONS DIVERSES. 97 De la Confiance. . De Sa DiffĂ©rence des Des De la SociĂ©tĂ©. *03 De la Du De lâAir et des 2 MONTESQUIEU. PensĂ©es diverses. 117 Portrait de Montesquieu par lui-mĂȘme. ib. Des Des Modernes. . . . ,.126 Des grands hommes de De la Des Des Anglais et des Français. ib. VariĂ©tĂ©s. 133 Notes sur lâ VAUVENARGUES. Notice sur la vie et les Ă©crits de Discours Introduction a la connaissance de lâesphit Livre premier. â De lâesprit en gĂ©nĂ©ral. ib. Imagination, RĂ©flexion, 344 TABLE. Pajc- FĂ©conditĂ©..173 PĂ©nĂ©tration... 174 De la Justesse, de la NettetĂ©, du Du Bon Sens. ..176 De la Profondeur..177 De la DĂ©licatesse, de la Finesse, et de la Force..178 De lâĂtendue de lâ Des Saillies. ...... ib. Du Du Langage et de l'Ăloquence..183 De lâ Du GĂ©nie et de lâEsprit.. 186 Du Du SĂ©rieux..189 Du De la PrĂ©sence dâesprit. ib. DelĂ Distraction. 191 De lâEsprit du jeu. ib. Livre deuxiĂšme. â Des Ie la GaietĂ©, de la Joie, de la De lâAmour-propre et de lâAmour de nous-mĂȘme. ib. De lâ De l'Amour du monde. ..197 Sur lâAmour de la De lâAmour des sciences et des lettres. ib. De lâAvarice. . . . ..200 De la Passion du jeu. ib. De la Passion des De l'Amour paternel..202 De lâAmour filial et fraternel.*6. De l'Amour quâon a pour les De l'AmitiĂ©. ib . De lâ De la De la PitiĂ©..207 De la Haine. ib. De l'Estime, du Respect, et du De l'Amour des objets sensibles..211 Des Passions en gĂ©nĂ©ral. ib. Livre troisiĂšme. â Du Bien et du Mal De la Grandeur dâĂąme..218 Du Du Bon et du Conseils k un jeune homme. â Sur les consĂ©quences de la conduite. . . 224 Sur ce que les femmes appellent un homme Ne pas se laisser dĂ©courager par le sentiment de ses faiblesses. . . . 226 Sur le Bien de la familiaritĂ©. ib. Sur les Moyens de vivre en paix avec les Sur une maxime du cardinal de Sur l'empressement des hommes Ă se rechercher et leur facilitĂ© Ă se dĂ©goĂ»ter. .. 229 TABLE. Pages Sur le mĂ©pris des petites Aimer les passions nobles. . . ib. Quand il faut sortir de sa sphĂšre.. ..232 Du faux Jugement que lâon porte des choses. ..233 RĂ©flexions et maximes.,... 233 Sur la VĂ©ritĂ© et lâĂloquence.. . . . 277 PensĂ©es diverses.. . . 278 RĂ©flexions critiques sur quelques poetes. â La Fontaine.>08 MoliĂšre. .311 Corneille et \ B. Rousseau.. . . . . 326 Quinault. ....331 Sur quelques ouvrages de Voltaire. . . 335 Fragments. â Bossuet » Pascal, Sur la BruyĂšre.. . 34 1 ». ^.-> _ ^ - ; ssRĂŠfcs ^ .-> r * âą - - - âą""~ - Z -^>''^v ^Ccoaaia^^^S? ^ - _ âą. â ^a^o-Ă k ^-? Ai*âą AAArcrV \i r* A f^^r^Qr } Arw'/''''^^ " / ' -. -v ^r' Aâ r ~A_ 1 .»' . r ^rv V v-\rw A' - ' .Q r, A. , ' , 'AnVA^C ^''\ f ,A flâ-' -A Ata - ĂŽl _ A_ kj r ^n^ĂźSĂąa -Ă ^ - s ?->., âą; ~a'-\* a - 151 - T ' AA '^Ă A *%*vsm. \A » >sÂŁtoĂź58i^» -?f? »ÿ^^^S8S!^MS ĂąS gSS"gP 3 ÂŁPW*8*fĂ«3gS^»8 s .'/WW''^»''-"''f'Pr-;.Ofr>A. -n S»PSï»»» I ^ x ^ / ^ĂaĂĂ " rA ,.^;^^^ Ă Ăą^ & .ĂźflĂźiĂ Ăąi' ^ - A A A jn? * '^/V ^aaa *â A â v r w^ 7 ^^a^»ri»' v ['AajAAĂąi.a-' r*TW! w&m **AĂź2t SA&a ' Aft'i. LAKO a av; Si ĂĂź^ ^agsl i *c***k > s ?^ w *wv!S 3 * ,*V^f S§§ Sa&sĂĂjg a ^W> li l^f-y^/vv 7 T ĂĂĂfiMĂą^ 'âPĂVAaa'J '/VV* ;^Ă L "rAA'.r\^ji VVv/V\ '^A 'AA.? mm JĂĂSB. &$r* âąaiifW mw. ? eV ik% JSĂ&?! 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